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Un combat pour le sens

Un combat pour le sens

 Pierre Magnard nous a fait l’honneur de prononcer la conférence de clôture de notre année universitaire 2015-2016, le samedi 11 juin 2016 à la Salpêtrière.

Il semble avec l’âge avoir gagné une verdeur et une impudence de jeune homme… Ses propos sur Deleuze, Foucault, Bourdieu, Derrida ou Umberto Eco sont certainement un peu partiels mais gardons de lui ces belles évocations d’un Heidegger, d’un Jean Beaufret ou d’un Maurice Blanchot. Merci à lui d’avoir encore des étoiles brillantes à nous indiquer !

Article référencé comme suit :
Magnard, P (2016) "Un combat pour le sens", in 
Ethique. La vie en question, septembre 2016.

L'article se trouve en version PDF en bas de document.


    Célébrant l'an dernier le vingtième anniversaire de notre Centre, j'avais rendu hommage à Claude Bruaire, premier anneau d'une chaîne d'or, dont vous êtes les maillons vivants, en charge de la transmission d'un patrimoine intellectuel et spirituel qui se renouvelle et s'enrichit à tout passage de relais. Pourquoi transmettre ? - Pour garantir le sens, donc la direction de la marche humaine, en un temps de déni de mémoire généralisé. En allusion au laboureur du 12e siècle qui, au petit matin, marchait à l'étoile pour ouvrir son premier sillon, j'avais stigmatisé ces "voleurs d'étoiles", qui plombaient notre nuit, les soutiens de la "déconstruction", Gilles Deleuze si féroce dans sa hargne contre l'enracinement qu'il préfère le rhizome à la racine, Michel Foucault qui entend la culture comme l'élevage "hors sol" d'une humanité sans ancêtre, Pierre Bourdieu qui récuse comme aliénante la condition d'héritier, Jacques Derrida qui, dans son irrépressible ressentiment à l'endroit d'un patrimoine spirituel qu'il ne peut s'approprier, sape les fondations de l'édifice et en dépose les murs porteurs. Toujours le même déni de mémoire au préjudice du sens. Comment a-t-on pu faire de tels imposteurs des maîtres à penser?

    En quoi la mémoire est-elle la maîtresse du sens? Le sens, c'est ce que nous révèle le sentiment, et la mémoire en est comptable. Evoquons Marcel Proust à Combray, la petite madeleine plongée dans la tasse de thé, une saveur retrouvée, remémorant toute une enfance, l'Idée platonicienne de l'innocence et du bonheur. C'est d'abord une affaire de goût, une sensation, une tonalité gustative aux harmoniques si riches et puissantes qu'elle recrée tout un passé. Le sens c'est le sentir, mais c'est aussi cette harmonisation des impressions dans l'anamnèse, c'est cette répétition qui fait du vécu d'un instant un moment d'éternité. Il y va, dans toute sensation, de la réminiscence de ce que Baudelaire appelait la "vie antérieure". C'est cette dimension du sens qu'il vous faut retrouver.

L'aurions-nous donc perdue? Peut-être pas tout à fait. Cependant Richard Millet diagnostique dans le "mal-être" actuel une "fatigue de sens", allant jusqu'au "vertige du néant." Fatigués du sens, nos contemporains ne feraient plus l'effort qu'ils réclament de nous et cèderaient au "nihilisme". De cette crise, je parlerai en témoin, remontant dans mon vécu aussi loin que possible, pour y retrouver cette injonction de Martin Heidegger : "Marcher vers une étoile, rien d'autre. Penser, c'est se limiter à une unique idée, qui un jour demeurera comme une étoile au ciel du monde" (Q.III, L'expérience de la pensée, p. 21). Nous sommes en 1947. Les Khâgneux d'Henri IV, dont je suis, reçoivent par leur professeur de philosophie ce message de Martin Heidegger. Dans quelques semaines, ce sera la Lettre sur l'humanisme. En attendant, Beaufret nous délivre un enseignement sur les fondements des sciences. Citant Heidegger, il nous dit: "La science ne pense pas". Seule la pensée peut lui assigner un "horizon", en "orienter" la marche, lui donner des "principes" (ἄρχαι), or αρχη signifie à la fois "commencement" et "commandement". C'est donc la pensée qui inaugure la démarche du savoir, le fonde et le conduit, le délimite aussi, car elle en mène la critique : sapere est le fait de goûter, mais aussi l'acte de la sagesse, c'est le sens en son acte dans toutes les acceptions du mot. La pensée donne et ce qu'elle donne s'appelle précisément le sens. La science et la technique, sans la gouverne de la pensée, sont insensées, privées de sens. Il suffit de voir, pour s'en convaincre, les effets de ce que bientôt Heidegger appellera le Gestell, cet arraisonnement de la nature, pour une raison forcenée, parce qu'elle a cessé de penser. Biologie et médecine n'y échappent pas, comme nous l'avons vu tout au long de cette année, dans notre séminaire sur le "transhumanisme". Penser c'est rapporter toute chose aux limites de l'homme: penser c'est faire de l'homme la mesure de l'homme ; celui-ci est la fin parce qu'il est l'origine, car toujours la fin doit rejoindre l'origine. Or la pensée de l'origine c'est encore la mémoire, Mnémosyne, mère des muses, que les grecs situaient avant la naissance des dieux. Laisser penser la pensée, c'est permettre le sens ; c'est retrouver aussi le réel, car avec la science et la technologie on n'est plus dans le réel, mais dans le simulacre.

1947, c'était pour les Khâgneux d'Henri IV l’enseignement de Martin Heidegger par le truchement de Jean Beaufret, mais ce fut un jour la découverte d'un penseur qui devait avoir grande influence sur toute ma génération, Maurice Blanchot (1907-2003). Un jour un de nos camarades jeta sur la table de notre thurne un livre étrange, paru en 1943 et intitulé Faux pas, qui mettait de grandes œuvres littéraires à l'épreuve corrosive de l'air du temps. Toute œuvre, jusque-là, s'inscrivait dans une tradition, s'enracinait dans un terrain, se recommandait d'une identité culturelle, nationale, régionale, religieuse, voyez Barrès, Daudet, Bazin, Bordeaux, Martin du Gard, Mauriac, Romains... Or, pendant la guerre et les années suivantes, les frontières se sont déplacées, les appartenances se sont confondues, les identités se sont quelque peu brouillées. Fidèle de Maurras, Blanchot s'est retrouvé associé à des résistants communistes en 1944, pour faire passer en Suisse des proches de Levinas, menacés par les lois anti-juives, au point qu'un jour, mis au mur par la police allemande, il n'échappa que par miracle au peloton d'exécution, désormais encore au monde sans être de ce monde. Comment alors s'approprier un patrimoine intellectuel ou spirituel qu'on a quelque mal à revendiquer ? On connaît le mot du poète René Char en 1943 : "Notre héritage n'est précédé d'aucun testament." C'est dire que nous n'étions pas accrédités à hériter, que l'héritage fût frappé d'interdit ou que nous en fussions déclarés indignes. Une tâche noire obscurcit notre mémoire d'un passé proches, tandis que l'histoire cesse de transmettre quand elle traite sur le mode de la mauvaise conscience des pans entiers du roman national. Blanchot se fera, sa vie entière, l'analyste du "désastre", désignant par ce mot la perte du sens ou plus précisément la perte de l'astre qui orientait notre marche.

Le sens était en grand décri à cette époque. Maurice Merleau-Ponty, qui fréquentait Blanchot et dont je suivais les enseignements de 1951 à 1961, posait inlassablement la question du sens. Alors qu'on investissait encore beaucoup dans la technologie, il niait que l'histoire non plus que la vie puissent avoir un sens, mais en revanche on pouvait parler du sens d'une étoffe, d'un velours, d'un tapis, d'une fourrure, comme aussi du sens d'une rivière. Prendre un velours ou une peau de chagrin à rebrousse-poil peut faire grincer des dents. De même on répugne à prendre à contre-sens le sens commun, mais cela va-t-il plus loin ? Merleau-Ponty écrira Sens et non-sens, relevant les "effets de sens" nés de la disposition respective des signes linguistiques, mais aussi des objets naturels ou des symboles sociaux. Gilles Deleuze en reprendra l'idée dans sa Logique du sens jouant sur la perversité de rapprochements incongrus. Si tout écart a une valeur sémantique, il n'est que de déplacer les écarts pour faire parler autrement "la prose du monde". "La déconstruction" en saura user, mais alors que Martin Heidegger n'use que d'une seule disjonction, entre l'Un et l'Etre dont il refuse la convertibilité, Derrida généralise le procédé et introduit des écarts partout, "différances" qui se veulent productrices de lumières nouvelles, et c'est ainsi qu'on fait prévaloir le non-sens sur le sens. Revenons à nos "voleurs d'étoiles".

Tous se réclamaient de Blanchot, nul ne lui fut fidèle. D'où ce livre qu'il donnera en 1980 pour faire taire les malentendus et produire enfin son diagnostic du mal du siècle, L'Ecriture du désastre. Le désastre c'est la perte de l'astre et cette perte nous désoriente. Kant avait écrit: Comment s'orienter dans la pensée? - En se référant, répondais-il, à deux réalités qui s'entrexpriment, "le ciel étoilé au-dessus de notre tête et la loi morale au fond de notre cœur." L'étoile, c'est la transcendance au cœur de l'immanence. Mais Blanchot ne regarde pas en arrière ; dès le seuil de ce monde sinistré, il peut reprendre à son compte le mot de Nietzsche : "Nous entrons dans un temps où l'homme ne pourra plus mettre d'étoile au monde." Sans son étoile, homme est désorienté : droite et gauche se confondent, haut et bas ; on est passé de l'autre côté du miroir. En cet univers fantomatique cependant la maison est toujours debout, alors qu'elle est déjà ruinée, menaçant de crouler, inconsistante qu'elle est devenue : "Nous sommes au bord du désastre, écrit Blanchot, sans que nous puissions le situer dans l'avenir : il est plutôt déjà passé, et pourtant nous sommes au bord ou sous la menace, toutes formulations qui impliqueraient l'avenir si le désastre n'était ce qui ne vient pas, ce qui a arrêté toute venue. Penser le désastre... C'est n'avoir plus d'avenir pour le penser". Le désastre a-t-il déjà eu lieu ou est-il sur le point de se produire ? Il est dans l'infinie précarité des choses et des êtres. Dire que choses et êtres sont précaires, c'est dire qu'ils ne doivent leur subsistance qu'à notre prière. C'est donc avec précaution, avec dévotion que nous devons pénétrer dans la vieille maison. Nous savons en effet que "le désastre ruine tout en laissant tout en l'état". D'où illusion d'une maintenance de ce qui est déjà ruiné.

Dans la maison il y a des livres qui retiennent captif un sens caché ; il faudrait savoir les ouvrir, en dérouler les rouleaux, les interpréter. Faute de savoir le faire, on peut tenter d'écrire ; ainsi pourra-t-on, disait Blanchot, "veiller sur le sens absent" (L'écriture du désastre, p. 72), non pas sur le non-sens qui ne réclame aucune vigilance, mais sur cette présence d'absence d'un sens qui fait défaut, d'un sens en creux que l'écriture a pour vocation de faire surgir de l'oubli : "Ecrire, former dans l'informel un sens absent. Sens absent, non pas absence de sens. Ecrire c'est peut être amener à la surface quelque chose comme du sens absent, accueillir la poussée passive qui n'est pas encore la pensée, étant déjà le désastre de la pensée" (Ibid. p.71). En ces temps crépusculaires, où la mort est sinon déjà passée, du moins imminente, l'écriture est la seule vigile de l'esprit. Ecoutons encore Blanchot: "Ecrire c'est ne plus mettre au futur la mort déjà passée, mais accepter de la subir sans se rendre présente à elle, savoir qu'elle a eu lieu... et la reconnaître dans l'oubli qu'elle laisse et dont les traces qui s'effacent appellent à s'excepter de l'ordre cosmique là où le désastre rend le réel impossible et le désir indésirable" (p.108-109). Mais alors l'écriture n'a-t-elle pas cessé d'être un exorcisme ? N'est-elle plus capable de faire du sens ?... C'est l'écriture à la limite, écriture atone qui ne chante plus, écriture blanche qui ne brille plus, écriture froide qui ne brûle plus, précisément "l'écriture du désastre", cette écriture par laquelle, disait Blanchot tout est mis en cause et d'abord l'idée de Dieu, du Moi, du Sujet, puis de la Vérité et de l'Un, puis l'idée du Livre et de l'Œuvre, en sorte que cette écriture... loin d'avoir pour but le livre, en marquerait plutôt la fin, écriture qu'on pourrait dire hors discours, hors langage (cité par J.F Mattei, L'Homme de Vérité, p.97). Il s'agit bien d'une écriture à la limite qui serait justement la "fin" du livre. La 4ème de couverture de la réédition de Faux Pas nous le dit: "N'avoir rien à exprimer doit être pris dans le sens le plus simple. Quoi que l'écrivain veuille dire, ce n'est rien. Le monde, les choses, le savoir ne lui sont que des points de repère à travers le vide. Et lui-même est déjà réduit à rien. Le rien est sa matière. Il rejette les formes par lesquelles elle s'offre à lui comme étant quelque chose." Rejeter les "formes", c'est rejeter les Idées platoniciennes, fort desquelles le langage sauvait la matière de son inconsistance. Sans le truchement de la forme ou Idée, le monde n'est plus qu'ombres qui se défont. Parvenu à ce degré zéro de l'écriture, que peut-on faire, fatigués d'un sens, pris de vertige sur le bord du néant?

Blanchot reste dans l'indécision, non pas nihiliste, tout juste sceptique, s'attachant à dire : "Le scepticisme ne détruit pas le système, il ne détruit rien, c'est une sorte de gaîté sans rire, en tout cas sans raillerie qui tout à coup nous désintéresse de l'affirmation et de la négation" (op. cit., p.123). Voilà pour les "déconstructionnistes", quand bien même ceux-ci se réclamaient de lui.

Blanchot nous aura du moins appris l'esquive d'un sens qui se cache quand nous n'avons plus le courage de le porter. Il faudrait restaurer les conditions du sens. Devant l'énormité de la difficulté, on préfère nier le problème et achever de détruire les conditions du sens ; c'est à quoi consciemment, posément, méthodiquement s'attacheront les soutiens de la "déconstruction". Au nom d'une éthique de la permissivité et du moindre effort, où il est interdit d'interdire et où punir est un délit, ils vont s'ingénier à constituer un univers fantasmatique de structures molles où l'on ait plus à se mesurer à l'obstacle et où l'on pourrait, à moindre risque, s'abandonner. "Barbare, disait Nietzsche, que de ne prendre une chose que par son côté faible ; au contraire prendre une chose de telle sorte qu'au lieu de sa faiblesse, l'on sache poser sa propre force et ainsi l'enrichir". Ce n'est pas ce que choisiront nos "voleurs d'étoiles", ne faisant qu'ajouter au malheur des temps.

Contre les partisans du sens à moindre frais, du sens à moindre effort, nous avons essayé de restaurer, quoi qu'il puisse en coûter, les conditions du sens. J'étais parti en 1995 d'un état des lieux que j'avais dressé à la demande du ministère. La métaphysique était en déshérence: la disjonction de l'Un et de l'Etre avait eu raison de l'onto-théologie. La convertibilité de l'être, de la puissance et du devenir n'étant plus de rigueur, on ne reconnaissait plus de sens à l'histoire ; l'être lui-même s'était délité, décomposé, allégé, au point de perdre toute solidité, de sorte qu'il n'était plus l'étalon de mesure, a fortiori le module d'une analogie universelle ; réduit à son unidimensionnalité, l'individu n'était plus que la misérable synecdoque de la foule. L’homme de sables, un grain de silice semblable à tous les autres, dont on peut juste faire un tas. Est-il alors encore possible de penser ? Pourtant sciences et techniques poursuivent leur développement frénétique sans que rien ne soit capable de les contenir, faute d'un principe et faute d'un horizon. Prophétiquement, un siècle plus tôt, Nietzsche, dans le Gai savoir, mettait en scène "l'insensé", qui avait détaché la Terre de son Soleil et d'une éponge effacé l'horizon. Un siècle plus tard, les Sophistes l'ont emporté, imposant leur idéologie. Est-il encore une nature des choses quand l'anomal est de rigueur ? Le corps sans organes, imaginé par Deleuze, est devenu un modèle social ; la dé-différenciation a raison de toute organicité. Contre les identités subsistantes, le "nomadisme" de la famille et dans la société ; il préférait la "meute" à la tribu ; l'Anti-Oedipe était devenu le nouvel évangile. Derrida poursuivait le travail de sape de Deleuze. Un autre sophiste, venu d'outremont, allait lui donner la main, le très coruscant Umberto Eco. Je mis une démission dans la balance ; c'est Derrida qui se retira ; mais comment reconstruire ce qui avait cédé au mal du siècle et à l'acharnement d'aussi habiles artificiers ?

Du sens, faux-sens, contre-sens ou non-sens, on aurait à foison. On ne voulait plus celui que la nature des choses nous aurait suggéré, alors on suscitait des "différences", sachant que tout écart est "diacritique". Libertinage grammatical, libertinage syntaxique, libertinage sexuel, voilà qui va à contre-sens, mais non sans apporter aux praticiens de ces exercices, sinon du sens, du moins de la sensation et de la jouissance. Le procédé est vieux comme l'enfer ; le marquis de Sade s'y illustra ; il fit école, la Révolution s'y emploiera : on allait dé-naturer pour mieux ré-générer. Il s'agissait de susciter une nouvelle humanité. Dans les années 50, Georges Bataille s'en souviendra quand il créera le Collège international de Sociologie et la revue Acéphale cou-coupé. Plus de principes : le père, le maître, le roi, Dieu lui-même, tout y passe. Toute référence au principe est coupable. "Le rhizome est une anti-généalogie... C'est une anti-mémoire" dira bientôt Deleuze. C'est un déni de paternité. Sans feu ni lieu, l'arborescence errante se déplace au flanc nu du désert. L'anarchie (αυ-αρχη) préside au corps sans organes. Avec Mille plateaux (1980), la subversion est à son comble : discours sans prémisses, écriture sans règle, arbre sans racine, corps sans cœur, lignée sans ancêtre, famille sans père, nation sans roi, monde sans Dieu, ne laissant plus à qui voudrait encore penser qu'un "Je fêlé et un Moi dissous" (Différence et répétition, p.332).

Deleuze était pervers, Eco serait plutôt ludique, malin génie d'une école où l'on s'en prendrait à la grammaire. Celle-ci n'est-elle pas l'organon de la pensée ? Pour affranchir cette dernière, il suffit de subvertir la grammaire. Les cinq prédicables de Porphyre (le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident) ont permis de constituer le savoir sur le mode justement d'un arbre référant à la substance les prédicats dans l'ordre de leur subordination. Si l'on rejette cet ordre, en autorisant des séquences contre-nature, pourquoi ne pas imaginer "un arbre composé uniquement de différences"? L'ontologie traditionnelle était réglée par une stricte nécessité : la différence correspondait à la forme et le genre à la matière, et de même que forme et matière constituaient la substance, de même genre et différence constituaient l'espèce. Voyez à quels hybrides monstrueux on parvient à déplacer les éléments du système. Les idéologies qui inspiraient les lois sociétales d'aujourd'hui sont déjà là. Le désastre s'amplifiait. Que faire? J'obtins la création de notre Centre d'éthique médicale dont je confiais la charge à Dominique Folscheid avec la mission de re-construire. Eric aujourd'hui continue. Ils sont les maîtres d'œuvre, vous êtes les compagnons. Reconstruire c'est d'abord recréer les conditions du sens.

Comment le grand livre de la Nature peut-il à nouveau faire sens? C'est à vous tous que je me dois de le demander, car "fatigués du sens" assurément vous ne l'êtes pas, ayant reçu par transmission et transmettant vous-même cette architectonique du savoir sans laquelle il ne saurait y avoir de pensée. En sont la preuve tous les mémoires, toutes les thèses, dont j'ai encore eu l'honneur de présider le jury cette année, autant de témoignages d'une tradition créatrice qui induit le sens de sa marche, de son interprétation de la nature des choses. Du grand livre vous aurez su sauver les caractères, respecter les intervalles, conserver le tempo, de sorte que vous le comprenez, parce que vous vous laissez lire par lui, avant même de le lire vous-même. Le livre de la nature et le livre de l'homme s'ouvrent l'un sur l'autre et s'entrexpriment. Le sens est dans ce règlement réciproque. Et pourtant, me direz-vous, les bouleversements biotechnologiques sont là, qui nous sollicitent : ne devons-nous pas changer de paradigmes ? On voudrait faire bénéficier l'humanité des progrès de nos disciplines, cependant on reste enfermés dans la déontologie du passé. Qui arbitrera le débat ? C'est là que ressurgit la question du sens.

George Steiner voulait que toujours l'on pariât sur le sens du sens. Il évoquait le cri de l'"insensé" de Nietzsche dans le Gai Savoir : "Dieu est mort"; en désenchaînant la terre de son soleil, les hommes ont perdu "le sens de la terre", une terre qui ne connaît plus le haut ni le bas et qui roule tête-bêche à l'infini. Il voulait que l'on retrouvât un certain usage du platonisme qui nous enseignât l'exigence de signification et cette transcendance qui ne laisse pas de travailler le sensible, dès qu'on cherche à discerner l'Idée. Un tableau de Vermeer ou une toile de Kandinski porte notre regard au loin, vers ce qui est essentiellement lointain et hors de prise. A la prison du "moi", à l'enfer du "sujet de droit" qui s'enivre de sa toute puissance, nous saurons échapper en passant non plus de l'autre côté du miroir, mais dans l'enfer du tableau, cet "arrière-pays" dont Yves Bonnefoy a gardé le secret, à moins que nous ne suivions Tobie, l'ange et le chien, avec Christian Bobin qui sait prendre la vie dans le meilleur des sens.