Flux RSS http://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr fr Fri, 11 Oct 2024 13:50:38 +0200 Fri, 11 Oct 2024 13:50:38 +0200 news-6160 Wed, 02 Oct 2024 08:38:31 +0200 Le nouveau livre de Corine PELLUCHON vient de sortir aux puf : L’Être et la mer. Pour un existentialisme écologique. https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-nouveau-livre-de-corine-pelluchon-vient-de-sortir-aux-puf-letre-et-la-mer-pour-un-existentialisme-ecologique Tout en soulignant l’actualité de l’existentialisme, qui implique d’accepter la facticité de notre condition et éclaire le lien entre contingence et liberté, indétermination du sens et responsabilité, Corine Pelluchon montre que l’écologie exige de l’enrichir. Mais l’existentialisme écologique ne se réduit pas au coexistentialisme attestant notre appartenance à une communauté de vivants. Il suppose de prendre ses distances avec l’imaginaire terrestre et de penser l’humain en partant de la mer.

Reposant sur une ontologie liquide, cet existentialisme rompt avec l’obsession territoriale qui explique les contradictions du droit international de la mer, déchiré entre l’impératif de préservation d’un écosystème indispensable à notre survie et les rivalités économiques et militaires conduisant à sa surexploitation. Opposée à toute pensée de l’enracinement, cette phénoménologie de la vie marine met en évidence la fluidité du moi et conçoit notre immersion dans le monde commun, qui renvoie à la mémoire et à l’immémorial, à la mer-mère conçue dans sa préséance sur les terres.

Philosophe, Corine Pelluchon est professeur à l’université Gustave Eiffel. Elle est l’auteure d’une quinzaine d’ouvrages, dans lesquels elle développe une philosophie de la corporéité qui insiste sur notre vulnérabilité et notre dépendance à l’égard de la nature, des éléments et des autres vivants. 

Elle a reçu en 2020 en Allemagne le prix Günther Anders de la pensée critique pour l’ensemble de ses travaux. Derniers ouvrages parus : Paul Ricœur, philosophe de la reconstruction. Soin, attestation, justice (Puf, 2022) et L’espérance, ou la traversée de l’impossible (Rivages, 2023).

 

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news-6159 Wed, 02 Oct 2024 08:33:22 +0200 Agonie et silence, comme ouvertures au phénomène du sacré https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/agonie-et-silence-comme-ouvertures-au-phenomene-du-sacre

Marie BOURGOUIN

Marie Bourgouin est médecin en équipe mobile de soins palliatif dans un Centre de Lutte Contre le Cancer depuis 10 ans. Impliquée dans le comité éthique de cet établissement ainsi qu’au sein de l’Espace Régional d’Ethique d’Occitanie, elle a intégré une équipe INSERM de recherche en Sciences Humaines et Sociales dans le domaine de la bioéthique (BIOETHICS au sein du CERPOP).

 

Article référencé comme suit :

Bourgouin, M. (2024) « Agonie et silence, comme ouvertures au phénomène du sacré » in Ethique. La vie en question, oct. 2024.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

 

« Il n’en finit pas de mourir… »

Combien de fois avons-nous été conduits à entendre cette phrase prononcée par les équipes de soins auprès d’un patient en fin de vie. Comme un fait-exprès, le patient dont la mort apparaît si proche, se prolonge et déjoue les meilleurs pronostics, ne laissant que la possibilité de l’attente. « Il n’en finit pas de mourir… » Cette phrase ne traduit-elle pas le désarroi, l’impuissance des soignants au chevet des patients ? Une attente interminable, plongée dans le silence…

Si les situations de fin de vie sont aussi singulières que les situations y ayant conduit, une constante s’y impose. Celle du silence, si bien illustré dans la littérature – en témoignent les murmures d’Arkël au chevet de Mélisande (1) – ou d’autres formes artistiques à l’image du tableau de Munch, Près du lit de mort. Si le silence pourrait être initialement pensé par défaut, comme une simple absence de bruit, ou d’échanges de paroles, nous avons pu souligner dans des travaux précédents combien, au contraire, il peut être signifiant (2). Si, intuitivement, le silence ayant remplacé les plaintes, les pleurs, les gémissements du patient, peut se présenter comme une perspective d’apaisement de ce dernier comme de ceux qui l’entourent, l’expérience nous montre que ce n’est pas toujours le cas, particulièrement lorsqu’il se prolonge par une sédation ou une « interminable agonie ». Rupture dans le quotidien des soignants qui franchissent le seuil de la chambre du patient silencieux, les éloignant du bourdonnement de l’existence animée des vivants et de leurs préoccupations pressées, le silence n’est pourtant pas le vide, le rien. Il est au contraire exposition. Mais à quoi ?

Le silence de la chambre de ces patients se fait l’expérience d’une atmosphère bien particulière. On y adopte une attitude singulière, les pas se font feutrés, la voix chuchotement, le silence se fait comme le messager d’une injonction pourtant jamais formulée. Il nous semble que quelque chose s’y dissimule, un je-ne-sais-quoi qui ne nous laisse pas indifférent…

 

Le sentiment du sacré

La chambre du patient en fin de vie est un lieu singulier. Il s’y vit, s’y éprouve, un sentiment étrange, un quelque chose que nous peinons à nommer. Dans le silence qui l’habite, cette chambre se fait le lieu d’une confrontation. Peut-être celui du dernier combat, ἀγών, que mène le patient, qui ne se résigne pas à quitter cette vie, contre cette mort qui peine encore à s’installer, prolongeant ces derniers instants d’existence dans une lente agonie qui n’en finit pas… Mais également une confrontation du soignant avec l’intime des derniers moments d’une existence. Dans le silence, il se retrouve sans voix. Quelque chose le repousse ou le retient, ou les deux à la fois. Quelque chose l’intimide et l’intrigue. Le sentiment qu’il perçoit est indescriptible, mélange de fascination et d’effroi, comparable à l’appel du vide ressenti devant un gouffre ou une falaise s’étendant presque sous ses pieds. Source d’une émotion d’une intensité rare, assimilable à celle vécue devant la violence d’un orage : spectateur fasciné par les éclairs mais abrité pour ne pas en être la cible ; ou celle ressentie en entrant dans le chœur d’une cathédrale – ou tout autre lieu de culte – le souffle coupé par sa majesté et la pensée tournée vers ceux qui, des siècles auparavant, l’ont bâti pierre par pierre au péril de leur vie ; ou encore celle ressentie sur les pas des premiers hommes et des traces de leurs mains laissées contre les parois rocheuses… Expériences inoubliables bien souvent vécues et éprouvées dans le silence…

Ce sentiment né de la confrontation à un quelque chose qui nous dépasse, ce phénomène émergeant du silence de ces derniers instants, c’est ce que nous avons appelé le sentiment du sacré.

 

Occurrences transcendantes du sacré

Intuitivement, le terme sacré apparaît comme immédiatement lié à la notion du religieux. Pourtant, il nous semble nécessaire, ici, de réinterroger les apparences. Qu’est-ce qui est sacré pour moi ? Dans le langage courant, ce qui est sacré c’est ce dont je dépends absolument, ce à quoi il ne faut pas toucher. En effet, le sacré « appartient à un domaine séparé, interdit, inviolable » (3). C’est aussi ce « qui est digne d’un respect absolu » (4). L’étymologie vient de sacer désignant ce qui ne peut être touché sans être souillé ou souiller en retour.

Autour du patient en fin de vie, cette dimension du sacré devient une incarnation évidente de cette inviolabilité, de cette interdiction. Les soins prodigués au patient en phase agonique sont sans cesse interrogés : « Dois-je mobiliser cette patiente pour ses soins de nursing ? » ; « Dois-je changer l’aiguille du PAC[1] de ce patient posée il y a plus de 8 jours ? » L’imminence de la mort vient réinterroger les habitudes et les soins protocolisés, à juste titre, afin d’éviter tout geste futile et source possible d’inconfort, mais en est-ce la seule explication ? N’y-a-t-il pas aussi, parfois, des stratégies d’évitement, signe de notre difficulté, de nos craintes, à entrer en contact avec ce corps dont la vie s’échappe lentement ? Sa fragilité, la crainte d’un décès qui surviendrait lors d’une mobilisation y sont bien entendu pour quelque chose, mais nous ne pouvons-nous ôter de l’idée que c’est aussi la situation du patient, cette mort à venir, qui aurait tendance à nous en éloigner…

Si le terme sacer en latin sera à l’origine à la fois des mots sacré et saint – participant probablement à l’entretien de la confusion d’une certaine identité entre le religieux et le sacré – il est également à l’origine du terme latin conservé de sacrum. Cet os se fait le symbole du lien entre sacré et existence humaine. Offert aux divinités lors des sacrifices antiques, il est aussi l’os pyramidal sur lequel repose la structure rachidienne permettant à l’homme sa nomination d’homo erectus et sa bipédie, comme celui impliqué dans les phénomènes de nutation permettant les mouvements du bassin lors de l’accouchement.

Au cours de son voyage initiatique raconté dans Les chemins du sacré, Frédéric Lenoir traduit les récits de l’expérience du sacré à travers le monde et les cultures (5). Des prières silencieuses des coptes éthiopiens, à l’expérience immobile de la conscience de l’instant présent dans le zazen japonais, en passant par l’ivresse giratoire des derviches tourneurs ou encore par le lien vital entretenu avec la nature chez les chamans héritiers des mayas, le sacré apparaît comme un phénomène, une expérience sensible, une perception. Source de sentiments mêlés, mélange de crainte et d’émerveillement, de grandeur et d’incompréhension, il est ce sentiment que nous expérimentons devant quelque chose qui nous dépasse. Indissociable de l’existence humaine, il peut être décrit comme un « type de perception et de conception d’une réalité différenciée […] dotée d’une puissance propre dont la manifestation directe ou indirecte nous impressionne et nous affecte vivement, soit positivement, soit négativement » (6).

 

Rudolph Otto et le numineux

La notion de sacré n’est pas sans rappeler celle du numineux décrit par R. Otto : un « élément, d’une qualité absolument spéciale, qui se soustrait à tout ce que nous avons appelé rationnel, [qui] est complètement inaccessible à la compréhension conceptuelle » (7). Ainsi, par définition, il est un élément qui se soustrait à nos capacités rationnelles, ne pouvant être défini « qu’en notant la réaction sentimentale particulière que son contact provoque en nous » (8). Otto décrit les différentes composantes de ce phénomène parmi lesquelles en particulier celle du mysterium tremendum, « le mystère qui fait frissonner » (9). Il en fait le point commun avec le sentiment mystique de la conception religieuse du sacré. Il s’agit ici de la confrontation à un élément mystérieux, inexplicable, ineffable inspirant une dimension de crainte, de peur, et en même temps source d’un sentiment de fascination (10). Le numineux se compose également de ce qu’Otto qualifiera d’absolue supériorité de puissance, majestas, responsable d’un sentiment d’humilité naissant de la confrontation à ce quelque chose qui nous dépasse, à « l’inaccessibilité absolue » (11). Cette supériorité de puissance fait naître le « sentiment de l’état de créature » (12), prise de conscience de notre contingence, du caractère négligeable de notre existence à l’échelle du temps, de notre insignifiance face à l’immensité de l’univers. « Sentiment de notre propre effacement, de notre anéantissement, conscience de n’être que poudre et que cendre, de n’être que néant. » (13) Comment ne pas ici faire le lien avec la confrontation à celui qui va quitter ce monde et tout le mystère qu’il nous inspire ? Comment, ainsi, face à un être au terme de sa vie ne pas percevoir la vulnérabilité propre à l’être humain, son extrême fragilité, son incarnation la plus frêle ? Révélation de notre humilité devant la matérialisation de notre impuissance face à la survenue de la mort.

Otto décrit le numineux comme un sentiment qui nous pénètre, nous envahit, « nous remplit de cet étonnement qui paralyse » par la confrontation à « ce qui nous est étranger et nous déconcerte, ce qui est absolument en dehors du domaine des choses habituelles, comprises, bien connues et partant "familières" » (14). Le mysterium se fait ainsi source d’un étonnement plus intense que la stupeur, un « étonnement qui paralyse », celui de « l’homme qui reste "bouche bée", absolument interdit » (15).

Aux côtés du patient en toute fin de vie, le soignant fait l’épreuve de sa futilité, de son dénuement. Tarrou, témoin de l’agonie de l’enfant se débattant contre la peste (16), ressent l’incompréhension, l’injustice et en même temps se trouve témoin de la résistance de ce corps frêle aux assauts incessants et répétés de la maladie. Effroi, scandale et fascination. Incompréhension. Reddition devant une force extérieure qui nous dépasse…

Face au sacré, nous nous retrouvons naturellement dans l’impossibilité de dire, de décrire voire de comprendre ce qui survient, justement parce que « l’objet réellement mystérieux est insaisissable et inconcevable » (17). On entrevoit ici la notion de numineux comme échappant aux conceptualisations habituelles, indéfinissable, presque insaisissable…

 

Simone Weil et le sacré immanent à l’homme singulier

Si Otto, à travers son mysterium tremendum et sa majestas, développe une conception transcendante de la notion de sacré, dans son ouvrage La personne et le sacré, Simone Weil s’est intéressée à définir le sacré et son lien avec la notion même d’humanité. « Il y a dans chaque homme quelque chose de sacré. Mais ce n’est pas sa personne. Ce n’est pas non plus la personne humaine. C’est lui, cet homme, tout simplement (18). » La personne aurait ainsi plus trait aux apparences ou à une reconnaissance juridique ou institutionnelle, en lien avec son étymologie de persona (19), qu’à la nature même de l’homme. Car c’est bien la nature même de l’être humain, qu’il soit reconnu ou non par la loi comme personne, qui en fait le caractère sacré. « Ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain est impersonnel (20). » La notion de sacré apparaît s’étendre ici au-delà d’une « simple » force extérieure s’exerçant sur l’existence humaine, mais y être intimement liée. Est-ce à dire que justement le sacré est un universel ? Que pour la nature humaine il est de nature ontologique ?

Simone Weil fait ainsi de l’expérience du sacré une expérience du sujet. Ce qui est sacré chez l’être humain est ce quelque chose qui « au fond du cœur de tout être humain […] s’attend invinciblement à ce qu’on lui fasse du bien et non du mal » (21). Une part de notre être qui, malgré toutes les expériences de violence dont elle a pu être témoin, qu’elle a pu subir, subsiste, résiste, survit de façon indestructible. Face aux coups qu’elle subit, au sentiment d’injustice, cette part de nous crie « Pourquoi me fait-on du mal ? », mais ce cri est « un cri silencieux qui sonne seulement dans le secret du cœur » (22). Une attente du bien au cœur même de l’expérience de la souffrance.

La part du sacré de nos existences est donc ainsi directement liée à la notion du bien : « le bien est la seule source du sacré » (23). Simone Weil fait de la notion du sacré une question philosophique par essence, telle que la pensait la philosophie antique, le sacré ayant pour source le bien, le beau et la vérité (24). Mais à la différence de la tradition philosophique socratique établie dans le λόγος, cet accès au sacré, à l’impersonnel, n’est possible selon S. Weil, que dans la solitude (25). Simone Weil fait même du langage un frein à l’accès au sacré. « Même en mettant les choses au mieux, un esprit enfermé dans le langage est en prison (26). » A travers sa métaphore de la cellule, que l’on pourrait sans doute rapprocher de l’allégorie de la caverne, S. Weil nous expose en quoi la quête de la vérité, l’accès au sacré, ne peut s’envisager que dans un dépassement de la raison incarnée dans le λόγος. C’est bien le dépassement de la raison, de la logique, de l’intelligence, leur au-delà, qui en permet l’accès. L’esprit étroit qui s’enferme dans l’erreur – esprit captif ignorant sa captivité (27) – ou dans le mensonge – prise de conscience de sa captivité qu’il s’est empressé d’oublier pour ne pas en souffrir (28) – ne peut envisager d’accéder au sacré. C’est en dépassant l’intelligence, la rationalité, son langage et ses conceptualisations que le sujet pourra progresser dans sa quête de vérité, son entrevision du sacré. Entrevision car la vérité ne se livre pas de façon absolue, ne se livre pas en totalité. Le sujet se confrontera à de nouvelles limites mais la prise de conscience des limites précédentes sera le début du cheminement vers la sagesse.

 

Sacré et expérience des limites

Le sacré se présente ainsi comme une expérience sensible qui peine à être analysée, catégorisée, tant elle échappe aux expériences habituelles. Il se présente ainsi comme un phénomène mettant en échec les capacités rationnelles. Il ne s’agit pas en effet d’un phénomène connaissable mais de quelque chose que l’on perçoit, que l’on entrevoit, sans le saisir tout à fait. Il dépasse notre conceptualisation, nos catégorisations, notre sens de la mesure.

 

Le médecin démuni devant la fin des analyses

Aux côtés du patient en fin de vie, lors de cette phase agonique, entourés de silence, nous nous trouvons dépassés, démunis, stupéfaits. L’expérience de cette fin de vie est l’expérience de la perte de repère. Habituellement, se trouver au chevet d’un patient engendre de multiples analyses : écouter et entendre ses plaintes, observer sa façon de bouger, de se comporter, examiner, rechercher, etc. La rationalité est mise en éveil, stimulée, tentant de faire des liens, de comprendre par ses raisonnements déductifs. Elle fait des suppositions, propose, pour enfin agir, et mettre son raisonnement en actions. Là, face à cette imminence de la fin de vie, elle se trouve démunie. Aucun processus n’aboutit. L’action n’est déterminée que par une décision : rester là ou partir. Elle bute contre un incompréhensible. Le constat de cet incompréhensible devant moi n’est pas une économie de la raison. L’entendement a fait ce qu’il sait faire : observer, catégoriser, déduire ; il peut catégoriser les phénomènes visibles : évaluation de l’état de vigilance par le score de Glasgow, analyse de la fonction cardio-vasculaire grâce à la fréquence cardiaque et à la mesure de la pression artérielle, rythme respiratoire et même échelles de gradation de l’intensité des râles, présence ou non de marbrures, diurèse, etc. Mais il persiste un quelque-chose qu’il ne peut saisir malgré tous ses efforts.

Là, dans le silence, s’ouvre une perspective toute autre. Le temps s’arrête. La routine s’interrompt. La course effrénée d’une journée où l’on court après le temps, où tout va toujours trop vite, se ralentit. Le temps s’étire et s’attarde. Là, dans le silence, le temps élastique prend une autre épaisseur. Il devient long. (Trop long ?) Il ouvre à un autre rythme, et à des pensées d’une autre nature. Il rend attentif à ce que l’on perçoit de ce qui nous entoure mais également de ce qui se trouve en nous. Il invite à la finesse, à la délicatesse. Il nous recentre sur nos sensations, nos perceptions, nous met à l’écoute de ce que nous peinons à percevoir. Mais ce qui se passe, malgré nous, n’est pas le fruit d’une volonté, d’une raison dirigée. Cela s’impose et cela effraie. Ce que nous ressentons, nous peinons à le nommer. Ce phénomène que nous ressentons et que nous avons nommé sacré tant sa nature se distingue des phénomènes ordinaires, ce quelque chose qui échappe aux conceptualisations et aux catégorisations habituelles, ce quelque chose se fait un je-ne-sais-quoi tant il est difficile à saisir.

Dans son Théétète, Platon, à travers la bouche de Socrate nous demande de faire preuve de persévérance sur le chemin de la connaissance (29). Face à la difficulté, il n’est pas question de renoncer. Connaître est un effort. La connaissance doit suivre un chemin pour approcher la vérité. La raison ne doit pas renoncer à connaître. Mais peut-elle tout connaître ? Selon Jankélévitch, il est justement des choses qui échappe à la raison et c’est ce qu’il nomme le je-ne-sais-quoi.

 

Jankélévitch et le Je-ne-sais-quoi du sacré

Pris au sens premier du terme, le je-ne-sais-quoi ou nescio quid pourrait ne poser aucun problème philosophique : si moi je ne sais pas, il est possible qu’un autre que moi sache, ou que je sache plus tard (30). Le je-ne-sais-quoi se présenterait ainsi comme un manque à combler entre ma connaissance en un temps précis et un tout connaissable, s’amenuisant nécessairement par la progression continuelle de la science, et devenant par la même finalement démontrable.

Il pourrait être aussi une paresse, une approximation, trouvant sa source dans ce que Jankélévitch nomme la psychasthénie : « tout mathématicien peut être démissionnaire à ses heures, et il n’y a rien à conclure de cela » (31).

Mais le je-ne-sais-quoi n’est pas encore cela, il n’est ni la pièce manquante d’un savoir fini, ni un quanta indivisible d’une totalité ouverte, il est d’un tout autre ordre (32) – ne faut-il pas ici se remémorer la définition du sacré ? Jankélévitch le décrit comme le « malaise d’une conscience insatisfaite devant une vérité incomplète » (33). Ce je-ne-sais-quoi n’est pas coutumier pour notre conscience rationnelle. Il est ce devant quoi elle se trouve en échec, l’indémontrable. Ce sur quoi butte cette conscience, lui infligeant ce sentiment d’insatisfaction, d’incomplétude, de malaise, de vertige. Il est un « quelque-chose qui n’existe pas et qui est pourtant la chose la plus importante entre toutes les choses importantes, la seule qui vaille la peine d’être dite et la seule justement qu’on ne puisse pas dire » (34) ! Devant cette impossibilité de connaissance, cette impossibilité de compréhension, la conscience a néanmoins le sentiment qu’elle se trouve face à quelque chose d’essentiel, dépassant ses capacités de compréhension, « la vérité des vérités » (35), qui reste pourtant impalpable, indescriptible, indicible, « dont l’invisible présence nous comble, dont l’absence inexplicable nous laisse curieusement inquiets » (36). Nous pourrions douter de son existence, et pourtant, sa plus belle manifestation est au cœur même de nos existences, car si les approches scientifiques, biomécaniques, physiologiques, neuropsychologiques peuvent apporter des explications à de nombreux phénomènes organiques conduisant les esprits forts à le négliger, le je-ne-sais-quoi est pourtant « [ce résidu] qui manquera toujours pour expliquer totalement la vie et la pensée » (37).

Dépassant nos facultés rationnelles, impalpable, incatégorisable, ineffable, il est un quelque chose qui s’entrevoit ; l’esprit d’arithmétique comme l’esprit de finesse échappe à le saisir, car pour cela il faut une intuition d’un tout autre ordre (38). De fait, ni l’entendement ni même la raison nous permettent d’approcher ce phénomène. Ce mystère, Jankélévitch l’illustre par cette notion d’apparition disparaissante, par l’aurore crépusculaire, le clair-obscur (39). Il est une présence et une absence, omniprésent, partout et nulle part à la fois, tout et rien, un presque-rien (40). Il est une entrevision dont le mystère « résulte d’un secret traversé par un pressentiment » (41). Le je-ne-sais-quoi est une totalité mystérieuse, il est un tout qui se manifeste à nous tout en se dérobant, une expérience sensible précédent la conscience même du phénomène que nous expérimentons, peinant à être appréhendé. Il peine à être connu, mais nous pressentons qu’il est, sans jamais savoir ce qu’il est. Il n’est pas l’objet de connaissance. « C’est cette essence de la totalité que l’intuition nous révèle (42). » Par sa nature tout autre il peine à être appréhendé par la raison, il se révèle dans sa totalité et disparaît aussitôt, il se manifeste dans cette sensation que nous avons d’avoir touché quelque chose qui pourtant reste mystérieux, dans cette intuition d’avoir approché, en simple témoin, quelque chose de l’ordre du mystère de l’existence, de l’être, de l’univers. Cette intuition, naissant au chevet du patient qui s’apprête à quitter ce monde, nous donne la sensation d’avoir effleuré quelque chose d’essentiel, quelque chose que nous avons l’impression d’approcher sans complètement le saisir. Elle se présente comme une immersion dans la dimension la plus authentique de l’existence humaine, nous conduisant au plus proche de sa nature, de son essence. Dénué de tout apparat, de toute apparence, démuni, dénudé presque, ce sentiment d’authenticité nous envahit également. Ce qui fait de ce moment un moment difficile à partager, au-delà des apparences quotidiennes, une vulnérabilité exposée…

Tarrou détourne le regard face à l’enfant agonisant, il ne peut croiser celui de Rieux… Ce regard posé sur lui le traverserait, le percerait à jour… Ce moment est source d’une intensité rarement perçue dans la vie quotidienne, mais aussi empreint d’une gravité. Une fois vécue, cette expérience transforme, comme si par la suite, rien ne pouvait plus être vécu comme avant, comme si chaque instant de vie se fera toujours reviviscence de ce moment : vécu avec toujours plus d’intensité, conscience de sa richesse, mais aussi de cette gravité, car il pourrait être le dernier. « Primultime » aurait sans doute dit Jankélévitch. Conscience de l’irréversibilité du temps, de notre faillibilité, de notre finitude.

Il est la source du trouble et de la perplexité de la raison, mais, par-là même, il est aussi celui de l’intranquillité, celui qui met en mouvement (de inquieto, inquietudo, qui ne trouve pas le calme et le repos). Ce je-ne-sais-quoi est donc sans doute celui qui mène à se dépasser, à chercher à transformer cette entrevision en vision. « Ce mystère à moitié caché nous attire et nous trouble » (43) rappelant l’angoisse et la fascination du numineux d’Otto. Ce sentiment n’est sans doute en rien étranger à la réflexion que nous menons à travers ce travail…

 

Le sacré dans la modernité : de nécessaires métamorphoses

Le sacré concerne ainsi tous les temps, toutes les époques, toutes les civilisations et apparaît comme indéfectiblement lié à l’histoire de l’humanité et à l’existence humaine. Il revêt une dimension universelle. De la mythologie grecque et l’histoire de Minos sacrifiant tous les neuf ans quatorze jeunes Athéniens au Minotaure, en passant par les offrandes romaines d’ovins et bovins lavés et parés de rubans, leurs cornes dorées, offerts sur les autels des divinités par des sacrifiants parés d’une toge blanche ayant la tête couverte (44), en passant par le sang des prisonniers de guerre offert aux divinités mayas, ou aux peintures tracées avec leur sang par les moines coptes sur les parois rocheuses des montagnes d’Éthiopie ou encore des mantras récités le long des chemin de pèlerinage des montagnes sacrées du Dewa Sanzan par les pratiquants du shugendō (45), le sacré se pare bien souvent de rites et de rituels, dépendant des cultures et des époques, mais se faisant le lien vers une quête du sens de l’existence ou du lien avec la mort. Sans doute par cette vulnérabilité éprouvée, il est prise de conscience de notre extrême fragilité, de notre faillibilité. La fin de vie s’en fait ainsi sans doute, sa plus grande incarnation.

Si les traces de l’histoire nous permettent d’illustrer la place du sacré dans les sociétés antiques et à travers les différentes croyances religieuses, il nous reste à savoir quelle place lui est accordée – et s’il en est une – dans nos sociétés modernes laïcisées et particulièrement dans le domaine du soin.

Certains penseurs font du sacré le fondement même de la possibilité de la vie en société. J.-J. Wunenburger envisage le sacré, à travers la pensée de sociologues comme Durkheim ou de psychanalystes comme Freud, ainsi qu’une production humaine, nécessaire à la régulation sociologique et psychologique (46), force cohésive nécessaire à l’adhésion aux normes sociales et à l’intégration au groupe, et ainsi « condition de la survie de la société » (47), un « puissant narcotique » (48) permettant le refoulement des pulsions et donc le vivre-ensemble.

Pour autant, nous ne pouvons manquer de souligner qu’aborder aujourd’hui la notion de sacré, particulièrement du fait de sa confusion première avec un unique aspect religieux, ne puisse porter à discussion. Nous ne pouvons que faire le constat d’une volonté de désacralisation et de laïcisation de la sphère sociale et professionnelle au profit de la raison, du rationnel qui « se confond peut-être avec le projet intellectuel, né dans l’Antiquité grecque, d’ordonner l’homme et la société autour des seules valeurs de la raison » (49). Nous pouvons nous demander dans quelle mesure cette volonté de rationalisation de toutes les sphères de la vie humaine, de négation du sacré, de « désacralisation de la culture participe […] d’une véritable crise de la modernité » favorisant « frustration et angoisse » (50). Cette rationalisation n’épargne pas le domaine du soin où l’Evidence-Based Medicine règne en maître. Pourtant, si le sacré se présente en effet comme une nécessité sociologique ou psychologique à la vie en société, à l’épanouissement de l’homme, à sa réalisation, comment, même au prétexte de la suprématie de la raison, peut se constituer une société moderne pérenne l’ayant volontairement complètement écarté ? On peut ainsi facilement penser que, face à cette volonté de suppression du domaine sacré dans les existences humaines, s’élèvent des contre-penseurs le réhabilitant. Ils exposent ainsi ce qu’ils nomment les métamorphoses du sacré. Le sacré apparaît ici comme le sel de la vie en société, un horizon, une nécessité. Ainsi, le sacré n’aurait pas été supprimé de la société mais se serait réinventé sous une forme rationnellement acceptable par la modernité. Face à la force du rationalisme, on ne peut plus penser le sacré selon ses formes historiques et notamment ses formes religieuses, il doit donc se réinventer. Ainsi J.-J. Wunenburger décrit un phénomène de « désacralisation et une resacralisation simultanées » (51) à travers « la recréation de nouvelles expériences du numineux, l’invention de nouveaux rites [afin de résister ou s’opposer] – de manière efficace ou illusoire – aux blocages et aux déceptions de la désacralisation religieuse » (52). Le sacré se transforme, se modernise. Il en décrit ainsi plusieurs exemples : celui d’une sacralisation du politique, du développement d’imaginaires sociétaux à travers des phénomènes de transe tirant leurs sources dans la psychothérapie, les phénomènes sectaires, les activités ludiques tel que le sport ou les univers alternatifs, ou encore l’écologie ou les médecines alternatives (53).

Parmi ces « nouvelles sacralités » (54), certaines s’illustrent comme un renouveau du sacré par la forme d’une résurgence discrète, « plus apolliniennes que dionysiaques, plus réflexives qu’émotionnelles, plus métaphysiques que psychosociales » (55). Ces nouvelles sacralités, que sont l’éthique et la poésie, semblent se présenter comme une recherche d’harmonie poussée par une démarche réflexive se plaçant au-delà des apparences. Ainsi, l’éthique, pourrait se faire l’incarnation d’une forme moderne de sacralité, acceptable et acceptée. Ce phénomène n’est sans doute pas étranger à l’essor de l’éthique dans de multiples champs d’activités de la vie humaine… 

Nous ne pouvons faire abstraction du fait que pour ces penseurs, le sacré est ainsi production humaine. Il nous faut ainsi pouvoir l’envisager comme unique création illusoire de l’esprit humain pour masquer son ignorance et lutter contre ses angoisses, ou comme moyen de contrôle développé par les représentants religieux envers leurs croyants en s’appuyant sur leur crédulité et leur superstition, imaginaires éloignant dans tous les cas l’homme de la réalité (56).

 

Le sacré comme construction de la psyché humaine face à l’irréversibilité de la mort ?

Ainsi, notre travail de recherche en serait-il l’illustration ? Notre sujet témoigne-t-il de la recherche d’une certaine harmonie dans le chaos de la fin de vie. Est-ce cela qui nous pousse également à cette réflexion éthique et à ces interrogations que l’on pourrait qualifier de poétique concernant l’agonie ? Interroger la notion de sacré dans ces situations traduirait-il alors une volonté d’harmonie, d’apaisement, face au tragique du mourir ? Le sacré viendrait-il alors se positionner comme un concept rassurant face au néant de la mort ? Il devrait donc être ici envisagé comme une construction de la psyché humaine face à l’irréversibilité de la mort ?

Il est ici intéressant de s’arrêter sur la conclusion de J.-J. Wunenburger soulignant le fait que « projeter du sacré sur l’être humain peut devenir un moyen pour ne pas le chosifier […] [participant] au déploiement d’une conscience morale » (57). Il éveille à la précaution, au souci de l’autre et à la sollicitude (58). Ainsi, cette perspective explique sans doute pourquoi la thématique du sacré vient ici faire effraction dans le domaine du soin, et particulièrement des soins palliatifs et de la fin de vie. En effet, la prise en soin des patients en situation de toute fin de vie, en phase agonique, terrain de notre travail de réflexion, se confronte à ces patients qui ne sont presque plus et sont exposés peut-être plus qu’ailleurs à subir des autres la tentation de la réification. Cette pratique vient interroger le sens que l’on donne au prendre-soin de celui qui s’apprête à quitter ce monde, dont la vie – ou en tous cas le bien-être – dépend souvent entièrement des soins conférés. De celui dont la vie presque inexistante, se limitant parfois à un filet de souffle, là où les bribes de vie restante prennent toutes les apparences de la mort, nous conduit à nous interroger sur la dignité, l’autonomie et le statut même de personne et surtout de sujet. Alors là, plus que nulle part ailleurs, nous avons peut-être besoin de cette notion de sacré pour continuer à prendre soin de celui qui n’est presque plus, mais pourtant toujours là, et de continuer à le considérer comme être vivant à part entière, dans ce lien qui nous unit toujours et dans le partage de notre vulnérabilité. Face à la violence de la fin de vie, à la confrontation à la mort, à la possibilité du néant, le sacré ne s’impose-t-il pas comme une nécessité de poétisation du tumulte, adoucissement du tragique de l’existence ?

 

Conclusion

Ce phénomène du sacré échappe aux conceptualisations habituelles, à la binarité de l’opposition du transcendant et de l’immanent, embrassant ces deux dimensions dans son rapport à la vulnérabilité ontologique de l’être humain. Il s’éprouve dans l’expérience sensible, par essence subjective, et pourtant nourrit cette notion d’universalité et le lien invisible qui traverse chaque être. Il est ce que l’on peine à nommer, à définir autrement que par l’impression qu’il laisse en nous, émotions contraires associant émerveillement et effroi, attrait et recul, plénitude et incompréhension, étrangeté, mystère. Il se fait la trace de l’invisible.

Dans sa manifestation, il apparaît comme une évidence, comme une expérience qui s’impose sans que même on ait à s’interroger sur sa tangibilité. Et pourtant, on ne peut manquer de s’interroger sur la possibilité que cette notion de sacré naisse d’un besoin en lien avec la difficulté naissant de la confrontation à ces situations de fin de vie, se révélant comme une nécessité au maintien du lien entre les vivants et particulièrement du lien avec celui qui s’apprête à quitter ce monde. Cette notion de sacré s’avère ainsi intimement liée à la notion d’éthique, à la nécessité de la relation face à la grande vulnérabilité, ce sans quoi, rien n’empêcherait, là, plus que dans tout autre domaine du soin, de réifier le patient, de le mépriser voire de l’abandonner. L’éveil au souci de l’autre, la considération de sa vie dans ses plus ultimes instants comme un phénomène sacré, ce sentiment de profonde responsabilité qu’il fait naître, est garant de son prendre-soin.

Par expérience, on ne peut nier que ces instants, d’autant plus lorsqu’ils se répètent d’une prise en charge à une autre, peuvent être source de grande difficultés, d’épuisement, d’incompréhension, pour ceux au chevet du patient en fin de vie. Est-ce ainsi le tragique de l’existence qui impose la notion de sacré comme nécessité, phénomène de résistance voire de résilience nécessaire ? Comme poétisation au cœur de la souffrance ? Est-ce donc cela la source du sentiment du sacré ? Se manifeste-t-il comme une nécessité ne laissant à celui au chevet du patient en fin de vie que deux solutions : une adhésion à cette notion de sacré – peu importe la façon dont il la nomme – ou la fuite devant le tragique – peu importe la façon dont il la manifeste, de la fuite physique à la banalisation, matérialisation d’une fuite psychologique ? Ne se révèlerait-il qu’une création consciente ou inconsciente permettant le prendre-soin des plus vulnérables parmi lesquels les « mourants » ? Et ainsi, plus largement le vivre-ensemble ?

A la lumière de cet écrit, nous ne pouvons éluder ces questions, mais il nous sera difficile d’y répondre autrement que par une conviction. Conviction que ce qui est là, devant nous, est autre chose qu’une simple création de l’esprit humain face à la nécessité du vivre-ensemble… « Aux vraies et grandes questions de la vie, il n’est pas de réponse. Le silence au bout de sa pénombre chuchote des confidences. A chacun de les interpréter (59). »

 

Références :

  1. Maeterlinck M., Pelléas et Mélisande, Bruxelles, Espace Nord, 2021 [1902], p. 94 [650].
  2. Bourgouin, M. (2022) « "Silence, ici, on meurt !" Paradoxes du silence en soins palliatifs » in Éthique. La vie en question, novembre, 2022.
  3. Le Petit Robert de la langue française, Paris, Éditions 2020.
  4. Idem.
  5. Lenoir F., Les chemins du sacré, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2020.
  6. Wunenburger J-J., Le sacré, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2019, p. 10-11.
  7. Otto R., Le sacré, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2015 [1949], p 25.
  8. Idem, p 35.
  9. Ibidem, p. 36.
  10. Ibid., p. 69.
  11. Ibid., p. 46.
  12. Ibid., p. 46.
  13. Ibid., p. 46.
  14. Ibid., p. 58.
  15. Ibid., p. 57.
  16. Camus A., La peste, Barcelone, Gallimard, Collection Folio, 1947.
  17. Otto R., Le sacré, op.cit, p. 59.
  18. Weil S., La personne et le sacré, Paris, Éditions Payot & Rivage, « Rivages poche Petite Bibliothèque », 2017, p. 26.
  19. Idem, p. 13.
  20. Ibidem, p. 34.
  21. Ibid., p. 28.
  22. Ibid., p. 29.
  23. Ibid., p. 28.
  24. Ibid., p. 36.
  25. Ibid., p. 37.
  26. Ibid., p. 66.
  27. Ibid., p. 67.
  28. Ibid., p. 67.
  29. Platon, Œuvres complètes, Tome II, Théétète, op. cit., p. 88 [145 (c)].
  30. Jankélévitch V., Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, 1. La manière et l’occasion, Lonrai, Éditions du seuil, 1980, p. 43.
  31. Idem, p. 46.
  32. Ibidem, p. 50.
  33. Ibid., p.11.
  34. Ibid., p.11.
  35. Ibid., p.11.
  36. Ibid., p.11.
  37. Ibid., p. 77.
  38. Ibid., p. 50.
  39. Ibid., p. 67.
  40. Ibid., p. 103.
  41. Ibid., p. 67.
  42. Ibid., p. 67.
  43. Ibid., p. 109.
  44. Scheid J., La religion des Romains, Paris, Armand Colin, 4ème édition, 2019 [1998], p. 81-111.
  45. Lenoir F., Les chemins du sacré, op. cit., 2020.
  46. Wunenburger J-J., Op. cit., p.86.
  47. Idem, p. 86.
  48. Ibidem, p. 88.
  49. Ibid., p. 82.
  50. Ibid., p. 91.
  51. Ibid., p. 105.
  52. Ibid., p. 105.
  53. Ibid., p. 107-115.
  54. Ibid., p. 115.
  55. Ibid., p. 116.
  56. Ibid., p. 81-84.
  57. Ibid., p. 117.
  58. Ibid., p. 117.
  59. Lubrina J.-J., Vladimir Jankélévitch. Les dernières traces du maître, Paris, Éditions du Félin, 2009, p. 165.

 


[1] PAC : Port-À-Cathéter. L’aiguille du PAC doit être changée tous les 7 jours en conditions strictes d’asepsie pour éviter tout risque d’infection.

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news-6110 Tue, 03 Sep 2024 10:59:58 +0200 Bertrand QUENTIN et Georges VIGARELLO invités de la Matinale de France Culture https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/bertrand-quentin-et-georges-vigarello-invites-de-la-matinale-de-france-culture Guillaume Erner à la Matinale de France Culture recevait le 28 août 2024 Bertrand Quentin, philosophe à l’université Gustave Eiffel de Marne la Vallée et Georges Vigarello, historien, philosophe et directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales pour parler des implications conceptuelles des Jeux paralympiques.

Vidéo Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=xZBoxSm4STk

 

Podcast de France-Culture :

« Jeux paralympiques : une autre idée de la performance et de la différence »

www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/france-culture-va-plus-loin-l-invite-e-des-matins/jeux-paralympiques-une-autre-idee-de-la-performance-et-de-la-difference-6498070

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news-6109 Tue, 03 Sep 2024 10:41:20 +0200 Pour une autonomie humaine fondée sur la vulnérabilité et la délibération https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/pour-une-autonomie-humaine-fondee-sur-la-vulnerabilite-et-la-deliberation  

par Gaël BERTHIER

Docteur en philosophie morale et politique de l’université Gustave Eiffel, les recherches de Gaël Berthier portent sur une approche contemporaine de l’éthique des vertus et la réalisation de la forme de vie démocratique. Ainsi, il conçoit l’autonomie comme une vertu et analyse ce que cela implique comme rapport à soi-même et aux autres.

Article référencé comme suit :

Berthier, G. (2024) « Pour une autonomie humaine fondée sur la vulnérabilité et la délibération » in Ethique. La vie en question, sept. 2024.

 

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

Résumé :

La vulnérabilité inhérente à la condition humaine implique que notre bien ne peut pas être fixé à l’avance. Tout comme nous évoluons et nous nous transformons en fonction de nos expériences, notre bien est en devenir et dépend de circonstances hors de notre volonté. Saisir notre bien dans un contexte qui change tout en évoluant nous-mêmes implique alors le développement d’une certaine sagesse pratique. Une conception aristotélicienne, reconnaissant la vulnérabilité de l'individu, implique que l’autonomie de l’individu évolue et qu’elle est dépendante de circonstances indépendantes de sa volonté. La sagesse pratique, inhérente à l’autonomie, conduit à délibérer en n’accordant pas systématiquement une priorité à la justice, mais plutôt à pondérer tous les éléments essentiels et choisir ce qui importe le plus en tenant compte de ce que l’on devient. Il ne s'agit alors pas de calculer excessivement les conséquences de nos actes sans laisser aucune place à la spontanéité, mais de trouver un juste milieu entre la planification démesurée de son existence et le fait de se laisser complètement aller à ses désirs présents.

 

L’autonomie kantienne et son dévoiement néolibéral

Dans notre démocratie libérale, l’autonomie de l’individu est souvent associée à un idéal d’autodétermination et d’autosuffisance. Si on en revient à l’étymologie du mot, il est composé d’autos qui signifie « soi-même » et de nomos qui signifie « loi ». L'autonomie consiste donc à se donner ses propres lois. Cette notion moderne qui est au fondement de toute démocratie libérale trouve l'une de ses sources dans la philosophie des Lumières. Selon Kant, l'autonomie s'oppose à l'hétéronomie. Elle coïncide avec la raison et permet de s'émanciper de la tradition, de la religion et de toutes les autorités extérieures à soi qui s'imposent et dirigent notre vie, autrement dit, de ce qui nous rend hétéronomes. L'autonomie représente ainsi une libération par la raison de tout ce qui nous détermine. Aussi, pour le philosophe allemand, il peut y avoir hétéronomie alors même qu’un choix rationnel est adopté par l’agent (1). En effet, il y a hétéronomie quand la volonté est déterminée de manière arbitraire, c’est-à-dire, en ne se soumettant pas à l’exigence de l’universalisation. Il s’agit alors d’aller contre la nature en soi, c’est-à-dire contre l’inclination qui se traduit par le désir et la passion (2). Le sujet fait alors preuve de liberté en agissant au-delà de ses inclinations sensibles ou de l’arbitraire de ses désirs tout en accomplissant son devoir. En faisant un usage adéquat de la raison, on se libère, on sort de la minorité et on dirige sa vie moralement.

Dans la société néolibérale où la rationalité économique s’est étendue partout et les conditions sociales sont de plus en plus menacées, cet idéal d’autonomie a été dévoyé. Aujourd’hui, être autonome correspond au fait d’être « entrepreneur de soi-même », c’est-à-dire que l’individu est perçu comme un entrepreneur qui poursuit des finalités privées. Cet individu crée alors ou saisit des opportunités afin de faire du profit dans un contexte de compétition permanente (3). Ainsi, cette « petite entreprise » qui poursuit ses objectifs en gérant son comportement, ses émotions, ses compétences pour être le plus efficace possible et en s’autoévaluant continuellement est aussi responsable de ses échecs.

 

Les insuffisances de l’autonomie kantienne

Nous pourrions alors répondre qu’il suffit de revenir à la conception originelle de l’autonomie qui a été contaminée par le néolibéralisme. Cependant, il ne suffit pas d’un « retour » à la conception kantienne de l’autonomie pour répondre à cette dérive. En effet, la conception kantienne peut être critiquée pour au moins deux raisons. D'une part, son manque de prise en compte de la vulnérabilité humaine correspondant au fait que nous sommes dépendants de la corporéité, des autres et de notre environnement implique que l’idéal d’autodétermination kantien se fondant sur un sujet isolé et une raison toute puissante est irréaliste. D'autre part, son manque de considération pour l'individualité et le fait que nous avons des désirs qui nous sont propres ne le rendent pas réellement désirable. Comme Martha Nussbaum le souligne, « le kantien pense qu’il faut tracer une distinction nette entre la valeur morale et tout autre genre de valeur et que la valeur morale a une importance plus grande que n’importe quelle autre » (4). Certes, la distinction entre les désirs et la volonté morale protège l'autodétermination des désirs égoïstes, mais cela ne permet pas de concevoir que les désirs peuvent être plus que des désirs égoïstes et néfastes, mais peuvent, au contraire, déterminer ce qui est important dans la vie d'un individu.

            Aussi, s’il importe de renoncer à cette conception de l’autonomie où l’individu est capable de se déterminer seul grâce à une raison invulnérable, cela ne signifie pas qu’il faut renoncer au concept d’autonomie. En effet, ce dernier reste central dans les démocraties libérales et il est nécessaire pour concevoir le fait de mener une vie en accord avec des valeurs qui comptent pour nous sans que nous soyons soumis à des forces extérieures qui nous aliènent ou nous rendent conformistes. Au contraire, l’abandonner revient à laisser la place à la conception appauvrie du néolibéralisme. Ainsi, il est nécessaire de concevoir une conception réaliste de l’autonomie en l’articulant avec la catégorie de vulnérabilité et le fait que nous avons des désirs propres qui sont susceptibles d’évoluer.

 

Une autonomie qui n’est que possible

Si la condition humaine est intrinsèquement vulnérable, pour être plausible, l’idéal d’autonomie doit prendre en compte ce qui fait de nous des êtres humains, c’est-à-dire notre capacité à raisonner, mais aussi notre dépendance au corps, aux autres, à notre environnement, et aux aléas de la fortune. Comment pouvons-nous alors articuler l’autonomie de l’individu avec la catégorie de vulnérabilité ?

Pour pouvoir être satisfait de son existence et se réaliser, tout individu doit pouvoir exercer son autonomie, c’est-à-dire avoir la possibilité de faire des choix éclairés et d’agir en accord avec ce qui compte pour lui. Cependant, la conception kantienne rationaliste et atomiste de l’individu implique que c’est un individu sans appartenances et dépendances qui se réalise. Comme le montre Martha Nussbaum, cette conception kantienne de la personne s’appuie sur une « scission » entre humanité et animalité où c’est la rationalité qui rend possible la soumission à la loi morale et qui donne sa dignité à l’homme. Or, en ne fondant l’autonomie que sur la raison, elle est en soi immuable, non soumise au temps, invulnérable. Ainsi, non seulement il s’agit d’un individu non situé qui ne peut pas exister, mais elle implique aussi de ne pas intégrer notre dimension corporelle impliquant la maladie, le vieillissement et les accidents, car ce qui nous rend digne de respect, la raison, est autosuffisant (5). En opposition à un individu « désincarné », il s’agit alors de concevoir l’autonomie à partir d’un individu intrinsèquement vulnérable, c’est-à-dire corporel, social et qui reste toujours dépendant d’autrui et de son environnement pour se réaliser.

Contrairement à la version kantienne de l’individu, la théorie aristotélicienne intègre la vulnérabilité dans la conception de l’individu.  Il s’agit alors de concevoir l’autonomie à partir d’un être vulnérable qui est un mélange de rationalité et d’animalité (6). L’autonomie est alors soumise au temps, dépendante de facteurs extérieurs et n’est possible que dans une certaine mesure. En effet, comme nous sommes des êtres corporels soumis aux maladies et aux accidents, nous avons besoin des autres pour nous soutenir. De même, en tant qu’êtres sociaux, le développement et le maintien de notre psychisme et de notre intégrité émotionnelle ont besoin de relations interpersonnelles réussies (7). Même notre capacité à raisonner évolue dans le temps, un bébé ou une personne sénile n’ont pas encore ou plus la pleine possession de cette capacité. On comprend alors que l’autonomie n’est que possible et qu’elle a besoin des autres et même d’une structure politique assurant les conditions d’une vie digne pour être maintenue.

Dans un autre registre, nous sommes aussi vulnérables parce que nous sommes dépendants de circonstances indépendantes de notre volonté. Comme le souligne Bernard Williams, les êtres humains sont tout d’abord vulnérables aux aléas de la fortune entendue comme « l’événement qui échappe au contrôle de l’agent, mais qui a néanmoins une influence sur ses projets et une signification pour sa vie » (8). En puisant dans la tragédie grecque, Martha Nussbaum illustre cette vulnérabilité. En effet, des conflits moraux peuvent surgir dans la vie humaine et montrent que peu importe ce qui est choisi, il y aura nécessairement un mal qui sera fait. Loin d’un manque de cohérence ou de primitivité morale (9), la tragédie grecque expose des situations qui démontrent la vulnérabilité humaine.

Bien qu’Agamemnon doive faire la guerre de Troie pour obéir pieusement à Zeus afin de réparer l’affront qui a été fait à son frère, la déesse Artémis l’oblige à sacrifier sa fille Iphigénie pour que sa flotte puisse sortir du port. S’il ne s’exécute pas non seulement, il n’obéit pas au dieu des dieux, mais aussi, tous les membres de son expédition mourront de faim. Ainsi, « un seul choix, nous semble-t-il, celui de sacrifier sa fille Iphigénie, est clairement préférable, en raison à la fois des conséquences et de l’impiété que l’autre choix implique » (10). Agamemnon est alors face à un choix tragique où il sera nécessairement coupable du mal qu’il va produire, car il doit sacrifier sa fille. Cependant, alors qu’il souffre de ce dilemme au début, il arrange au fur et à mesure ses sentiments et se transforme « en collaborateur ». Il coopère avec la nécessité et sacrifie sa fille non consentante d’une manière ignoble, comme la mise à l’abattoir d’un animal qu’on tue pour manger. Pire, il s’enthousiasme même de cette décision, car il agit pieusement. En somme, il agit sans regret et n’éprouve pas de remords (11). On comprend alors qu’Agamemnon commet deux fautes morales, car, bien qu’il n’en ait pas le choix, non seulement il tue sa fille, mais aussi par la manière de le faire, en voulant échapper au tragique et ainsi en n’éprouvant pas les sentiments adéquats liés à la situation.

Cet exemple montre que vouloir échapper aux dilemmes moraux en agissant selon une seule perspective ne satisfait pas la pleine compréhension des situations morales. Le tragique fait partie de l’existence humaine et nous pouvons être confrontés à des situations où aucun choix n’est un bon choix. Nous remarquons alors d’une part, qu’un agent moral peut être pris dans des conflits moraux où il n’y a pas de réelle bonne solution et d’autre part, à quel point il peut être difficile d’agir justement en prenant en compte toutes les composantes importantes de la situation. Martha Nussbaum propose alors une description du bon agent moral :

Finalement, le bon agent éprouvera aussi et manifestera les sentiments appropriés à la personne de bon caractère prise dans une telle situation. Pour lui, la décision ne sera pas une permission accordée aux sentiments d’autosatisfaction, encore moins aux sentiments d’enthousiasme sans rapport avec l’acte choisi. Il montrera dans son comportement émotif, et aussi sentira vraiment que c’est un acte profondément répugnant pour lui et pour son caractère […]. Et après l’action, il se souviendra, regrettera et, si possible, réparera. Son émotion, de plus, ne sera pas simplement du regret, qui pourrait être ressenti et exprimé par un spectateur non impliqué et qui ne demande qu’il ait lui-même mal agi. Ce sera une émotion plus proche du remords, étroitement liée à la reconnaissance du mal commis par lui, en tant qu’agent, bien que malgré lui (12).

 La tragédie grecque peut évidemment nous sembler loin de nous. Cependant, plus simplement, comme le souligne Nathalie Maillard, « certaines formes de vie [ou valeurs] sont incompatibles entre elles » (13). Il peut nous arriver de devoir privilégier un aspect de notre vie au détriment d’un autre qui compte aussi. Par exemple, on peut vouloir des enfants à un moment inconciliable avec d’autres composantes importantes de son existence comme le soin à apporter à une personne dépendante de nous ou l’avancement de sa carrière. Ainsi, devenir autonome ne peut pas consister à vouloir tendre vers un idéal de tranquillité où rien ne viendrait nous perturber grâce à une rationalité parfaite qui nous mettrait à l’abri de tout événement.

Par ailleurs, si la reconnaissance de notre vulnérabilité nous éloigne de la conception kantienne de l’autonomie, comme nous l’avons déjà souligné, cette dernière implique de pouvoir choisir et donc délibérer. Comme Nussbaum le souligne, « Nous sommes capables de délibérer et de choisir, d’élaborer un plan et d’ordonner des fins, de décider activement quelle chose a de la valeur et combien elle en a » (14) et ainsi ne pas être complètement soumis à n’importe quel désir. Cette phronèsis ou sagesse pratique permet alors de délibérer sur les moyens et fins de l’action. Comment alors concevoir cette capacité délibérative liée à l’autonomie sans retomber dans les apories d’un individu qui s’autodéterminerait parfaitement rationnellement ?

 

Bien délibérer quand on est un sujet vulnérable

Aristote écrivait que la sagesse pratique implique de délibérer sur ce qui comporte de l’incertitude et qu’elle n’est pas une simple aptitude intellectuelle, mais qu’elle est liée au fait de mener une vie bonne. Autrement dit, elle implique un « désir droit » qui ne va pas à l’encontre de la morale (15). Quelle est alors la nature de cette bonne délibération faisant intervenir la sagesse pratique ?

Comme nous l’avons vu, nous sommes vulnérables moralement et bien délibérer ne signifie pas qu’il y a nécessairement un seul choix qui est le bon. Aussi, Philippa Foot, théoricienne de la vertu néoaristotélicienne, souligne que si les raisons d’agir liées à autrui sont essentielles, elles ne sont pas nécessairement supérieures aux intérêts personnels. Pour prendre des décisions et agir de manière juste, il est nécessaire de prendre en considération tous les éléments pertinents et de les pondérer (16). En d'autres termes, il s'agit de prendre une décision et d'agir en tenant compte de toutes les considérations pertinentes, il s’agit d’agir « tout bien considéré ». Selon la valeur relative des raisons en jeu, il peut être tout aussi irrationnel de ne pas tenir compte de certaines raisons morales que d'ignorer ses intérêts personnels. Elle souligne alors que le conformisme ou l’abnégation volontaire peuvent ruiner sa propre existence. Bien entendu, cela ne signifie pas que les raisons liées à autrui sont une « option », car on ne verrait pas pourquoi on ne privilégierait pas que ses intérêts. Il est donc nécessaire de considérer les raisons liées à autrui, mais il peut être irrationnel de toujours les privilégier.

Bernard Williams permet d’approfondir la nature de cette délibération en développant les notions de « nécessité pratique » et « d’intégrité ». En effet, un certain rapport à soi est nécessaire pour ne pas être aliéné et mener une vie en fonction de ce l’on estime important. La nécessité pratique est alors une source d’obligation pour l’agent qui découle non pas de la seule morale, mais de son identité (17). Autrement dit, les projets personnels, les engagements qui fondent l’identité d’une personne ne relèvent pas de désirs superficiels négligeables par rapport à ce qui est de l’ordre de la morale, mais de désirs profonds, importants qui participent de l’épanouissement de la personne. Ce sont ces projets existentiels qui nous donnent des raisons de vivre, une motivation concernant la direction que prend notre existence. Il s’en suit que l’intégrité doit être aussi une composante du caractère de l’agent, c’est-à-dire que l’ensemble des engagements ou projets qui forment ces désirs profonds doivent être en accord avec des actions concrètes (18). Néanmoins, il serait illusoire de croire que nous pouvons rester parfaitement intègres tout au long de notre existence. En effet, souvent nous sommes obligés de privilégier certains aspects de notre vie au détriment d’autres que nous estimons aussi importants. Autrement dit, nous pouvons rester fidèles à certaines valeurs tout en étant incapables de poursuivre d'autres engagements que nous considérons comme également fondamentaux. Dans ces situations, décider sur la base de quelle valeur agir nécessite l’intervention de cette sagesse pratique. Cette dernière suppose alors d’être capable d’évaluer ce qui est prioritaire sans que cela soit toujours nécessairement de l’ordre de la justice pour mener à l’action. Cependant, comment pouvons-nous reconnaître dans une situation ce qui est prioritaire sans tomber dans une forme d’arbitraire ?

Charles Taylor permet d’apporter une première précision en critiquant, lui aussi, la « priorité systématique » qui consiste à choisir un domaine de priorité (par exemple la justice) qui est, d’après lui, invivable en pratique. Bien entendu, la sagesse pratique ne consiste pas à identifier une condition suffisante qui serait toujours valable dans tous les cas (19). Mais elle peut consister à identifier différents biens et leurs importances dans l’existence d’un individu. Autrement dit, une action correspondant à un bien ne peut pas être pensée de manière isolée, mais elle doit se penser dans la continuité de la vie d’un individu et ce vers quoi il tend. Charles Taylor donne alors l’exemple d’une dirigeante écologiste pour montrer comment peuvent s’articuler ces différentes exigences en insérant une dimension essentielle pour concevoir l’existence d’individu : le « devenir » de l’individu est alors aussi un critère éthique à prendre en considération dans la délibération.

Imaginons une république tropicale gouvernée par une coalition de la gauche et des écologistes. La dirigeante du Parti Vert (appelons-la Priscilla) est ministre des Ressources naturelles, elle s’est juré de protéger les forêts tropicales de la destruction totale. Mais les rapports de force sont tels qu’il devient clair que le seul moyen d’éviter des destructions plus graves est de livrer x hectares de forêt aux tronçonneuses d’une grande multinationale. Priscilla est intellectuellement convaincue par cet argument, elle réalise qu’il serait irresponsable de saboter cet arrangement, mais elle demande à être relevée de son portefeuille, afin de ne pas être elle-même la personne qui présentera la législation requise et la fera passer au parlement. Quelque chose de l’ordre de l’intégrité est en jeu ici. Cet acte irait contre toute l’orientation de sa vie, contre les causes auxquelles elle s’est consacrée (20).

Comme Taylor le souligne, des biens différents sont en jeu, « d’une part, les résultats d’un raisonnement conséquentialiste sur le bien commun, d’autre part, les exigences de la fidélité à soi » (21). Comment peut-on alors prendre une décision sans qu'elle soit arbitraire ? Dans un tel contexte, décider d'agir d'une manière ou d'une autre nécessite de recourir à la sagesse pratique, qui guide l'action en mobilisant ce que Taylor appelle des « capacités d’articulation » (22). Ces capacités permettent de reconnaître différents biens de vie, leur importance et comment les harmoniser au sein d'une existence où nous nous épanouissons. Comme le souligne le philosophe, « nous ne sommes pas là simplement pour accomplir des actes isolés, chacun étant juste, mais pour vivre une vie, ce qui signifie devenir un certain type d’humain » (23). Dans cette délibération, il ne s’agit pas de peser les biens pour déterminer lequel a le plus de poids, mais de démontrer leur complémentarité. Aucun bien ne doit dominer les autres, ils doivent s'harmoniser en tenant compte de l'unité de l'existence. Il est alors crucial de considérer le « moment propice », le kairos, pour comprendre pourquoi Priscilla agit de cette manière à ce moment précis : « à un autre moment de sa vie, elle aurait été capable d’agir différemment, mais elle ne le peut pas, étant donné ce qu’elle est maintenant » (24). Ainsi, comme le conclut Taylor, « la diversité des biens doit être équilibrée par celle de l’unité d’une vie, au moins au titre d’une aspiration à laquelle nous ne pouvons échapper » (25). La sagesse pratique implique d’interroger ses choix en rapport avec son expérience afin de percevoir ce qu’ils signifient sur l’unité de sa vie et de prendre garde à la personne qu’on devient en choisissant telle ou telle direction. En somme, une manière de savoir quel choix est préférable dans une situation est de se demander quelle(s) conséquence(s) il peut avoir sur la personne qu’on est susceptible de devenir et si cela nous convient. Cependant, est-ce qu’il ne s’agit pas d’une rationalisation excessive de son existence qui ne laisse pas assez de place à la spontanéité et qui, in fine, reconduirait l’idéal d’autodétermination rationnel ?

 

Naviguer entre une planification à long terme de son existence et des désirs spontanés

C’est en nous représentant comme des êtres vulnérables en devenir et dont l’existence doit avoir une certaine unité que nous délibérons en considérant les biens importants et que nous pouvons nous épanouir avec les autres. Cependant, on pourrait objecter que nous pourrions tomber dans une conception de l’autonomie trop prudente qui ne laisse que peu de place à la spontanéité en calculant excessivement les conséquences de nos choix. En effet, il semble nécessaire de ne pas retirer de son existence tout laisser aller pour suivre un « plan de vie » défini à l’avance, car, comme le souligne Larmore, les plus grands biens peuvent être imprévus (26). Avoir un « plan de vie » déterminant tous les aspects importants de son existence à l’avance est trop prudent et, bien que cela puisse être rassurant, cela ne semble pas réellement désirable. L’existence humaine ne perdrait-elle pas de sa saveur si tous ses éléments importants étaient déterminés à l’avance ? Tout comme nous évoluons en fonction de nos expériences, ce qui compte dans nos existences change également au fil du temps. Autrement dit, ce qui est précieux dans une existence est en constante évolution. Il y a donc un équilibre à trouver entre deux extrêmes pour permettre notre épanouissement entre se laisser complètement guider par ses désirs présents sans rien prévoir, et tout planifier sans laisser de place à l'imprévu. Il s'agit alors de rester ouvert et flexible par rapport à nos engagements, car l'expérience peut nous amener à les modifier en révélant des perspectives inattendues. Comme le souligne Martha Nussbaum en suivant Aristote, la sagesse pratique nécessite une réactivité à notre environnement, qui n'est pas le résultat d'une intelligence purement scientifique et dépourvu de passions, mais qui se nourrit également de ces dernières.

Aristote nous rappelle que, comme les archers, il est plus facile d’atteindre notre cible si nous essayons, grâce à la réflexion, d’en avoir une vision plus claire. Mais Aristote nous met aussi en garde contre la tentation d’aller trop loin dans cette voie, en montrant que toutes les tentatives pour rendre la sagesse pratique plus scientifique et plus contrôlée conduisent à un appauvrissement du monde de la pratique […]. Accorder la priorité au général nous prive de la valeur éthique de la surprise, du rôle du contexte et de la particularité (27).

La sagesse pratique implique donc une délibération rationnelle qui laisse la place à l’imprévu, à la surprise. Bien entendu, cette manière d’être ne s’acquiert pas juste parce qu’on l’a décidé. Autrement dit, la raison n’a pas un pouvoir de validation ou d’invalidation absolue sur nos désirs. Il serait faux de croire qu'une rationalité parfaite nous donne le pouvoir de décider quels désirs méritent d'être réalisés. En réalité, nous sommes plus ou moins disposés à accomplir certains désirs. La délibération consiste alors à mettre en lumière les bonnes raisons d'agir, mais il est aussi nécessaire de reconnaître que ces raisons doivent s’articuler avec un processus de perfectionnement où l'individu est disposé à les entendre. Comme le souligne Laurent Jaffro, le rôle de la raison ne se limite pas à évaluer et à approuver ou non nos désirs, mais implique également une orientation sur le long terme (28). C'est parce que nous avons cultivé certaines tendances sur le long terme et dirigé notre volonté vers certains biens que nous sommes en mesure de « refréner tel désir ; à utiliser tel désir pour tempérer tel autre désir ; à différer l’acceptation de certains de ces désirs ou en avoir de nouveau. En d'autres termes, il s'agit de s'habituer à suivre certains désirs tout en en restreignant d'autres, afin que les désirs liés à une vie bonne deviennent de plus en plus profonds, intégrés et finissent par façonner le caractère de l'individu.

 

Pour conclure, l’autonomie ne peut plus correspondre à un idéal d’autodétermination ou d’autosuffisance, car nous sommes intrinsèquement vulnérables et donc dépendant de facteurs hors de notre volonté qui peuvent toujours la mettre en péril. Ainsi, à partir de la reconnaissance de cette catégorie, l’autonomie n’est que possible et elle a besoin d’être développée, maintenue et même soutenue par nos relations. Cette autonomie est sous-tendue par une sagesse pratique qui n’implique pas que l’on doit toujours agir en fonction de la justice prioritairement, mais de parvenir à pondérer ce qui est essentiel dans une situation par rapport à des enjeux de justice, ce qui est constitutif de son identité, de ses projets personnels ou encore ce que l’on souhaite devenir. Il ne s’en suit pas non plus que la bonne délibération concernant la réalisation de ce que l’on estime implique de planifier de manière excessive son existence sans laisser de place à l’imprévu ou la spontanéité. En suivant Aristote, elle est un juste milieu entre se laisser complètement aller à ses désirs présents et tout planifier et donc agir que selon les valeurs les plus essentielles de son existence. La bonne délibération implique une souplesse d’esprit et la volonté de ne pas tout contrôler.

Enfin, nous pourrions ajouter que cet idéal ne peut pas se concevoir de manière réaliste sans condition morale englobant des enjeux de société. En effet, non seulement nous dépendons d’autrui pour développer et maintenir cette autonomie, mais aussi, pour que cela soit cohérent, il est nécessaire d’avoir des désirs qui sont compatibles avec la société ou la forme de vie dans laquelle nous vivons. Autrement dit, il ne peut pas exister d’autonomie réaliste sans inclure une responsabilité envers autrui. En outre, il s’agit dans la forme de vie démocratique de garantir la possibilité pour les générations présentes et à avenir d’avoir aussi la possibilité de mener une vie digne et autonome.

 

 

Notes :

1. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, dans O’Neill O., « Autonomie : le roi est nu » (2003), trad. fr. Chavel S. et Laignel-Lavastine A., Raison publique, n° 2, avril 2004, p. 6.

2. Jouan M., « L'autonomie, entre aspiration et injonction : un idéal ? », Vie sociale, vol. 1, no. 1, 2012, p. 45.

3. Foucault M., Naissance de la biopolitique Cours au collège de France (1978-1979), Gallimard, 2004, p. 271-290.

4. Nussbaum M., La Fragilité́ du bien. Fortune et éthique dans la tragédie et la philosophie grecques [1986], tr. fr. Colonna d’Istria G. et Frapet R., avec la collaboration de Dadet J., Guillot J-P. et Présumey P., Paris, Éditions de l’éclat, 2016, p. 5-6.

5. Ibid.

6. Nussbaum M., Capabilités. Comment créer les conditions d'un monde plus juste ?, Paris, Flammarion, coll. « Climats », 2012, p. 172.

7. Maillard N., La vulnérabilité́ une nouvelle catégorie morale ?, Genève, Labor et Fides, coll. « Le champ éthique » 2011, p.198-199.

8. Duhamel A., Une éthique sans point de vue moral, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Mercure du nord », 2003, p. 84.

9. Nussbaum M., La Fragilité́ du bien, op. cit., p. 30-31.

10. Ibid., p. 41.

11. Ibid., p. 41-44.

12. Ibid., p. 51.

13. Maillard N., Faut-il être minimaliste en éthique Le libéralisme, la morale et le rapport à soi, op. cit., p. 108.

14. Nussbaum M., La Fragilité́ du bien, op. cit., p. 3.

15. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. R Bodéüs, GF Flammarion, 2004, III, 1112 b 30.

16. Foot P., Le Bien naturel, trad. J. E. Jackson et J.-M Tétaz, Genève, Labor et Fides, 2014, p. 16.

17. Duhamel A., Une éthique sans point de vue moral, op. cit., p. 66.

18. Ibid., p. 47.

19. Taylor C., « la conduite d’une vie et le moment du bien », dans La liberté des modernes, trad. P. de Lara, PUF, 1997, p. 298.

20. Ibid., p. 295.

21. Ibid.

22. Ibid., p. 299.

23. Ibid.

24. Ibid., p. 303.

25. Ibid., p. 305.

26. Larmore C., Les pratiques du moi, Paris, PUF, coll. « Éthique et philosophie morale », 2004, p. 236.

27. Nussbaum M., La Fragilité́ du bien, op. cit., p. 381-382.

28. Jaffro L., « Délibération et perfectionnement. Sur une prétendue erreur du rationalisme moral », dans Laugier S. (dir.). La voix et la vertu,

 


 

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news-6063 Tue, 02 Jul 2024 14:07:19 +0200 Un ouvrage malicieux de Dominique FOLSCHEID « En même temps » Quand Jean de La Fontaine raconte Emmanuel Macron https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-ouvrage-malicieux-de-dominique-folscheid Que dirait Jean de la Fontaine de la France d’Emmanuel Macron ? C’est à ce « en même temps » sautant par-dessus les âges que se livre ici, avec style, brio et malice, Dominique Folscheid. En nous prouvant qu’il ne saurait être de meilleur commentateur de notre chronique politique que notre immense fabuliste. Et en convoquant, en vingt-deux actes, son éternel bestiaire pour peindre, comme jamais, la drôle d’époque que nous vivons. Place, donc, au corbeau et au renard, à la cigale et à la fourmi. Mais aussi aux chauves-souris, ânes, chiens, loups, boucs, crapauds et autres créatures facétieuses, fantasques, tristes ou tragiques que nous croisons quotidiennement. Les bêtes peuplent la ménagerie que constitue notre actualité. Leurs aventures, bienfaits ou méfaits, se soldent, aujourd’hui comme hier, par des morales qui sont autant de trésors de bon sens. Voici, pour en finir avec la morosité ambiante, le théâtre héroïque et humoristique du temps présent. Et dont vous êtes, animal vous-même, impatient de voir se lever le rideau. Un livre décapant. Un livre hilarant. Un livre éclairant. Pour rendre un peu plus grand notre siècle.


Professeur émérite de philosophie morale et politique à l’Université Paris-Est, Dominique Folscheid est l’auteur de nombreux ouvrages dont Made in labo. De la procréation artificielle au transhumanisme, aux Éditions du Cerf.

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news-6062 Tue, 02 Jul 2024 13:58:52 +0200 Aux autres "empêchés" du médico-social : penser des insignifiances qui n'en sont pas https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/aux-autres-empeches-du-medico-social-penser-des-insignifiances-qui-nen-sont-pas Par Olivier Carré

 

Olivier Carré a exercé une très grande partie de sa carrière professionnelle dans le secteur de l'éducation spécialisée, plus particulièrement dans le secteur du handicap. Il a été éducateur, chef de service, directeur de plusieurs établissements du médico-social, et a accompagné, pour le compte d'une fondation, des directeurs dans un rôle de conseil. Aujourd'hui, il intervient comme formateur auprès des travailleurs sociaux dans les domaines du Droit et de l'éthique et il est étudiant au Master Humanités médicales à l'université Gustave Eiffel.

 

Article référencé comme suit :

Carré, O. (2024) « Aux autres "empêchés" du médico-social : penser des insignifiances qui n'en sont pas » in Ethique. La vie en question, juillet-août 2024.

 

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

             Qu’il est hideux ce petit mal qui ce camoufle dans les interstices de la vie, dans les encoignures de nos existences, dans les plis de nos négligences. Qu’il est ventripotent ce petit mal qui se nourrit, se délecte, des insignifiances quotidiennes qui peuvent joncher les couloirs de certains établissements du médico-social où essaient de vivre des gens que l’on dit en situation de handicap. Qu’il est insidieux ce petit mal qui est de l’ordre de l’infiniment petit, du presque invisible.

             Qu’il peut pourtant être facile à débusquer au détour d’un geste de trop, qui a volonté de déterminer à la place d’autrui ce dont il a besoin de faire, de boire, de manger, d’aimer, ou d’un flot verbal qui est censé dire ce que l’autre pense sans lui demander son avis, son envie, son amour du moment.

            Pas besoin de monstres, de bourreaux, pour que puisse officier le petit mal ; « madame et monsieur tout le monde » suffiront.

 

Les insignifiances et l’absence de pensée

On peut avoir choisi un métier dans le médico-social car notre volonté première était de contribuer à un monde plus juste, et dans nos actes quotidiens, contribuer à des formes d’injustices sans y penser, ce que nous appelons des insignifiances. On peut ainsi avoir été motivé par l’idée de permettre à des personnes en situation de handicap d’avoir une véritable place dans la société, qui leur permette d’être véritablement des femmes et des hommes, et dans des actions quotidiennes contribuer à les déshumaniser en les appréhendant comme des objets et en niant leur qualité de sujet.

            Mais pourquoi est-il important de penser le sens de notre travail et les actions concrètes que nous sommes à même de mettre en œuvre dans notre emploi ? Tout simplement, parce que ces dernières doivent nous permettre de vérifier si notre comportement est en adéquation avec les valeurs morales, qui sont défendues dans notre secteur professionnel, et qui donnent sens à notre existence. Nous savons bien que les actes sont bien plus importants que les discours, car ils traduisent concrètement le monde auquel on aspire. Aussi, dans la vie professionnelle, il y a toujours des moments où il est nécessaire d’évaluer si une action est bonne ou pas, au risque de perdre le sens de ce que nous faisons. Ainsi, l’action professionnelle sera considérée comme bonne, ou pas, au regard de ce qui nous guide dans la vie.

            Pour lier notre propos au sujet qui nous préoccupe, il suffirait de mettre en lumière les insignifiances qui peuvent encombrer les établissements du médico-social. Ainsi, on peut considérer les insignifiances comme des actes professionnels sans grande importance, sans grande valeur et qui ne sont signifiants que pour peu de personnes. Nous entendons, ainsi, le vocable insignifiance dans ces deux acceptions : qui n’a pas de valeur et qui n’a pas de sens ; autrement dit, les insignifiances seraient de l’ordre du négligeable et ne présenteraient pas de signe intelligible pour bon nombre de professionnels ; on pourrait même considérer qu’elles sont invisibles pour les profanes. On peut affirmer également que les insignifiances ne prennent pas leur source dans la méchanceté car elles n’ont pas la volonté de nuire, quelles ne sont pas de l’ordre de la maltraitance, puisqu’il n’y a pas matière à sanctionner. Elles ne sont pas plus les synonymes des négligences, qui elles sont du côté du manque, alors que les insignifiances se situent dans l’action, en proximité de l’excès, du trop.

            En revanche, on peut faire l’hypothèse que ce sont des actes qui ne sont pas réfléchis d’un point de vue moral, qui sont fait sans y penser, ou qui sont réalisés avec une bonne intention, mais sans en mesurer pleinement les conséquences. Une insignifiance, par exemple, c’est : servir à table une personne handicapée comme un enfant pour éviter des maladresses ; pratiquer un rasage quotidien pour autrui parce que ça fait plus propre ; rendre impossible, par de petites actions anodines, une relation amoureuse sous prétexte qu’elle pourrait induire un chagrin d’amour ; décider pour quelqu’un d’une destination de vacances, d’un programme de télévision, sous prétexte qu’il aime bien d’habitude ; faire prendre des douches à 17h00 à un collectif sous prétexte que c’est plus pratique et faire, par là-même dîner des résidents en pyjama chaque soir. Ces actes sans grand relief, autrement dit ces insignifiances, pourraient incarner le mal, un petit mal en quelque sorte. Celui du quotidien, celui qui fait peu de bruit, celui qui s’installe insidieusement, dans le quotidien des personnes handicapées et… dans celui des professionnels. Un petit mal qui, banalisé, déshumanise, au fil du temps, les uns et les autres.

            Si les insignifiances sont semblable à une démission de la pensée, il faut sans aucun doute comprendre ce que nous entendons dans l’acte de penser afin d’être plus précis dans nos propos. Mais voyons donc en premier lieu ce que n’est pas la pensée car bien souvent des mirages nous laissent à prendre des vessies pour des lanternes, et, par là-même, à prendre des actions pour des véritables actes de pensée alors qu’il n’en n’est rien. En effet, souvent à l’acte de penser nous préférons obéir, souhaiter, connaître.

 

Qu’est-ce que ne pas penser ?

Quand on obéit, on se soumet à quelqu’un en se conformant à ce qu’il ordonne ou défend. L’activité de penser semble, alors, exclue de l’action d’obéir puisque qu’en obéissant, on exécute un ordre qui nous est donné sans avoir, pour autant, la nécessité, le besoin, de penser ce que l’on fait. Dans cette forme d’obéissance, il n’est point besoin de penser, il suffit juste d’exécuter ce que l’on nous demande de faire. On pourrait alors considérer, qu’obéir c’est le contraire du choix délibéré, de la préférence.

            Toutefois, ne pourrions-nous pas envisager que l’action d’obéir pourrait être, malgré tout, accompagnée de l’activité de penser. On pourrait le croire dans la mesure où l’obéissance n’est pas nécessairement une activité de robot. En effet, si l’obéissance aveugle exclut naturellement l’activité de penser, l’action d’obéissance mesurée peut tout à fait être empreinte de l’activité de penser ; on mesure, on réfléchit à ce que l’on nous demande de faire, on résiste à nos pulsions.  Mais, il nous semble alors qu’elle est l’antichambre de la désobéissance, et que dans ce cas bien précis, obéir n’est plus du même bois que précédemment : obéir, ne serait plus tout à fait obéir, ce serait décider d’obéir et, par là-même, ne plus obéir vraiment.

            Mais alors si l’action d’obéir est si peu saillante, si peu plaisante, mettant en relief plutôt nos mauvais penchants, ceux qui font de nous des moutons de Panurge, pourquoi la préférer à l’action de penser ? La réponse est complexe, pourtant nous pourrions dire qu’il est par moment plus aisé, plus confortable, d’obéir que de penser, délibérer, décider. En effet, obéir c’est éviter de faire face à des dilemmes, puisque nous ne décidons pas, et que nous pouvons avoir juste le sentiment d’être un rouage, ce qui nous dédouane de toute responsabilité.

Laissons maintenant ce verbe « obéir », et allons voir si « souhaiter » est la même chose que « penser ».   

             Souhaiter c’est désirer, pour soi ou pour un autre, la possession ou l’usage de ce qui est absent. Ainsi on peut souhaiter des choses qui ne sont pas à notre portée, sur lesquelles on ne peut pas penser, délibérer, décider. En effet, on peut souhaiter que cette jolie femme nous aime, que notre salaire soit plus important, mais on ne peut pas en décider. D’ailleurs, Aristote nous montre bien ce qu’est l’acte de souhaiter : « L’on ne décide pas des choses impossibles et, à le prétendre, on passerait pour un idiot, alors qu’on peut souhaiter des choses impossibles, par exemple l’immortalité. De plus, l’on peut aussi exprimer un souhait quand il s’agit de choses pour l’exécution desquelles l’on ne peut être d’aucune ressource, par exemple la victoire d’un certain acteur ou d’un athlète (1). » L’on voit bien qu’il n’y a pas de délibération sur ce qui est hors de portée, inaccessible. En d’autres termes, le souhait est d’essence passive, un peu comme le rêve. On peut rêver à tout va, sans suer une seule goutte, sans dépenser une once d’énergie. On peut souhaiter à tout va, sans jamais s’engager, sans jamais élaborer une pensée qui puisse faire naître une décision. On peut même exprimer des souhaits, qui n’ont pour volonté que de rassurer celui qui les exprime ; en affirmant, par exemple, la volonté d’un monde empreint de justice.

            Comme l’acte d’obéir, celui de souhaiter n’est pas d’une grande rutilance et ne nous incline pas à vouloir en user de façon excessive. Pourtant, nous l’avons dit au préalable, il nous semble souvent préféré à l’acte de penser, et par là-même, à celui de décider. Pourquoi en est-il ainsi ? La réponse est à nouveau complexe, mais peut être d’une autre nature que celle qui était liée à l’action d’obéir, et à la volonté de s’en détacher. En effet, si souhaiter peut être, comme l’acte d’obéir, lié à une volonté de confort, de prise de risque à l’état zéro, le fait de ne pas rester dans cette posture de rêve est peut-être plus complexe que de quitter une posture d’obéissance.          

            En effet, pour dépasser le souhait, il faut faire preuve d’une grande habilité pour mettre sa pensée en marche en ayant un certain sens des réalités qui autorise à voir ce qui est faisable. Ainsi, si je souhaite, au préalable, un monde plus juste, il faudra me détacher de ce désir premier, et voir ce qu’il est possible de faire, à l’aide d’une action, pour tendre vers cet idéal tout en sachant qu’il ne sera jamais pleinement atteint. Savoir ce que l’on ne peut pas faire, est une chose, et savoir ce que l’on peut faire, en est une autre. Arriver à concilier les deux, demande une grande habilité, et finesse. D’où, nous semble-t-il, la difficulté de dépasser l’acte de souhaiter. 

            Nous venons de voir que souhaiter ne nécessitait pas l’acte de penser. Aussi, allons voir si connaître est penser.

            A propos du mal et du bien, souvent nous attendons de la connaissance, qu’elle nous aide à prendre une direction, qu’elle nous éclaire et nous fixe un but. Alors nous faisons fausse route, car si le savoir doit nous aider à discerner le vrai du faux, il n’a pas de rôle à assumer dans la conduite de notre vie. Hannah Arendt le dit, ainsi, à sa manière : « La manifestation du vent de la pensée, n’est pas le savoir ; c’est l’aptitude à distinguer le bien du mal, le beau du laid (2). » En d’autres termes, le savoir doit nous renseigner sur la réalité, mais n’a pas pour fonction de l’évaluer ou de la juger : il se prononce sur ce qui est, non sur ce qui devrait être. D’ailleurs, la connaissance peut être synonyme de piège. Car parfois, nous voulons connaître, comprendre le monde qui nous entoure, pour éviter de nous pencher sur notre intériorité.

            Aujourd’hui nombre d’experts tendent à vouloir imposer leurs jugements, en s’appuyant sur leurs compétences théoriques, car ils oublient que le savoir impose des faits, pas des normes. Il faut bien dire que l’intelligence, et on peut présumer que les hommes de science n’en soient pas dépourvue, n’est pas garant de perspicacité. Bien au contraire, elle peut empêcher de mettre à l’œuvre la pensée d’un être intelligent qui se positionne en tant que sachant ce qui rend difficile, l’apprentissage, le doute, le questionnement. Ainsi, on peut être intelligent, savant, et ne pas être sujet à l’activité de penser. Hannah Arendt l’indique de cette manière : « absence de pensée ne veut pas dire stupidité ; elle se manifeste chez des gens très intelligent » (3). 

            Mais après tout, il n’y a rien d’étonnant à ces propos, car les décisions pratiques, qui nous autorisent à choisir des fins que nous souhaitons poursuivre, ne relèvent d’aucune expertise théorique. Elles sont affaire de préférences, de choix, parce qu’elles ne sont pas déterminées. Ainsi, là où la connaissance se révèle impuissante, car hors sujet, il faut délibérer/penser pour être à même de décider de ce qui dépend de nous. Et nous délibérons d’autant plus que nous ne savons pas, a priori, ce que l’on devrait faire.

            Nous l’avons vu l’intelligence n’est pas la pensée. Pour autant, l’une n’exclut pas forcément l’autre, et on peut être intelligent et être en capacité de penser. D’ailleurs, dans son travail de distinction entre le savoir et la pensée Hannah Arendt fait le lien entre ces deux concepts : « Je n’ai pas l’intention en distinguant vérité et signification, savoir et pensée, et en soulignant l’importance d’une telle différenciation, de nier le fait que la pensée en quête de signification, et le savoir en quête de vérités sont liés (4). » Pour notre part, nous pensons que le savoir devrait être à disposition de la pensée, en quelque sorte son vassal. Il ne devrait se contenter de nous éclairer, de nous renseigner sur le réel afin que la pensée puisse s’en emparer, et voir ce qu’il serait bon que soit la réalité.    

            Nous venons de voir qu’obéir, souhaiter, connaître, n’est pas penser. Allons voir maintenant, ce que peut être l’activité de penser.

 

Quand penser est chose fort compliquée

            Platon, cinq siècles avant notre ère, définissait la pensée comme : « un dialogue intérieur que l’âme entretient, en silence, avec elle-même (5) ». Mais que voulait dire le philosophe dans cette idée de dialogue silencieux ? Parlait-il d’un dialogue entre « entre moi et moi-même » entre une part de moi qui pense blanc et l’autre partie qui pense noir. Autrement dit, une manière de peser, ce qu’il est bon de faire ou de ne pas faire, ce qu’il est bon de dire ou de ne pas dire ?

            Il nous semble que oui, et nous pensons que le philosophe est au plus juste dans cette définition. D’ailleurs, penser c’est également peser (du latin pensare, peser, évaluer) et, à cette occasion, on peut voir une grande proximité avec le vocable délibération qui dit l’hésitation entre plusieurs solutions possibles et une manière de peser avant d’agir ; le mot vient du latin librare où on trouve libra qui était une unité de mesure pondérable. Penser serait donc en lien avec l’action de délibérer, et donc, par là-même de décider.

            Derrières nos propos, nous voyons d’emblée que penser nous permet alors de juger ce qui est juste et injuste de faire, ou d’avoir fait. Nous pouvons considérer que le contraire serait l’absence de jugement dans un acte, soit une forme d’inconscience dans le faire ; ou plus exactement, pour ce qui nous intéresse, l’absence de jugement dans une action, ayant trait à l’accompagnement des adultes en situation de handicap. Il nous semble que cette absence de jugement présente des liens de cousinage avec l’inconscience. En effet, sans conscience, pas de regret, pas de remords, pas de remise en cause, pas de mauvaise conscience (6), pas de pensée structurée au service du bien faire.

             Pour autant, nous pouvons affirmer que penser à ce que nous faisons est compliqué dans la vie de tous les jours, souvent remplie d’une multitude de turpitudes. Mais les difficultés de penser ne sont pas qu’externes à l’éventuel penseur, elles sont aussi, et pour une bonne part, liées, directement à l’individu. En effet, si l’activité de penser nécessite une pensée autonome libérée de tout diktat, nous voyons d’emblée les difficultés. En effet, il suffit d’avoir en tête, nos appartenances à des groupes constitués (amis, politique, syndical etc.), où la pensée semble commune, à nos liens de subordination dans le travail, qui peuvent induire une forme d’obéissance aveugle, à notre ambition professionnelle, qui peut faire fi de nos engagements passés, pourtant enracinés dans des convictions profondes, pour comprendre qu’il n’est pas aisé de penser à la manière de Platon. Pour poursuivre notre réflexion, il nous faut maintenant aller voir si la volonté d’agir en cohérence avec notre entendement est chose simple.

            Dans son traitement du concept de le volonté, Hannah Arendt indique : « Je peux prendre une décision contre l’avis de ma raison, de même je peux prendre une décision contre la pure attraction exercée par les objets de mon appétit, et c’est la volonté plutôt que la raison ou l’appétit qui décide de ce que je vais faire. Donc, je peux vouloir ce que je ne désire pas et je peux ne pas vouloir, consciemment, ce dont la raison me dit que c’est bien, et dans tout acte, ce « je veux » ou ce « je ne veux pas » est le facteur décisif. La volonté est l’arbitre entre la raison et le désir ; et dès lors, la volonté seule est libre (7). »

            Pour éclairer, et imager les propos de la philosophe, nous pourrions, dans une même soirée, décider de fumer une cigarette, alors que nous savons que nos problèmes pulmonaires nous l’interdisent, et décider, par ailleurs, de ne pas sortir avec nos amis, la veille d’un jour de travail, afin d’être raisonnable, alors que nous en avons terriblement envie. Dans ce cas de figure, la volonté est bien l’arbitre entre l’entendement (suivant ainsi une certaine tradition philosophique, nous préférons ce terme à celui de « raison ») et le désir. Dans la première situation, la volonté s’oppose à l’entendement en répondant positivement à un désir, dans la deuxième, la volonté s’oppose au désir, en choisissant l’entendement. On perçoit dans ces deux situations que la volonté est libre. Libre de répondre positivement, ou non, au désir ou à l’entendement, qui eux à contrario ne le sont pas. Effectivement, le désir n’est pas libre, nous désirons ou nous ne désirons pas, nous ne décidons pas de nos appétits. Mais l’entendement ne l’est pas plus. En effet, ce dernier, qui est à la fois, l’activité pensante de l’homme et son résultat, ne l’est pas davantage. Car si nous sommes libres de penser, nous ne sommes pas libres du résultat de notre pensée. En effet, nous pouvons regretter de penser ce que l’on pense, car notre pensée peut nous mettre dans l’inconfort si notre volonté ne décide pas de suivre notre entendement. Par exemple, si notre entendement nous dit qu’il est mauvais de fumer pour notre santé, mais que notre volonté décide que nous pouvons fumer, pour répondre positivement à notre désir, il est possible que nous soyons amenés à regretter de l’avoir fait par la suite, voire nous pouvons être amené à avoir du remords, si dans quelques années nous déclarons un cancer du poumon.

            Enfin, si l’acte de penser est lié, comme nous venons de le voir, à notre intériorité, l’environnement peut induire une forme d’engourdissement moral pour tout un chacun. Aussi, dans la partie qui va suivre, nous allons essayer de voir, si le secteur du médico-social n’est pas responsable d’une forme d’économie de la pensée.

 

Quand penser peut être chose empêchée

Le secteur du médico-social depuis une vingtaine d’années s’est organisé à l’aide de lois, de recommandations de bonnes pratiques professionnelles, de procédures qualité, de protocoles, ayant pour volonté le respect des droits des usagers avec, en filigrane, le souci d’une plus grande professionnalisation induisant une efficacité plus prégnante. Et s’il n’est pas possible de contester la volonté de bien faire de l’ensemble du dispositif, force est de constater que celui-ci porte en lui un effet pervers.

            Ainsi, à force de légiférer, de protocoliser, de réglementer, un réel humanisé au plus haut point, l’ensemble du dispositif a induit un prêt-à-penser qui semble déshumaniser, bien souvent, les professionnels qui finissent par ne plus savoir penser en autonomie, avec pour conséquence, la déshumanisation des personnes accompagnées. Afin d’étayer notre propos, nous allons nous appuyer sur deux exemples qui peuvent éclairer le lecteur : les évaluations et la démarche qualité. 

            D’une manière générale, on peut dire que l’histoire de l’évaluation est en lien avec la modernisation des Etats, le triomphe de la pensée managériale et son obsession de rationalisation, qui prône les notions d’efficience et d’efficacité. En France, dans le secteur du sanitaire et social, l’évaluation s’est d’abord développée dans le champ de la santé où la législation a pris une dizaine d’années d’avance sur son introduction dans l’action sociale.

            Désormais, la question de l’évaluation est bien au cœur des politiques sociales, et le médico-social, qu’il soit public ou associatif, est amené à adopter un vocabulaire où certains vocables – « évaluation », « accréditation », « pilotage », « amélioration continue de la qualité », « contrat d’objectifs et de moyens » – sont fort usités. Si cette dynamique d’évaluation présente de l’intérêt pour la rigueur et l’efficacité, elle comporte aussi des risques de dérives que nous pouvons mettre en lien avec le sujet qui nous préoccupe.

            L’évaluation est un processus par lequel on délimite et obtient des informations utiles permettant de juger les décisions, les actions. Elle n’est donc pas neutre et peut provoquer des débats conflictuels. En effet, en période de fortes contraintes économiques, son objectif est souvent transformé par l’application de nouvelles modalités managériales, et par des procédures standardisées, déshumanisées. Cela entraîne la prescription d’un certain type de travail social aseptisé, dans une organisation rationalisée visant principalement l’atteinte de résultats quantifiables. Dans cette forme de dynamique, les professionnels deviennent des rouages au service d’un bien commun déterminé ; la pensée individuelle n’est, bien souvent, pas de mise.

            Pour autant, les évaluations, en tant que telles, ne sont pas à mettre au rebut, c’est leur but, leur application, qui doivent être regardées à la loupe. Sans cette précaution, le risque est grand de déshumaniser les professionnels concernés, en les utilisant dans une forme de robotisation, au service d’une rationalisation toujours plus grande. 

             En même temps que l’évaluation, on a observé l’avènement de la démarche qualité dans l’action sociale et médico-sociale. En premier lieu, elle peut être séduisante, et paraître adaptée. Qui peut en effet, se déclarer contre la qualité ? Pour autant, importée du monde industriel, on peut se demander si cette notion particulière de « qualité » peut être transposée de façon pertinente à l’action sociale et médico-sociale. La motivation du monde économique est pragmatique et s’inscrit davantage dans une logique d’efficacité et de productivité, plus que dans une recherche de sens. Mais alors qu’en est-il dans le médico-social ?

            A l’instar du secteur marchand, nous avons pu voir au fil du temps, dans le secteur, que la qualité pouvait parfois être recherchée comme moyen de redorer une image publique, en vue d’une légitimation plus grande. Le recours à une certaine forme de publicité, sur des critères apparents de qualité, peut contribuer alors à une qualité de façade. De plus, quand la démarche qualité est vue exclusivement avec une visée de qualité totale, on peut avoir la volonté de tendre vers un fonctionnement optimal. La perfection technique cherche alors à trouver pour chaque type d’action, et de situation, la meilleure procédure, celle qui sera la plus efficace<s>,</s> et dont l’utilisation permettra d’assurer toujours le meilleur résultat. Mais, la recherche de l’excellence, du zéro défaut, génère une standardisation et une conformité au détriment de toute initiative et créativité. Il est bien évident que, dans ce cas de figure, la technique va à l’encontre de l’éthique car nous sommes à l’état zéro de la pensée ou, tout du moins, ce qui est offert au professionnel est un prêt à penser qu’il doit se contenter d’enfiler, cérébralement parlant. Il faut alors être d’une grande vigilance pour ne pas pervertir cette volonté de mieux faire qui est sans aucun doute nécessaire aux personnes en situation de handicap. Pour cela, nous sommes convaincu qu’il ne faut pas laisser aux qualiticiens, qui semblent être les nouveaux dieux opérants du secteur, le privilège d’exercer la qualité en nous proposant un accompagnement de surface, de grandes surfaces : un terreau parfait pour multiplier les insignifiances.     

 

Qu’un « empêché » peut en cacher un autre

            Qu’est-ce qui peut empêcher des professionnels de penser des actions d’accompagnement d’un point de vue moral ? 

            Nous avons vu qu’il est parfois plus aisé, plus confortable, de ne pas penser car cette activité, fort complexe, oblige à délibérer, à décider, et, par là-même, à répondre de ses actes. Les professionnels évoqués peuvent ainsi se situer, par habitude, par insouciance, par fatigue, dans une posture qui peut s’apparenter à une forme de coma moral qui n’autorise pas l’activité de penser. Par ailleurs, nous avons vus également qu’ils pouvaient être également entravés dans leur réflexion professionnelle, par un monde environnant qui ne prédisposait pas à l’activité de penser. En effet, il nous semble que le secteur médico-social, au travers d’un prêt à penser organisé par moult protocoles, procédures, peut empêcher certains professionnels à penser en autonomie.

            Nous avions, dans un précédent article, esquissé le concept d’empêchement (8). Les personnes handicapées font partie d’un peuple caché. Elles sont entravées, empêchées dans leur marche en avant pour vivre socialement de façon ordinaire, car la perception de leur handicap, par leur monde environnant, ne leur permet pas de continuer à avancer vers le monde des normaux. C’est pour cette raison, que nous avons proposé de les nommer les empêchés. Nous avons rappelé à cette occasion que le verbe « empêcher » était issu du bas latin Impédicare « prendre au piège, entraver » dérivé de Pedica « piège pour prendre des animaux par la patte ». De même façon, nous pouvons considérer que les professionnels peuvent être pris dans des pièges qui sont d’un alliage étonnant constitué, en grande partie, d’une bureaucratie et d’une technocratie forcenées. Mais ce qu’il nous semble le plus important c’est qu’un empêché peut cacher un autre empêché, et qu’il faut par là-même considérer les uns pour prendre soin des autres.

             Par ailleurs, si nous avons axé notre travail sur l’accompagnement les personnes en situation de handicap, nous avons le sentiment que nous aurions pu élargir notre horizon. Car il est sans doute probable, que ce n’est pas la spécificité de ces personnes qui est le plus important des fertilisants, mais plutôt le lien de dépendance qui unit les personnes les plus fragiles, les plus vulnérables et les professionnels. En effet, ce lien de subordination, quoiqu’on en dise, que l’on trouve entre celui qui accompagne et celui qui est accompagné, ne prédispose-t-il pas à une forme de toute-puissance des professionnels à l’encontre des usagers, et par là-même, un terrain favorable à nos fameuses insignifiances ?

            Mais, n’est-il pas possible de trouver une forme d’analogie avec la relation établie entre les professionnels de terrain et leurs dirigeants ?  En, effet, ce lien de subordination, pour le coup formel, n’est-il pas l’occasion, par moment, d’exprimer une forme de toute-puissance en actes, qui se traduit, pour les professionnels, par le sentiment d’être des rouages, des pions ? Ce lien de subordination, quand il n’est pas exercé avec nuance, ne serait-il pas l’élément qui empêche le véritable dialogue qui échoue à chaque fois qu’on a recours à une solution qui est prescrite en extériorité ? Ne pourrions-nous pas, en essayant de répondre à ces questions, tenter d’esquisser les conditions qui permettraient d’accompagner le professionnel afin d’aller il va, et lui permettre de se trouver véritablement dans son métier ?

 

 

            Sans répondre à ces questions, nous pouvons pourtant, dès maintenant, affirmer que l’accompagnement devra être alors empreint d’une espérance éthique en développant à l’égard du professionnel la certitude qu’il est capable d’initier un processus par lequel il se révélera une personne, un sujet pensant, parlant et agissant d’une manière autonome. D’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement ? En effet, le savoir-faire guidant l’agir d’un professionnel de terrain est essentiellement convoqué par la situation concrète pour laquelle il importe de choisir ce qui est opportun, sans qu’une technique apprise et maîtrisée puisse permettre de faire l’économie d’une réflexion et d’une décision. Enfin, il faut reconnaître, une fois pour toute, que l’accompagnement se trouve placé sous le sceau de l’incertitude, de l’aléa, et qu’il y a toujours quelque chose qui nous échappe qui a trait à l’humanité de la personne accompagnée, au mystère de son existence …

   Nous l’avons indiqué précédemment, respecter les personnes les plus fragiles, les plus vulnérables, c’est en premier lieu prendre en considération les professionnels qui les accompagnent chaque jour. C’est les prendre en estime, c’est considérer que ce sont des êtres pensants. Il faut les accompagner, et par là-même les aimer, pour qu’ils puissent exprimer en mots leur pleine sensibilité, leurs idées, leur savoir-faire, n’hésitons pas, donnons-nous les moyens pour le faire. Ne restons pas dans des constats qui laisserait à croire qu’il y a ceux qui pensent, et ceux qui font. Ne laissons pas cette forme d’immuabilité désespérante s’installer, qui laisserait à penser qu’il y a des sachants, une minorité, et la piétaille, tout juste bonne à s’occuper des tâches subalternes, qui sont souvent empreintes d’odeurs d’urine, de sueur, et d’excrément.

 

Notes

  1. Aristote., Ethique à Nicomaque, Paris, Flammarion, 2004, 1111 b 20-25., p. 141.
  2. Arendt. H, (1982), Juger, Sur la philosophie politique de Kant, Paris, Editions du Seuil, 1991, P.158.
  3. Arendt. H., (1981), La vie de l’esprit, La pensée. Le vouloir, Paris, Edition Quatrige, p. 32.
  4. Ibid., p. 91.
  5. Platon. Sophiste, (2008), Les œuvres complètes, (sous la direction de Luc Brisson), Paris, Flammarion, 2020, 263 e, P. 1869.
  6. Jankélévitch. V. (1933), La mauvaise conscience, Paris, Flammarion, 2019.
  7. Arendt. H., (2003), Responsabilité et jugement, Paris, Editions du Seuil, 2014.
  8. Carré, O., « L’accompagnement des adultes en situation de handicap mental – au risque d’une protection abusive » in Ethique. La vie en question, fév. 2023.

 

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news-5986 Sat, 01 Jun 2024 17:48:07 +0200 JOURNEE de l’École Éthique de la Salpêtrière Samedi 8 juin 2024 Étudiants M1, M2 et M2H / Doctorants / Diplômés https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/journee-de-lecole-ethique-de-la-salpetriere-samedi-8-juin-2024-etudiants-m1-m2-et-m2h-doctorants-diplomes La JOURNEE de l’École éthique de la Salpêtrière a lieu le Samedi 8 juin 2024 à la Fondation ITSRS. 1 rue du 11 novembre à Montrouge (Métro : Mairie de Montrouge).

A noter :

à 10H45 la conférence de Olivier ABEL : "De l'humiliation"

et à 17H15 : la pièce de théâtre de Jean-Claude Brisville : Le souper

 

Programme du jour :

9h : Accueil
9h30– 10h15 : AG de l’AEDEES 2024
10h15 : AEDEES adhésions et renouvellements
10h30 : Pause
10h45 :                            Conférence de Olivier ABEL

                         "De l’humiliation"

Déjeuner Libre

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Après-Midi

              Lieu : Fondation ITSRS. 1 rue du 11 novembre. Montrouge

              Pas de frais de participation mais prévoir une bouteille Alcool et softs (eau ou jus)

15h00 : Accueil

15h30 à 19h :

15h30 – 16h00 introduction en musique par Clément Bosqué

16h15 – présentation de livres par leurs auteurs.

16h45 – présentation expérience d’étudiants du Master ou Docteurs – comment cela a changé ma vie.

17h15 – pièce de théâtre – Le souper

19h00 – Buffet

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news-5985 Sat, 01 Jun 2024 17:32:47 +0200 En gériatrie : Le patient et l’impatient https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/en-geriatrie-le-patient-et-limpatient Colombe Storet est gériatre. Après avoir exercé durant six ans dans une unité de gériatrie aiguë, elle travaille désormais au sein d’une unité de soins palliatifs à Lille.

Article référencé comme suit :

Storet, C. (2024) « En gériatrie : le patient et l’impatient » in Ethique. La vie en question, juin 2024.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

Que le temps s’écoule lentement lorsque l’on s’ennuie, que l’on a peur, que l’on espère l’être aimé ! Mais qu’en est-il du temps et de l’attente lorsqu’ils concernent nos besoins primaires, notre santé, nos propres signaux de vie et de mort ? La gériatrie, qui plus est, aiguë, confronte à de nombreux questionnements éthiques sur le vécu temporel des patients, notamment dépendants fonctionnellement, et sur notre façon d’y prendre part. Il nous semble à tous évident que les êtres n’éprouvent pas l’écoulement du temps de la même façon mais comment s’illustre cette divergence des temps et comment définir l’attente chez le sujet âgé hospitalisé et en quoi notre société et son rythme effréné rendent difficile la resynchronisation ? Enfin, comment accéder à ce temps libre, au sein duquel le soignant s’attacherait à modifier sa temporalité au profit d’un temps dédié et accordé au soigné ? 

 

Le  chronos hospitalier

Le contrôle du temps est omniprésent dans le soin et le temps des horloges surreprésenté à l'hôpital. Chaque soignant est face à un ordinateur, muni d’un téléphone portable : les écrans confirment le temps qui passe tout autant qu’ils hypnotisent et font perdre la notion de temps. Le temps des écrans se substitue peu à peu à celui des horloges et multiplie la perte d’attention.

La temporalité médicale objective s’attache à des états cliniques s’apparentant à des photographies du malade. Elles offrent une vision représentant une stagnation, amélioration, dégradation de la situation clinique mais spatialisent la notion de temps et ne sont en aucun cas le reflet du vécu du malade. Pourtant en considérant « que l'essence de la science n'est pas scientifique et que l'essence de la technique n'est pas technique », la médecine devrait prendre en charge le sujet dans sa singularité, rester praxis tout comme la technicisation et la scientifisation demeurer des moyens et non une essence (1). Les techniques biologiques, radiologiques, apparaissent en substituts de temps passé à témoigner d'une recherche auprès du malade, en remplacement du diagnostic clinique. Pourtant c’est cette quête auprès du malade, de l’écoute des plaintes, aux signes cliniques qui manifestent un authentique intérêt au patient, illustrant ce que Levinas appellerait la « Vocation médicale de l’homme » dont la « première valeur ne pas laisser le prochain à sa solitude, à sa mort » et qui rassurent le malade sur une attention portée (2).

Mais ce chronos hospitalier est un reflet de notre société, et plutôt qu’être un espace plus préservé, l’hôpital est un échantillon des affres temporelles de notre époque. Hartmut Rosa allie aliénation et accélération, témoignant de la relation d’asservissement à ce temps fuyant dont il nous devient impossible de saisir la durée (3).  On y lit l’accélération de la modification du rythme de vie dans notre société : comment ne pas appliquer ce propos à nos patients âgés, dont le mode de vie se met à différer de ses proches, aidants et soignants, de façon de plus en plus rapide, générant une rupture abyssale dans la cadence de vie ! Le terme de servitude par rapport au temps ne semble pas galvaudé alors que nous ne sommes pas en mesure de nous extraire de cette accélération. La lecture du Discours sur la servitude volontaire d’Etienne de La Boétie, en remplaçant le tyran par la version aliénante du temps s’avère un exercice surprenant de vérité (4). Se libérer de ce temps grèverait toute possibilité de réussite, mais également d’intégration sociale. Comment survivre professionnellement en ne répondant pas aux mails dans le temps imparti, comment ne pas trouver porte close aux institutions communiquant en temps réel leurs horaires, comment intégrer nos enfants à la communauté en ne consultant pas pluri-quotidiennement tous les groupes d’une messagerie traitant d’anniversaires, d’entraînements sportifs, de devoirs ?

 

Une conception des temps antipodale

Chronos est le temps tel que nous l’entendons : une mesure quantitative segmentant le temps en années, mois, jours, secondes. Il est le même pour chacun, identique que l’on dorme, s’ennuie, attende, embrasse. On imagine une construction linéaire sur laquelle seraient situés, sur la gauche le point du passé, au centre le présent et sur la droite le point correspondant au futur. Comme nous l’apprend Bergson, ce temps que nous venons de décrire, ce chronos dont l’hôpital est victime, n’est qu’une illusion. Bergson juge cette construction arbitraire et décrie la volonté qu’a la science de chiffrer les événements de vie et de les spatialiser, via cette ligne temporelle, par le balancier d’un pendule ou par les aiguilles d’une horloge (5). Le philosophe prône alors la durée, telle une mélodie permettant de ressentir une continuité vivante et évolutive (6). Pour Bergson, si l’espace est matière, homogène et quantité, la durée est hétérogène, qualité et créatrice, et en ce sens, elle engendre la vie dans ce temps spatial (7). Il y voit la possibilité qu’aurait l’être de se concentrer sur sa propre durée au profit d’une philosophie de vie toute entière. Et si l’homme évolue dans la durée, comment comprendre ses désirs, son histoire, sa douleur et son attente au sein d’une interprétation mathématique du temps : il serait illusoire de tenter de répondre à un questionnement ontologique par l’intermédiaire d’un temps spatialisé. Aussi, Levinas nous précise la pensée de Bergson en évoquant une durée « vécue par une descente en soi » (8). Si l’intuition nous apparaît telle une évidence, qui sera le fondement de notre pratique, elle semble indispensable en médecine, par l’intuition de l’attention qui semble coïncider avec celle de la durée.

A sa façon, la gériatrie s’intéresse à ce temps du sujet âgé ! Elle tend à une autonomie fonctionnelle autant qu’elle use de tests en tous genres, donc il n’est pas surprenant que la rapidité soit évaluée. Et en effet, la vitesse de marche est considérée comme un élément prédictif de survenue de morbi-mortalité. Que penser de cette exigence de vitesse, d’effort, qui pleine de bonne volonté s’apparente à une injonction d’une forme d’autonomie – semblant parfois être au détriment d’une autre autonomie. Il est certain que face à l’accélération de la vie, la société tend à l’ironie devant la lenteur des patients âgés alors que tout comme l’on met plus de temps à freiner lorsque l’on est rapide, la soit-disante lenteur semble majorée lorsque l’on est impatient.

Le sujet âgé ne serait-il pas celui qui, peut-être malgré lui, a su saisir au mieux la durée, et son intuition ? Être de durée, par le temps de présence d’autrui dont il nécessite, mais également par ce qui fait de lui ce qu’il est : riche de son vécu, ne fuyant pas le présent au profit d’un avenir aussi incertain qu’attendu. Dans l’évolution créatrice Bergson précise que « l’état lui-même est déjà du changement » (9), il se nourrit d’une position, d’une fonction passée, au présent en projetant ou dessinant une situation future. Aussi, de la durée, la métaphore de la boule de neige de Bergson semble être celle qui image le mieux le vécu temporel du sujet âgé « mon état d'âme, en avançant sur la route du temps, s'enfle continuellement de la durée qu'il ramasse ; il fait, pour ainsi dire, boule de neige avec lui-même. » Le vieillissement de l’homme ne modifie pas son essence et se réalise par ces modifications, ces décisions et parfois par la survenue de souvenirs. Avant Proust, Bergson évoque l’impact des souvenirs : « je respire l'odeur d'une rose, et aussitôt des souvenirs confus d'enfance me reviennent à la mémoire» (10). Proust perçoit une madeleine trempée dans un thé ou un tilleul (11). Au sein de ce flux continu du temps où réside celui de la mémoire et puisque la démence est une pathologie dont la gériatrie s’empare quotidiennement, nous pouvons nous demander ce qu’il advient des patients qui en souffrent ? Alors que nous considérons ceux-ci, en difficulté avec la temporalité, ne sont-ils pas ceux qui s’inscrivent le mieux dans une durée qui s’écoule en eux ? Ici, le futur et ses projets seraient des notions oubliées et le passé resurgirait, spontanément, malgré nous « ma mémoire est là, qui pousse quelque chose de ce passé dans ce présent » (12). Comme une mémoire perceptive qui réapparaîtrait, à la senteur d’une rose ou à la sapidité d’une madeleine. Il semblerait alors que l’être qui incarne le plus la durée serait celui qui n’a plus conscience du temps.

 

Le sujet âgé : être d’attente

Dans le cadre hospitalier, lieu de vie et de mort, des attentes plurielles creusent l’écart des vécus. La lutte contre la passivité de l’attente n’est pas permise aux patients dépendants fonctionnellement, immobiles. Leur attente leur est imposée alors que la nôtre nous est inenvisageable. La nécessité d’être accompagné par l’autre dans les actes de la vie quotidienne n’est pas sans faire ressortir davantage cette dépendance en particulier à travers l’espérance impuissante du passage de l’aidant. L’attente de l’autre est une hétéronomie fonctionnelle et toute action ne peut être réalisée que médiatement. Le besoin d’autrui réside dans des actes primitifs et vitaux tels que l’hygiène, l’élimination, le transfert, l’alimentation, l’hydratation et la sustentation avec toute la polysémie que cela suscite. Aussi, comment ne pas être au sein d’une attente, d’un désir innommable alors qu’un verre d’eau ou un urinal seraient soumis à l’assentiment et à la promptitude d’autrui. Celui qui expérimente cette attente saisit et habite une durée qui chemine à l’image d’un fluide qui s’écoulerait nonchalamment : certes très lentement mais avec cette forme d’indolence qui fait se sentir abandonné au sein d’une réelle insuffisance. Les désirs relationnels ne sont bien entendu pas exclusivement liés à un besoin de suppléance et les besoins affectifs peuvent être assujettis aux disponibilités, visites d’autrui. Cette attente pourrait se qualifier de transitive, relationnelle, née de la dépendance et du besoin vital d’autrui. Être moins mobile impose que les autres viennent à nous. La sensation d’être en attente des proches génère une dépendance aussi sentimentale qu’elle n’est fonctionnelle.

Nombre de nos patients présentent une limitation des projets, des perspectives. Quel que soit le type de perte d’autonomie, elle peut être perçue par le sujet comme une authentique faiblesse et impuissance. L’être peut alors se sentir happé par un cercle vicieux au sein duquel sa capacité d’agir s’amenuise et lui fait prendre conscience de sa finitude, qu’un activisme ne qui ne peut être occultée grâce à une puissance de vivre ; cela majore son angoisse, tandis que cette même angoisse paralyse toute praxis. Cette puissance de vivre destinée à ne pas avoir à appréhender notre propre condition pourrait s’apparenter à ce que Pascal appellerait le divertissement ; dans ses Pensées il exprime en quoi, les hommes, afin de n’avoir plus à penser à leurs misères, à « notre condition faible et mortelle » se divertissent par des occupations permettant de détourner leurs pensées de ce qui les angoisse (13). Aussi, ces distractions seraient destinées à s’épargner de la douleur de notre état et le bonheur ressenti par ces activités serait principalement lié à sa vertu dérivative.  Mais chez la personne âgée, la perte d’autonomie fonctionnelle rend difficile l’accès à un quelconque divertissement pascalien.

Le rythme du soigné est bousculé à l’hôpital, les passages soignants qui ponctuent le quotidien hospitalier restent des étapes attendues. Sont-elles des opportunités pour enfin occulter l’angoisse ? Ce temps dédié à l’être qui attend notre présence, une façon d’être actif dans le lien à l’autre ne seraient qu’une forme de « tue-l’attente » ? Aussi, donner l’impression de ne plus rien attendre de la vie est probablement attendre quand même. Si la plupart des désirs ne peuvent devenir réelle volonté mais restent des velléités, les seules tendances à « vouloir » se concentrent, convergent vers des éléments précis. Qu’il s’agisse de l’expectative du repas, des visites, d’une émission, du passage fulgurant d’un souvenir, d’une obsession d’un transit régulier, la focalisation de l’attente ne fait que la rendre plus intense. Attendre peu de choses engendrerait donc de les attendre de façon plus puissante ? Et comme Tolstoï disait d’Ivan Ilitch « son principal souci, depuis qu’il avait consulté le médecin, était […] d’observer attentivement sa maladie et toutes les fonctions de son organisme. » (14) Le transit intestinal est une expectative de prédilection du sujet âgé mêlant parfois monomanie et anxiété. Pourquoi ces pensées intrusives d’obsessions idéatives reviennent sans cesse à l’esprit ? Est-ce que dans le transit réside une occasion de contrôler ce corps et ce que je suis ou de représenter l’entretien de la vie ? Est-il une forme de divertissement pascalien dont la préoccupation et l’occupation détournerait d’une autre ? Il semble qu’il permet de désirer sans n’avoir rien à désirer, la focalisation sur un élément que l’on peut attendre avec certitude : une valeur sûre qui demeure la vie, une forme d’expecto ergo sum ?

Cette attente peut également s’attacher à ce pour quoi l’être a vécu, une forme de quête : ai-je réalisé tout ce pourquoi je suis né ou ai-je encore à attendre de la vie ? Y-a-t-il une apothéose, une consécration à désirer ? Nicolas Grimaldi se questionne : « quand pourrait-on jamais dire d’un homme qu’il a tellement achevé de développer toutes ses facultés qu’il a en quelque sorte épuisé et parachevé toute l’humanité qui était en lui ? » (15). Cela aide à percevoir le vécu d’attente du sujet âgé, qui malgré son histoire, une sensation de fin, demeure un être en devenir, toujours améliorable. Dans son attente se lit peut-être la capacité d’être un homme en acte, tout en étant toujours un homme en puissance. L’attente s’apparente alors à une destinée avant la mort ainsi qu’à l’assurance d’une finitude. Aussi, l’« ipséité », comme « conscience réflexive de soi-même », explicitée par Ricoeur dans le Parcours de la reconnaissance peut être prégnante à la fin de la vie (16). Notamment chez ces patients âgés dépendants fonctionnellement et stigmatisés : que suis-je sinon une personne âgée dépendante ? Suis-je encore tout ce que j’étais, toute ma durée ?  Qu’attends-je encore de cet avenir ? Sans doute existe-t-il une attente existentielle, au même titre qu'une angoisse existentielle, qui attend quelque-chose mais qui ne sait quoi et qui manque de quelque-chose mais ignore quoi.

Et comment imaginer le vécu d’attente chez les patients souffrant d’un trouble de la mémoire ? La date, l’heure du repas ou de visite du fils pourront être rappelées au patient mais l’attente sera récidivante. Parfois, à cette dame nous demandant si son mari arrive, nous dirons « votre époux est décédé il y a cinq ans madame » et nous constaterons une souffrance entière à l’annonce de ce décès oublié. Souvent nous ne le lui rappellerons pas. L’attente, dans ces situations soumises à l’oubli ne peut être oubliée. La réassurance ou réponse est oubliée, parfois incomprise. L’attente est permanente, d’une action dont on a oublié le fonctionnement, d’un examen dont on a oublié l’utilité, d’un enfant dont on a oublié le nom. Aucune prise sur le temps, le sujet s’insère dans une éternelle boucle de l’attente.

 

Hospitalisation : moteur d’attente

Alors que l’hôpital fourmille d’âmes, il isole celles qui souffrent. L’hospitalisation est une perte des repères spatiaux, des habitudes et dans l’attente d’une relation s’imbriquent les horaires des visites ou leurs suspensions liées à des maladies contagieuses, les difficultés à employer le téléphone, non améliorées par l’oubli des lunettes à la maison ou le rangement des appareils auditifs dans le placard. 

A l’hospitalisation, la douleur est souvent associée ; or cette dernière majore l’attente de l’instant suivant, que l’on souhaite être apaisement. Elle signale le danger mais peut également représenter l’évolution de la maladie et générer une angoisse existentielle de cette conscience de la finitude. A la douleur physique, l’arsenal pharmacologique peut répondre, à la douleur psychique le clinicien a des parades thérapeutiques, mais face à la souffrance, qui convoque le soignant, ce dernier peut être désemparé. Aussi, même si la douleur concourt à la souffrance « la douleur n’est pas la souffrance » (17). Ricoeur décrit les impuissances inhérentes au « souffrir » dont la fonction du récit, dans laquelle le fil narratif cède, alors qu’il se focalise sur l’instant et ne permet pas le vécu des trois temps présents – que Saint Augustin décrit comme ceux de la mémoire, de l’attention et de l’attente (18). Si cet instant n’est pas une alliance de ces trois présents, il semble s’intégrer dans l’attente, ce présent de l’avenir qui positionne son espérance dans le désir d’un futur sans souffrance.

L’incertitude et l’ignorance sont inhérentes au vécu hospitalier. A l’encontre du principe d’autonomie, nos patients sont sous-informés et le paternalisme médical demeure incrusté dans l’ADN médical des praticiens plus ou moins jeunes. Enfin, et c’est bien cela qui attise notre questionnement : ce renoncement à la souveraineté du patient ne se situe pas uniquement dans l’écart entre le principe de bienfaisance et celui primordial d’autonomie. Le paternalisme de fait ne peut s’enorgueillir de velléités exclusivement éthiques et c’est un des nœuds de notre problématique. En effet, l’engrenage du gain de temps, l’augmentation du nombre d’actes en un temps record, l’incapacité à se saisir de, et à s’inscrire dans, la durée du malade ne permettent ni l’élaboration d’une authentique information, ni la recherche d’un consentement éclairé. L’aliénation au temps invaliderait la liberté du patient. Cette réflexion peut sembler applicable à tous les malades mais la communication avec le patient âgé est plus difficile et celui-ci est moins requérant et plus suggestible. La passivité du patient croît nécessairement et renforce de novo le paternalisme médical dans un engrenage dont nous persistons à croire que le temps est l’huile qui graisse les rouages.

La prise de conscience de l’anxiété et de l’attente impuissante dues aux dates de réalisation d’examens est poignante. Nous avertissons un patient de la réalisation d’une fibroscopie « dans la semaine, on attend la date. » Tous les matins ce patient nous demande « c’est aujourd’hui ? », nous répondons que non, que nous l’informerons dès que nous saurons, que cela dépend des disponibilités du bloc, du gastroentérologue, voire « je sais monsieur, on est désolés, on attend aussi. » Non ! nous n’attendons pas « aussi ». C’est le patient qui souffre. L’impatient ici croit souffrir. Dans l’attente du patient il y a une passivité, une ignorance, une impuissance, selon les dimensions proposées par Éric Fiat (19) ; nous n’en subissons réellement aucune. Actifs, nous soignons d’autres malades, nous ne sommes pas ignorants car savons que les vacances d’un des gastroentérologues rallongent les délais, nous ne sommes pas plus impuissants puisque nous pouvons insister auprès de notre collègue. Nous n’attendons qu’une date, pour l’avancée d’un diagnostic, la réponse à une question, le déroulé d’un séjour, tandis que le patient, passif, attend un examen, qui au-delà de son potentiel caractère inconnu, douloureux et anxiogène le rapproche d’un diagnostic dont le résultat pourra faire surabonder les incertitudes. 

 

La visite médicale : un désir inassouvi ?

Le passage du médecin est un événement attendu. Mais satisfait-il le désir du patient âgé ?  Celui-ci attend un médecin : homme, affublé de lunettes, si possible moustachu et un peu bedonnant. La force du stéréotype est certainement rassurante et gage de compétences. Peut-être que le patient se console de ce premier désir par un second qui pourrait être la réponse à ses questions ? Pourtant, il se produit souvent que le médecin visite ses patients en ayant à l’idée, de façon plus ou moins consciente, de répondre à ses propres questions. En effet, ce temps chronos a un corollaire scientifique intégrant le médecin à une démarche diagnostique, thérapeutique, méthodique et rationnelle. Le médecin, au cours d’un temps rarement vide, entre dans une chambre fort de ses conjectures et en attente d’une réponse parfois binaire et purement intellectuelle. De deux êtres qui pensent tout deux attendre, la divergence est majeure alors que le patient désire savoir ce qu’il advient de sa vie. Parfois, ce n’est pas la nécessité de répondre à ses propres questions qui prime chez le médecin mais : avoir une réponse, une solution, quelle qu’elle soit, l’absence de réponse est difficile pour le médecin, qui tente souvent d’apporter conclusion ou dénomination et ressent la nécessité d’apporter une justification, un résultat à une réflexion et enfin une action. Pourtant, l’attente est parfois la seule réponse à apporter en médecine, qui plus est en gériatrie, car tributaire d’une action, le risque est celui d’excès de prise en charge, d’invasivité, de iatrogénie. Quelle corde sensible de notre vocation le non-faire ou le faire touche-t-elle ? Est-ce que formés à chercher, diagnostiquer, il nous est inenvisageable de nous abstenir ? Si comme le dit Levinas « l’humain commence dans la sainteté avec comme première valeur ne pas laisser le prochain à sa solitude, à sa mort. Vocation médicale de l’homme » (20), comment pourrions-nous bafouer notre double vocation, ontologique et hippocratique ? Aussi l’appréhension d’un vide face à la maladie ou la mort peut susciter le désir d’un acte comblant ce néant, dérivatif d’une angoisse existentielle qui n’est peut-être pas sans rappeler au médecin sa propre finitude. Mais à l’incapacité à regarder de façon indifférente un autrui souffrant se conjugue la crainte d’une passivité qui rend faible, qui impose l’impuissance de l’attente, difficile à supporter par la perte de maîtrise qu’elle entraîne et par la pensée de devenir celui qui attend. L’incapacité à accepter l’impuissance amènerait le médecin à persister dans cette puissance, ce contrôle. A cela se mêlent l’égo, les distorsions cognitives, la médecine défensive. Ces biais peuvent avoir des conséquences sur la prise en soin alors que le soignant n’est pas toujours à même de reconnaître ses incapacités et impuissances qui guident décisions, opiniâtreté et obstination. Est alors biaisée une relation de médecin à patient dans laquelle le pouvoir de la suggestion flirte avec des décisions ayant trait à la vie humaine et il nous incombe de nous questionner. Est-ce le fardeau de la responsabilité qui fait louvoyer notre conscience ? Et donc le poids de la vie qui obère toute acceptation d’échec et d’impuissance ? 

 

Vers un espoir de resynchronisation des durées et des âmes ?

Nous encombrons notre temps de nombreux actes, qui ne nous apportent pas de réelle satisfaction, qui engorgent ce temps, et nous empêchent de nous retrouver face à nous-même, de nous confronter à l’irréversibilité du temps. Ici, l’intuition de la durée n’est pas appréhendée et face aux métaphores bergsoniennes d’une mélodie assimilée à une durée, nous ne pouvons discerner qu’un trop rapide bruit sourd et constant. Que retiendra-t-on de ces actions vides de sens ? Quelles réminiscences surgiront de ces esprits aliénés dans un temps chargé d’insignifiances ? Cette hyperstimulation, hypnotisation, ce temps des écrans ne se positionnent-ils pas en nouvelle forme de divertissement pascalien, échappatoire de problématiques, d’angoisses et conscience de finitude ? A l’hôpital, la numérisation, la charge administrative, la technique, éloignent les êtres les uns des autres et ne permettent plus au soignant d’employer son temps à ce pourquoi il s’est engagé. Ces tâches vides de sens entraînent un désinvestissement de soignants qui pour certains avaient pourtant reçu l’appel de la vocation.  L’hôpital, en spécimen de l’accélération sociétale, diminue la disponibilité soignante, supprime toute possibilité de vivre une attente. On fait tout pour que cette dernière disparaisse de notre époque, faisant craindre l’obsolescence même de la vertu de patience.

La patience pour le sage grec était une prédisposition à la vertu de courage. Il fallait préalablement « supporter » afin d’être courageux (21). Si le courage semble tributaire de la patience ; celle-ci peut également être considérée comme le primum movens de toutes les délibérations vertueuses. Ainsi accessible si nous l’incarnons, elle pourrait être un apprentissage, une habitude. Pour sauvegarder la patience, ne pourrions-nous pas tenter de vivre un temps vide, non vide de sens, mais vide d’insignifiances ? Si le grec σχολή, skholế a donné le terme « école », elle signifiait avant tout loisir, repos, disponibilité. Ce temps serait donc un repos de l’esprit, un temps suspendu, non bouleversé : une disponibilité féconde permettant un ralentissement, un temps d’écoute de la subjectivité du patient. Le soignant s’ouvre ainsi à l’autre, dénué de son impartialité médicale, de son objectivité scientifique, modifie sa temporalité au profit du soigné et entre en chambre, libre et dédié à ce temps : une attention en résistance à l’impatience, libérée d’un temps des horloges, qui implique la conscience du temps psychologique, d’une durée, nous l’avons dit « vécue par une descente en soi » (22). Ce temps offre une authentique disponibilité à l’attention et permettrait d’offrir un meilleur jugement, une plus juste compréhension, de toutes évidences nécessaires en médecine. 

Le poète Rilke est souvent cité pour son apologie de la patience et insiste sur la notion d’apprentissage tout au long de son œuvre. Dans ses Lettres à un jeune poète (23), la leçon de patience est intimement liée à celle d’apprentissage. Cette œuvre s’adresse à des poètes « en formation » et sa pédagogie poétique s’entend à les guider vers la rigueur nécessaire à la création. Il y voit une conquête, toujours remise en question, effet d’un travail d’attention et de disponibilité envers le réel, mais aussi le résultat d’un immense travail sur soi pour affronter son espace intérieur. Cet apprentissage d'attention et de patience aux novices praticiens mériterait de faire l'objet d'une « lettre à un jeune médecin ».

Mais, dans nos hôpitaux, peut-on vraiment se satisfaire d'une patience au sens où son étymologie l'entend : en endurant voire en subissant ? Nous ne reprocherons pas au lion d’avoir la patience d’attendre le kaïros pour assiéger la gazelle ; mais concernant, notre être soignant, dont la survie ne dépend pas, il est important que cette patience reste libre pour être vertu, qu’elle ne soit pas imposée par le regard d’autrui, qu’elle ne soit pas soumise à une recherche de puissance. Est-ce que toutes les patiences se valent et sont-elles toutes adaptées à l’exercice soignant ? Il semble que nos patients seraient à même de distinguer la patience vraie chez leurs soignants. Leur apprentissage de la vie doit permettre de repérer le soignant « absent », chez qui la patience se transformerait en une inertie et une passivité totale, qui plutôt que souffrir de l’attente, plutôt que s’inscrire dans le temps de l’autre, s’inscrirait dans une conscience distante ne permettant pas la rencontre.

La patience stoïcienne serait très utile dans un aéroport, un embouteillage ou au cours d’un appel auprès des services publics mais ne semble pas à même de permettre la patience soignante, terreau de la rencontre avec l’autre. En effet, le stoïcisme, philosophie eudémoniste, s’attache aux vertus, permet d’accepter les événements de vie, par le contrôle de ce que nous vivons ou ressentons. L’acceptation passe par l’impassibilité, l’imperturbabilité et, flirtant avec la résignation de par son essence, empêche le bouleversement que peut être la rencontre de l’autre.

Le patient âgé cultive sa patience vertueuse depuis des années et entre en rupture avec le, plus sachant que sage, médecin. Alors, après avoir tenté de minimiser auprès de nos patients une éventuelle précipitation, après s’être sentis risibles à de nombreuses reprises par les ruses et biais employés à cet égard et après avoir pris conscience de l’emprise titanesque du temps sur nos pratiques, nous avons pu, avec la contribution de Bergson, distinguer le temps mathématique, commun à tous et le temps psychologique. Ainsi l’écart de perception et surtout de vécu temporel entre une structure hospitalière chronométrée, assujettie au temps et un sujet âgé dont l’intuition de la durée semble mieux saisie, est abyssal. Si le sujet âgé incarne la durée et puisque celle-ci se joue, se pianote plus lentement en cas d’ennui et d’attente, il nous a été important de définir les contours de cette attente soumise à une passivité contrainte. Des attentes plurielles, amplifiées par la mécanique hospitalière, ont été individualisées, et perçues comme vecteurs d’attente existentielle. Attente et désir fréquemment insatisfaits par l’impatience soignante dont nous avons également tenté d’explorer les sources : l’absence d’écoute, l’injonction personnelle à répondre à ses propres questions plutôt qu’à celles du patient (quitte à questionner Google® plutôt que le malade), l’accélération sociale subie, la disparition progressive de la patience au sein d’un Monde dont l’attente est fuie. Les conséquences sur nos pratiques soignantes nous ont invité à sacrer la patience libre comme refus de la précipitation, à imaginer, plutôt qu’un temps vide de sens, un temps libre de tout, une skholế, comme nécessité à la rencontre et à l’attention. Et même s’il est impossible de vivre en société sans chronos et de se libérer totalement du temps des horloges, ne pouvons-nous pas nous libérer d’une forme de tyrannie du temps, et ralentir notre Monde en renouant avec le désir de reconquérir cette liberté.

 

Notes :

  1. Folscheid, D., « La médecine comme praxis : un impératif éthique fondamental », Laval théologique et philosophique, n° 52, 1996, p. 504. 
  2. Levinas, E, « L’éthique est transcendance » dans Emmanuel Hirsch, Médecine et éthique. Le devoir d’humanité, Éditions du Cerf, Paris, 1990, p 46. 
  3. Rosa, H., Aliénation et accélération, Paris, La découverte, 2012. 
  4. La Boétie (de), E., Discours de la servitude volontaire, Paris, mille et une nuits, [1574], 2021. 
  5. Bergson, H., la pensée et le mouvant, Paris, Les Presses universitaires de France, 79e édition, [1934], 1969, p. 92. 
  6. Bergson, H., Matière et mémoire, Paris, Les presses universitaires de France, 72e édition, [1939], 1965, p. 111. 
  7. Bergson, H., Mélanges, Paris, les presses universitaires de France, 1972, p. 1148. 
  8. Levinas, E., Dieu, la Mort et le Temps, Paris, Grasset, “Livre de Poche”, 1995, p. 65. 
  9. Bergson, H,. l’évolution créatrice, Paris, Les Presses universitaires de France, [1907], 1959, p. 13. 
  10. Bergson, H,. Essai sur les données immédiates de la conscience 1888. Paris, Les Presses universitaires de France, [1888], 1970, p. 73. 
  11. Proust, M,. A la recherche du temps perdu, tome 1 : Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, « bibliothèque de la pléiade », vol 1, [1927], 1954, p. 45. 
  12. Bergson, H., l’évolution créatrice, op. cit., p. 11. 
  13. Pascal, Pensées dans Pascal oeuvres complètes, Paris, Editions du seuil, [1670] 1963, p 516-517.
  14. Tolstoï, L., La mort d’Ivan Ilitch, Wrocław, OMBand édition, [1886], 2021, p. 31.
  15. Grimaldi, N,. Bref traité du désenchantement, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 32.
  16. Ricoeur, P., Parcours de la reconnaissance, Paris, Gallimard, collection « folio essais », 2004, p 149.
  17. Ricoeur, P., "Le psychiatre devant la souffrance". dans Psychiatrie française, numéro spécial, juin 1992 ; et dans la revue Autrement, "Souffrances", n° 142, février 1994.
  18. Saint Augustin., Les confessions, livre XI, chapitre XX, Paris, Flammarion, [397-401], 1914, p. 305.
  19. Fiat, E., “Du temps qui passe... et ne passe pas : concordances et discordances des temps”, in Revue Vie sociale, Les temporalités de l’action sociale, N° 2 / 2013, érès, 2013, p. 17-38.
  20. Levinas, E, « L’éthique est transcendance » dans Emmanuel Hirsch, Médecine et éthique. Le devoir d’humanité, op. cit. p 46.
  21. Platon., Gorgias, 507 b, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, p. 243.
  22. Levinas, E., Dieu, la Mort et le Temps, op.cit., p. 65. 
  23. Rilke, R. M., Lettres à un jeune poète, Paris, Le livre de poche, [1929], 1989, p. 44.

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news-5929 Sun, 05 May 2024 20:53:44 +0200 Hommage à Bernard BOURGEOIS https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/hommage-a-bernard-bourgeois  

Bernard Bourgeois philosophe français né en 1929, spécialiste en particulier de Hegel dont il a été un grand traducteur, est décédé le 26 mars 2024 à Viriat dans l’Ain. Il a été notamment professeur à l'université Lyon 2, Lyon-III, puis à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne à partir de 1989. Il a présidé le jury d'agrégation de philosophie de nombreuses années ainsi que la Société française de philosophie. Directeur de la Revue de métaphysique et de morale, membre de l'Académie des sciences morales et politiques. Il a aidé à comprendre le hégélianisme comme une philosophie de la liberté.

Les étudiants qui l’ont eu en cours ou comme directeur de thèse se souviennent d’un professeur dont le propos philosophique était dense et ramassé mais dont l’œil pétillait toujours de bienveillance. Un enseignant très exigeant tout en étant capable d’une grande libéralité. Son érudition allait de pair avec de grandes qualités humaines.

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news-5928 Sun, 05 May 2024 20:39:33 +0200 Le mystère de l’ipséité résiduelle à un stade sévère de la maladie d’Alzheimer https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-mystere-de-lipseite-residuelle-a-un-stade-severe-de-la-maladie-dalzheimer  

Par Irène LÉGER

Irène Léger est gériatre. Elle exerce depuis plus de 20 ans en EHPAD et long séjour. Elle est médecin coordonnateur de l'unité de long séjour du CHRU de Tours depuis 2012.

 

Article référencé comme suit :

Léger, I. (2024) « Le mystère de l’ipséité résiduelle à un stade sévère de la maladie d’Alzheimer » in Ethique. La vie en question, mai 2024.

 

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

La maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées, sont le plus souvent présentées comme des maladies qui amputent. Elles rongent et détruisent progressivement toutes les capacités cognitives du malade. Mais la maladie d’Alzheimer est en même temps une maladie qui affuble. Le malade présente des délires de préjudices, des hallucinations, des troubles du comportement caractéristiques. Son identité est occultée par les manifestations psychiatriques délirantes et hallucinatoires qui la masquent comme des oripeaux horrifiques. Ainsi pour le proche, la personne malade devient-elle doublement étrangère : celle que l’on connaissait est rongée par la maladie et affublée de comportements qui n’étaient pas les siens.

 Mais dans son évolution, la maladie d’Alzheimer est une maladie de l’extinction. En même temps que les capacités cognitives, et donc les capacités de communication, s’amenuisent, les manifestations psychiatriques se raréfient jusqu’à disparaître. Le langage s’efface, les mouvements volontaires se raréfient, disparaissent les phases d’agitation, les stéréotypies verbales et physiques. Le malade se fait silence et immobilité. La maladie semble avoir elle-même brulé les vaisseaux par lesquels elle s’exprimait. D’aucuns y voient même alors à tort, nous le verrons, la faillite de l’incarnation et la disparition même de la notion de personne (1).

Mais nous, soignants, nous guettons les petits instants de communication avec attention, nous capturons la rare survenue d’un sourire ou d’un regard. L’accompagnement se fait délicat. Pourtant il arrive régulièrement que, dans ce silence, nous soyons saisis par un grand fracas. La personne malade, pauci-communicante, va bruyamment et physiquement, manifester un refus de soins, portant toujours et exclusivement sur la toilette ou l’alimentation. Nous avons l’impression qu’elle va concentrer et manifester une énergie, une volonté que nous pensions disparues, pour refuser cette toilette effectuée au lit avec son lot de manipulations inconfortables en raison des rétractions des membres, ces moments de frilosité, ou bien cette nourriture mixée, insipide et répétitive. Je ne parle pas ici des oppositions temporaires, facilement prises en charge par des reports de soins, mais bien des manifestations prolongées, répétées, systématiques jour après jour. La personne malade se refuse à être lavée, ou se refuse à être nourrie. Elle refuse le projet qu’un autre a sur lui. Parce que cette manifestation possède un objet fixe et témoigne dans le temps d’une volonté identique à elle-même, elle revêt les caractéristiques d’un véritable refus. Elle ne peut être considérée comme un effet de la maladie, qui est à sa phase d’extinction et ne génère plus aucun symptôme productif.

Quel étonnement d’assister à la manifestation d’un véritable refus chez une personne tant atteinte dans ses capacités cognitives. Qu’est-ce que cela nous dit d’elle ?

 

LES CONDITIONS DE SURVENUE D’UN REFUS DE SOINS

Quand un refus de soins existe, il présuppose une certaine conscience de soi, la conscience de l’autre et de la relation en jeu, et enfin la conscience de l’objet du refus.

La conscience de soi

On peut se demander si cette conscience est fluctuante, temporaire. C’est ce que nous laisserait penser la survenance fugace des sourires, des mouvements volontaires et parfois d’un mot ou un autre, à des stades plus précoces de la maladie. Mais ce qui frappe dans le refus de soins qui nous intéresse, c’est sa répétition systématique dans le temps. Il est difficile de soutenir que l’acte de soin, déclencherait la survenance de la conscience qui autrement serait absente. La pérennité dans le temps de ce refus, nous suggère plutôt que la personne malade possède de façon continue cette conscience d’elle-même. C’est sa volonté farouche face à ces situations qui va nous la rendre visible. Mais où se niche la conscience chez ces personnes privées de toutes leurs capacités cognitives ?

L’âme selon Aristote

Pour Aristote tout être vivant (végétal, animal et humain) possède une âme, « qui est rigoureusement indissociable du corps qu’elle anime (2) ». Les plantes sont pourvues d’une âme végétative qui assure naissance, croissance, reproduction et mort. Les animaux en plus de l’âme végétative ont une âme appétitive, qui permet de ressentir, engendrant la capacité de souffrir et de jouir. Enfin les hommes, en plus de l’âme végétative et de l’âme appétitive, possèdent une âme rationnelle, capable de raison et dont une partie, le Noûs, contient la pensée qui lui permet d’appréhender le monde, de produire des notions, d’élaborer des concepts. La partie appétitive est en dialogue avec la raison dans le sens où elle est capable de « l’écouter d’une certaine façon, comme on écoute son père (3) ». C’est ce dialogue qui nous permet de réguler nos comportements et de ne pas être la proie de nos seuls désirs immédiats, nos « appétit ». La maladie d’Alzheimer, en détruisant les capacités cognitives, ronge le Noûs, jusqu’à le faire disparaître, mais le Noûs ne serait pas la totalité de l’âme rationnelle.

Les personnes à un stade tardif de la maladie, possèdent, nous l’avons vu une capacité de refus en puissance. Or pendant toute une partie de leur maladie ils ne vont pas s’opposer à la toilette pourtant inconfortable, ne vont pas refuser cette nourriture insipide, comme si l’âme rationnelle commandait encore à l’âme appétitive de tolérer ces désagréments, afin que sa vie perdure. On pourrait penser alors que la manifestation du refus serait concomitante de l’extinction de l’âme rationnelle, lors de la disparition totale des facultés cognitives. Mais alors, l’homme, gouverné par son âme appétitive, refuserait tout ce qui est inconfortable. Or les refus de soins sont toujours ciblés et n’intéressent pas la totalité des événements désagréables. Le choix exclusif du soin refusé, la permanence dans le temps de l’objet de refus nous suggère l’existence résiduelle d’un dialogue entre l’âme appétitive et l’âme rationnelle, possiblement incomplète, amputée, mais présente et agissante.

Identité narrative de Ricoeur et ipséité résiduelle

Pus proche de nous dans le temps, Paul Ricœur Soi-même comme un autre (4), nous propose une autre conception de l’identité. Elle comprend la mêmeté, qui peut traduire le maintien à travers le temps de traits physiques reconnaissables mais également d’un caractère, et l’ipséïté, comme conscience de soi, fidélité à la parole donnée, pôle du maintien de soi. Il est indéniable, qu’à la fin de la maladie, une mêmeté du sujet est consumée. Son caractère propre s’en est allé, avec la totalité de ses capacités cognitives, c’est ce qui est si douloureux pour ses proches. Mais la mêmeté n’est pas le tout de l’individu. Ainsi le refus de soins, même si ses motivations restent opaques, n’en présente pas moins une volonté pour soi, une exigence pour soi-même, la fidélité à un certain soi-même, et témoigne d’une persistance de l’ipséïté. Même à ces stades très sévères de la maladie, la personne malade possède encore une ipséïté, possiblement lacérée, mais présente.

La conscience de la relation

Dans les stades ultimes de la maladie d’Alzheimer, nous tentons d’entrer en relation avec la personne malade par le biais de la mémoire émotionnelle. Voici Lulu le Chihuahua que nous asseyons sur les genoux de M F. qui se met à le caresser, puis nous regarde enfin ; l’arrière-petit-fils de Mme B. qui babille et fait naître des sourires dans l’assemblée. Cette mémoire semble faire renaître le désir et engendrer la relation. Mais de quelle relation parlons-nous ici ? de toute évidence, pas d’une relation qui s’appuie sur les capacités cognitives. Emmanuel Levinas, définit une relation détachée de la connaissance de l’objet, une convocation par le visage d’autrui, qui implique une responsabilité (5). Martin Buber nous parle d’une disposition innée et persistante à nous mettre en présence d’autrui : le Je-Tu (6). La saccade du désir permettrait cette « présence pure » à l’autre. Mais comment savoir ce qui se joue pour la personne malade ? Comment concevoir cette relation depuis son point de vue ? Cela reste, à nos yeux, mystérieux. Nous n’entrevoyons que le moteur de cette relation : le désir, mué en volonté farouche. Ce qui nous saisit c’est l’origine de ce désir. Nous sommes habitués à essayer de faire advenir le désir de relation, par des moments de gaité, ancré dans une mémoire émotionnelle heureuse. Mais dans le refus de soins, nous ne sommes pas maître de ce désir. Nous qui aimerions mieux parfois, être invisibles et réaliser ce soin subrepticement, devenons visibles. Nous qui aimerions que notre visage soit reconnu simplement comme celui qui est là, dans une présence disponible, nous sommes vus et rejetés. Nous sommes convoqués par le visage de la personne malade, déformé par la colère, et nous sommes désarçonnés.

Ni le modèle de relation proposé par Levinas, qui fait appel à la notion de responsabilité, ni le modèle de Buber qui suggère une capacité de relation ontologique permanente et inentamée, ne peuvent rendre compte de la relation qui se noue lors de ces refus de soins. Pourtant ces moments fugaces de présence l’un à l’autre, entre les soignants et les malades existent. Nous ne pouvons qu’en porter le témoignage. Moments tragiques par ce qu’ils engendrent, mais étincelle fugace où le soignant comme la personne malade se savent présents l’un à l’autre.

L’objet de refus

Le simple fait qu’il existe un objet de refus pour ces personne réputées amputées totalement de leurs capacités cognitives, devrait nous emplir d’étonnement. Cela signifie qu’elles conservent une certaine capacité d’analyse, ou tout du moins de présence au réel. Mais revenons à Paul Ricœur. C’est le dialogue entre la mêmeté et l’ipséïté qui fait naitre l’identité narrative du sujet. C’est la capacité à se saisir des événements survenant dans la vie, et qui sont sources de discordance, mais qui intégrés par le sujet à son histoire vont se faire concordance. Pour Ricœur, l’identité narrative des personnes présentant un stade tardif de maladie neuro-dégénérative, n’est portée que par les autres, les proches, les soignants, qui peuvent témoigner de la vie du malade (7). Mais il nous semble bien qu’ici, il se trompe. L’existence même du refus, de cette capacité de la personne malade à refuser un soin jour après jour, témoigne de la persistance d’une certaine identité narrative : « je suis cette personne qui ne veut pas qu’on la lave, ou qui ne veut pas qu’on la nourrisse. Hier comme aujourd’hui ». Identité narrative parcellaire, morcelée, certes, mais portée par le sujet lui-même.

 

LA TENTATION DE DONNER DU SENS

Pour les soignants ces refus de soins sont une souffrance, une triple tragédie. La tragédie de se voir rejeté au moment même où l’âme de la personne que nous soignons se rend visible. La tragédie de la bienveillance impossible : ne pas faire le soin (et laisser la personne dans ses excréments, ou se dénutrir) ne relève pas de la bienveillance, pas plus que de faire le soin en force. La tragédie de l’incompréhension : « mais pourquoi diable refuse-t-elle que je la lave, alors qu’il y a deux mois elle acceptait ? »

Nous sommes alors, comme dans le court roman de Herman Melville (8), à l’image du pauvre homme de loi face à son employé Bartleby qui refuse de réaliser les tâches qu’on lui assigne, en même temps qu’il refuse tout secours. Nous sommes traversés par la tristesse (de contempler le résident dans une telle situation : sale ou dénutri), l’inquiétude (de ne pouvoir y remédier et des conséquences que cela va entraîner), et la pitié (face à cette personne inconfortable ou qui se meurt de dénutrition). Mais nous sommes aussi guettés par la colère (face aux coups reçus et au rejet de notre bienveillance), et la tentation de l’abandon (« à quoi bon puisqu’il ne veut pas ? »), assortie de culpabilité (nous avons failli à notre fonction).

  Alors, nous sommes envahis par la tentation de donner un sens à ce refus. Nous convoquons les concepts de pudeur, de liberté, d’une certaine dignité qui auraient résistés à l’effondrement des capacités cognitives. Mais nos propositions d’analyses se heurtent à des impasses. Comment de tels concepts pourraient persister alors que le Noûs s‘en est allé, en même temps que le langage ?  Et quand bien même ils persisteraient, pourquoi entreraient-ils en jeu maintenant et pas auparavant ? Nous risquons aussi de tomber dans le piège de « l’empathie égocentrée » (9), en tentant de nous imaginer à la place de la personne malade, mais avec la sensibilité qui est la notre aujourd’hui, comme si d’un coup de baguette magique nous étions transportés dans son corps avec notre caractère inchangé : « moi si j’étais à sa place ». Mais cette situation est une chimère.

Ce sont des efforts louables de compréhension, mais dont nous ne devons pas être dupes. Il faut inlassablement continuer à chercher un sens, comme un rempart à notre risque de désengagement, notre désespérance ou notre submersion par les émotions, mais en même temps, accepter de ne pas enfermer cette personne malade dans un déterminisme indémontrable. Il nous faut témoigner jour après jours du mystère qu’elle reste pour nous, alors même que certains la juge réduite à un corps inopérant, ou pire à une métaphore potagère.

 

LA PROPOSITION D’UNE ATTITUDE

Dans ce moment de refus, il est aussi beaucoup question de puissance et d’impuissance. Les soins habituels mettent en présence la puissance du soignant (puissance de prendre soin, puissance de soulagement) et l’impuissance du malade (impuissance à faire par lui-même, impuissance à communiquer). Lors du refus de soins, les rapports sont brusquement inversés : puissance du malade qui impose sa volonté par la force, impuissance du soignant qui ne peut effectuer le soin dans la bienveillance, et qui ne comprend pas les raisons de ce refus. On assiste parfois à de véritables batailles rangées, puissance contre puissance, bon droit contre bon droit, dont il ne sort que violence, colère et pour finir découragement.

C’est en gardant à l’esprit, la conscience de soi persistante chez la personne vulnérable dont nous prenons soin, la part de mystère de ses motivations, notre propre souffrance et les émotions qui nous traversent, le jeu des puissances, qu’il va nous falloir élaborer une conduite capable d’endurance. Nous élaborons en équipe un dialogue qui s’articule en plusieurs temps. En l’absence d’espace dédié par l’institution nous volons du temps aux transmissions de la mi-journée pour créer ce lieu d’échange.

Prendre acte du refus

Dans un premier temps il nous faut prendre acte de ce refus, le caractériser pour ne pas le confondre avec une opposition transitoire, accompagnée aisément par un report du soin, ou avec des symptômes en lien avec une douleur, ou un syndrome dépressif par exemple. Ce temps de discernement est essentiel, il fait appel au sens de l’observation de tous et à l’expertise médicale. Nous nous appuyons sur une méthode d’analyse de l’agitation à laquelle l’équipe s’est formée (I-Learn Cognition et comportement), afin de discriminer ce qui relève bien d’un refus avec un objet permanent et non d’une réaction répétée à une situation que nous pourrions modifier.

Laisser s’exprimer les interprétations

Il faut sans doute une grande maturité de dialogue en équipe, pour que chacun se sente autorisé à proposer ses interprétations du refus de soins devant l’assemblée. À l’heure actuelle, dans l’unité dans laquelle je travaille, ce sont souvent les mêmes soignants qui prennent la parole. Ou bien, à mi-voix, ceux qui osent le moins, vont échanger avec moi dans ce formidable lieu de dialogue qu’est le couloir. Quoiqu’il en soi il me semble important de garder ce temps de quête de sens. La diversité des interprétations nous permet de rappeler la persistance de l’incertitude.

Partager avec les proches

À quel moment nouer ce dialogue avec les proches ? Il n’y a pas de recette. Il nous apparaît évident de communiquer sur le refus d’alimentation, qui va entraîner des conséquences à court terme, et nécessiter, nous le verrons, une délibération éthique sur une limitation de soins. Mais faut-il délivrer l’information dans certains cas ? Faut-il rajouter de la souffrance à la souffrance, en révélant que cet homme ou cette femme tant aimé, frappe dorénavant les soignants et semble se complaire dans sa saleté ? Chaque accompagnement est singulier, et les réponses divergent, avec malgré tout une ligne de conduite irréductible : ne pas laisser la question d’un proche sans réponse. S’il y a question, alors nous subodorons, que la personne est prête à entendre la réponse, si elle est faite avec délicatesse.

Régler un comportement commun le moins mauvais possible.

Là encore, notre propos n’est pas ici de donner des modes d’emploi duplicables, mais de dire l’importance de ce temps d’élaboration.

En ce qui concerne la toilette, notre objectif malgré tout, est de réaliser les soins d’hygiène avec la fréquence la moins élevée possible, pour cette personne en particulier, en définissant ensemble les situations où nous ne pouvons pas y surseoir, et les moyens susceptibles de rendre ce soin le moins pénible possible.

En ce qui concerne l’alimentation, nous ne ferons pas l’économie d’une délibération éthique légalement structurée portant sur une limitation des thérapeutiques actives. En effet, nous devons poser la question de la mise en place ou non, d’une alimentation artificielle, par sonde naso-gastrique ou pose d’une gastrostomie. Nous devons prendre ce temps, même si invariablement nous décidons de ne pas mettre en place d’alimentation entérale, ne serait-ce qu’en raison de la très forte probabilité que la personne malade arrache la sonde, à moins de ne la contraindre physiquement par des entraves. Mais une fois cette décision posée, il nous reste de multiples questions à débattre : continue-t-on à proposer à manger, comment, quoi, où, à quel rythme ?

 Il est nécessaire de prendre ce temps d’élaboration, et ce qui a été décidé doit être clairement tracé dans un document accessible. Ces décisions sont réévaluées et les temps de dialogues se renouvellent.

Le poids de la décision

Tous les soignants ne partagent pas forcément le même avis en ce qui concerne l’organisation pratique de la toilette ou de l’alimentation. Comme dans le cas des délibérations éthiques, c’est le médecin de l’unité qui va porter le poids de la décision (même si nous n’oublions jamais que le poids du soin est, lui, porté par les soignants).

Les soins à deux

En ce qui concerne la toilette, il a été décidé de réaliser invariablement la toilette à deux soignants, à moins que cela ne décuple la violence du résident. Non seulement pour des raisons techniques : un soignant prévient les gestes violents tandis que l’autre réalise les soins, mais aussi pour des raisons éthiques. Les soignants pénètrent dans cette chambre, conscients de leur projet, défini en équipe comme étant la moins mauvaise solution possible. Pendant le soin, qui ne va pas se réaliser sans opposition physique, ils vont pouvoir se porter garant de la dignité du comportement l’un de l’autre, et faire mémoire de l’intention. Ceci va constituer un véritable barrage à l’impression de maltraitance.

Laisser s’exprimer les émotions

Ces refus de soins, nous l’avons vu, vont s’inscrire dans le temps. Il va falloir les endurer. Se redire, en équipe le parcours décisionnel, faire mémoire du chemin d’accompagnement, et garder la possibilité d’exprimer sa souffrance individuelle, sont essentiels pour nourrir cette ténacité. Dire, simplement pour que cela soit su et reconnu, ou dire pour demander à passer le flambeau, et s’extraire de cette épreuve pour un temps.

 

CONCLUSION

Le refus de soins, refus de la toilette ou refus de l’alimentation, manifestés par des personnes à un stade si sévère de la maladie d’Alzheimer qu’ils ont perdu la parole et n’initient que rarement des mouvements volontaires, fait naître en nous un étonnement. Ces refus permanents dans le temps, témoignent de la persistance d’une conscience de soi, même partielle ou lacérée, d’une capacité à entrer en relation, même si les caractéristiques de cette relation restent insondables, et d’une capacité à porter un fragment de son identité narrative propre.

Nous devrions, nous soignants, être émerveillés. Mais c’est d’un refus de soin qu’il s’agit et cela provoque en nous la souffrance. C’est en équipe que nous pouvons y faire face en construisant, par un dialogue véritable et renouvelé, un accompagnement qui prend acte de la permanence de cette personne que nous accompagnons. Il nous faut inventer une attitude capable d’endurance et de délicatesse, irriguée pourquoi pas, par ces deux phrases de Christian Bobin : 

« Leur vie flotte autour d’eux comme un oiseau au-dessus d’un arbre abattu, cherchant sans le trouver ce qui faisait son nid » (10).

« Il a dans les yeux une lumière qui ne doit rien à la maladie et qu’il faudrait être un ange pour déchiffrer » (11).

NOTES

  1. Malherbe M., Alzheimer. La vie, la mort, la reconnaissance, Paris, Vrin, 2015, p 230
  2. Aristote, De l’âme, Paris, Flammarion, « GF Flammarion », 2018, présentation par M. Bodéüs, p. 12.
  3. Aristote, Ethique à Nicomaque, I 1103 a 3, Paris, Flammarion, « GF Flammarion », 2004, p.98.
  4. Ricoeur P., Soi-même comme un autre, Paris, Editions du Seuil, « Collection Points », 1990.
  5. Levinas E., Éthique et infini, Paris, Fayard, « Le livre de poche », 1982.
  6. Buber M., Je et Tu, Paris, Aubier, « Philosophie », 2012.
  7. Ricoeur P., « L’identité narrative », Esprit, Juillet-Août 1988, n° 140/141, pp. 295-304.
  8. Melville H., Bartleby le scribe, Paris, Gallimard, « Folio », 1996.
  9. Quentin B., La philosophie face au handicap, Toulouse, Editions Érès, 2013, pp.95-105.
  10.  Bobin C., La présence pure, Paris, nrf, "Poésie/ Gallimard", 2008, p.131.
  11.  Idem, p.151.

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news-5861 Tue, 02 Apr 2024 18:00:57 +0200 « Médecine moderne et médecine traditionnelle : pratiques et enjeux de la scarification au sud du Bénin » Thèse de philosophie pratique soutenue par Clément ATCHÉ le vendredi 15 mars 2024 – Directeur Émile KENMOGNE https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/medecine-moderne-et-medecine-traditionnelle-pratiques-et-enjeux-de-la-scarification-au-sud-du-benin-these-de-philosophie-pratique-soutenue-par-clement-atche-le-vendredi-15-mars-2024-directeur-emile-kenmogne Soutenance de thèse de philosophie pratique par Clément ATCHÉ le vendredi 15 mars 2024 à l’Université Gustave Eiffel, à l’auditorium Georges Perec – thèse dirigée par Émile KENMOGNE et intitulée : « Médecine moderne et médecine traditionnelle : pratiques et enjeux de la scarification au sud du Bénin »

Clément Djidjoho ATCHÉ est devenu docteur au sein du LIPHA en ayant soutenu sa thèse de philosophie pratique le vendredi 15 mars 2024 à l’Université Gustave Eiffel, à l’auditorium Georges Perec – thèse dirigée par Émile KENMOGNE. Elle est intitulée : « Médecine moderne et médecine traditionnelle : pratiques et enjeux de la scarification au sud du Bénin » et participe des travaux de médecine comparée entrant dans l’Accord-cadre signé entre l’Université Gustave Eiffel et l’Université de Yaoundé 1 au Cameroun.
Le jury était composé de M. Emile KENMOGNE, PR de philosophie, université de Yaoundé 1 et membre permanent du LIPHA (EA7373), M. Jean-Jacques WUNENBURGER PR émérite de philosophie générale à l'Université Jean Moulin Lyon 3, Mme Angèle AZON KOUANOU PR université d’Abomey Calavi (UAC) (Bénin) (en visioconférence du Bénin), M. Jean Marc CATHELINE, PR des universités, praticien hospitalier, Collège de médecine des hôpitaux, France,
 
La scarification thérapeutique est une pratique très répandue au Bénin, en particulier au Sud du Bénin, où elle est utilisée pour prévenir et même très souvent pour guérir certaines maladies. En dépit de ses nombreuses vertus thérapeutiques, elle est rejetée par la médecine conventionnelle qui voit en elle de l’escroquerie, voire du charlatanisme. Le sceau du secret qui sous-tend d'ailleurs certaines pratiques qui la régissent ne lui rendent pas service. Il se pose à cet égard la question de la valeur de la scarification thérapeutique au regard de sa cote de popularité dans le Sud du Benin et celle des problèmes qu'elle charrie. Indiscutablement, cette pratique est perçue par certains comme irrationnelle et dangereuse, alors même qu'il s’agit d'une forme de rationalité qui peut être valorisée dans le but de renforcer les systèmes thérapeutiques. Deux rationalités thérapeutiques (moderne et traditionnelle) semblent donc théoriquement se fermer l’une à l’autre, portant du coup des préjudices au progrès de la médecine en général. En effet, la médecine moderne n’est pas présente partout ; elle n’a pas solution à tout, partout où elle se trouve. Ce qui demeure vrai de la médecine traditionnelle. Quoiqu’il en soit, la pratique de la scarification thérapeutique traditionnelle prévient et guérit des maladies, mais elle pose des problèmes d’éthique médicale, de bioéthique que la thèse analyse attentivement.

 

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news-5860 Tue, 02 Apr 2024 17:41:59 +0200 La technique moderne sonne-t-elle le glas du toucher kinésithérapique ? https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/la-technique-moderne-sonne-t-elle-le-glas-du-toucher-kinesitherapique Par Geoffroy TROUVEROY

Diplômé d’un Master en kinésithérapie, Geoffroy TROUVEROY a exercé le métier de kinésithérapeute au sein d’établissements de santé d'Ile-de-France en neurologie et gériatrie avant de devenir formateur en Institut de Formation en Masso-Kinésithérapie (IFMK). Il est actuellement responsable de la formation clinique au sein de l’IFMK des hôpitaux de Saint-Maurice. 

 

Article référencé comme suit :

Trouveroy, G. (2024) « La technique moderne sonne-t-elle le glas du toucher kinésithérapique » ? » in Ethique. La vie en question, avril 2024.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

Une prise de conscience

Tout a commencé par un simple échange, énoncé avec une pointe de réprobation et de colère. Une simple discussion entre collègues, inopinément entendue et pourtant tombée comme un couperet : « Regarde nos étudiants ! Ils ne savent plus toucher ! Pétris qu’ils sont de leur Evidence Based Medecine et Evidence Based Practice, ils se contentent de rester à distance les bras croisés, la bouche en cœur et les yeux hagards. Que font-ils à part installer leurs patients sur une machine quelconque, lancer un programme pré-enregistré avant de retourner sur leur téléphone portable ? Et je ne parle pas là d’un fait isolé, tous en semblent frappés ! ».

A peine avais-je eu le temps de digérer et de faire mienne cette déclamation qu’un collègue renchérit : « Pour peu, bientôt ils demanderont aux patients de tout réaliser seul. De se placer seuls sur une machine i-tech et de lancer eux-mêmes le protocole. Il suffit de les voir en examen. Regarde, pas plus tard que le mois passé, lors de la partie pratique de leurs évaluations sur le membre inférieur, je n’en ai pas vu un seul masser. Pas un te dis-je ! Pareil pour les postures du rachis, pas un seul guidage manuel, pas une seule stimulation tactile. Rien. ».

Ainsi, nos étudiants en kinésithérapie toucheraient de moins en moins leurs patients. Imprégnés par un développement technique, par un savoir scientifique basé sur les preuves, ils abandonneraient le toucher, le contact de leurs mains sur le corps de leurs patients pour lui substituer la technique. Cet échange, auquel je n’étais pourtant pas convié, aurait pu me laisser de marbre s’il n’avait pas éveillé en moi de vagues réminiscences. N’en avais-je pas moi-même fait l’expérience ? N’avais-je pas vu de mes propres yeux l’abandon de ce toucher par mes collègues ? Et ne l’avais-je pas moi-même laissé de côté pour lui préférer des protocoles ne nécessitant pas de poser mes mains sur le corps de mes patients ? Il me fallut le reconnaître. Je fus l’un de ces kinésithérapeutes. L’un de ces adeptes du hands off qui consiste, comme son nom l’indique (nous pouvons en effet traduire ce hands off « sans les mains » par « ne touchez pas »), à réaliser la rééducation sans toucher le patient. Combien de fois n’ai-je pas posé mes mains sur un patient ? Cent fois ? Mille fois ? Plus ? Je ne saurais le dire. Mais je me souviens encore de mon protocole de rééducation réalisé auprès de patients ayant subis une reconstruction de ligament croisé antérieur. Un protocole bien huilé, fait d’alternance entre de l’arthromoteur (sorte d’appareillage électrique mobilisant le genou), de la marche entre des barres parallèles avec ou sans obstacles, du travail de l’équilibre et du renforcement musculaire progressif. Je n’avais nul besoin, ou presque, de les toucher. Je n’avais nul besoin de ce contact entre leur corps et le mien. J’avais substitué la technique à mes mains, ces mains du kinésithérapeute que l’on ne pourra jamais mieux décrire que Rimbaud dans son poème les mains de Marie-Jeanne, ces mains (1) :

Ce ne sont pas des mains de cousine

Ni d’ouvrières aux gros fronts

Que brûle, aux bois puant l’usine

Un soleil ivre de goudron

Ce sont des ployeuses d’échines

Des mains qui ne font jamais mal

Plus fatales que des machines

Plus fortes que tout un cheval

Ces mains, pourtant, me devenaient bien inutiles. Fallait-il pour autant accuser la technique de cette modification de ma pratique ? Le métier de kinésithérapeute n’est-il pas de toute façon un métier technique ?

 

La kinésithérapie : intersubjectivité haptique et technique « ancienne »

Le référentiel de la formation en masso-kinésithérapie va en ce sens en parlant de techniques de « palpation et massothérapie » ainsi que de techniques « de mobilisations articulaires » (2). Dès lors, ce toucher kinésithérapique, fait de massages et de mobilisations apparaît bien technique. Ce que nous confirmera Mauss dans son ouvrage les techniques du corps. Sous sa plume, le massage devient une technique du soin, c’est-à-dire, dans notre cas de figure, la façon dont le kinésithérapeute se sert de son corps avec comme finalité la coordination de ses mouvements dans un but précis, à savoir le soin, la santé de son patient (3). En d’autres termes, cette régulation du geste lorsque le kinésithérapeute palpe et pétrit les chairs, lorsqu’il malaxe et façonne les muscles, usant de ses doigts, de ses mains ou encore de ses éminences thénars, est de la technique. Technique du toucher dont il nous faut relever deux spécificités. Premièrement, il est la source d’une intersubjectivité haptique. Car dans ce corps à corps du kinésithérapeute avec son patient, dans ce toucher, ce qui se joue c’est la rencontre d’une âme et d’une autre âme. Âme intangible qui, comme nous le dit Aristote, n’est pas séparable du corps, âme que l’on ne peut toucher immédiatement certes mais qui, au travers de la chair, à travers la médiation du corps, se laisse toucher (4). Ainsi, lorsque le kinésithérapeute touche le corps de son patient ce dernier se donne comme Autre. Non comme ego, comme reflet du kinésithérapeute, mais bien comme un alter-ego, un analagon.  Or, dans le même mouvement, le patient - comme Autre - engendre une modification du moi du kinésithérapeute par son apparition comme être comme lui qui n’est pas lui et qui nécessite, pour être perçu comme tel, une restriction de son égo débordant (5). L’Autre fixe ainsi les frontières de son corps et lui en donne l’expérience. Ce qui lui permettra de dire « c’est moi », « ceci est mon corps » (6).  Autrement dit, par le contact avec son patient, le kinésithérapeute lui donne naissance comme Autre et non comme un autre lui-même. Le patient, opérant exactement de la même façon, fait apparaître le kinésithérapeute comme Autre pour lui, ne le réduisant plus ni à un simple objet, ni à lui-même. Deuxièmement, la technique du toucher se manifeste comme ce qu’Heidegger définira être une technique ancienne. C’est-à-dire une technique qui consiste en un laisser « faire-venir » (7) de la santé de l’Autre. En effet, lorsqu’il mobilise son patient ou lorsqu’il le masse, le kinésithérapeute ne contraint pas la nature, il ne la force pas. Il accompagne son processus de guérison en assouplissant les chairs et les cicatrices, en remettant en mouvement une articulation enraidie, en facilitant le drainage d’un œdème par les mouvements lents et répétés de ses mains. Ainsi, ce toucher kinésithérapique, en tant que technique ancienne, cherche à pallier le déficit du « simple » toucher – comme mouvement anarchique et inconséquent des mains-outils – en en faisant un usage pragmatique afin d’en tirer le maximum d’efficacité. En d’autres termes, la main du kinésithérapeute ne se différencie pas de celle de tout autre, mais elle s’aide de la technique ancienne, elle en fait un usage qui lui permet d’en tirer le maximum d’efficacité dans l’intérêt de son patient.

 

La technique moderne en kinésithérapie

Jeune kinésithérapeute, alors que j’avais renoncé à utiliser mes mains lors de mes soins, je n’avais cependant pas renoncé à soigner. Mais ma pratique était toute autre que celle que nous venons de décrire. Comme le montre Heidegger, la technique moderne m’avait permis de libérer mon organisme et mes mains de cette tâche qui aurait dû les requérir. Lorsque je construisais mes séances à partir de protocoles et de normes, que je mesurais et calculais des données et des valeurs, je n’accompagnais pas la nature, je n’étais pas dans ce laisser « faire-venir » de la santé de l’Autre, mais dans une « mise en demeure de la nature » (8). Je l’obligeais à se montrer comme prévisible, calculable, mesurable. Je la forçais à répondre conformément à ma demande. Je l’interpellais afin qu’elle me livre le maximum de résultats à moindre frais. Nul besoin pour moi de toucher mon patient, parfois même de l’approcher. Je pouvais rester debout, à regarder les valeurs chiffrées de la force de ses quadriceps ou ischio-jambiers qui s’affichaient sur l’écran de mon ordinateur. Si les données ne me satisfaisaient pas, si elles ne répondaient pas à mes attentes ou si elles ne correspondaient pas aux normes prescrites, il me suffisait de quelques réglages, de quelques adaptations des modalités du protocole pour y remédier, pour que ce corps rentre dans la norme.

Dans cette relation, mon patient se transformait. Elle menaçait, de toute sa puissance, ma relation à lui comme à un Autre, comme à un analogon. Mon patient était réifié. Il était devenu une succession de 0 et de 1, langage binaire qui se substituait à tout autre. Assis sur le dynamomètre isocinétique, debout sur la plateforme Huber ou couché sur la table de massage, que ce soit durant le bilan ou durant le traitement, je disséquais son corps, décomposais ses mouvements, coupais ses gestes, je les désolidarisais de l’être. J’évaluais son corps, le mesurais, le comparais à des normes. Ses données étaient chiffrées, accumulées, traitées, comparées, mises à disposition. Je l’abordais comme un objet de recherches dont l’ensemble des données étaient disponibles à tout instant.  En passant du pragmatisme à la rationalité, du corps-âme inséparable à ce corps réifié, c’était une intersubjectivité de la communication – comme con-tact avec l’Autre – et de la compréhension que j’avais abandonnée (9). Ainsi que ce qui faisait du médical un art (10).

Mais étais-je pour autant maître de cette technique moderne ? Etais-je celui qui la contrôlais ? N’étais-je pas déjà moi-même devenu le rouage d’un processus qui me dépassait ? N’étais-je pas contraint par celle-ci à réifier mon patient ? Selon Heidegger, la technique moderne arraisonnerait l’homme et le provoquerait à aborder la nature comme objet de recherches, elle le provoquerait à mettre en demeure la nature de se montrer comme calculable et prévisible, comme système d’information qui lui permet de savoir si elle répond conformément à son appel (11). Ainsi, j’étais contraint par l’industrie du matériel médical, par les instituts de recherches médicales, par les pouvoirs publics ou encore par la bureaucratie à faire que le corps de mon patient puisse être réduit à une succession de chiffres, de nombres, de points que je pouvais inscrire dans les comptes rendus de bilans. Comptes rendus qui me permettaient de noter son évolution de séances en séances en observant la modification des résultats de la force en Newton-mètre sur le dynamomètre isocinétique, l’augmentation du nombre de kilomètres effectués sur le vélo ou encore les résultats chiffrés des différents exercices qu’enregistre la mémoire informatique du Huber. Corps réifié permettant de justifier des frais de santé ou de son inclusion dans de nouvelles recherches scientifiques qui à leur tour justifieraient ou non le protocole mis en place. Mon langage était devenu un langage technicien, langage de nombres et de chiffres, effaçant celui de l’intersubjectivité haptique. J’étais devenu un rouage d’un processus qui me dépassait, un « étant intramondain » (12). Le corps de mon patient, quant à lui, était devenu un corps dont chaque paramètre était disponible à tout instant dans le langage binaire de mon ordinateur. Mais n’était-ce pas, après tout, comme cela que l’on m’avait formé ?

 

La technique moderne et l’enseignement de la kinésithérapie

Selon Ellul, la technique a depuis de nombreuses années envahi l’éducation, cherchant à « développer la personnalité de l’enfant […] le situer le mieux possible, le préparer le mieux possible aux tâches qui l’attendent » (13). L’enfant, l’adolescent et le jeune adulte doivent être utiles au sein de cette vie actuelle qui est technique et qui nécessite donc que l’enseignement le soit également. De telle sorte qu’il pourra en conclure que « l’enseignement n’a plus un but humaniste, il n’a plus aucune valeur par lui-même, il n’a qu’un but : faire des techniciens » (14). Or, l’enseignement en kinésithérapie ne déroge pas à la règle et il apparaît certain que c’est dès leur formation que les étudiants, kinésithérapeutes de demain, sont provoqués à aborder la nature comme objet de recherches et à la mettre en demeure de se montrer prévisible et calculable. Car s’il est certain que les techniques du toucher persistent dans les apprentissages, que ce soit au cours de travaux dirigés ou de leurs stages, ce toucher technique ne semble pourtant plus se tailler la part du lion, cédant progressivement sa place au raisonnement et à des techniques qui ne le nécessite plus, tel le hands off. Tout au long de leur formation ces étudiants seront amenés à rationaliser l’organique. Par une formation fondée sur les preuves scientifiques, sur des valeurs et des nombres, sur du raisonnement clinique, ils vont séquencer le corps, la pathologie et les fonctions, analysant chacune de ces structures, les classifiant, les encodant et s’assurant qu’elles correspondent à des cases et à des nombres sur des échelles ou des questionnaires de leur bilan et diagnostic kinésithérapique. A tel point que, symptôme ou non de cet arraisonnement, la première des onze compétences que comporte le référentiel de la profession de masseur-kinésithérapeute se trouve être « analyser et évaluer sur le plan kinésithérapique une personne, sa situation et élaborer un diagnostic kinésithérapique » (15). Et alors même qu’ils répètent à longueur de journée que le masseur-kinésithérapeute fait face à un patient dit « dans sa globalité », qu’il s’agit de soigner un patient et non une maladie, les formateurs, contraints par le système technicien – ce même système technicien qui offre du financement pour ce qu’il nomme « des outils numériques », de ces outils qui substituent à la présence de l’Autre des tables digitales de dissections et de diagnostic médical et clinique virtuels – amènent les étudiants sur le chemin de la technique moderne et de la réification.

 

La technique moderne : un processus hors de contrôle ?

Pouvais-je pour autant, de même que nos étudiants en kinésithérapie, vouloir réellement d’une technique qui, pour soigner, nécessite de réifier nos patients ? Pourquoi aurais-je voulu me défaire d’une technique qui, tout en dévoilant la santé dans un laisser « faire-venir », dans cet accompagnement de la nature, dévoile également l’altérité au sein de la relation intersubjective et ma subjectivité comme conscience capable de manipuler la nature dans l’intérêt de mon patient ? Souffrais-je d’akrasia ? Ou étais-je dépossédé de mon choix ? Il est probable que cette dernière possibilité doit-être retenue. Car, la technique moderne se renforce par un effet rétroactif sur les forces qui l’ont engendrée, ce qui lui assure sa pérennité. C’est ce qui fera dire à Jonas, concernant notre rapport à la technique, que si « le premier pas relève de notre liberté nous sommes esclaves du second et de tous ceux qui suivent » (16) et à Anders que « bien que nous soyons les auteurs de ce système, nous devons renoncer à nous penser comme étant en son centre » (17). Or, force nous est de constater que, s’agissant de la kinésithérapie telle que je la pratiquais – et telle que la pratique nos étudiants – j’avais déjà franchi un certain nombre de pas. Il ne me devenait ainsi plus possible de faire marche-arrière, de revenir sur mes pas et de tourner le dos à cette technique. Je me retrouvais, de même que mes collègues, face à la nécessité de recourir à de plus en plus de techniques - techniques qui tout en devenant la source de problèmes auxquels elles seules avaient la réponse, finissaient par me déresponsabiliser (18). Mais quand bien même l’aurais-je pu, il ne m’était pas moins impossible, à ce moment, de le vouloir. En effet, comme aurais-je pu, après leur en avoir fait bénéficier, priver mes patients des gains que semblait devoir leur apporter la technique moderne : amélioration et vitesse de récupération accrues de leurs fonctions motrices, réduction de la récidive de certaines lésions, prévention de la survenue de nouvelles douleurs ou incapacités et encore d’autres bienfaits que les données scientifiques semblent leurs imputer. Il m’était devenu impossible de leur dire que nous n’userions plus de techniques modernes, pour lesquelles j’avais des preuves scientifiques, pour revenir à une technique du toucher pour laquelle je n’en avais pas. Certes, il persistait – et persiste encore – des kinésithérapeutes qui touchent leurs patients. Ce à quoi nous devrons opposer que s’ils existent toujours, ils sont cependant minoritaires, vieillissants et apparaissent comme des kinésithérapeutes à l’ancienne, des kinésithérapeutes qui n’ont pas su évoluer avec leur temps et qui sont restés accrochés à des principes du passé et dépassés. Des kinésithérapeutes qui n’ont pas encore mis leur doigt dans l’engrenage technique, des « réfractaires ». Ces mêmes kinésithérapeutes qu’avec une certaine condescendance, que je tirais de mon idéologie technocratique, je critiquais déjà durant mes stages, alors que je n’étais qu’étudiant. Ces professionnels qui, selon moi, se contentaient de travailler en EHPAD et qui, faute de suivre les dernières publications scientifiques et de fonder leurs pratiques sur les preuves, ne faisaient que marcher avec leurs patients et leur faire quelques massages et mobilisations.

 

Vers une disparition du toucher en kinésithérapie ?

Mais alors, accepter cette croissance exponentielle du progrès technique, cette course éperdue en avant vers plus de technique, comme croissance dont le substrat n’est autre qu’une version antérieure d’elle-même, reviendrait à accepter que ce nouveau monde de la kinésithérapie soit érigé sur les vestiges et les cendres de celui qui l’a précédé. Ce serait faire de la technique ancienne du toucher une obscure fondation. Ce qui ne semble pas souhaitable car nous ne pouvons en aucun cas vouloir laisser la technique moderne, en ostracisant le toucher, exclure l’Autre en recréant le personnage, en l’affublant du masque du progrès. Mais comment y arriver si nous y sommes contraint par la technique moderne, si nous sommes, pour reprendre les mots de Heidegger, arraisonné par elle (19) ? Premièrement par cette prise de conscience de l’irréductibilité de mon corps et de celui de mon patient à la machinisation. Ce corps qui « malgré le systématisme et l’acharnement avec lesquels on le pousse à devenir une pièce de machines, ne se laissera jamais transformer en honnêtes rouages » (20) ne doit en rien être une honte, mais au contraire ce qui nous sauve en nous permettant d’être la source d’une intersubjectivité haptique. Deuxièmement, en prenant conscience que la technique moderne, même si elle force la nature, n’en est pas moins un dévoilement – et non une fabrication – de la santé des patients. C’est dans cette irréductibilité du corps et ce dévoilement que se joue la rencontre entre deux personnes, deux corps et deux âmes, une rencontre avec l’Autre. C’est en saisissant ce qu’est la technique moderne que nous pourrons avancer. La technique moderne est un danger pour la technique ancienne du toucher, certes, « mais, là où il y a danger, là aussi croît ce qui sauve » (21).  Il nous fallait définir ce qu’est la technique moderne pour comprendre qu’elle ne peut être un instrument que l’on maîtrise. Il fallait la comprendre pour que nous puissions sortir de cette idéologie technocratique dans laquelle nous, kinésithérapeutes, nous sommes enfermés et qui nous pousse à croire que c’est exclusivement d’elle que dépend l’évolution du système social, du système de santé et plus précisément de la kinésithérapie. C’est par ce pas de côté, c’est en nous libérant des chaînes de l’idéologie technocratique et de la technique comme instrument, que nous pourrons renouer avec le toucher kinésithérapique. Non en remplacement de la technique moderne qui est la source de bienfaits certains, mais en complément de celle-ci. C’est par ce pas de côté que nous pourrons aller à la rencontre de l’Autre dans l’intersubjectivité de la relation kinésithérapique. C’est à cette condition seulement que la technique en kinésithérapie, en tant que technè, renouera avec son sens ancien de τέχνη, en tant que dévoilement qui produit la vérité dans l’éclat de ce qui apparaît et retrouvera le sens même que lui donnait déjà Aristote, d’« art médical ».

 

En conclusion

Il nous apparaît donc que si la technique ancienne du toucher en kinésithérapie relève d’un double dévoilement, le dévoilement de l’Autre en tant qu’Analogon et de la santé de l’Autre, les kinésithérapeutes, en y renonçant et en forçant la technique moderne à se substituer à eux, en oubliant qu’elle demeure un dévoilement de la santé de l’Autre, encourent le risque de faire de la kinésithérapie un monde inhospitalier, déshumanisé. Un monde de techniques au sein duquel leur corps et celui de leurs patients ne seraient plus que des rouages défaillants. Une kinésithérapie adaptée à la technique moderne au sein de laquelle ils ne seraient plus qu’« homme en tant qu’instrument pour les instruments » (22). Et quelle que soit l’exacte raison qui pousse ces jeunes kinésithérapeutes à adhérer de toutes leurs forces à ce développement technique, à cette immixtion de la technique dans la kinésithérapie, et quand bien même leur détermination à maîtriser cette technique serait inébranlable, le danger persistera. Car en se croyant maître de la technique, et au travers d’elle croyant maîtriser le soin, ils ne feront qu’accélérer leur déchéance. Mais s’il est certain qu’il siège en la technique moderne un risque d’hubris, la démesure de vouloir nous en rendre maître, tout en la laissant, par la même occasion, contrôler notre destinée, nous ne pouvons pour autant pas vouloir sa suppression. Celle-ci étant la source de bienfaits sur la santé que l’on ne saurait remettre en cause. Mais il nous faudra, à nous kinésithérapeutes, mais probablement aussi à d’autres soignants, dessiller notre regard pour enfin la percevoir comme une forme de dévoilement. C’est par cette prise de conscience que nous pourrons renouer avec d’autres formes de dévoilement, y compris celui de la technique ancienne du toucher. C’est en en prenant conscience que nous pourrons garder dans notre pratique de la kinésithérapie – et osons l’extrapolation, dans toute pratique de soins – le toucher comme une forme de dévoilement de la santé de l’Autre.

 

Bibliographie

(1) Rimbaud A., Les mains de Marie-Jeanne, Paris, Gallimard, « NRF », 2009, p. 189.

(2) Collectif, Profession Masseur-Kinésithérapeute, Boulogne-Billancourt, Berger-Levrault, 2007, p. 96.

(3) Mauss M., Les techniques du corps, Paris, Payot et Rivages, 2021, pp. 54-78.

(4) Aristote, De l’âme, Paris, Flammarion, « GF », 1993, 412 b 5 / 413 a 5 ; pp. 154-156.

(5) Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1992, pp. 155-201.

(6) Derrida J., Le toucher, Jean-luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 202.

(7) Heidegger M., Essais et conférences, Paris, Gallimard, « tel », [1954] 1958, p. 19.

(8) Id. pp. 20-25.

(9) Habermas J., La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973, pp. 58-59.

(10) Id. p. 83. Je reprends ici le concept aristotélicien de l’art médical comme changement entre deux états, l’état de l’homme malade à celui d’homme sain qui nécessite une forme de pragmatisme. Aristote, Métaphysique, Paris, Flammarion, « GF », 2008, Z, 7, 1032 a 10 et suiv.

(11) Heidegger M., Essais et conférences, « op. cit. », pp. 20-25.

(12) Ainsi l’être humain, en tant que Dasein est le seul ek-sistant, comme être-au-monde qui se différencie de l’étant intramondain comme être-à-porté-de-la-main, comme « outil ». Heidegger M., Être et temps, Paris, Authentica, 1985, pp. 72-76.

(13) Ellul J., La technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Economica, 1990, pp. 313-314.

(14) Id. p. 316.

(15) Collectif, Profession Masseur-Kinésithérapeute, « op. cit. », p. 39. Ainsi le terme analyse, lui-même issus d’Analusis, qui veut dire décomposer ou défaire une trame, est évocateur. Il s’agit bien de décomposer le patient, le séparer en différents segments et évaluer ceux-ci.

(16) Jonas H., Le principe responsabilité, Paris, Cerf, 1995, p. 75.

(17) Anders G. L’obsolescence de l’homme, Paris, Ivrea, 2002, pp. 117-118.

(18) Prenons ici comme exemple l’appareil d’électrothérapie en rééducation qui peut être utilisé pour du traitement antalgique ou pour aider à récupérer de la force et de la trophicité musculaire. Cet appareil, initialement de conception assez rudimentaire et robuste nécessitait une connaissance des différentes modalités d’applications (intensité, fréquence, types de courant : unidirectionnel ou bidirectionnel) afin de répondre spécifiquement au besoin du patient mais encore d’éviter un quelconque risque de brûlures électriques. Or ces appareils, afin de réduire au maximum tout risque de brûlures et de simplifier leur utilisation, ont complètement disparus de la circulation pour laisser la place à des appareils de dimensions restreintes, contenant toute une série de programmes préenregistrés qu’un enfant saurait utiliser sans encombres. Il en a résulté que ces mêmes kinésithérapeutes qui se targuent de connaissances scientifiques accrues justifiant de l’intérêt ou non de cet outil, ne savent même plus, lorsqu’ils l’utilisent, quels sont les caractéristiques du courant et de ses modalités, l’outil les ayant ainsi déresponsabilisés.

(19) Heidegger M., Essais et conférences, « op. cit. », pp. 20-25.

(20) Anders G., le rêve des machines, Paris, Allia, 2022, pp. 115-116.

(21) Hölderlin, cité par Heidegger M., Essais et conférences, « op. cit. », p. 38.

(22) Anders G. L’obsolescence de l’homme, « op. cit. », pp. 33-50.

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news-5741 Fri, 01 Mar 2024 21:50:52 +0100 Ateliers de lecture sur le soin, animés par Anne GRINFELD https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/ateliers-de-lecture-sur-le-soin-animes-par-anne-grinfeld 3 dates en février/mars 2024 pour un atelier de lecture sur le soin, animé par Anne GRINFELD

Anne GRINFELD, que nous avions quittée avec son chapitre marquant dans l’ouvrage Controverses éthiques d’aujourd’hui, Paris, Éd du Cerf, 2023, nous revient ici avec l’animation d’un atelier de lecture sur le soin.

Le soin à voix haute

Atelier de lecture animé par Anne Grinfeld (IDE, Ms en philosophie et création littéraire) avec la participation de Simon Lhéritier (Ms création littéraire)

Les jeudis 29 février, 14 mars et 28 mars 2024 de 17h30 à 19h30. Salle Marie Curie, Hôtel-Dieu (escalier B1 3ème étage)


La lecture à voix haute avec d'autres, pour d'autres, n'est pas la même chose que la lecture pour soi, dans le silence de sa tête. On y découvre autrement sa voix et le texte lu. Le soin à voix haute se propose de rentrer dans les fibres du texte, d'aller gratter les mots, de repérer les motifs, la forme, et d'en découvrir le rythme. Que nous raconte le texte ? Que nous fait-il ? Qu'en fait entendre la lecture à voix haute ? En passant le texte au filtre de nos voix et de l’écoute collective, de nouvelles pistes s’ouvrent.
Chaque séance de l’atelier sera consacrée à un texte contemporain que nous découvrirons ensemble. Nous en lirons collectivement des extraits à voix haute :

  • Gwendoline SOUBLIN, Depuis mon corps chaud, Les Matelles, Éditions Espaces 34, 2022
    Pièce de théâtre qui fait plonger dans la tête d'un homme hospitalisé aux urgences puis dans celle de l'étudiante en soins infirmiers qui l'accompagne.
  • Mary DORSAN, Une passion pour le Y, Paris, POL, 2018
    Récit de la rencontre d'une infirmière en accueil de jour en psychiatrie et d'un homme qui a une passion pour le Y - ou comment une lettre peut vous ancrer quelque part.
  • Sophie TORRESI, Apnée, 2022
    Docu-fiction qui témoigne de l'expérience d'une annonce de greffe et raconte la vie d'une mère avec un enfant atteint d'une grave maladie chronique.

Le soin à voix haute a aussi le souhait de faire découvrir des textes littéraires encore peu connus du grand public. Ces trois récits donneront lieu à des échanges littéraires, philosophiques et expérientiels entre les participants. Chacun sera invité à prendre la parole et se prêter à la lecture à voix haute, dans la mesure de ses souhaits, lors des séances.

Il est demandé de s’inscrire par mail, l’inscription valant engagement à participer à l’ensemble du cycle.

Contact :  anne.grinfeld@gmail.com

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news-5740 Fri, 01 Mar 2024 21:34:35 +0100 Dissémination : penser la parole médicale avec Derrida https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/dissemination-penser-la-parole-medicale-avec-derrida Par Nicolas MEROT


Nicolas MEROT est médecin au Centre Hospitalier Simone Veil, à Beauvais, dans l’Oise. Son exercice professionnel est partagé entre les soins palliatifs et la prise en charge de la douleur. Sa pratique, récente, de l’hypnose a infusé sa manière d’être en tant que médecin. Le travail de recherche qu’il a mené dans le cadre du Master « éthique médicale et hospitalière appliquée » se nourrit de ce que l’hypnose a à nous dire de la relation de soins en général.


Article référencé comme suit :
Merot, N. (2024) « Dissémination : penser la parole médicale avec Derrida » in Ethique. La vie en question, mars 2024.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.


Rhétorique et manipulation dans la parole médiale
Fragments cliniques : Temps de transmission du matin à l’unité de soins palliatifs. La psychologue m’interpelle, comme médecin de l’unité. « Il faudrait que tu revoies Mme Z. Elle a besoin d’entendre les choses, que tu lui redises. » Comme une évidence, j’acquiesce et peu après m’exécute, m’en allant parler à Mme Z. Cette femme âgée est malade du cancer. Ce n’est pas le premier problème de santé qui lui arrive et quand elle a compris que la perte d’appétit, la fonte musculaire, mais aussi la chute qu’elle avait faite quelques jours auparavant étaient probablement en lien avec cette image évocatrice, présente sur le scanner thoracique, elle a tout de suite saisi qu’il s’agissait d’un cancer. Elle avait d’emblée dit ne pas « vouloir se soigner » refusant de chercher à gagner du temps. Pas qu’elle veuille mourir, non. Seulement, elle avait compris qu’elle n’attendait rien d’un traitement de ce cancer. Ce discours avait très simplement rejoint l’avis du médecin gériatre qui s’occupait d’elle, et qui lui non plus n’attendait pas grand-chose d’éventuels traitements d’un cancer. Ils avaient ensemble convenu de ne pas pousser plus loin les investigations. Ce matin-là, cette patiente avait besoin de parler à un médecin. L’entretien avait conduit à ce qu’on aborde le sujet de la maladie, de sa gravité, du temps compté, du temps qu’il reste, de son inquiétude sur le moment de la mort. Toutes choses qu’elle avait déjà abordées avec la psychologue, mais qui prenaient pour elle une autre signification dans l’échange qu’elle avait avec son médecin. Quelques jours plus tard, la psychologue de l’unité de soins palliatifs revient vers moi, pour parler de Mme Z. Mon entretien a porté, me dit-elle, la situation est meilleure, elle a pu fonder un travail nouveau avec la patiente après notre rencontre. Cette situation de parole illustre la place de la parole, son importance dans le travail médical. La relation se construit dans la parole, dans le discours. C’est une interaction. Lorsque je parle, je modifie quelque chose chez l’interlocuteur, j’agis sur lui. L’action médicale est en partie constituée par la parole même. Or, agir ainsi sur l’autre soulève d’emblée une question : S’autoriser à agir sur l’autre, c’est prendre le risque de le manipuler, de porter atteinte à sa liberté.
Porter atteinte à la liberté, c’est une critique déjà formulée à l’encontre de la rhétorique. Pourtant, c’est lui porter un regard borgne que de ne la considérer qu’ainsi. La rhétorique s’inscrit dans une série d’oppositions duales que propose Platon : rhétorique contre dialectique, écriture contre discours, intériorité contre extériorité. Mais plus encore, elle s’inscrit dans un système de compréhension du monde faite d’oppositions en cascades. Dans le Phèdre (1), Platon s’intéresse au couple écriture – logos. Cette inscription dans un système d’oppositions en cascade conduit à le comprendre comme Pharmakon, nous allons le voir, c’est-à-dire considérer à la fois ses deux facettes, poison et remède. Ainsi, se comprend le discrédit jeté sur la rhétorique. Dans le Phèdre, l’écriture est discréditée face au discours oral. L’écriture est présentée comme une copie, comme morte, du discours oral, seul capable de mener à la vérité intérieure. Vulgaire copie, l’écriture a perdu tout lien avec son père ; elle est comme orpheline. La suggestion est, si l’on suit la série d’oppositions, du côté de l’écriture, disqualifiée, de l’extérieur, de la rhétorique. Écriture et rhétorique empêchent l’accès à la vérité que seule la pratique philosophique de la maïeutique permet d’atteindre, en soi-même. Ainsi comprise comme rhétorique la valeur de parole en elle-même se trouve questionnée. Nous proposons ainsi de réfléchir à cette situation clinique.
Nous proposons d’avancer en considérant largement la parole médicale par analogie avec une autre forme de langage, celle de la poésie, langue par excellence si l’on suit ce qu’en dit Heidegger (2). Je reprends également ici le terme de parole tel qu’il apparaît dans Acheminement vers la parole (3). Ce travail est centré sur le langage verbal. Il faut pourtant bien entendre ce terme dans une acception large qui recouvre le langage bien plus largement que son seul aspect verbal, c’est-à-dire aussi ce qui est non-verbal, corporel, comportemental. Sur ce chemin, nous proposerons de réfléchir la parole médicale à partir de la notion derridienne de dissémination. Nous appuyant sur des fragments cliniques qui concernent l’annonce des soins palliatifs, nous montrerons ce qui pourrait être compris, sous ce terme de dissémination comme la puissance germinative de la parole. Nous mettrons en relation cette notion de dissémination avec la semaison de Jaccottet, afin de permettre de mieux cerner le cœur de notre propos.


La parole comme violence contre autrui
Faire usage de la parole, utiliser les ressorts rhétoriques de la parole comme dans la situation de Mme Z. relève d’une forme de violence dirigée vers l’autre. Bien sûr, c’est par préoccupation pour l’autre (Mme Z.) que je lui parle. C’est bien elle qui est au centre de notre intérêt commun de soignants. Quand bien même mon intervention tiendrait compte au mieux de cette dernière, de ses souhaits, de son autonomie, de sa liberté, cette dimension est présente. En prenant comme hypothèse que toute communication est dissémination, c’est-à-dire transmission, acte de germination de l’un vers l’autre, l’interroger de manière théorique met à jour pleinement les questions éthiques qui se posent, que nous laisserons Levinas reformuler ici :

La rhétorique qui n’est absente d’aucun discours et que le discours philosophique cherche à dépasser, résiste au discours, (ou y amène : pédagogie, démagogie, psychagogie). Elle aborde l’Autre non pas de face, mais de biais ; non pas certes comme une chose puisque la rhétorique demeure discours et que, à travers tous ses artifices, elle va vers Autrui, sollicite son oui. Mais la nature spécifique de la rhétorique (de la propagande, de la flatterie, de la diplomatie, etc.) consiste à corrompre cette liberté. C’est pour cela qu’elle est violence par excellence, c’est-à-dire injustice. Non point violence s’exerçant sur une inertie - ce ne serait pas une violence - mais sur une liberté, laquelle, comme liberté précisément, devrait être incorruptible. À la liberté, elle sait appliquer une catégorie - elle semble en juger comme d’une nature, elle pose la question contradictoire dans ces termes : « quelle est la nature de cette liberté ? » (4).

Avec Levinas, toutes les préventions qui sont les nôtres semblent sans effet. La rhétorique n’est absente d’aucun discours. La parole utilisée pour agir sur l’autre est discours, pleinement discours, elle est violence faite à autrui. Dans cet extrait, il laisse apparaître l’intransigeance de sa pensée. La parole médicale est radicalement questionnée, qu’il s’agisse d’un usage de la parole explicitement utilisé comme outils, comme c’est le cas lorsqu’on utilise volontairement la suggestion ou le discours hypnotique, mais aussi dans tout échange, comme c’est le cas ici avec Mme Z (5) qui s’inscrit comme ayant un objectif thérapeutique. Toute parole, tout discours peut être questionné avec ce texte de Levinas. Quelles que soient les intentions et modalités de ce discours, « qu’il sollicite son oui » c’est-à-dire qu’il aille vers l’autre, qu’il se préoccupe de son consentement, qu’il considère l’autonomie de la personne, le discours médical est rhétorique, et par là-même, à suivre Levinas, relève de la violence, d’une corruption de la liberté (6). Dans la situation de Mme Z, nous avons, dans l’équipe la sensation d’avoir su apporter une aide à la patiente en poussant à faire évoluer ses représentations. Comme médecin nous avons agi sur elle. Il n’y a que peu d’enjeux apparents dans cette situation et pourtant la question n’en est pas moins entière. Il y a bien quelque chose de notre action, de notre propre volonté qui a infusé en elle. Il y a là corruption de sa liberté. Il y a là une tension éthique.


La parole comme pharmakon
Cette tension éthique se trouve abordée par Platon dans le Gorgias. Il le fait, certes sur un mode différent, mais on peut établir un lien direct, qui chemine du Gorgias au Phèdre. Platon critique la rhétorique face à la dialectique. Dans La dissémination (7) Derrida aborde le langage, non pas en se référant au couple « dialectique/rhétorique », mais au couple « discours écrit/discours oral ». La critique de l’un par rapport à l’autre s’inscrit dans une même opposition que l’on pourrait condenser schématiquement dans une opposition entre intérieur (du côté du vrai) et extérieur (du côté du faux). Cependant un paradoxe apparaît avec ce Platon, qui semble avoir écrit un texte contre l’écrit. Derrida revisite la notion Pharmakon afin de dépasser ce paradoxe. Derrida part du postulat qu’il n’est pas possible que Platon ait écrit un texte uniquement à charge contre l’écriture. Il faut en effet tout ce travail de dévoilement, de réinterprétation du texte par Derrida pour sortir d’une interprétation qui voudrait voir dans le Phèdre un écrit contre l’écrit. Une traduction alors habituelle de pharmakon par « poison » participe à en masquer le sens – le double sens – là où il faut bien comprendre qu’il signifie simultanément « remède ». Déjà, à travers le jeu (8) que permet la traduction, voilà démontré comment le texte écrit, puis traduit peut altérer et donc paradoxalement enrichir le texte, peut dévoiler un pan caché d’un texte menant à une interprétation autre. Dévoiler, ajouter sans supprimer, enrichir le texte par tout ce qui y est caché, tramé : voilà ce que peut le pharmakon.
Derrida se propose donc de dévoiler ce qui autorise à réhabiliter l’écrit face à l’oral. Complexifiant la lecture de Platon, il en ressort la possibilité d’interprétations diamétralement opposée et l’apparition de la notion de supplément.

Le pharmakon, sans rien être par lui-même, les excède toujours comme leur fonds sans fond. Il se tient toujours en réserve bien qu’il n’ait pas de profondeur fondamentale ni d’ultime localité. […] C’est aussi cette réserve d’arrière-fond que nous appelons la pharmacie (9).

Dans le texte, mais plus généralement dans le langage, on s’intéresse avec la dissémination à ce qui est sous-jacent, ce qui est caché en dessous ; en dessous du discours ; en dessous, mais en soi. Que trouve-t-on caché, suggéré, sous-jacent dans le discours que je tiens à Mme Z ? Derrida nous engage ici à prendre acte de l’étendue de la polysémie, de l’ambivalence, des niveaux d’action du langage. La parole porte en elle la possibilité d’agir sur l’autre, non seulement directement par le message qu’elle véhicule mais également entre les lignes, entre les mots, indirectement. La parole, est une « pharmacie » pour le médecin. Cette action se trouve disséminée dans la parole.


Le langage comme dissémination
Derrida détourne et forge le concept de « dissémination » à partir de la racine grecque sema, « le sens », et du latin seminem, « le germe ». À plusieurs reprises il distingue la dissémination telle qu’il l’entend du terme polysémie : « À s’écarter de la polysémie, plus et moins qu’elle, la dissémination interrompt la circulation qui transforme en origine un après-coup du sens(10) ; plus loin : « L’ouverture […] qui écarte la dissémination de la polysémie ». À chaque fois les deux références (sema, seminem) sont mises en parallèle. Ailleurs, on lit : « sperme (terme / germe(11)) » trois termes qu’il rassemble pour mieux souligner la manière dont il les articule, sous le concept de dissémination. Il s’agit de montrer la puissance germinative, dans l’écriture, du sens qui s’altère.
L’écriture, lorsque Theut l’invente consiste en un simulacre (une imitation, un double) de la parole de Dieu. À partir de ce geste inaugural, ce « déclenchement » ce « coup » porté à la vérité (12), apparaît la dissémination, c’est-à-dire la multiplication du sens : « Qu’il s’agisse de ce qu’on appelle « langage » (discours, texte, etc.) ou d’ensemencement « réel », chaque terme est bien un germe, chaque germe est bien un terme (13).
Le langage procède par dissémination. La polysémie du langage est mise à profit par le thérapeute qui use de suggestion, soit pour avancer caché, pour suggérer le contraire de ce qu’il semble dire, pour donner vie à l’idée qu’il souhaite instiller. Si l’on revient à la situation de Mme Z., on décrira avec la dissémination la manière dont nos propres représentations vont agir sur Mme Z., vont produire chez elle un effet. Si l’on en reste au simple contenu thématique de notre entretien, on peut constater que nous n’avons fait que redire des choses déjà dites, on peut retenir le caractère informatif de l’entretien avec Mme Z. : le cancer est localisé à tel et tel endroit, il y a un risque d’évolution de tel type, qui conduirait à telle ou telle action médicale. Ce serait ignorer la raison pour laquelle la psychologue me demande de revenir la voir. Le sens clinique qui est le sien la conduit à demander à ce que cet entretien ait lieu avec le médecin. Elle souhaite que j’agisse sur elle. Ce n’est pas seulement ma présence de médecin, ma fonction, qui agit. C’est bien ici parce que je suis investi, de par ma fonction d’un pouvoir particulier que mon action aura une importance différence de celle de la psychologue. Ce que contient ma parole en elle-même (vocabulaire, tournure, posture) va agir de surcroît. La notion même de dissémination permet de mesurer combien le discours et ses différentes composantes n’est pas univoque, ne contient pas une vérité unique.
La parole véhicule en « germes » des fragments qui sont autant d’actes en puissance. Le thérapeute, inscrit dans une relation doit faire avec cette fonction « disséminatrice » du langage. À la manière du rhéteur, le soignant utilise le langage-outil nécessairement. Il ne peut pas ne pas l’utiliser. Quoi qu’il fasse, les idées qui sont les siennes sont transmises au malade, quelque prévention qu’il prenne. Lorsque je parle à Mme Z., je dissémine quelque chose de mes idées.
Cette notion de Dissémination conduit à prendre du recul sur la question initiale, celle de la violence sur l’autre que constitue le simple fait d’agir sur lui. Non pas en occultant le fait qu’il s’agisse d’une « corruption de la liberté », mais en replaçant cela au cœur de la relation de parole. Nous voilà au cœur du langage. Ce ne sera donc qu’à peine un pas de côté que de se tourner vers le langage poétique pour explorer ce qui peut se jouer de tentative de contrôle. Nous proposons en effet par la suite un cheminement poétique, tour à tour chez Mallarmé qui affirme poursuivre le but de contrôler ses effets dans son écriture poétique, puis chez Verlaine et Jaccottet qui semblent prendre le contre-pied de Mallarmé, prônant une démarche libre, moins contrôlée. Ce cheminement permettra, comme miroir de la clinique d’interroger une pratique du lâcher-prise, dans l’écriture poétique, comme dans la relation de soin.


La poésie de Mallarmé, le contrôle
La notion de suggestion est centrale dans le dispositif d’écriture de Mallarmé. Critiquant l’écriture descriptive, Mallarmé propose une écriture centrée sur l’effet produit sur le lecteur, provoquant celui-ci de manière indirecte. « évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme, par une série de déchiffrements » (14). S’il se définit comme le poète de la suggestion, il est aussi celui de la maîtrise de ses effets. Maîtrise qu’il a poussé à un niveau de perfection revendiqué qu’il explique dans une lettre où il commente son travail (15).

Je t’envoie enfin ce poème de l’Azur que tu semblais si désireux de posséder. Je l’ai travaillé, ces derniers jours, et je ne te cacherai pas qu’il m’a donné infiniment de mal […] Il m’a donné beaucoup de mal, parce que bannissant mille gracieusetés lyriques et beaux vers qui hantaient incessamment ma cervelle, j’ai voulu rester implacablement dans mon sujet. Je te jure qu’il n’y a pas un mot qui ne m’ait coûté plusieurs heures de recherche, et que le premier mot, qui revêt la première idée, outre qu’il tend par lui-même à l’effet général du poème, sert encore à préparer le dernier.

« Est-ce beau ? », demande Mallarmé plus loin. Ce n’est pas qu’une question rhétorique. Il fait passer la recherche de l’effet produit avant la recherche esthétique, dont il dit qu’elle lui importe moins. Le médecin qui travaille à ce point les effets produit par sa parole laissera-t-il lui aussi de côté certains aspects de la relation ou du travail médical ? Y perdra-t-il par exemple une forme d’authenticité dans une démarche qui serait trop parfaitement maîtrisée ? Y perdra-t-il une nécessaire spontanéité ?


L’art poétique
Verlaine comme Mallarmé fait référence à la musicalité de la poésie. Il paraît critiquer cette démarche poétique trop maîtrisée, et en appeler à une plus grande spontanéité. Ce texte est connu comme un manifeste, un appel à une écriture libre et légère, Indécise, voire imprécise. Il semble prendre le contre-pied de Mallarmé : D’un côté la maîtrise des effets, de l’autre, l’appel à la chanson grise et l’indécis.

De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint. (16)

À première vue, ce texte répond à l’inquiétude qui est la nôtre, à trop vouloir contrôler nos effets, dans ce texte qui nous invite à laisser la place à l’indécis, à l’imprécis, aux zones grises, aux nuances, aux « cheminements de bonne aventure ». Et pourtant, que de maîtrise pour y parvenir ! Michel Grimaud (17) livre une analyse qui souligne tous les paradoxes de ce poème. En effet, sans contester toute la singularité de son écriture, de sa liberté, de ce que l’on reconnaît comme étant spécifique à Verlaine, il démontre combien chacune des injonctions contenues dans ce texte est aussitôt contredite par la construction même du poème, par la structure de son écriture. Il montre combien l’écriture poétique, l’usage syntaxique, le vocabulaire, les sonorités conduisent à pouvoir faire deux lectures diamétralement opposées du poème. « Faut-il, alors, privilégier le sens « latent » ? demande-t-il. Non, car c’est du rapport entre les deux modes de communication que naît l’effet poétique ».
Ne pas choisir entre les différents niveaux de signification d’un texte ; les laisser s’enrichir, s’altérer, se renforcer et composer les uns avec les autres ; s’intéresser à chacun des niveaux de sa trame… voici des prescriptions qui ne vont pas sans rappeler le Derrida de la dissémination. Contrastant avec les écrits de Mallarmé, l’« art poétique » semblait promettre d’ouvrir une piste plus critique à l’encontre de la posture du contrôle. La lecture qui en découle participe finalement à brouiller les pistes, à rendre plus indécidable encore le questionnement éthique qui est le nôtre.


La semaison : l’art du lâcher prise
Fragments cliniques, suite. Et puis il y a M. G. Il a bientôt cinquante ans, un fils de vingt ans. Son épouse vient vers moi. Lui est atteint d’une tumeur de la base du crâne, découverte trois mois plus tôt et il vient juste de débuter une chimiothérapie. Il a déjà été hospitalisé à l’unité de soins palliatifs, d’où il est sorti dix jours auparavant. Lorsqu’elle m’aborde, quelques heures après leur arrivée, elle me sourit et d’emblée, comme une évidence : « vous m’aviez prévenu ! Vous m’aviez dit que vous ne seriez pas étonné si je vous rappelais dans une semaine ! C’est ce qui s’est passé ! Vous aviez raison ! » Parole performative.
Ce que tous deux avaient entendu devenait réalité ; ce que j’avais dit avait produit l’aggravation à laquelle on semblait assister. Ou plutôt, conduisait à interpréter les signes qu’ils percevaient comme ceux annonciateurs de la fin à venir. Ces signes, je pensais les avoir évoqués comme possible, dans l’objectif de préparer tout le monde à leur éventuelle survenue, afin qu’ils sachent comment y faire face le cas échéant. Je ne les avais aucunement annoncés, quand bien même je les savais possible, seulement possible. Tous deux avaient pris mes paroles pour des présages. En effet, au moment de l’arrivée, j’avais rencontré le couple. L’oncologue leur avait annoncé peu de temps avant l’aggravation, la découverte d’une méningite susceptible d’obérer le pronostic. C’est justement cette question qu’ils souhaitaient aborder avec moi. Pour son épouse, la question se posait alors de manière aiguë, pour pouvoir se préparer, s’organiser. Devait-elle arrêter de travailler, pouvait-elle se le permettre ? La situation risquait-elle de se dégrader vite. L’inquiétude médicale était certes importante et j’avais plusieurs objectifs : je souhaitais lui permettre de se préparer aux éventualités, lui permettre aussi de s’autoriser à se reposer. J’étais d’autant plus enclin à leur livrer toutes ces informations qu’ils m’avaient fait comprendre combien ils ressentaient le besoin d’être informés de ce qui aurait pu se passer.
Et voilà qu’elle m’attribue cette prévision, l’annonce anticipée de l’aggravation ; elle en fait un signe de ma clairvoyance. Cette aggravation je ne l’attendais pourtant pas. Je l’avais évoqué comme un risque redouté. Comme un élément des possibles. À cet instant, elle m’explique qu’elle a interprété cette aggravation comme la réalisation de ce qui pour elle était une prédiction de ma part. Je ne peux pas ne pas me questionner. Est-ce que cette prédiction (ou ce qui a été compris comme tel) a participé à réaliser l’aggravation ? Ai-je malgré moi émis ce qu’on appelle une prédiction autoréalisatrice ? Jusqu’à quel point est-il possible que la parole puisse devenir acte ? Bien sûr, rien ne pourra venir confirmer ou infirmer cette impression première me dis-je alors. Je sors de mes pensées. J’ai tout de même la présence d’esprit de lui répondre, dans un ultime effort pour contrecarrer cette prédiction : « c’est vrai ? C’est ce que je vous avais laissé croire ? » Je lui manifeste mon étonnement. Je résiste à mon envie de la détromper pleinement, je suis prudent dans la manière de laisser ouverte la possibilité de re-stabilisation. Je suis partagé entre deux craintes : d’une part je suis réticent à la laisser consolider son impression d’une fin imminente, au risque qu’il devienne pour elle impossible de continuer à accueillir la possibilité qu’il puisse encore vivre, qu’elle entame un deuil anticipé, d’autre part je ne veux pas lui laisser trop d’espoir, et je souhaite lui éviter les affres de l’incertitude. Rien de plus dur, au moment même ou l’on s’attend à la mort imminente, que de devoir dans le même temps faire la place à nouveau à l’espoir. Rien dans la présentation clinique de son époux ne me permet de trancher, de prévoir plus précisément.
Peut-on parler de suggestion, là ou finalement mon discours est lui-même le fruit d’intentions contradictoires. Je ne crois pas. Évidemment, l’effet procède de la même manière, les paroles agissent. L’image de la dissémination est ici plus juste pour décrire ce qui se passe. Chacune des paroles, chacun des mots, chaque impression agit pour son propre compte, et va trouver à germer, dans l’esprit de l’interlocuteur. Cette dame va peut-être laisser germer telle ou telle idée. La laisser infuser auprès du reste de la famille ; peut-être.
Une incertitude de cet ordre invite ici à faire référence à la notion de « semaison » telle que l’utilise le poète Philippe Jaccottet, qui nomme ainsi la série de Carnets qui rassemblent au fil de l’eau des écrits parfois versifiés, parfois en prose. Proche de la dissémination, il y a dans la notion de semaison quelque chose de naturel, non volontaire, cette dissémination au fil du vent, qui n’est pas contrôlée. Ce se sont pas des semis (précis, au cordeau) ce ne sont pas ce ne sont pas les semailles, période précise des semis, qui conduiront à une autre période précise à une récolte. La semaison ne se décide pas.


Conclusion
Pour conclure ce propos, c’est à Jaccottet qu’il nous faut laisser la parole. Il dira mieux la responsabilité qui est la nôtre à faire usage de dissémination. Si toute parole est rhétorique, elle est dissémination, elle est donc tout à la fois indissociablement corruption de liberté d’autrui et notre seul moyen d’aller vers lui.

Beauté : perdue comme une fleur livrée aux vents, aux orages, ne faisant nul bruit, souvent perdue, toujours détruite ; mais elle persiste à fleurir, au hasard, ici, là, nourrie par l’ombre, par la terre funèbre, accueillie par la profondeur. Légère, frêle, presque invisible, apparemment sans forces, exposée, abandonnée, livrée, obéissante – elle se lie à la chose lourde, immobile ; et la fleur s’ouvre au versant des montagnes. Cela est. Cela persiste contre le bruit, la sottise, tenace parmi le sang et la malédiction, dans la vie impossible à assumer, à vivre ; ainsi l’esprit circule en dépit de tout et nécessairement dérisoire, non payé, non probant.

Ainsi faut-il poursuivre, disséminer, risquer des mots, leur donner juste le poids voulu, ne jamais cesser jusqu’à la fin – contre toujours contre soi et le monde, avant d’en arriver à dépasser l’opposition, justement à travers les mots – qui passent la limite, le mur, qui traversent, franchissent, ouvrent et finalement parfois triomphent en parfum, en couleur – un instant, seulement un instant (18).

Ce texte est écrit en mars 1962 dans la semaison. Jaccottet exprime la difficulté de l’écriture poétique, l’effort rarement récompensé et pourtant indispensable. Il dit l’impossibilité de ne pas mener cette tâche. Il file la métaphore de la graine, de la plante. Cette métaphore sied autant à l’écriture poétique qu’au parler médical. La blessure secrète, la gravité qui est la sienne, le caractère vain, dérisoire de cet effort paraissent répondre à l’impasse médicale des situations de soins palliatifs. Et pourtant, « faut-il poursuivre, disséminer, risquer des mots, leur donner juste le poids voulu, ne jamais cesser jusqu’à la fin » ; risquer la parole, face à la personne malade, oser risquer cette parole, éminemment non maîtrisable, lui donner le juste poids voulu, risquer les mots qui « traversent le mur, franchissent, ouvrent », ces mots qui annoncent justement une barrière infranchissable, annonce vécue comme telle, non de la mort déjà-là, mais de l’arrêt d’un traitement ou même de l’« entrée » en soins palliatifs. Confier aux mots prononcés ici la tâche de traverser, franchir, ouvrir ce mur qu’en même temps ils bâtissent, alors qu’ils annoncent la fin qui vient. Voilà tout l’enjeu des mots disséminés par le médecin lors de l’annonce des soins palliatifs. Peser les mots, quand bien même on sait qu’ils sont vains, insuffisants, toujours perdus, toujours voués à disparaître ; peser ses mots lorsque la mort est si présente, si menaçante, risquer les mots, déjà, c’est rendre la possibilité de la vie, de la germination, de la floraison, de la beauté, de la vie malgré la maladie. « Cela persiste contre le bruit, la sottise, tenace parmi le sang et la malédiction ». C’est aussi dire ici toute la puissance de ces mots. Risquer les mots, cela veut dire aussi oser entrer en parole, entrer dans le face-à-face. Cela veut dire engager le dialogue ; lorsqu’on engage un dialogue, on s’engage à répondre de nos paroles. Le langage oral est engagement de la responsabilité, le langage vivant est engagement de responsabilité, engagement à répondre de soi-même. « Contre toujours contre soi et le monde », risquer les mots, qui ainsi soupesés semblent même répondre aux objections de soi et du monde. Si les mots ne faisaient pas cet effort de contradiction, ils en perdraient leur justesse. Risquer la parole, c’est penser contre le monde, mais aussi contre soi – effort philosophique par excellence. – effort philosophique par excellence.


Références :
(1) Platon Phèdre, Garnier Flammarion, 2020.
(2) Heidegger, Acheminement vers la parole, NRF, Gallimard, 1976.
(3) Parole : le choix de ce terme plus restrictif en français que le Sprache Allemand est volontaire. Le traducteur s’en justifie « Il n’existe en français aucun verbe proche du substantif « langue » alors que die Sprache est au contraire le substantif qui dérive du verbe sprechen : parler. ». J’utilise ce terme de parole pour désigner le cœur de mon objet : la parole médicale. Il ne se superpose pas à l’usage qu’en fait Heidegger.
(4) Levinas, E., Totalité et infini, Livre de poche, [1961] 2003, p. 66-67.
(5) L’hypnose, à laquelle il n’est pas fait référence dans cet article est pourtant le point de départ de cette réflexion en considérant son lien avec la suggestion et donc la rhétorique. Tout hypnopraticien est censé avoir pris conscience des effets de suggestion qui existent lorsqu’il parle.
(6) Cette lecture de ce passage de Levinas ne doit pas masquer l’importance dans sa pensée du discours, c’est-à-dire dialogue, à la fois comme lieu du rapport à l’autre et comme séparation. Avec Levinas la parole apparaît comme lieu éthique par excellence. Il y a bien ici un double mouvement, ou la parole est à la fois violence et pleinement éthique.
(7) Derrida, J., la dissémination, Paris, Seuil, 1972.
(8) Entendre par « jeu » à la fois espace, possibilité de mouvement et jeu de mot.
(9) Derrida, J., op. cit., p. 153.
(10) Id., p. 23.
(11) Ibid., p. 396.
(12) La seule vérité possible est celle d’une parole, celle divine d’Amon, le dieu des dieux.
(13) Derrida, J., op. cit, p. 354.
(14) Campion, P., Mallarmé. Poésie et philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 43.
(15) Mallarmé, S., Correspondance. Paris : Gallimard, 1995.
(16) Verlaine, P., « Art poétique » in Jadis et naguère, Paris, 1884.
(17) Grimaud, M. "L’« art poétique » de Verlaine, ou de la rhétorique du double-jeu" in Romance Notes, Winter, 1979-80, Vol. 20, nᵒ. 2 pp. 195-201.
(18) Jaccottet, P., la Semaison, carnets 1954-1979, Gallimard, NRF, p. 50.

 

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news-5656 Fri, 02 Feb 2024 19:30:00 +0100 Nouveau livre de Maylis DUBASQUE https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/nouveau-livre-de-maylis-dubasque Qui a peur des médecins qui pensent ?

 

Chez l’éditeur Connaissances et savoirs


Quelle place pour la pensée dans la pratique médicale ? Explorez les méandres de la relation thérapeutique à travers le regard d'un médecin en formation.

Qui a peur des médecins qui pensent ? Dire la chair du soin, représente le deuxième volet de cette réflexion concernant la complexité mais aussi la profondeur de la relation thérapeutique déjà évoquée dans l’ouvrage précédent.

Il y a dans le soin ce qui relève d’un collectif évolutif, où l’enseignement, la réalité technique et l’organisation socio-politique affirment leurs choix. Il y a également, ce qui relève du singulier et de l’intime dans le ressenti à l’égard de la vie-malade, pour celui qui la subit, et pour celui qui soigne.

Maylis Dubasque invite le lecteur à suivre les étapes d’une formation à la profession de médecin. Parcours de transformation intellectuelle, suivi d’une prise de conscience de l’altérité fragilisée, il est enfin marqué par l’acceptation de son rôle propre par le nouveau médecin dont la vie sera définitivement inquiète et l’exercice soumis à de multiples contraintes paradoxales ; un éprouvé radical de la « chair » du soin, exigence de la rencontre et nécessité du courage.

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news-5655 Fri, 02 Feb 2024 18:56:45 +0100 Peut-il y avoir quelque chose comme des « sciences infirmières » ? https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/peut-il-y-avoir-quelque-chose-comme-des-sciences-infirmieres

par Stéphane TIGÉ

 

Stéphane Tigé est cadre de santé formateur depuis douze ans dans un IFSI du Val d’Oise, après avoir suivi un parcours d’infirmier, principalement en psychiatrie.

 

 

Article référencé comme suit :

Tigé, S. (2024) « Peut-il y avoir quelque chose comme des « sciences infirmières » ? » in Ethique. La vie en question, février 2024.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

Impromptu 

La publication, le 18 décembre 2023, de la position du Conseil national de l’Ordre des infirmiers sur les pratiques non conventionnelles de santé (1), qui fait suite à la signature, le 1er juin 2023, d’une convention entre l’Ordre infirmier et la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, la MIVILUDES (2), est une très bonne chose : l’ensemble de la profession doit en effet s’engager dans la lutte contre les phénomènes sectaires. Ces derniers trouvent trop souvent, dans le domaine de la santé, l’opportunité de développer un marché pour des entreprises lucratives et frauduleuses par les promesses illusoires de guérison aux conséquences dangereuses pour la santé. Du fait de la vulnérabilité que la maladie entraine chez les patients, ceux-ci représentent les premières victimes de ces manœuvres. Les soignants ne sont pas non plus à l’abri de telles tentations, aussi bien comme victimes que comme adeptes. Il faut rappeler qu’une alerte avait déjà été donnée en 2017 par Serge Blisko, député et alors président de la MIVILUDES (3). Mais avant d’exploser, le phénomène avait très certainement taraudé les professions de la santé depuis de longues années. Il reste à souhaiter que le mouvement qui s’annonce soit porteur d’une volonté de clarification et d’esprit critique, sans lesquels l’appel à la vigilance ne peut « éviter de rentrer dans la polémique et la rhétorique des mouvements sectaires » (3, p. 67).

Mais quittons ce préambule intempestif en nous interrogeant sur ce qui permet de lutter contre le charlatanisme, pratique interdite par l’article R4312-10 du Code de déontologie. N’y aurait-il pas des ressources à trouver dans ce que nous appelons de façon nouvelle les « sciences infirmières » ?

 

Et les « sciences infirmières » furent…

À double titre, le concept de « sciences infirmières » mérite d’être évoqué ici : d’une part parce que l’activité scientifique porte en son ethos, fondé sur une attention majeure à la consistance logique des raisonnements et à leur adéquation avec les faits, la propension à lutter contre toute forme de mythe et de mystification (même si elle n’y parvient pas toujours à temps, elle est peut-être plus réactive en ce domaine que toute autre activité humaine, et même si cette attention ne lui est pas propre, qu’elle partage avec la philosophie) ; d’autre part parce que les sciences infirmières sont encore nouvelles en France, et qu’il convient de voir si leur émergence va dans le sens d’une telle démarche de critique rationnelle.

Nouvelles, les sciences infirmières le sont bien : c’est par l’arrêté du 6 décembre 2019 portant nomination des personnels enseignants-chercheurs en sciences infirmières, que la discipline est portée sur les fonts baptismaux de l’université. Ceci est une étape importante dans le parcours qui mène à la reconnaissance académique. Mais il reste encore beaucoup à faire pour que cette naissance de facto soit reconnue de jure. L’éditorial du numéro 127 de la revue Recherche en Soins Infirmiers, paru en 2016, invite la profession infirmière à se dire : « ne doutons plus, la discipline sciences infirmières se place bien à un niveau professionnel, scientifique » (4, p. 7). N’y a-t-il vraiment plus de raison de douter ? Il faut préciser tout de même que douter des sciences infirmières n’est pas refuser les sciences infirmières : le doute peut au contraire signifier un attachement profond aussi bien à la science qu’à l’exercice professionnel infirmier, et manifester un surcroît d’exigence quant à la validité de leur association.

 

Les impasses d’une prétention non légitime à la scientificité

Dans un article à propos de l’arrêté évoqué, Marc Nagels, chercheur en sciences de l’éducation, membre du Centre de Recherches sur l'Éducation, les Apprentissages et la Didactique (CREAD) à l’université de Rennes 2, lance un appel à « l’urgence d’une épistémologie des sciences infirmières » (5). D’après l’auteur les conditions ne sont pas encore réunies pour que l’on puisse réellement parler de sciences. Sans entrer dans le détail de l’article dont le ton (un peu) polémique ne doit pas rebuter le lecteur infirmier, deux énoncés font écho à notre problématique :

1°) « faut-il vraiment qualifier une science du nom d’un métier ? », et

2°) « l’enjeu d’émancipation sociale et scientifique réside aussi dans l’émergence d’une épistémologie solide », l’auteur estimant qu’à l’heure actuelle la discipline infirmière est sans unité conceptuelle et théorique évidente.

Le premier énoncé interroge l’adjectif choisi, et incidemment l’objet : quel est l’objet des sciences infirmières ?. Le deuxième pose la question de la solidité de l’édifice théorique.

Sur l’objet il est peut-être encore un peu tôt et un peu difficile de se prononcer. Une science précise son objet à mesure qu’elle se construit. Mais il reste qu’à mesure que poindrait cet objet (le soin ? la santé ?), il n’est pas certain que l’on puisse conserver le qualificatif d’infirmier. Sur ce point l’infirmier franco-suisse, professeur d’histoire et d’épistémologie en sciences infirmières, Michel Nadot adopte une position radicale : soulignant la contingence historique du terme « infirmier » au regard de la nécessité logique d’une science qui doit se constituer (6), il appelle de ses vœux à concevoir celle-ci comme une médiologie de la santé : exit l’infirmier. Le monde professionnel semble peu se soucier de ces arguments.

Sur la solidité théorique de l’édifice « sciences infirmières », les doutes de Marc Nagels devraient susciter un débat plus nourri. Commençons par un fait un peu dérangeant : l’existence d’un diagnostic infirmier intitulé « champ énergétique perturbé », qui renvoie à la pratique du « toucher thérapeutique ». Ce diagnostic est ainsi défini : « modification du flux énergétique [aura] entourant la personne, se traduisant par une dysharmonie du corps, de la pensée et de l’esprit ». La notion de « flux énergétique » ne fait l’objet d’aucun définition, malgré son caractère non obvie : est-ce de l’électromagnétisme ? Est-ce de la chaleur ? La mesure préconisée par l’article (« déplacer les mains lentement au-dessus du patient à environ 5 cm de la peau, afin d’apprécier son champ énergétique et le flux énergétique de son corps ») est-elle possible objectivement ? Le fait est dérangeant car ce diagnostic existe dans les écrits infirmiers, mais son statut n’est pas établi scientifiquement ; pire, il semble difficile de le distinguer des assertions qui font partie de la rhétorique des pseudo-sciences et des pratiques non conventionnelles.

Il faut savoir gré au physicien américain Alan Sokal d’avoir consacré cinquante pages de son livre sorti en 2005, Pseudosciences et postmodernisme (7) à la question des pseudosciences dans la pratique infirmière. Relatant l’expérience effectuée en 1998 par Emily Rosa qui montre l’absence de validité objective des mesures proposées par les tenants du toucher thérapeutique, il rappelle, et il n’est pas le seul, que ce dernier n’est pas fondé scientifiquement. Il continue néanmoins à être pratiqué. Or si le toucher thérapeutique est souvent présenté comme étant « sans danger », il appelle deux remarques : premièrement, sa dénomination entretient une confusion avec le simple usage du toucher, dans un certain nombre de situations de soins, qui n’implique nullement le rééquilibrage énergétique ; deuxièmement, une pratique sans évaluation fondée sur des preuves va à l’encontre des efforts actuels pour promouvoir les principes de l’evidence based practice, la pratique fondée sur des preuves : il y a là contradiction.

Mais le physicien américain porte surtout son intérêt sur la théorie en science infirmière de Martha Rogers. Il met en évidence un usage fantaisiste des sciences physiques, notamment de la physique quantique, pour justifier le toucher thérapeutique. Il souligne une propension à mélanger sans recul critique des connaissances scientifiques mal comprises à ses yeux, pour construire un discours englobant, holistique qui prétend, à la fois, dépasser les limites de la science perçue comme à l’étroit dans l’exigence analytique, et instaurer un nouveau paradigme. Sokal n’utilise pas un argument d’autorité, et ne nous dit pas ce que doivent faire les infirmières ; en revanche il nous dit ce qu’elles ne peuvent pas faire quand elles utilisent des connaissances qui ne proviennent pas de leur champ de compétence. La portée de l’argument est rude pour les sciences infirmières, telles en tout cas qu’elles sont pratiquées de cette façon-là par les auteures étudiées, dont Martha Rogers. Quand bien même le physicien aurait laissé passer quelques approximations (il semble en effet que la dénomination de la théorie qu’il vise n’est pas « science de l’être humain unitaire », mais « école de l’être humain unitaire »), sa critique reste valide. Le postmodernisme qu’il dénonce peut en effet être retrouvé dans la présentation de la pensée de Martha Rogers que font les auteures canadiennes du livre La pensée infirmière, Jacinthe Pépin, Suzanne Kérouac et Francine Ducharme : « Rogers a puisé dans les connaissances provenant de nombreuses disciplines, dont la psychologie, la sociologie, l’astronomie, la philosophie, l’histoire, la biologie et la physique, pour proposer la vision de l’être humain unitaire » (8, p. 66). Si un doute peut s’installer sur la capacité d’une seule personne à maîtriser autant de savoirs pour construire sa théorie (la structure moderne de la connaissance scientifique rendant tout à fait improbable l’apparition de nouveaux Pic de la Mirandole), il ne réfute certes pas a priori la validité de l’entreprise. En revanche si après examen il s’avère que les connaissances utilisées sont erronées, la partie examinée s’écroule, menaçant l’ensemble de la construction théorique. Cet examen a été fait par le physicien et la conclusion est bien que le savoir physique utilisé par Martha Rogers est erroné, approximatif, et ne permet pas d’établir ce que l’auteure prétend établir. Cela met forcément un doute sur le reste de l’entreprise.

L’exemple pris par Sokal ne montre pas que les sciences infirmières ne sont pas possibles, mais maintient le doute sur la manière dont elles sont effectivement construites. On ne peut certes pas induire de cet exemple que toute production théorique infirmière en général subirait le même sort, ce qui serait une faute de raisonnement ; mais il faut au moins en tirer une leçon de prudence intellectuelle, pour éviter que toute théorie de soins infirmiers qui agirait ainsi (quelle que soit la source de connaissance utilisée (histoire, biologie, philosophie)) ne subisse de fait le même sort. La démarche du physicien américain d’exigence logique et de démarche critique semble bien correspondre à ce que préconise la publication du Conseil de l’Ordre infirmier.

Dans certaines productions théoriques infirmières, on peut déceler une instabilité dans le choix entre science et savoir. Or, les deux termes sont loin d’être équivalents. Certes, dans la langue de tous les jours, savoir et science sont presque synonymes. Mais, à moins de jouer sur la polysémie des termes, le savoir que construisent les sciences donnent à ce dernier un sens beaucoup plus restrictif, en y apportant des conditions de plus en plus exigeantes, de sorte que si toute science est un savoir, tout savoir n’est pas nécessairement scientifique. Dans le vocabulaire de Lalande, on trouve sous la plume un peu poussiéreuse de Langlois et Seignobos la notion de « répertoire méthodique » que seraient par exemple, la Diplomatique et l’Histoire littéraire. La méthode ne garantit pas à elle seule la scientificité, même si elle en fait partie. Plus généralement les éléments constitutifs de la science (méthodes, lois, théories, formalisations ou mathématisations, expériences ou expérimentations) ne garantissent pas, pris un à un et par soi seul, la scientificité. Celle-ci provient d’un système du savoir résultant de l’agencement logiquement ordonné de ces éléments, système du savoir dynamique qui est une exigence de la raison qui ne se contente pas d’un « agrégat de connaissances qui ne porte pas, et à bon droit, le nom de science », comme l’écrit Hegel dans la préface à la Phénoménologie de l’esprit. Or, la discipline infirmière se construit préférentiellement autour du seul aspect de l’élément « théorie ». Chaque école de la discipline infirmière expose une théorie : théories de l’école des besoins, de l’école de l’interaction, de l’école des effets souhaités, etc. Ces théories forment un ensemble conséquent d’écrits, constitutifs du savoir infirmier.

C’est à certaines de ces auteurs (J. Fawcett, S. Thorne, PL. Chinn) que fait référence Clémence Dallaire dans son article sur la relation difficile des infirmières avec le savoir (9). Cet article a pour objectif d’ « affirmer l’existence et la nécessité du savoir infirmier ». Il part d’un problème constaté : des divergences de points de vue existent chez les soignants à l’égard du savoir infirmier, allant de sa négation par certains jusqu’à son affirmation par d’autres, en passant par l’indifférence d’autres encore à son égard. Mais l’article ne procède pas à la résolution argumentée du problème que peut attendre le lecteur. Le point de vue de l’existence du dit savoir est réaffirmé immédiatement après le constat, et l’article développe alors un historique de la constitution de ce savoir. Il problématise moins qu’il ne décrit, et n’examine pas les raisons des positions existantes, ni la validité ou non de leurs arguments, ni n’explique les divergences constatées au départ. Mais ce qui pose surtout un problème pour la solidité des sciences infirmières, c’est l’affirmation selon laquelle « le savoir théorique d’une discipline peut être issu d’autres types de cheminement que celui adopté par la science » (9, p. 19). Il semble difficile de soutenir que l’on cherche à constituer une science tout en affirmant que le savoir peut être issu d’un autre cheminement que la science : il y a là aussi contradiction. Celle-ci risque de freiner, voire de stopper la construction désirée. Et si une distinction conceptuelle est établie, il faut qu’elle le soit de façon argumentée, en articulant savoir et science plutôt qu’en affirmant de facto leur différence. Même si l’on n’est pas dans une perspective aussi contraignante que celle de la logique formelle, on ne peut faire l’économie d’une cohérence dans les grands axes comme dans chaque niveau subalterne. C’est peut-être moins avec le savoir qu’avec la science que les infirmières ont une relation difficile.

Un autre point problématique soulevé par les sciences infirmières est le rapport avec la validation empirique. Ce problème a été évoqué par Sokal dans le cas de la théorie de M. Rogers. Et Marc Nagels demande ainsi : « les théories en sciences infirmières permettent-elles de formuler les lois de la personne soignée ? » (5, p. 5). C’est au pouvoir explicatif et également prédictif d’une théorie scientifique que se réfère cette question, et cette possibilité explicative et prédictive implique qu’il y ait un rapport avec la possibilité d’une confirmation ou d’une réfutation empirique.

Si les questions posées peuvent ne pas encore trouver de réponses, sans que cela n’invalide pour autant le projet de constituer les sciences infirmières, il reste que les réquisits épistémologiques ne peuvent être négligés et doivent être inclus dans le projet dès le commencement. Lorsque Marc Nagels écrit que « l’émergence de sciences infirmières a besoin d’une vision programmatique » (5, p. 4), il est possible de le comprendre au sens de la notion de « programme de recherche », développée par Imre Lakatos : quelle structure faut-il constituer qui puisse guider la recherche future, selon les deux axes d’une « heuristique négative » et d’une « heuristique positive ». La première circonscrit l’ensemble des hypothèses de base non modifiables sous-tendant le programme et constituant un noyau dur ; la deuxième trace les directions de développement du programme de recherche, complétant le noyau dur en intégrant des hypothèses supplémentaires pour expliquer les phénomènes (10). Si la profession infirmière ajourne cette exigence épistémologique inaugurale, en se contentant d’affirmer un savoir propre sans le soumettre à la critique, interne ou externe, alors l’existence des sciences infirmières fera encore longtemps l’objet d’affirmations et de contre-affirmations, dans une instabilité qu’aucune décision volontariste ne pourra résoudre.

 

Proposition d’un nouveau modèle épistémologique pour les « sciences infirmières »

D’une certaine manière, les théories infirmières se présentent moins comme descriptives que comme prescriptives. Elles s’apparentent plus à des règles de comportement d’un sujet, voire à une vision du monde, qu’à un ensemble de propositions définissant les caractéristiques d’un objet. C’est peut-être cela qui expliquerait l’absence de souci pour la validation empirique : ce n’est en effet pas le propos de ces élaborations théoriques. Il s’agit moins de savoir ce qui est vrai objectivement que ce qui a du sens pour le soin et les interventions soignantes. Mais alors il faudrait prendre la mesure de cette caractéristique. Elle n’exclut pas, bien évidemment, le rapport aux sciences, mais celles-ci n’en sont pas l’élément central, elles ne constituent pas la pratique soignante, mais en sont des éléments contributifs. Cette partition préside d’ailleurs à l’organisation du référentiel de formation des infirmières. Il y a coexistence entre les unités d’enseignement contributives (sciences biologiques et sciences humaines et sociales) et les « sciences et rôles infirmiers » (avec les fondements, les interventions et l’intégration de toutes les connaissances utilisées), éléments constitutifs du métier. Mais il faudrait clarifier la nature et la portée de cette partition : parler de « sciences infirmières » constitutives c’est nommer ce qui délimite, en l’occurrence, le champ de la pratique professionnelle ; mais ce champ ne peut pas être qualifié de scientifique stricto sensu sans une pétition de principe. En effet, les fondements en question relèvent de la méthodologie de résolution de problème (traitement des données cliniques pour l’identification des problèmes de santé d’une personne en vue d’un projet de soins, et organisation du travail en interprofessionnalité ; le travail écrit de fin d’étude ayant un statut « instable »). Pierre Fornerod, infirmier suisse, enseignant à la Haute école de santé de Fribourg, a mis en évidence l’erreur de jugement qui mène à la confusion entre une méthode de recherche scientifique et une démarche pratique de résolution de problèmes en situation de soins (11, p. 68). Ce sont deux champs distincts, aux règles de fonctionnement qui ne se recoupent pas forcément. Pour apporter une solution à ce problème, dont il attribue la cause en partie à la prédominance d’une dissociation, dans les modèles conceptuels infirmiers en vigueur, entre un modèle mécaniste et un modèle humaniste, tous deux datés dans les connaissances qu’ils utilisent (l’auteur insiste sur ce point), Pierre Fornerod propose de concevoir un nouveau modèle conceptuel mis à jour et mieux pensé. Mais il semble qu’il y ait une fragilité dans l’argumentation consistant à souligner le caractère dépassé des connaissances utilisées dans les modèles conceptuels jugés périmés, et à proposer de mettre à jour un nouveau modèle conceptuel à partir des connaissances contemporaines actuellement disponibles : en effet, du fait de l’accélération avec laquelle les connaissances scientifiques se succèdent, tout modèle conceptuel risque d’être périmé d’une manière elle-même accélérée, si n’est pas incluse dans l’épistémologie du modèle la question du rapport à ces connaissances, ce dont l’auteur ne parle pas. Il semble ainsi difficile de rendre scientifique un modèle conceptuel infirmier, même lorsqu’on procède de façon informée et argumentée.

 

Assumons de changer notre focale sur la définition des « sciences infirmières »

Ne pourrions-nous pas dire sans porter atteinte aux sciences ni au métier infirmier lui-même, qu’il s’agirait finalement moins de sciences infirmières que d’un rapport infirmier aux sciences ? Nous retrouverions un cadre de pensée déjà conceptualisé philosophiquement par Georges Canguilhem dans Le normal et le pathologique, et repris par Dominique Folscheid, dans l’article « La médecine comme praxis : un impératif éthique fondamental », au sujet de la médecine : « Considérée dans son essence, la médecine n’est donc ni une science ni une technique, mais une pratique soignante accompagnée de science et instrumentée par des moyens techniques » (13, p. 509). Canguilhem écrit quant à lui : « Voilà pourquoi, sans être elle-même une science, la médecine utilise les résultats de toutes les sciences au service des normes de la vie » (14, p. 156) La différence catégorielle, historique et sociologique entre médecine et métier infirmier importe peu ici au regard de l’articulation logique des éléments constituants les deux pratiques professionnelles. Il semblerait alors que l’éventuel noyau dur du programme de recherche glisse insensiblement d’un domaine scientifique vers un domaine pratique. Poussant encore plus loin, au risque de provoquer quelques mécontentements, ne serait-il pas possible de reconnaître à l’heure actuelle que les sciences infirmières ne sont pas infirmières quand elles sont des sciences et qu’elles ne sont pas des sciences quand elles sont infirmières ? Cette formulation, peut-être un peu facile, reflète néanmoins relativement bien, il me semble, l’articulation du référentiel de formation, non conceptualisée selon une épistémologie rigoureuse : le référentiel expose en effet une coexistence entre des sciences contributives qui sont bien des sciences réelles mais qui ne sont pas infirmières, et des pratiques de méthodes de résolution de problème ou d’organisation interdisciplinaire des interventions soignantes, qui, quoique rigoureuses, ne peuvent être qualifiées de sciences.

Les sciences n’ont pas le monopole de la rigueur : toute science est rigoureuse, mais toute rigueur n’est pas nécessairement scientifique. Il y a dans l’action, dans la pratique qui reste somme toute le terminus ad quem de toute conceptualisation du métier infirmier, une rigueur que peut-être le plus averti des savants se montrerait incapable de mettre en œuvre. Si les sciences infirmières doivent être construites, c’est à destination d’un métier qui existe, qui évolue certes, mais dont le socle reste le même : le soin. Le rôle propre des infirmiers dans le soin, rôle discret mais essentiel, est d’en assurer la continuité, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Cette réalité est évoquée à plusieurs reprises par Virginia Henderson, condensée dans cette formule : « En fait de toutes les prestations médicales, seuls les soins infirmiers sont permanents » (15). Si les sciences infirmières cherchent le noyau dur pour l’heuristique négative de leur programme de recherche, il est tout trouvé : c’est penser la relation de soin dans une présence continue. Comment la mettre en œuvre, comment se rendre disponible pour autrui ? Cette relation de soin engage le sujet du soignant, et exige de lui « des traits moraux qui vont bien au-delà de ses compétences scientifiques et techniques » (15, p. 15), comme l’écrit Corine Pelluchon. En cela, la pensée infirmière tend à rejoindre le champ non des sciences, mais de l’éthique, entendue dans un sens large, d’une pensée de la pratique, et pas seulement celui de la bioéthique ou de l’éthique médicale. Pour autant, le lien avec les sciences n’est pas rompu. Bien au contraire, pourrait-on dire, c’est dans la clarification de la distinction disciplinaire de ces divers champs comme de leur nécessaire liaison pratique, que la rigueur pourra être maintenue.

 

L’objet des sciences infirmières serait la « relationnalité »

Comment faire alors la synthèse de tant de disparate ? Par le jugement. Les sciences font croître habituellement chez leurs praticiens la correction du raisonnement. Mais les métiers de l’action exigent plutôt un jugement fiable, qui n’est pas toujours issu d’un raisonnement formalisé ; le facteur déterminant est le temps, qui, dans le laboratoire, n’est pas le même que dans le bloc opératoire, et y apparaît sous la forme de l’occasion, que le raisonnement peut laisser passer entre ses doigts. À l’esprit de géométrie que semble requérir le programme de recherche des sciences infirmières, il faut adjoindre l’esprit de finesse, selon la distinction féconde établie par Pascal.

Développer le jugement, c’est aussi considérer de nouveau l’importance de la culture générale : « Les résultats positifs d’une culture générale doivent être reconnus, étant entendu que la personnalité de l’infirmière est probablement le facteur intangible le plus difficile à apprécier pour mesurer les effets des soins » (14, p. 132) écrit Virginia Henderson, et elle conclut sur cette citation de C. Dennison, infirmière : « Finalement et fondamentalement, la qualité des soins infirmiers dépend de ceux qui les dispensent » (id.). Ce n'est pas un hasard si l’éthique des vertus prend une place croissante dans les métiers où l’action, trop souvent perdue dans des environnements aliénants, est en recherche d’une éthique : le point de convergence des deux, action et éthique, est bien l’agent lui-même. Si, comme l’écrit Corine Pelluchon, « la vertu c’est donc à la fois l’excellence du jugement et la rectitude morale » (15, p. 65), le métier infirmier peut trouver la synthèse conceptuelle des divers éléments qui le constituent dans l’exercice du jugement et, à partir de là, construire l’ensemble des conditions nécessaires qui permettent de faire croître celui-ci comme un trait moral professionnel. Il y aurait un sens à concevoir les sciences infirmières comme le lieu de tension conceptuelle irréductible et nécessaire entre toutes ces composantes du métier. De la sorte l’objet des sciences infirmières serait moins le soin ou la santé, que la relationnalité, conçue comme une catégorie fondamentale du métier, et dont il conviendrait de circonscrire les dimensions de façon claire et rigoureuse, à commencer par ce socle paradoxal, à la fois contingent et nécessaire, celui de la relation du soignant à la personne soignée. Les sciences infirmières pourraient être ainsi pensées, épistémologiquement de manière rationnelle, articulée et unifiée, comme la connaissance pratique de « l’usage du logos au cœur de l’exercice des vertus morales » (16, p. 24), vertus du soignants qui conditionnent, dans les situations concrètes de soins, la mise en œuvre effective du prendre soin, thématisé par Walter Hesbeen et qui assure la convenance des actes de soins à la singularité de la personne soignée. Un tel effort conceptuel apparaît comme nécessaire et complémentaire à toutes les décisions académiques, institutionnelles et réglementaires prises pour assurer la qualité des soins. L’appel légitime du conseil de l’Ordre des infirmiers est l’occasion de mettre en œuvre un travail fondationnel d’instauration des sciences infirmières selon une exigence rationnelle d’articulation logique et épistémologique, d’examen critique, et de conscience du primat de l’éthique dans l’exercice professionnel.

Si l’Ordre national infirmier veut, à raison, combattre le charlatanisme, ce combat ne peut être mené selon une scientificité inappropriée. Il faut souhaiter qu’il permette aux soignants de fortifier la volonté et l’esprit comme un fond culturel propre. Le primat de l’éthique comme activité philosophique est la seule garantie d’asseoir les principes déontologiques du métier, et constitue peut-être le meilleur rempart contre le charlatanisme et les risques de dérives sectaires.

 

Bibliographie 

(1) Ordre national des infirmiers, « Position du Conseil national de l’Ordre des infirmiers sur les pratiques non conventionnelles de santé », 18/12/2023

 https://www.ordre-infirmiers.fr/position-du-conseil-national-de-l-ordre-des-infirmiers-sur-les-pratiques-non-conventionnelles-de

(2) Ordre national des infirmiers, « Communiqué de presse », Paris, 06/06/2023

https://www.ordre-infirmiers.fr/system/files/inline-files/CP_dérives.pdf

(3) Blisko Serge, « Menaces sur la santé : l’explosion des dérives sectaires », Les Tribunes de la santé 2017/2 (n° 55), pp 63- 67 Éditions Presses de Sciences Po

https://www.cairn.info/revue-les-tribunes-de-la-sante1-2017-2-page-63.htm

(4) Lecordier Didier, Cartron Emmanuelle, Jovic Ljiljana, « Les sciences infirmières : une clarification s’impose », Recherche en soins infirmiers 2016/4 (N° 127), pp 6-7, Éditions Association de Recherche en Soins Infirmiers

https://www.cairn.info/revue-recherche-en-soins-infirmiers-2016-4-page-6.htm

(5) Nagels Marc, « L’urgence d’une épistémologie des sciences infirmières », DE IPA -Université́ de Nantes - Document du cours “ Leadership ”, Master, France, 2020

https://hal.science/hal-02428762/document

(6) Nadot Michel, Le mythe infirmier, ou la pavé dans la mare !, Paris, L’Harmattan, 2012

(7) Sokal Alan, Pseudosciences & postmodernisme. Adversaires ou compagnon de route ?, Paris, Odile Jacob, 2005

(8) Pépin Jacinthe, Kérouac Suzanne, Ducharme Francine, La pensée infirmière, Montréal (Québec), Chenelière Éducation, 2010, (première édition : Éditions Études vivantes, 1994)

(9) Dallaire Clémence, « La difficile relation des soins infirmiers avec le savoir », Recherche en soins infirmiers, 2015/2 (N° 121), pp 18-27, Éditions Association de Recherche en Soins Infirmiers

https://www.cairn.info/revue-recherche-en-soins-infirmiers-2015-2-page-18.htm

(10) Chalmers Alan F., Qu’est-ce que la science ? Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, Paris, Le Livre de Poche, 1987, biblio essais

(11) Fornerod Pierre, La pratique du soin infirmier au XXIe siècle. Repères conceptuels d’une pratique réflexive, Genève, Cahiers de la section des sciences de l’éducation, 2005, n° 106

(12) Folscheid, Dominique, « La médecine comme praxis : un impératif éthique fondamental », Laval théologique et philosophique, 1996, 52(2), 499–509

https://doi.org/10.7202/401007ar

(13) Canguilhem Georges, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966, « quadrige »

(14) Henderson Virginia, La nature des soins infirmiers, Paris, InterEditions, 1994

(15) Pelluchon Corine, L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, Paris, PUF, 2009, « quadrige »

(16) Laurent Jérôme, Leçons sur l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, Paris, éditions Ellipses, 2013

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news-5592 Mon, 08 Jan 2024 18:15:46 +0100 « Simplement marcher… ! » Récit d’une perte de tendon d’Achille https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/simplement-marcher-recit-dune-perte-de-tendon-dachil Par Nadine COJEAN

Nadine Cojean est pédiatre, responsable de l’Equipe Régionale de Soins Palliatifs Pédiatriques d’Alsace depuis 2010. La rencontre de l’autre est au cœur de sa pratique. Le reste de son temps est partagé entre sa famille, la lecture et la marche.


Article référencé comme suit :
Cojean, N. (2024) « « Simplement marcher… ! » Récit d’une perte de tendon d’Achille » in Ethique. La vie en question, janvier 2024.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.
 


INTRODUCTION

Ça commence toujours par cette petite phrase : « T’as jamais le temps de jouer avec moi… ». Et nous voilà parties ce samedi matin, ma fille et moi, avec shorts et raquettes, pour une matinée de badminton « Amène ton parent ».  Nous avions gagné le premier match, perdu le deuxième et nous étions au dernier point du dernier match. Le volant passa au-dessus de nos têtes. Je m’élançai dans un mouvement désespéré pour le rattraper et là, j’ai senti que ça avait claqué, craqué, lâché, cassé… Je me suis assise en laissant le volant terminer sa course. Il est tombé à l’intérieur du terrain, nous venions de perdre le match. Moi, je venais de rompre mon tendon d’Achille ! Et même si dans un mouvement rassurant, la responsable de cette matinée me dit qu’il ne s’agissait probablement que d’une petite élongation…Moi, je savais, je suis médecin, je l’ai déjà vu aux urgences ce trou à l’arrière de la cheville, ce trou qui montre que le tendon le plus fort du corps humain avait rompu !
Trois jours après, je m’allongeais sur la table d’opération. « Faites comme si vous étiez à la plage » m’a dit l’infirmière anesthésiste. Et pendant que le chirurgien réparait mon tendon, nous discutions des vacances d’été à venir. J’en aurai pour six semaines d’immobilisation puis en deux semaines de kinésithérapie, je reprendrai une vie normale. Alors que je quittais ma chambre où je n’avais passé qu’une nuit, je posais cette drôle de question à l’infirmière : « Ça doit faire mal combien de temps ? ». Elle me répondit deux jours au maximum. J’étais rassurée et je rentrais chez moi, soulagée.
Mais c’est au septième jour que j’ai commencé à avoir mal, d’une douleur pulsatile qui irradiait dans le pied. « Ça doit être le processus de cicatrisation » me dis-je, je suis médecin, je sais. Puis une rougeur s’est installée sur mon pied qui me semblait de plus en plus lourd, puis la fièvre est apparue, d’abord en pointillée puis en continue. Puis, c’est mon corps tout entier qui a plongé. Du canapé, j’ai gagné le lit. Je ne pouvais plus en sortir, je n’étais plus que fièvre, douleur et épuisement. Mon corps ne voulait plus et ma tête ne pouvait pas. Je me suis retrouvée dans un lit à la clinique. Prise de sang, perfusion, échographie, scanner, ponction écho-guidée…Mon corps était bringuebalé d’ici de-là…ma tête était vide… A vingt-trois heures, je m’allongeais sur la table d’opération. Il n’était plus question de plage et de vacances. Il fallait mettre à plat l’abcès de neuf centimètres et lutter contre la septicémie qui attaquait déjà mon foie. Hospitalisation, immobilisation, antibiotiques, perfusions, pansements… Après la tempête, après six semaines, c’est la rencontre avec ma kinésithérapeute, la lueur d’espoir !
A la deuxième séance, elle s’est étonnée : « Il y a un petit écoulement en bas de la cicatrice, il faudrait demander au chirurgien… ». Ça ne doit pas être grand-chose, je suis médecin, je sais. Antibiotiques… Scanner… Image…
Pour la troisième fois, je m’allongeais sur la table d’opération. Le silence était lourd. Mon corps m’a dit que c’était grave, ma tête s’est mise à pleurer. A plat-ventre sur cette table que je haïssais, je pleurais. Et quand le chirurgien s’est approché pour me dire que mon tendon avait disparu, lysé par l’infection, et qu’il ne restait qu’un trou… J’ai pleuré… Mon corps avait raison, cela faisait si longtemps que je ne l’écoutais plus. Ma tête n’avait rien à dire, rien à penser. Hospitalisation, immobilisation, infirmières, piqûres, antibiotiques, perfusions, pansements…
Quand, trois semaines après, j’ai retrouvé ma kiné et qu’elle m’a demandé mon objectif, je l’ai regardée, les yeux pleins de larmes… : « Simplement marcher… ! »

 

Perdre pied

La bipédie est une action, celle de marcher sur deux jambes. Allongée dans mon canapé, ne pouvant justement plus marcher, je suis dans un premier temps sonnée, abasourdie, vidée. J’ai des doutes et des questions car la perte de la bipédie me coupe, m’isole des autres et de ma vie habituelle, de mon travail, de mes activités, de mes rencontres avec le monde. Je suis enfermée chez moi, dans mon domaine privé. Effacée du domaine public, c’est cette sensation d’effacement qui m’ébranle et crée une sensation d’étrangeté à moi-même. Je repense à la définition de l’Homme d’Aristote, de celui qu’il nomme zôon politikon… C’est peut-être cela que je ressens en creux. « Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’être humain est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement et non pas par hasard, est soit un être dégradé, soit un être surhumain » (1). L’être humain est avant tout un être de et en relation, dont l’objectif n’est pas simplement le vivre-ensemble, sorte de co-habitation sans saveur, mais d’aller vers le bien-ensemble, d’œuvrer, de penser, d’agir pour la cité et alors il réalise pleinement son humanité. Me voilà hors cité, exclue du monde humain. Je ne suis plus en marche, en mouvement, en lien. Et ce n’est pas seulement mon incapacité à marcher qui me vide, c’est davantage cette impression d’avoir quitté le monde actif des hommes, les liens que je tisse avec les parents des enfants dont je m’occupe, l’écoute et le soutien que j’offre aux soignants qui soignent ces enfants petite flamme. Mon rôle de pédiatre palliatologue s’est mué au fil de ces années, en une écoute bienveillante, réceptacle des angoisses et des peurs de chacun. Ecouter une mère me parler de sa peur de l’après, écouter le réanimateur qui s’interroge sur jusqu’où aller, écouter l’institutrice qui n’avait jamais pensé s’occuper d’un enfant qui allait mourir, écouter cette éducatrice qui n’avait pas pensé la fragilité de cet enfant lourdement handicapé… J’ai aussi ce luxe de pouvoir sortir des murs de l’hôpital, je vais dans les maisons, les HLM, les écoles, les Instituts médico-éducatifs, les hôpitaux généraux. Je vais partout où est l’enfant avec cette sensation d’être dans la Cité, de me confronter à la vraie vie. La mort de l’enfant oblige les adultes à penser, échanger, éprouver et mon rôle est d’être là, accueillant, écoutant, informant, expliquant, rassurant et permettant de faire ce pas de côté entre ce qui incombe à chacun et ce qui ne dépend pas de nous, des limites institutionnelles et de la vie.
En perdant l’action, j’ai aussi perdu la parole qui est ma façon d’être dans le monde, de signifier mon intérêt à l’autre, de lui offrir mon écoute, de lui expliquer mon rôle et comment nous allons cheminer ensemble sur un bout de chemin de sa vie. Nous avons l’habitude de dire que le soin palliatif est la médecine de l’être plus qu’une médecine du faire. Je suis la première à me désoler de ce constat de glissement, cette réalité qui tend à ce que cet art se perde dans une technique au détriment de ce qui fait lien, de cette écoute où peuvent éclore les mots, de cette rencontre qui fait reconnaître pleinement la beauté de l’autre.
Je perds cette parole, qui est ma façon d’être, mais de façon encore plus intense je vais même perdre ma capacité à parler. Le désespoir ressenti lors de la troisième intervention et l’annonce de la lyse de mon tendon d’Achille, m’ont plongée dans un mutisme que je n’avais jamais expérimenté. Ce que je vivais à l’intérieur de moi était d’une telle puissance dévastatrice que je ne pouvais y mettre aucun mot. En sortant du bloc opératoire, j’ai retrouvé la salle de réveil, ma jambe était endormie par l’anesthésie loco-régionale, je ne sentais physiquement rien mais psychiquement, émotionnellement, c’était aussi l’abîme, l’impensable, l’irréel. Quand on m’a ramenée dans la chambre, j’ai simplement envoyé un message à ma famille : « Je suis de retour du bloc, mon tendon a été détruit par l’infection. J’ai besoin de rester dans mon silence. A demain… » Le silence était le seul élément à la hauteur de ce que je traversais, comme le dit Hannah Arendt ; « En fait, le sentiment le plus intense que nous connaissons, intense au point de tout effacer, à savoir l’expérience de la grande douleur physique, est à la fois le plus privé et le moins communicable de tous » (2). A travers mon expérience, j’ai éprouvé cette douleur qui peut être physique mais aussi morale et qui touche à l’existence même de ce qu’on est, de notre moi, de notre intériorité que nous sommes seuls à pouvoir expérimenter.
Le lendemain, les infirmières entraient dans la chambre avec cette phrase intolérable : « Alors, comment ça va ce matin ? »… Voulaient-elles la vraie réponse ? Voulaient-elles entendre que ça n’allait pas ! Que je n’allais pas ! Que leurs mots violaient mon silence, que leur présence même me hérissait, que leurs gestes, leurs pansements, leurs prises de tension, leur injection de Lovenox étaient comme des agressions supplémentaires sur mon corps déjà amputé et souffrant ? Que si j’avais osé, je leur aurais crié de décamper de ma chambre, de me laisser seule avec mon chagrin et mon trou à l’arrière la cheville. Leur présence m’était insupportable car d’emblée trop envahissante. C’est comme si j’avais perdu cette couche protectrice entre mon moi et les autres. Tout était intrusion, viol, vol d’un moi béant qui n’arrivait plus à faire son unité mais qui me donnait l’impression de « fuiter » de partout. A ma plaie du pied était collé un dispositif en aspiration pour récupérer le sang et le pus mais à la plaie de mon âme, il n’y avait rien et je sentais le risque de me perdre. Le silence et la solitude étaient les éléments indispensables pour que je me retrouve et que je refasse corps et une. Plus rien ne sera comme avant, je venais d’éprouver une noyade sèche, une asphyxie muette.
Cette sensation est maintenant gravée en moi et revient dans ma clinique. Ainsi, alors que la maman du petit Grégoire, en soins palliatifs d’une leucémie réfractaire, me réclamait des séances de kinésithérapie motrice « pour le faire bouger », j’ai regardé Grégoire dans les yeux et lui ai simplement demandé : « Et toi, veux-tu de la kiné, veux-tu qu’on touche ton corps ? » Il m’a dit NON, de ce NON qui veut dire stop, je n’en peux plus, je veux rester là, au calme, à l’économie. La question était réglée.

 

La rencontre de nos incertitudes

Durant le suivi, quand je consultais mon chirurgien et lui décrivais ce que mon corps m’envoyait comme perceptions, je lui parlais de mes sensations dans le pied, de l’hyperthermie qui s’installait, puis, plus tard dans notre histoire, le pied bloqué en équin, la cicatrice encore fraîche, je lui demandais si j’allais pouvoir remarcher…Il me répondait selon les résultats des examens complémentaires ou selon ce qu’il avait appris ou déjà vu. Mais dans ses mots, son intonation et son attitude, transparaissait son incertitude qui venait rebondir sur ma propre incertitude. Mais au lieu de se répondre, cette rencontre créait un abysse.
Qu’est-ce que l’incertitude médicale ? C’est une incertitude de Savoir, c’est-à-dire une angoisse fondamentale de ne pas savoir répondre ou faire, une angoisse de praxis. « L’incertitude est une condition du choix réel. Il s’agit de vaincre la peur du vide ou plutôt de vivre avec, en faisant des choix en l’absence de garantie et sans savoir à l’avance quel sera le résultat » (3). Pour celui qui se forme à la Médecine, l’incertitude est inconcevable et pour la défier, il s’engouffre dans l’apprentissage, le travail, l’accumulation de connaissances livresques, l’empilement de données objectives, de connaissances sur les pathologies, leur diagnostic et leur traitement. L’incertitude de Savoir est l’enjeu des dix années d’études médicales donnant l’impression au futur médecin d’être armé pour le combat contre la maladie. Savoir, il faut tout savoir, connaître l’Homme dans toute son anatomie, ses moindres petits muscles, l’intérieur de ses cellules, le fonctionnement de ses reins... Puis quand l’Homme normal est connu, il faut apprendre les mille et une maladies qui peuvent l’assaillir. De cet enseignement, le médecin peut croire qu’il sait, sorte de toute-puissance face à la maladie et donc à la mort, « victoire contre l’incertitude qui reste vécue comme une ignorance partielle des informations nécessaires à un jugement ou comme l’inertie d’une faculté en panne » (4), d’où ce mouvement de la Médecine de passer d’un art à une science. « Or, en se rendant maîtres et possesseurs d’une nature placée sous le joug de lois universelles, les hommes ont déchainé l’infinité de l’univers » (5). En voulant tout connaître du corps, de son fonctionnement, de son dysfonctionnement, l’avancée des découvertes a participé à la complexification, et comme pour toutes les sciences, devenant science de l’incertitude même.
Mais le plus dommageable est que le médecin apprend à lutter contre la maladie sans apprendre à soigner l’homme malade ? Or, c’est de cet homme malade que naît l’incertitude de Savoir. « Dans l’élaboration graduelle de son savoir et de son savoir-faire, la médecine a négligé le sujet et son histoire, son milieu social, son rapport au désir, à l’angoisse, à la mort, le sens de la maladie, pour ne considérer que le « mécanisme corporel » […] la médecine repose sur une anthropologie résiduelle. Ce n’est pas un savoir sur l’homme mais un savoir anatomique et physiologique » (6).
Allongée sur la table d’opération pour la troisième fois, puis de retour dans la chambre d’hôpital, traversant cette période de mutisme, assaillie par une angoisse viscérale sur ma capacité à pouvoir remarcher, c’est une autre incertitude qui s’exprimait à moi, l’incertitude de Pouvoir. C’est une incertitude différente de l’incertitude du Savoir. Elle est centrifuge, tournée vers soi et sa capacité à être. Elle est sensitive, centrée sur le ressenti corporel : sentir son pied, pouvoir contracter son muscle, bouger les orteils, estimer si le pied peut supporter le poids du corps, oser lâcher la béquille… L’incertitude de Pouvoir est une introspection sur l’être qu’on a été, qu’on est et qu’on ne sera peut-être plus. Il est alors bien question d’un pouvoir-être et donc de la mort, ce qu’Heidegger énonce par « Avec la mort le Dasein a rendez-vous avec lui-même dans son pouvoir-être le plus propre. […] L’être-jeté dans la mort se révèle à lui plus originalement et de façon plus impressionnante dans la disponibilité à l’angoisse. L’angoisse devant la mort est angoisse « devant » le pouvoir-être le plus propre, sans relation et indépassable. Ce devant quoi s’éveille cette angoisse est l’être-au-monde lui-même » (7).  Le Dasein, ce que la philosophie française traduit par être-là, existant, est en rapport direct avec la mort. La mort est constitutive de l’être-là. En tant qu’être-jeté dans la mort, c'est-à-dire allant vers la mort, il me serait invivable de vivre en ayant cette fin en pensée à chaque instant, aussi, suis-je capable de l’oublier, de me distraire. Mais quand mon corps est touché, je ne peux plus tourner les yeux, penser à autre chose puisque je vis cette déchirure, dévoilement de ma vulnérabilité et l’angoisse surgit.
La relation médecin-malade m’apparaît aujourd’hui comme une dysharmonie tant ce qui se joue pour l’un et l’autre appartient à deux univers différents ; l’incertitude de savoir tournée vers la mort-de-l’autre et l’incertitude de pouvoir centrée sur sa propre-mort, la mort-de-son-existant.

 

L’autre comme moi

J’attendais ce moment depuis un mois, mon entrée au centre de rééducation. En poussant la porte d’un monde inconnu, avec mon planning sous le bras, mon short et mes baskets, je clopinais avec mes béquilles. C’est Séverine qui m’a accueillie en sortant de l’ascenseur. Séverine, c’est un sourire, un regard pétillant, une voix dynamique, une bienveillance instantanée. Est-elle secrétaire, aide-soignante, infirmière ? Peu importe, elle est cette femme qui vous dit bonjour chaque matin avec bonne humeur et avec votre prénom, qui vous regarde dans les yeux, qui vous donne envie d’y aller. Elle a dû en voir des choses, des gens cassés, abîmés, boitant, sans jambe ou sans bras, dyspraxiques, dysphasiques. Elle a dû en entendre des larmes, des inquiétudes, des « je-n’y-arrive-pas » et des « je-n’en-peux plus ». « Tout homme a besoin de l’attention empathique d’autrui pour prendre confiance en lui-même » (8), souligne Bertrand Quentin dans son livre sur le handicap. Le sourire de Séverine, c’est une bouffée d’empathie qui vous cueille le matin, qui vous donne l’impression qu’elle vous attendait, qui vous redonne du corps et de l’être-moi. Elle vous fait exister pour de vrai là où le handicap vous efface.
Puis c’est le couloir-salle d’attente qui mène à la salle de sport, les salles des kinés et l’espace balnéo-piscine. On se dit bonjour chaque matin, on se regarde, on se sourit, on se retrouve. On, c’est Nous, les gens cassés. Ici, chacun a son handicap, son truc abîmé ou son truc parti. Dans cette communauté de gens cassés, nous pouvons baisser la garde. De façon étonnante, nous ne nous demandons pas ce qui nous est arrivé. Ça, c’est une question que pose le bien-portant, le on de l’extérieur, cherchant peut-être à éloigner le mal, à mettre de la distance avec le handicap ! Non, ici, ce n’est pas le passé qui nous travaille, c’est l’avenir : nous regardons devant, nous regardons demain, nous voulons avancer. Ici, nous partageons ce que les autres n’entendent pas. Quand l’un de nous dit : « je suis fatigué » ou « j’ai mal », Nous comprenons, Nous partageons parce que Nous savons, Nous comprenons ce que ça fait de l’intérieur. « C’est la présence des autres voyant ce que nous voyons, entendant ce que nous entendons, qui nous assure de la réalité du monde et de nous-mêmes » (9). Le monde de la rééducation est un monde hors du temps, hors du on, un moment de reconstruction où l’essence même de qui-nous-sommes est questionné. Le partage de cette vulnérabilité, mise à nue dans l’épreuve, est un point d’ancrage pour se reconstruire. Le décalage avec le monde habituel peut sembler tellement énorme qu’on pourrait s’y perdre et c’est dans la cohabitation avec les autres gens cassés que j’ai trouvé les ressources pour calmer mes inquiétudes et tenter de reprendre pied. Il est pompier, elle est directrice des ressources humaines, il est chirurgien, il est chef d’entreprise…mais ici, Nous redevient des corps.
La période de soins aigus, de douleur, de perception du corps est une période où les autres n’existent pas, c’est une occasion de retrouver ce qu’Heidegger appelait son soi-même. Entrer en rééducation, c’est donc revenir au monde, aux autres mais ce n’est pas le monde normal, c’est un entre-deux, ce n’est pas encore la « dictature du on » : « Cet être-en-compagnie fond complètement le Dasein qui m’est propre dans le genre d’être des « autres » à tel point que les autres s’effacent à force d’être indifférenciés et anodins. C’est ainsi, sans attirer l’attention, que le on étend imperceptiblement la dictature qui porte sa marque » (10). C’est ainsi qu’Heidegger décrit la relation du soi-même avec les autres dans la quotidienneté, avec trois éléments qu’il regroupe sous le terme « publicité », c'est-à-dire vie publique. Le monde de la rééducation préserve l’être-en-compagnie de la dictature du on, parce que la distantialité se joue entre le soi-même d’avant et le soi-même d’aujourd’hui, parce nous sommes tombés de cette état d’être-dans-la-moyenne et qu’au cœur de cet instant se questionnent les possibilités d’être.
Cette période de rééducation est pour moi la mise en lumière de trois mondes : celui avec-soi-même, duquel je commence à prendre de la distance, celui de la rééducation, que j’ai envie d’appeler le monde-du-nous, comme une rencontre non pervertie des soi-mêmes et celui avec-le-monde, du on, que j’aperçois avec l’envie de reprendre une vie normale mais en y voyant ses travers et peut-être un certain manque de sens. Mais, je n’y suis pas encore !

 

Marcher seule

Treize janvier 2023, c’est mon dernier jour au centre de rééducation, dernière séance de sport, dernières longueurs dans la piscine. Je quitte ce cocon avec appréhension, laissant ma place à des plus abîmés que moi, car je marche. Je marche comme marche l’enfant qui a tout à découvrir, je marche sur des petites distances, le pied n’est pas encore totalement sûr et la sensation d’étau de la cheville jamais très loin, mais je marche. Le tendon disparu est remplacé par du tissu cicatriciel qui arrive à faire bouger mon pied. J’ai perdu en stabilité surtout quand la route est en dévers mais je marche !
Je me trouve dans un double décalage, je marche mieux que ceux qui arrivent en rééducation mais pas aussi bien que les valides, que mes collègues de travail, que les gens dans la rue…Je suis en décalage et pas seulement sur le plan physique. Le monde que je retrouve va trop vite, est trop fugace, trop futile. Les autres me félicitent de me voir marcher mais imaginent-ils d’où je viens et ce que je sens encore dans ce pied ? Pour eux, pas de cassure, ils ont poursuivi leur chemin, leur route, leurs vacances d’été, leur travail… Alors que faire ? Se remettre dans le mouvement, dans la ronde ou résister ? Le choix n’en n’est pas un, la réponse s’impose, l’évidence est immédiate : je vais marcher.
Je comprends que marcher est mon rythme mais pourquoi ? « Marcher, c’est exister au sens fort comme l’étymologie le rappelle, ex-sistere : s’éloigner d’un lieu fixe, sortir hors de soi » (11). Marcher libère le corps, le met dans ce mouvement rythmique de déséquilibre et rééquilibre, les bras accompagnent le mouvement, la respiration se cale sur le pas, les sens se libèrent et la pensée vagabonde. L’idéal est de marcher seul, sans enfant à surveiller ou à motiver quand la fatigue se fait sentir, sans voisin qui jacasse pour occuper l’espace, sans chien qui s’arrête à chaque touffe d’herbe…seul. Dialogue entre le corps et l’âme, entre muscles et pensées, ce qui conduit Frédéric Gros à écrire : « Dès que je marche, aussitôt je suis deux. Mon corps et moi : un couple, une rengaine » (12). Oui, un couple car c’est comme des retrouvailles entre un corps qui peut être fatigué, occupé, malmené et un moi, une âme qui peut aussi être surmenée, écrasée par le rythme de la vie. La marche les réunit dans un moment d’enlacement, de dialogue, d’écoute. La rengaine en donne une autre image, plus amusante d’un vieux couple qui se retrouve éternellement, sans surprise, sans débordement, fidèles à ce qu’ils sont, l’un sur terre et l’autre en l’air, sur le même air ! Marcher libère le corps et ouvre l’espace à la pensée.

 

Des philosophes qui marchent

Aristote est probablement l’un des premiers représentants de ce lien entre marche et pensée, lui qu’on surnomme le promeneur, le péripatéticien, lui qui déambule à l’aube entouré de ses élèves. Ils marchent en pensant et pensent en marchant. Il décrira le mouvement de la marche chez les animaux et l’homme. Son traité de la marche des animaux se terminera ainsi : « Voilà ce que nous avions à dire en ce qui regarde toutes les parties des animaux en général, et spécialement celles qui concourent à leur marche et à toute leur locomotion. Après ces détails, ce qui les suit naturellement, c’est l’étude de l’âme » (13). Aristote fait ainsi un lien entre l’étude de la marche et celle de l’âme, l’une introduisant l’autre comme si décrire la marche l’avait conduit à vouloir décrire l’âme, l’une allant avec l’autre.
Nombreux sont les philosophes qui vont écrire sur la marche. Rousseau décrit avec force son lien avec elle : « Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans les voyages que j’ai faits seul et à pied » (14).  La marche est l’occasion de retrouvailles entre le corps et l’âme mais dans un moment vrai, un moment de dénuement, c’est comme si le soi prenait corps, devenait palpable tant il est présent. Quand on marche avec soi, on ne peut être que vrai, il n’y a pas de place pour le mensonge ou la fausseté. On est entre soi et soi et c’est peut-être à ce moment-là qu’on se sent pleinement vivant, car juste. Quand on marche, il n’y a rien à faire, juste à être et c’est ce qui fait toute la différence avec d’autres activités, d’autres moments de la vie. Rousseau aura tenté de retrouver l’homme original à travers la marche, en accord avec la Nature, sans le vernis et la compétition que lui confère la société. C’est à travers la marche qu’il tente de « retrouver la vérité native des passions humaines, il ne découvre qu’un amour de soi naïf et sans prétention. L’homme ainsi naturellement s’aime, mais ne se préfère jamais » (15). Cela illustre l’émotion de la marche avec soi où on écoute son corps, on trouve son allure, on se motive pour soi-même et avec soi-même. C’est du partage équitable, du donnant-donnant, du je t’aime juste à soi. La marche remet à niveau, pas de compétition, juste un chemin, un sentier, un espace où le pas déroule en liberté permettant à la tête de se libérer, on marche pour soi et non contre l’autre.
Dis-moi comment tu marches et je te dirai qui tu es ! Kant utilisera la marche quotidienne comme un élément d’hygiène de vie, toujours à la même heure et toujours le même tracé. Levé à 4h45, il préparait ses cours donnés de sept à neuf heures puis écrivait ses livres. Il déjeunait avec quelques amis puis partait chaque jour pour la même promenade dans les rues de Königsberg vers la vieille ville jusqu’aux pâturages. Tous les jours, quel que soit le temps, il refaisait le même trajet, respirant par le nez, saluant les habitants qui le connaissaient. Il se couchait à 22h. A quoi pensait Kant lors de son parcours ? La rigueur de sa marche se retrouve dans son œuvre : dans le fond avec son argumentation, ses éléments mis l’un après l’autre comme un pas devant l’autre, c’est droit, rectiligne, pas d’écart ni d’échappée belle ! Dans la forme, car cette marche souligne le travail quotidien, le labeur, la droiture prussienne de celui qui par son œuvre théorise le Devoir, la Loi Morale et la Raison. Kant utilisait-il la marche comme un temps de repos cérébral, d’aération intellectuelle, d’hygiène mentale, d’oxygénation neuronale, de décontraction musculaire d’un homme passant des heures à sa table de travail ? Alors oui, la marche est une bouffée d’oxygène qui permet de reprendre corps avec son corps quand le travail pourrait conduire au risque de n’être qu’une âme. Au piège de n’être que dans sa tête, cette marche redonne du sens, des sens. A l’opposé se trouve Nietzsche pour qui « la marche au grand air fut comme l’élément de son œuvre, l’accompagnement invariable de son écriture » (16). Il trouvera dans la marche un apaisement à ses douleurs mais surtout un espace de création : « Nous ne sommes pas de ceux qui ne pensent qu’au milieu des livres et dont l’idée attend pour naître les stimuli des pages ; notre êthos est de penser à l’air libre, marchant, sautant, montant, dansant, de préférence sur les montagnes solitaires ou sur les bords de mer, là où même les chemins se font méditatifs » (17).  Nietzsche a une marche centrifuge, en communion avec le dehors, marchant pendant plusieurs heures il laissait vagabonder ses pensées et les notait de-ci de-là sur ses carnets. Dans Le Gai Savoir, chaque paragraphe s’articule autour d’une idée, d’un mot, et s’organise en quelques phrases, parfois quatre à cinq pages, comme une promenade ou une marche, ouvrant sur un espace de pensée. Les titres, pas toujours très académiques, sont une invitation à prendre la route pour une échappée belle : « Face à un livre de savant », « L’ermite parle encore une fois », « Notre point d’interrogation », « L’allure »… Tout cela donne la sensation de marcher avec, là où l’écriture de Kant donne la sensation de marcher contre. Kant s’impose là où Nietzsche propose.

 

Je marche donc je suis

Dis-moi comment je marche et je te dirai qui je suis ! Loin de Kant et de Nietzsche, je me sens plus proche de Rousseau pour qui la marche était un exercice pour retrouver l’homme naturel, primitif et par extension, soi-même. Chaussures aux pieds, de celles qui tiennent le pied et la cheville pour assurer le pas, sac sur le dos avec sa réserve d’eau et son casse-croûte, le chemin commence, d’abord assez plat, en bordure de rivière, comme un terrain d’échauffement pour dérouiller le corps de ces mois trop calmes de voiture-boulot-dodo. Les pensées vagabondent entre le travail, les collègues, la famille, les impôts, les travaux à faire, les cartables à acheter pour la rentrée, le rendez-vous chez le pédiatre pour le certificat de sport, ce qui a été fait durant ces derniers mois et ce qui reste à faire. La pente débute, les lacets s’enchaînent, quelques gouttes de sueur commencent à perler dans le dos. Les voix se taisent, le silence s’écoute. Après deux heures de marche en montagne, peut arriver cet instant, ce moment très particulier de sérénité. Loin du tohu-bohu du monde, dans cette marche vers le haut qui ouvre sur un panorama où le regard se perd, hauteur prise, petits tracas laissés en bas, les pensées se calment, s’évanouissent, perdent leur sens, diminuent d’importance ou se déchirent comme le font les nuages, pour laisser place à cette unique sensation d’être, être soi, Je marche donc Je suis !
C’est un instant d’équilibre que Simone Weill appelle l’attention. « L'attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l'objet […]. Et surtout la pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l'objet qui va y pénétrer » (18).
C’est un instant d’équilibre entre une âme qui s’apaise et un corps qui ne crie pas encore, car dans une heure ou deux, c’est lui qui va prendre le relais avec ses « j’ai mal », « j’ai faim », « j’ai soif », « quand est-ce qu’on arrive ? »… C’est un instant de pureté où le soi se laisse ressentir. Rencontre avec soi, sensation d’exister pour de vrai, émotion des retrouvailles… Il se passe bien quelque chose dans cet instant.  
C’est un instant d’équilibre entre les pas qui s’enchaînent comme libérés de leur carcan quotidien et une pensée qui s’échappe comme libérée d’un tunnel. On s’en aperçoit au moment même où on reprend conscience qu’on ne pensait à rien ! C’est comme le sommeil qu’on ne ressent qu’au moment du réveil. On ne prend conscience de l’absence de pensée que quand on se remet à penser. Il est même impossible de dire la durée de cette pause, c’est bien là que le temps s’est suspendu.

Je ne pense à rien,
Et cette chose centrale, qui n’est rien,
M’est agréable comme l’air de la nuit,
Frais en contraste avec le jour caniculaire.
Je ne pense à rien, et que c’est bon !
Ne penser à rien,
C’est avoir une âme à soi et intégrale.
Ne penser à rien,
C’est vivre intimement le flux et le reflux de la vie…
Je ne pense à rien
(19).
 
Ne penser à rien est une sensation rare car nous baignons dans un flux de sollicitations permanentes. Tout s’enchaîne et les instants de pauses ne sont faits que pour mieux se préparer à la suite. Ne penser à rien est reposant, apaisant. Les tensions disparaissent, il y a de la plénitude dans cet instant, une adéquation parfaite entre corps et âme, qui fait émerger un quelque chose enfoui en nous. C’est le Soi qui émerge dans cet instant d’attention, un soi tout nu, un soi total, intégral, qui enfin se libère et se montre, se fait entendre de sa petite voix, envahit le corps, prend possession de tout notre être. Rencontre du Soi, c’est cette forme d’être qui n’est ni être pour, ni être avec, ni être en train, ni être contre mais simplement être. Que c’est bon ! David Le Breton l’exprime ainsi quand il parle de « l’autre dimension du monde, une liberté intérieure qui tient du vertige, une transe légère qui efface tout sentiment de fatigue et rend malaisé un arrêt. Rompre la continuité de soi avec le chemin exige un effort » (20). Le Soi se dévoile au fil de la marche, créant une relation fragile, douce et intense, en pointillés pour les novices, probablement plus profonde pour les aguerris, les marcheurs au long cours. Le Soi se trouve au cœur du dénuement, au fil des pas et crée une émotion de plaisir, de plénitude addictive qui se cueille le long du sentier, d’où l’effort au renoncement, au sevrage quand le bout du chemin s’annonce, quand le refuge apparaît, quand il faut s’arrêter. Le Soi se replie en soi, se recroqueville dans son antre mais on sait qu’il est là et qu’il suffira d’une marche pour le retrouver.
Quinze août, levé 6h, nous commençons l’ascension à 7h30, direction le pont de Pierre sous le refuge des Drayères, sentier à droite, montée vers le lac Rond puis le lac des Muandes par le GR57, pique-nique à 2.580 m, puis descente par le lac Long et la sente qui ramène sur le refuge de Laval, retour au point de départ après 5h30 de marche. Oui, je marche ! Oui, j’ai réussi à ne pas penser !

 

CONCLUSION

Ça se termine toujours par cette petite phrase : « Si j’avais su… ».
Si j’avais su ce samedi matin, qu’en partant jouer, ma vie allait basculer. Que ce coup de raquette entraînerait la rupture de mon tendon d’Achille. Que la chirurgie entraînerait une infection qui lyserait mon tendon et me mettrait face à l’angoisse de ne plus pouvoir marcher. Que pendant trois mois je me retrouverais allongée dans mon canapé, coupée du monde, soutenue à bout de bras par ma famille. Que cet arrêt brutal serait l’occasion de parcourir un chemin d’introspection à la rencontre de mes sensations et de mes incertitudes. Que je découvrirais un monde où le nous a encore du sens et où la lenteur aide à reprendre vie. Que marcher deviendrait un défi. Et qu’en marchant, je ferais l’extraordinaire expérience d’éprouver une bouffée de plénitude me remettant dans les pas d’un soi qui enfin se dévoile. Que ma carrière professionnelle prendrait un virage sans que je sache encore où elle  m’amènera…


Si j’avais su…J’y serais allée !

 

Notes

(1) Aristote, Les Politiques, Paris, GF Flammarion, 2015, p. 108.
(2) Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, [1961] 2006, p.90.
(3) Pelluchon C., L’autonomie brisée, Edition Quadrige, Paris, 2014, p.233.
(4) Astor D., La passion de l’incertitude, Paris, Editions de l’observatoire, 2020, p. 23.
(5) Ibid., p.35.
(6) Le Breton D., Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 1990, p.189.
(7) Martin Heidegger, Etre et Temps, Gallimard, Paris, 1986, p. 305.
(8) Quentin B., La philosophie face au handicap, Editions Eres, Toulouse, 2022, p.117.
(9) Hannah Arendt,  Condition de l’homme moderne, Op. cit., p.90.
(10) Martin Heidegger, Etre et temps, op. cit., p.170.
(11) Le Breton D., Marcher la vie, Paris, Editions Métailié, 2020, p. 22.
(12) Gros F., Marcher, une philosophie, Flammarion, 2011, p.83.
(13) Aristote, Traité de la marche des animaux, chap. XIX, §3, tome 2, Paris, Hachette, 1885, p. 405.
(14) Rousseau JJ., Des confessions, Paris, Le livre de poche, 1972, p.248.
(15) Gros F., Marcher, une philosophie, op. cit., p.105.
(16) Ibid., p.22.
(17) Nietzsche, Le gai savoir, Paris, Flammarion, 2020, §366, p. 327.
(18) Weill S., Attente de Dieu, éditions Fayard, 1966, p.72.
(19) Pessoa F., Poésies d’Alvaro de Campos, Gallimard, 1968, p. 123.
(20) Le Breton D., Marcher la vie,  op. Cit., p. 28.

 

 

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news-5577 Thu, 21 Dec 2023 09:17:21 +0100 Communiqué des présidentes et des présidents d’université relatif au projet de loi immigration https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/communique-des-presidentes-et-des-presidents-duniversite-relatif-au-projet-de-loi-immigration
Nous, présidentes et présidents d’université et d’établissement d’enseignement supérieur et de
recherche, prenons connaissance des mesures du projet de loi relatif à l’immigration voté par le Sénat
et l’Assemblée Nationale ce 19 décembre 2023.
Faisant suite à la vive inquiétude qui était déjà la nôtre à l’issue des débats parlementaires, comme
exprimé par France Universités dans un communiqué diffusé dimanche 17 décembre, nous déplorons
que la version proposée à cette heure vienne s’attaquer aux valeurs sur lesquelles se fonde
l’Université française : celles de l’universalisme, de l’ouverture et de l’accueil, de la libre et féconde
circulation des savoirs, celles de l’esprit des Lumières.
À l’heure où les établissements d’enseignement supérieur sont invités à renforcer leurs ambitions
pour le rayonnement de la recherche, comment accepter des mesures qui tendront à replier
l’université française sur elle-même, alors que nos étudiants et chercheurs accueillis participent à la
production, à la diffusion des valeurs et des savoirs académiques et culturels au-delà de nos
frontières ?
L’accès aux connaissances et à la formation ne peut être entravé par des considérations financières
si restrictives et sans fondement, à l’image de l’instauration d’une caution de retour ou d’une limitation
des aides sociales. Les étudiantes et étudiants internationaux sont une richesse pour notre pays, et
participent du dynamisme de notre communauté académique.
Par ailleurs, appliquer de façon généralisée et sans possibilité d'exonération la majoration des droits
d'inscription pour les étudiantes et étudiants extra-communautaires aurait un effet particulièrement
délétère sur le nombre, l'origine géographique et la situation sociale des étudiantes et étudiants
pouvant venir étudier en France. Cela reviendrait également à mettre en cause l’autonomie des
universités quant à leur stratégie d’accueil et de rayonnement international.
Ces mesures indignes de notre pays mettent gravement en danger la stratégie d’attractivité de
l’enseignement supérieur et de la recherche française, et nuisent à l’ambition de faire de notre pays
un acteur majeur de la diplomatie scientifique et culturelle internationale.
Pour toutes ces raisons, nous réaffirmons collectivement notre opposition ferme et déterminée à cet
ensemble de mesures.

 


Les signataires à ce jour


Lamri Adoui – Président de l’Université de Caen Normandie
David Alis – Président Université de Rennes
Annick Allaigre – Présidente de l’Université Paris 8 Vincennes - Saint Denis
Philippe Augé – Président de l’Université de Montpellier
Mathias Bernard – Président de l'Université Clermont Auvergne
Mohammed Benlahsen – Président de l’Université de Picardie Jules Verne
Carine Bernault – Présidente de Nantes Université
Éric Berton – Président d’Aix-Marseille Université
Laurent Bordes – Président de l’Université de Pau et des Pays de l'Adour
Régis Bordet – Président de l’Université de Lille
Vincent Bouhier – Président de l’Université d’Evry Val d’Essonne
Hélène Boulanger – Présidente de l’Université de Lorraine
Jeanick Brisswalter – Président de l’Université Côte d’Azur
Eric Carpano – Président de l’université Jean Moulin Lyon 3
Fabienne Casoli – Présidente de l’Observatoire de Paris-PSL
Eric de Chassey – Directeur de l’INHA
Marc Chaussidon – Institut physique du Globe de Paris
Michel Deneken – Président de l’Université de Strasbourg
Nathalie Dompnier – Présidente de l’Université Lyon 2 Lumière
Nathalie Drach-Temam – Présidente de Sorbonne Université
Jean-Luc Dubois-Randé – Président de l’UPEC
Virginie Dupont – Présidente de l’Université Bretagne Sud
Christelle Farenc – Directrice de l'INU Champollion
Dominique Federici – Président de l’Université de Corse
Frédéric Fleury – Président de l’Université Claude Bernard - Lyon 1
Frédéric Fotiadu – Directeur de l’INSA Lyon
Christophe Fouqueré – Président de l’Université Sorbonne Paris Nord
Anne Fraïsse – Présidente de l’Université Paul – Valéry Montpellier 3
Alain Fuchs – Président de l’Université PSL - Paris Sciences et Lettres
Philippe Galez – Président de l'université Savoie Mont Blanc
Emmanuelle Garnier – Présidente de l’Université Toulouse - Jean Jaurès
Laurent Gatineau – Président de CY Cergy Paris Université
Guillaume Gellé – Président de France Universités – Président de l’Université Reims Champagne
Ardenne
Philippe Gervais-Lambony – Président de l’Université Paris Nanterre
Arnaud Giacometti – Président de l’Université de Tours
Vincent Gouëset – Président de l'Université Rennes 2
Jean-François Huchet – Président de l’Inalco
Romain Huret – Président de l’École des hautes études en sciences sociales
Estelle Iacona – Présidente de l’Université Paris Saclay
Édouard Kaminski – Président de l’Université Paris Cité
Hugues Kenfack – Président de l'Université Toulouse Capitole
Lionel Larré - Président de l’Université Bordeaux Montaigne
Virginie Laval - Présidente de l’Université de Poitiers
Pascal Leroux – Président de Le Mans Université
Dean Lewis – Président de l’Université de Bordeaux
Georges Linarès – Président d’Avignon Université
Daniel Mouchard – Président de l’Université Sorbonne Nouvelle
El Mouhoub Mouhoud – Président de l’université Paris Dauphine - PSL
Pierre-Alain Muller – Président de l'Université de Haute-Alsace
Christine Neau-Leduc – Présidente de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Jean-Marc Ogier – Président de La Rochelle Université
Florent Pigeon – Président de l’Université Jean Monnet, Saint-Etienne
Bertrand Raquet – Directeur de l’INSA Toulouse
Christian Robledo – Président de l’Université d’Angers
Claire Rossi – Université de technologie de Compiègne
Gilles Roussel – Président de l’Université Gustave Eiffel
Vincent Thomas – Président de l’Université de Bourgogne
Emmanuel Trizac - Président de l’École Normale Supérieure de Lyon
Macha Woronoff – Présidente de l'université de Franche-Comté
Catherine Xuereb – Présidente de Toulouse INP
Laurent Yon – Président de l'Université de Rouen Normandie

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news-5498 Sat, 02 Dec 2023 15:37:17 +0100 L’exercice clinique pourra-t-il se passer de l’intuition ? https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/lexercice-clinique-pourra-t-il-se-passer-de-lintuition Une réflexion sur l'importance de l’intuition

Par Gérard FITOUSSI


Gérard Fitoussi est médecin généraliste et travaille dans le champ de l’hypnose et de la douleur en centre de santé et en centre hospitalier (CHU H. Mondor)


Fitoussi, G. (2023) « L’exercice clinique pourra-t-il se passer de l’intuition ? » in Ethique. La vie en question, déc. 2023.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

Introduction


À la suite de l’appel d’une patiente inquiète pour un léger malaise, le phénomène de l’intuition s’est imposé dans mon exercice clinique. Alors que j’étais sur le point de la rassurer, je me suis entendu dire à la patiente : « Peut-être vaut-il mieux appeler le 15 ». Elle suivra ce conseil, et le médecin urgentiste, à son tour, bien que n’ayant constaté aucun signe de gravité, décidera de l’hospitaliser. Le lendemain, j’ai appris qu’elle était décédée en attendant son transfert pour une intervention chirurgicale.
L’issue tragique de cette situation a suscité en moi un mélange d’émotions, de tristesse, de colère, ainsi qu’un sentiment de soulagement teinté de lâcheté. Tristesse due au décès de cette patiente que je connaissais bien. Colère, face à une mort prématurée et soulagement que je pourrais qualifier de « lâche », pour avoir conseillé d’appeler les services d’urgences plutôt que de rassurer la patiente, comme je m’apprêtais à le faire. Ce conseil qui m’exemptait d’une erreur de diagnostic a soulevé pour moi de multiples questions quant à ce qui s’est passé pendant ce bref moment où, alors que j’allais rassurer la patiente, une « voix », m’a conseillé plutôt d’appeler le 15.
Quelle est cette voix ?  Qui est celui qui l’a prononcé ? Et pourquoi avoir choisi de la suivre ? S’agissait-il d’une intuition ? Quelle est la nature de l’intuition ? D’autres médecins ont-ils des intuitions ? Est-il éthique de prendre une décision basée sur une intuition ? L’intuition est-elle l’apanage des seuls humains ou l’intelligence artificielle pourrait-elle par exemple s’en emparer ?

 

Brève histoire de l’intuition en théologie et philosophie


L’intuition est une vision, une vision provenant de l’intérieur. Le terme latin Intueor signifie « voir en dedans » ou « à partir du dedans », « regarder, considérer avec attention » et fait référence à la perception sensible ou à un effort d’attention de l’esprit sur un objet particulier, sollicité par cette perception. Cette vision est souvent décrite comme une illumination et a d’abord été associée à la théologie, soulignant un lien avec le divin, apanage des devins, des mystiques et des poètes doués d’une connaissance inspirée du divin : « Les Bienheureux dans la gloire auront une connaissance intuitive de la Majesté de Dieu & des mystères, ils en verront toute l’immensité » (1).
Par la suite, le mot a pris une signification philosophique, comme indiqué dans le dictionnaire de Richelet en 1759 : « On dit intuition, lorsque l’esprit aperçoit sans examen, tout d’un coup, et d’une seule vue, la vérité qu’il cherche » (2). Le passage du théologique au philosophique est ici la conséquence de l’œuvre de Descartes, qui dans sa recherche d’une certitude sur laquelle fonder la science nouvelle, établit le Cogito comme première certitude indiscutable. Et Descartes de n’admettre comme actes de l’entendement permettant la connaissance des choses sans cause d’erreur que « l’intuition et la déduction » (3).
John Locke, dans son Essai sur l'entendement humain, considère l’intuition comme l’un des trois degrés de la connaissance, aux côtés de la connaissance démonstrative et de la connaissance habituelle. Il définit la connaissance intuitive comme la saisie immédiate de la concordance de deux idées, sans médiation et cette connaissance est « la plus claire et la plus certaine dont la faiblesse humaine soit capable » (4). Pour Kant l’intuition pure ne concerne que les formes a priori de la pensée, l’espace et le temps, qui conditionnent l’apparition de tous les phénomènes et la connaissance objective. L’intuition perd sa dimension métaphysique et se place après ou en deçà de l’entendement.
C’est Bergson qui a ramené l’intérêt pour l’intuition au premier plan. Bergson n’oppose pas l’intuition à l’intelligence, mais souhaite les associer, considérant qu’une humanité complète et parfaite serait celle où « ces deux formes d’activité consciente (intuition et intelligence) atteindraient leur plein développement » (5).

 

Formes du rejet de l’intuition dans le champ scientifique


Assez près de nous, le positivisme d’Auguste Comte et la méthode expérimentale de Claude Bernard, qui reposent sur l’objectivité des faits et la rationalité des décisions ne font que peu de place à l’intuition. Cette tendance s’est accentuée avec l’instauration de la médecine fondée sur les preuves.
Aux raisons scientifiques du rejet de l’intuition s’associent des raisons psychosociologiques. Le savoir rationnel est explicable et transmissible, ce qui n’est pas le cas de l’intuition. Étudiant l’usage de l’intuition dans un autre contexte (le monde de l’entreprise), Jean-Fabrice Lebraty, identifie plusieurs causes à ce rejet, toutes convergeant vers un thème commun : la difficulté pour les acteurs d’expliquer et de communiquer ce qui justifie leurs actions basées sur l’intuition (6).

 

Vers un renouveau en science de l’intérêt pour l’intuition ?


    Après une longue période de désaffection pour l’intuition, on observe un regain d’intérêt pour cette faculté humaine. Cet engouement se manifeste dans le domaine de la psychologie populaire, avec des couvertures de magazine grand public consacrées à l’intuition, des séries télévisées comme Manifest (2018) ou des romans comme Intuitio (2021) de Laurent Gounelle. Il se remarque aussi dans le secteur économique, avec des entreprises proposant des formations pour enseigner les règles de fonctionnement de l’intuition afin d’en tirer parti (7), ainsi que chez des chercheurs en psychologie tels Gary Klein, qui s’efforcent de mieux comprendre les processus de prise de décision dans des situations complexes où l’intuition joue un rôle majeur (8).
Le monde de la santé ne fait pas exception, avec le développement depuis les années 2010 de recherches sur les processus de décision en médecine et l’utilisation de l’intuition, souvent désignée sous le terme de « gut-feeling » (sentiment tripal). Ce sentiment est éprouvé par les professionnels de santé lorsqu’ils ressentent que « quelque chose cloche », ou au contraire qu’en dépit de signes alarmants, les « choses iront dans la bonne voie » (9).  
    Le travail pionnier de Stolper, d’abord consacré à l’intuition des professionnels de santé (10), s’étendra par la suite à l’intuition des patients (11). Ces recherches ont mis en évidence que, même si l’intuition peut parfois conduire à des erreurs, elle est toujours très présente dans le monde de la santé. Cette présence persistante de l’intuition se produit malgré ou en raison de la prolifération de normes et de protocoles, conçus pour clarifier et structurer les décisions des médecins. Ces normes s’avèrent de plus en plus contraignantes au risque d’asphyxier toute spontanéité et de devenir contre-productives. Elles incitent les individus à se tourner parfois vers l’irrationnel comme une bouée de sauvetage leur permettant de respirer, de souffler, de prendre de la hauteur sans être enchaînés à des règles rigides, et de retrouver les raisons du cœur que « la raison ne connaît point »  (12).
Dès lors, s’intéresser à l’intuition, lui accorder de l’attention peut être considérée comme une forme de révolte, une brèche dans le processus de normalisation excessive de la médecine. Ivan Illich nous invitait à réfléchir à ce paradoxe d’un système qui se développe si démesurément qu’il finit par produire des résultats et des conséquences opposés à ceux initialement souhaités (13).

 

L’intuition s’appuyant sur les expériences acquises


Plusieurs types d’intuition peuvent être distinguées tout en ayant pour point commun l’expérience acquise plus ou moins consciemment et qui lors d’une situation donnée va se cristalliser pour laisse émerger une pensée qualifiée d’intuitive. On peut dans cet agrégat réunir, la première impression, les impressions vagues, les ressentis souvent décrits à l’aide d’expressions telles que « j’ai des papillons dans le ventre » ou « j’ai le ventre noué ». Dans la pièce de Cocteau, la Machine infernale, le personnage de Jocaste déclare « je sens les choses, je les sens mieux que vous tous (elle montre son ventre) je les sens-là ! » (14).
On peut évoquer « l’intuition-Eurêka » avec comme type emblématique la situation vécue par Archimède. Dans cette situation, l’intuition liée aussi en partie à l’expérience du savant vient en réponse à une question qu’il se pose et dont la réponse jaillit à un moment inattendu. Si les instruments d’une extrême précision dont disposait Lavoisier, lui ont permis de mettre en évidence ce que l’impression grossière ne pouvait percevoir, ses découvertes ne sont pas dues aux outils dont il disposait, mais aussi et surtout au savoir approfondi de la chimie de son époque associé à la connaissance des sciences physiques et des mathématiques (15).
Dans le cadre de la médecine, l’intuition du médecin est d’autant plus présente que le médecin a de l’expérience et a été confronté à de nombreux cas. André Maurois décrit bien ce phénomène : « Considérez le vieux clinicien, au moment où un malade lui est amené. Peut-être demandera-t-il, comme ses confrères, à voir des analyses, et sans doute ces analyses l’aideront-elles en ses raisonnements subconscients, mais c’est l’instinct, né des milliers de cas observés par lui, qui lui dictera son diagnostic. Ses raisons d’être, au sujet de tel malade, inquiet ou rassuré, sont si multiples, qu’il serait embarrassé pour les exprimer. À côté de tel jeune et brillant professeur, il semblera peu savant. Pourtant il sait, et en fait se trompe un peu moins que les autres » (16).

 


Des intuitions souvent non conscientisées mais pourtant fréquentes en médecine


L’intuition est, comme l’ont confirmé les travaux de Stolper, beaucoup plus présente lors des consultations médicales que ce que les professionnels pensaient. Et même si elle peut être source d’erreurs, elle l’est moins souvent qu’on ne l’imaginait.
Mais que faire de l’intuition lorsqu’elle survient ? Faut-il s’en méfier comme il est enseigné lors des études médicales ou faut-il la suivre ? On peut comprendre la prudence des professionnels de santé à l’égard de l’intuition. Par exemple, lorsque le Dr Spock conseillait de coucher les bébés sur le ventre en se basant uniquement sur son expérience et son intuition, il s’ensuivit des centaines de cas de morts subites du nourrisson. Et il faudra de nombreux travaux et une méta-analyse en 1990, pour qu’un lien soit établi entre la recommandation et les décès (17). Ainsi, l’intuition devenue dogme s’est révélée dangereuse lorsqu’elle était la source unique de jugement.
Mais à l’inverse, ne pas suivre son intuition peut conduire à un principe de précaution dévoyé, à un primum non nocere paralysant, conduisant à prendre la décision la plus confortable, la plus rassurante pour le praticien, mais quitte à imposer examens et traitements inutiles au patient.
L’intuition nous rappelle que la médecine demeure un art, malgré l’omniprésence des données scientifiques et des normes. Elle oblige le médecin à se confronter à une certaine ignorance : d’où provient-elle ? Que dit-elle ? Quelle valeur lui accorder ? Autant de questions restant bien souvent sans réponse certaine. L’intuition est aussi un rappel à l’humilité. Dans la situation clinique présentée, je croyais décider par pure volonté, quand soudain une voix surgit et prit le dessus sur ce que j’allais dire. Cette manifestation de l’intuition éloigne alors le médecin d’un certain sentiment de quiétude.
L’intuition offre également une forme de liberté qui ne se soucie pas des déterminismes et bouscule l’ordonnancement des recommandations. Elle se présente comme un rappel à l’ordre  éveillant le praticien au moment où il s’apprêtait à suivre des voies balisées et l’oriente vers des chemins plus audacieux.

 


Des obligations épistémologiques récusant l’intuition ?


L’intuition nous confronte cependant à des obligations épistémologiques et éthiques. La science recherche ce qui est stable et définitif, du moins jusqu’à ce que de nouvelles remises en question surviennent. Elle a pour boussole le Vrai et le Faux. En revanche, l’intuition ne procède pas de la méthode argumentative, qui avance étape après étape, approuvant l’une avant de passer à la suivante. L’intuition est immergée dans le monde sublunaire du contingent et de l’instabilité.
A la question épistémologique « est-ce que cet énoncé est scientifique et répond aux critères de preuves reconnues » se substitue une question d’ordre pragmatique : « est-ce que cet énoncé est utile, efficace ?  Il fait de la question un pari dont la réponse n’est fournie qu’une fois l’action réalisée.  
Dans la délibération du médecin avec lui-même, celui-ci ne dispose pas d’arguments probants et ne peut se baser que sur la réduction des risques. Est-il alors approprié de suivre son intuition dans de telles circonstances ? Peut-il prendre une décision sur la seule base de son intuition lorsque la vie d’un patient est en jeu ? Est-il possible de dire à un malade : « Je vous propose cette option, parce que c’est ce que je ressens ! », suivi de « Vous devez me faire confiance » ? Une telle approche ne constituerait qu’une version actualisée de l’argument d’autorité, qui n’est plus acceptée de nos jours dans la relation entre le médecin et le patient, tant en raison des évolutions de la société que de la législation en vigueur. Si le médecin suit ses intuitions et qu’elles s’avèrent erronées ou si le patient rejette les suggestions du médecin prodiguées sur cette base intuitive, quelles sont les responsabilités qui en découleraient ? Et en dernier ressort, le médecin ne devra-t-il pas étayer son action avec des arguments ?

 


L’intelligence artificielle se saisira-t-elle de l’intuition ?


Curieusement, des questions similaires à celles évoquées ci-dessus se posent dans le contexte nouveau de l’intelligence artificielle (IA). Lorsqu’un médecin suivra les indications fournies par une intelligence artificielle, sera-t-il toujours en mesure de les expliquer ? Pourra-t-il s’y opposer ? Et le patient pourra-t-il, non en droit, mais en fait, les refuser tant est imposante la puissance d’un modèle algorithmique prenant l’allure d’une vérité indiscutable à l’instar de l’intuition qui s’impose quand elle se manifeste ?
La présence grandissante de l’intelligence artificielle dans le champ médical incite à mieux comprendre le fonctionnement des processus cognitifs, y compris celui de ces phénomènes intuitifs. Des travaux récents dans le domaine de l’intelligence artificielle s’attachent à modéliser le processus créatif. Pourra-t-on créer des systèmes aussi fonctionnels que ceux de la créativité humaine ? Les nouveaux outils de la science, en particulier des neurosciences, seront-ils en mesure de traquer ces sensations, intangibles, évanescentes que sont la créativité ou l’intuition ? Est-ce que la psychologie va se transformer en psychométrie de la même manière que l’économie a évolué en économétrie ? Une étude récente sur la créativité semble confirmer cette idée (18). La neuroscientifique Alizée Lopez-Persem décrit l’un des objets de cette étude comme étant la création d’un modèle computationnel et la mise au point d’une explication mécanistique du processus créatif. Les hypothèses des chercheurs sont devenues des équations mathématiques permettant d’observer les réponses données par le système étudié. Ils constatent que le fonctionnement de ce système était très similaire à celui du comportement humain lors du processus de création : « on s’est rapproché d’une compréhension du fonctionnement cérébral du processus de créativité » (19).
Il semble cependant que même si l’on se rapproche de la mise en algorithme du processus créatif, il persiste de multiples mécanismes inconscients, difficiles à modéliser où interviennent la mémoire, les biais de confirmation, la métacognition et les émotions. Selon Sylvie Chokron, directrice de recherche au CNRS, ces mécanismes rendent « peu probable que cette part inconsciente puisse être recréée par une IA », un point de vue partagé par Raphaël Gaillard, psychiatre et auteur d’Un coup de hache dans la tête, Folie et créativité (20).

 


Conclusion


Les différents ingrédients, instruments performants, curiosité, savoirs croisés permettront-ils aux scientifiques de notre époque de traquer l’intuition jusque dans ses limites ultimes ou subsistera-t-il un incompressible, un zeste irréductible, un parfum d’humanité de l’ordre de la conscience, faisant appel à la mémoire, aux sentiments diffus au processus chaotique, aux émotions et même aux erreurs créatives inhérentes à l’être humain qu’il sera toujours impossible à modéliser ?
Si l’objectif du questionnement éthique, selon P. Le Coz, est de « mettre la pensée en crise, d’élucider ses contradictions et ses apories » (21) , alors on résistera à la tentation de fournir une réponse définitive à la question de savoir s’il faut agir exclusivement de manière rationnelle ou intuitive. Ni l’une, ni l’autre de ces approches ne sont à la fois réalisables et souhaitables. La solution semble plutôt résider dans une voie médiane, un compromis aristotélicien exigeant, celui d’un « juste milieu », qui ne serait ni vice par excès de rationalité ni vice par défaut, par excès d’intuition, mais plutôt un juste équilibre entre rationalité et intuition, chacune tempérant l’autre.
Cette absence de réponse préétablie et systématique peut s’avérer bénéfique en évitant de catégoriser ce qui relève de l’intime humanité. Il n’existe pas de guide universel prescrivant comment agir en toutes circonstances. Il est préférable d’avoir des structures mentales et des convictions solidement ancrées qui permettent de s’orienter dans les situations complexes.
L'approche clinique, qui privilégie l’observation attentive du patient et la prise en compte de sa singularité, permet au médecin de mieux comprendre la situation médicale en considérant les aspects spécifiques du patient qui ne sont pas pris en compte par les protocoles standardisés. L’Evidence-Based Medicine (EBM) peut compléter cette approche clinique (conformément à l’intention de ses promoteurs avant que son usage ne soit détourné).
En intégrant ces différentes approches, il est possible d’améliorer la qualité des soins dispensés et de prendre des décisions adaptées à chaque situation clinique. Si, selon le psychiatre Simon-Daniel Kipman, l’intuition est « un objet scientifique invisible » (22), elle demeure pourtant étroitement liée à la part non rationnelle et émotionnelle de l’être humain.
L’intuition ne reconnaît pas les « nouveaux dieux » des recommandations et des protocoles, et remet en question une certaine conception de la rationalité. De nombreux débats continueront d’explorer ces thèmes. Il ne s’agit pas ici de les trancher, mais plutôt de tenir compte de ce « mode alternatif d’appréhension des situations » (23).
La réflexion sur l’intuition mène-t-elle dès lors à une impasse désespérante, ou à l’exemple des apories socratiques, est-elle plutôt une ouverture stimulante vers de nouvelles directions et des chemins à explorer ?
     Les protocoles de la modernité ont « l’arrogance de la généralité »  tandis que l’intuition est « sympathie (vers) et avec l’autre » (24). Il se pourrait que la sagesse soit à rechercher dans des figures de l’Antiquité comme celle d’Ulysse, le sage et le rusé, qui a su écouter les chants envoûtants des Sirènes, ces êtres à la fois femmes et oiseaux, symboles de la terre et du ciel, de la matière et du spirituel, tout en restant solidement attaché au mât de la raison.

 

Références


(1) Simonetta D., Histoire de l’intuition intellectuelle à l’âge classique (1600-1770, France et Angleterre, p. 18.
(2) idem, p.18
(3) Descartes, R., Règles pour la direction de l’esprit, Paris, Livre de poche, Classiques de la philosophie, [1684] 2002, p. 84.
(4) Locke J., Essai sur l’Entendement humain, Paris, Livre de Poche, [1689] 2009, p. 782-783.
(5) Bergson H., L’évolution créatrice, [1941], Paris, PUF, Quadrige, 2012, p. 267.
(6). Lebraty J-F., « Décision et Intuition : un ́état des lieux », Éducation & Management, 2007, pp. 33-37.
(7) Site www.iris-ic.com
(8) Gary Klein, The power of intuition, Crown currency, 2007.
(9) Département de médecine générale, « L’intuition ou guts feeling », site Sorbonne Université, medecine-generale.sorbonne-universite.fr/wp content/uploads/2020/10/Guts-feeling.pdf
(10) Stolper E., van Leeuwen Y., van Royen P., van de Wiel M., van Bokhoven M., Houben P., Hobma S., van der Weijden T., & Jan Dinant G., « Establishing a European research agenda on ‘gut feelings’ in general practice. A qualitative study using the nominal group technique », European J. of General Practice, 16:2, 2010, pp. 75-79, doi.org/10.3109/13814781003653416?
(11) Stolper CF., van de Wiel MWJ., van Bokhoven MA., Dinant GJ., Van Royen P., « Patients' gut feelings seem useful in primary care professionals' decision making. » BMC Prim Care., 23(1), 178, 2022 Jul 20.
(12) Pascal, B., Pensées, Paris, GF-Flammarion, [1670] 1976, p. 137.
(13) Illich I., Némésis médicale, Paris, Seuil, Points-Essais, [1974] 2021.
(14) Cocteau J., La machine infernale, Paris, Nouveaux Classiques Larousse, 1975, p. 43.
(15) le chimiste français Antoine Laurent Lavoisier (1743-1794), grâce aux balances de très grande précision dont il disposait, pesa un morceau de plomb avant et après l’avoir chauffé, constate, contrairement à la conception ayant prévalu jusqu’alors, que le plomb calciné résiduel était plus lourd. Il remet alors en cause la théorie en vigueur du « phlogistique ». La combustion ne laissait pas échapper un élément sous forme de flamme, élément que le médecin et chimiste G. Ernst Stahl (1660-1734) avait nommé « phlogistique », mais ajoutait un élément. Lavoisier découvre et nomme cet élément, l’oxygène, il n’y avait à la fin de l’expérience plus de chaux de plomb, mais du plomb oxydé. Lavoisier crée une nouvelle science, l’Alchimie devient la Chimie.

(16) Maurois A., Un art de vivre, Paris, Librairie académique Perrin,1967 [1939], p. 76.
(17)  Gilbert R, Salanti G, Harden M, See S., « Infant sleeping position and the sudden infant death syndrome: systematic review of observational studies and historical review of recommendations from 1940 to 2002. », Int. J. Epidemiol., 2005 Aug., 34, (4), pp. 874-87.
(18)   www.lemonde.fr/sciences/article/2023/08/29/les-neurosciences-recherchent-la-source-de-notre-creativite_6186972_1650684.html
(19)  Lopez-Persem, A., Moreno-Rodriguez, S., Ovando-Tellez, M., Bieth, T., Guiet, S., Brochard, J., & Volle, E. (2023). How subjective idea valuation energizes and guides creative idea generation. American Psychologist. Advance online publication. doi.org/10.1037/amp0001165
(20) Le Monde,  www.lemonde.fr/sciences/article/2023/08/29/les-neurosciences-recherchent-la-source-de-notre-creativite_6186972_1650684.html
(21)  Le Coz P., « L'exigence éthique et la tarification à l'activité à l'hôpital », Revue de philosophie économique, 2009/1, vol. 10, p. 35-53.
(22)  Wikipédia, article intuition.
(23)  Lecointre C., « Intuition : génie ou folie ? Réflexion autour de l’usage et de la légitimité de l’intuition dans le soin en pédiatrie », Revue française d'éthique appliquée, 2020/1, n° 9, p. 129-143.
(24)   Finkielkraut A., Nous autres modernes, Paris, Gallimard, Folio-Essais, 2005, p. 33.

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news-5497 Sat, 02 Dec 2023 15:33:04 +0100 Les 20 ans de la très importante revue ÉTHIQUE ET SANTÉ https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/les-20-ans-de-la-tres-importante-revue-ethique-et-sante

Rappel sur les 20 ans de la très importante revue Éthique et Santé fondée par un des membres de l’Ecole éthique de la Salpêtrière (Alain de Broca).

Ce colloque a eu lieu les 6 et 7 juillet 2023.

« D’hier à demain, à l’épreuve du risque en Santé »

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news-5425 Thu, 02 Nov 2023 11:08:50 +0100 LEVINAS ET MERLEAU-PONTY https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/levinas-et-merleau-pont Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) et Emmanuel Levinas (1906-1995) reprennent l’héritage de Husserl et de Heidegger en opérant une réhabilitation du corps et du monde sensible dont les conséquences en philosophie et en éthique sont considérables. Il y a des différences notables entre la phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty ou sa description de la structure ontologique du monde et la pensée de Levinas qui fait de la rencontre d’autrui le point de départ de l’éthique. Toutefois, en insistant sur la corporéité du sujet et en l’inscrivant dans un tissu social, ils renouvellent l’un et l’autre la conception de la condition humaine, qui n’est plus pensée seulement à la lumière de la liberté.

Cet ouvrage est issu d’un colloque franco-japonais qui s’est tenu à Cerisy du 6 au 12 juillet 2022. Accueillant plusieurs traducteurs japonais de l’œuvre de Levinas et de Merleau-Ponty ainsi que des chercheurs venus de différents pays, il souligne l’actualité de ces phénoménologues ainsi que l’originalité des approches qu’ils ont pu inspirer.

Une attention particulière est accordée à la manière dont ils contribuent à renouveler la réflexion sur le soin, l’habitation de la Terre et l’éco-phénoménologie, la philosophie de l’animalité et l’esthétique.

 

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news-5424 Thu, 02 Nov 2023 10:41:40 +0100 Torture en Syrie. Indifférence en CHU normand. Quand le soignant devient-il complice de maltraitance ? https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/torture-en-syrie-indifference-en-chu-normand-quand-le-soignant-devient-il-complice-de-maltraitance Les dilemmes éthiques à vif

Par Cédric DASSAS


Cédric Dassas est médecin urgentiste. Il travaille comme référent en médecine d’urgence au sein de Médecins Sans Frontières depuis plus de dix ans, et au SAMU du CHU de Rouen depuis presque vingt ans.

Article référencé comme suit :
Dassas, C. (2023) « Torture en Syrie. Indifférence en CHU normand. Quand le soignant devient-il complice de maltraitance ? » in Ethique. La vie en question, novembre 2023.

 

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 


Introduction dans le vif du sujet syrien

— C’est bien le même prisonnier que vous nous avez amené il y a une semaine après l’avoir appréhendé à coup de pare-chocs dans les reins non ? demandé-je naïvement, devant l’entrée du service des urgences d’un petit hôpital de Médecins Sans Frontières.
L’hôpital est ouvert depuis peu dans le Nord-Ouest de la Syrie, alors en plein début de guerre civile entre un dirigeant officiel par trop viril dans sa conception de l’exercice du pouvoir et des rebelles assez d’accord avec l’analyse faite ci-dessus.
Nous sommes au petit nombre de cinq internationaux, ou expats, pour l’ouverture, coté rebelles, de cet hôpital. Il y a Anna, une chirurgienne MSF expérimentée et un pré burn-out pour le prouver, Alan, infirmier anesthésiste, Daniel, infirmier de bloc, Khalid, super log palestinien (un super log est une personne capable, par exemple, de transformer avec un peu de matériel et une table d’opération, une grande cuisine Syrienne en bloc opératoire) et moi, médecin urgentiste français mettant pour la première fois des pieds peu assurés sur un terrain de guerre.
— Yes indeed… Mais aujourd’hui il a essayé de se tuer en se coupant les poignets avec un tesson de bouteille. Vous pouvez le soigner avant qu’on le remette dans sa geôle ?  Me répond dans un anglais parfait, celui qui semble être le responsable de la milice qui escorte le dit prisonnier. Il est beau ce responsable. Il a des traits fins, un sourire charmant, un phrasé doux et un Beretta 92 à la ceinture.
Le soigner ? Ce prisonnier qui, au deuxième coup d’œil, porte des stigmates évidents de tortures qu’il n’avait pas la semaine d’avant ? Oui, je dois pouvoir le soigner. Je suis soignant, mon travail c’est de soigner… Comme ses geôliers l’ont soigné ? Peut-être pas finalement.

 

Vous avez dit soigner ?

Le Larousse propose deux définition des soins.  Une de soins « techniques », de réparation d’une machine cassée, et une autre de soins « bien-être », englobant le patient dans son entité physique et psychique. Le deuxième type de soin inclut le premier et paraît d’emblée moins réducteur et plus emballant pour le soignant et pour le soigné. Cynthia Fleury, dans Le soin est un humanisme nous dit que les « soins et sujets sont indissociables [et que cela] est constitutif du soin et de son perfectionnement, au même titre que la présence des technologies les plus modernes, et ouvre même à l’appropriation de ces dernières » (1). La technique n’est pas un problème si elle précédée, accompagnée, enveloppée d’une relation humaine. Le soin technique fait sens s’il s’incorpore à un soin « bien-être ».

Pour le cas brûlant décrit en préliminaire, on devine le drame de l’indécidable se nouer devant l’équipe MSF qui devra choisir entre le soin bien-être et le soin technique pour ce patient. Ce drame peut se présenter de façon moins éclatante dans un contexte moins violent, aux soignants du services d’urgence d’un CHU Normand, surchargé en hiver. Ces soignants y croisent, sans le regarder l’homme de quatre-vingt-trois ans, dément, dénudé, allongé depuis vingt-six heures sur un brancard dans le couloir, et demandant à qui peut l’entendre d’aller aux toilettes. Le regarder, rencontrer son visage serait prendre le risque de voir, de connaître, de reconnaître Salomon Leclerc qui a repris le prénom de son grand père, mais gardé le nom de sa mère adoptive après la guerre, ancien chauffeur routier passionné de cartes Michelin,  quatre-vingt-trois ans, veuf depuis quinze ans mais en couple avec et amoureux de Claudette sa voisine de chambre à l’EHPAD, de cinq ans sa cadette, père de trois enfants, et grand père de huit (Philippe, son petit-fils de vingt-trois ans qui habite en région parisienne est son préféré, il lui amène systématiquement deux religieuses au chocolat qu’ils partagent tous les deux quand il vient lui rendre visite en Normandie, malgré le diabète insulino-dépendant de Salomon et l’interdiction respectée à la lettre par le service restauration de l’EHPAD de manger des sucres rapides). Il faudrait bien alors l’accompagner aux toilettes, répondre à ses questions, réaliser que sa démence n’est pas si avancée que ca, et avoir très envie de lui offrir une religieuse.
Ce serait prendre le risque de passer des actes thérapeutiques visant à la santé des corps de l’ensemble des patients des urgences, relevant de l’Equivalence, à des soins visant au bien-être de Salomon, relevant de l’Abondance, de la Poiesis. Là aussi on pressent la complexité du choix à faire entre ces deux soins.

 

Le mot "complice"

Le complice, « qui plie avec », s’oppose au résistant, « qui se tient debout devant », et qui trouve son origine dans le Sto latin voulant dire être debout, qui après une réduplication du radical donne Sisto, sistere se tenir debout, et puis s’augmente du préfixe RE pour donner Résister. Sacrément motivé pour ne pas plier, ne pas plier devant, au risque de paraître trop rigide, pas assez souple, pour une pensée éthique. Mais la pensée éthique peut tout de même préférer le résistant au complice - si l’on résiste « après avoir pensé » par opposition à un « plier avec » sans réflexion. On devine tout de même plus de mouvement, d’élan vital dans le résistant, que dans le complice. Bien sûr, il peut y avoir des complices autonomes, acceptant totalement, après réflexion, la flexion. Il y en a également des hétéronomes intègres (qui assument ne pas avoir la force de résister), d’autres couards (qui préfèrent penser qu’il est impossible de résister), d’autres mous (quel problème ?) Et finalement d’autre graves, qui plient sous le poids de leur propre vie ne leur laissant aucune potentialité de réaction, comme les pivoines du pays natal de Jaccottet qui « s’inclinent sous leur propre poids, certaines jusqu’à terre, [dont] on dirait qu’elles vous saluent quand on voudrait les avoir les premiers saluées » (2).

Peut-on être complice de maltraitance et soignant ?
D’après Anna, avec qui on a du mal à ne pas être d’accord, on ne peut pas être complice de maltraitance et soignant.
— On le garde à l’hôpital ! Si on leur remet, nous ne sommes plus soignants, mais complices de tortures ! lance-t-elle à l’équipe réunie dans la pièce à vivre, manger et douter de la maison hôpital MSF.
A moins peut être que l’on ne considère uniquement les soins techniques et que l’on répare ses poignets. Mais certainement pas si nous nous attachons aux soins « bien-être » dans le cas du patient torturé. Et nous y sommes attachés. On devine que tenter de combiner soins « bien-être » et complicité de maltraitance pour le même patient ferait s’effacer le mot soignant devant celui de complice, et non pas l’inverse. Pourtant, quand les soignants des urgences, en France, en hiver, ne prennent pas le temps de demander leurs prénoms à Salomon et à ses compagnons d’infortune du jour, qu’ils ne voient pas toujours leur visages, et qu’ils empêchent ainsi d’acter la dignité intrinsèque de ces patients, perdent-ils tous leur qualificatif de soignants ? Peut-être pas non plus…

— On peut tenter de le garder Anna, s’ils ne repartent pas d’emblée de force avec lui, mais il y a de bonnes chances que ce soient alors les patients civils de l’hôpital qui tentent de le tuer. répond Khalid, le super log, seul arabophone de l’équipe qui avait bien compris que le client en question était décrit par le village comme un mercenaire, envoyé par le camp adverse semer la terreur (comprenez, tuer, détruire et occasionnellement violer) de ce côté-ci. On ne peut pas le protéger ni l’évacuer vers un lieu sûr. enchaîne-t-il. Et tu sais comme moi que s’il se fait tuer dans l’hôpital, il faudra fermer.

Remettre à ses tortionnaires, un patient torturé après l’avoir « soigné » dans le but de continuer à soigner une population victime de guerre fait-il perdre le titre de soignant ? Probablement dans le lien avec le torturé, peut-être pas avec la population en détresse.
Deux vignettes, deux contextes, deux structures
Les deux vignettes cliniques se déroulent dans deux contextes politiques très différents comme elles se jouent au sein de deux structures de soin aux modes de fonctionnement (et non pas de prise en charge médicale) également très différents.
La première, la syrienne se déroule dans un contexte politique violent,  où évoluent des hommes en armes qui cherchent ouvertement à se servir des « soins » pour continuer à faire souffrir le prisonnier. Ces hommes en armes ne sont pas tous hermétiques à l’élaboration d’un argumentaire contradictoire, mais, étant armés, ils peuvent couper court à toute discussion et déclarer qu’ils ont raison. Cette éventualité est prise en compte par les structures comme MSF et donne lieu à des solutions pour la contrecarrer :
— On a tout de même un bon argument pour éviter qu’ils repartent de force avec le patient : si on nous empêche de travailler en toute autonomie, on ferme l’hôpital ! répond Anna à Khalid. En revanche, poursuit-elle de façon moins virulente, pour ce qui est de le protéger des autres patients, je sèche…
Le contexte politique pour Salomon et les soignants normands, n’est pas immédiatement violent lui. Il produit même pléthore de recours pour protéger un patient maltraité, et ne menace pas physiquement et à court terme des soignants qui souhaiteraient se dresser contre ce qu’un système chercherait à leur imposer. De plus, dans cette vignette normande, la potentielle complicité de maltraitance est beaucoup moins visible, moins criante qu’en Syrie, mais n’est pour autant pas questionnée d’emblée par les soignants.
La structure de soin dans la vignette syrienne est indépendante de tout système politique. L’équipe d’Anna ne rend des comptes qu’à une autre équipe restreinte au siège de MSF. Le nombre de couches managériales est faible. On est plus proche de la tarte aux prunes (une pâte sablée comme base, et des prunes qui cuisent ensemble au-dessus) que du mille-feuille. Et toutes le prunes ont voix au chapitre.
Arendt, dans Eichmann à Jérusalem souligne le pouvoir de déresponsabilisation qu’a la bureaucratie quand elle la définit comme « le règne de Personne […] la forme politique connue sous le nom de bureaucratie » (3). Edgar Morin pointe ce même phénomène dans Encore un moment…  quand il dit qu’il est un devoir de résister contre la « barbarie […] destructrice […] de responsabilité […] qui se développe avec l’extension du monde bureaucratique » (4).
Le CHU de la vignette normande est un mille-feuille administratif, totalement dépendant d’un mille-feuille politique, favorisant peu la responsabilisation des soignants, mais offrant tout de même une forme de protection aux soignants comme aux patients.

 

Les points communs et leurs nuances

Jaccottet pointe en quelques lignes, dans Après beaucoup d’années, les similitudes entre deux façons vivre, de brûler d’apparence si différentes quand il dit de la première lampe qui s’allume dans une maison et du flamboiement d’un grand nuage pourpre juste au-dessus, que ce sont les images superposées « de deux façons de vivre, puisque vivre, si prudent qu’on se veuille c’est brûler » (5).
Mathias, ami et néanmoins excellent médecin urgentiste travaillant au sein du CHU normand, même en hiver, trouva cela un peu grinçant qu’on lui suggère des similitudes entre des soignants d’un hôpital MSF en zone de conflit remettant éventuellement un prisonnier torturé à ses tortionnaires après l’avoir « soigné », et des soignants normands qui « n’ont pas le temps » de se préoccuper des envies mictionnelles de Salomon. Puis il conclut que si ça grince, ça l’intéresse, car c’est qu’il y a matière.

 

D’où vient le poids qui ferait plier ?

Dans les deux vignettes il y a un risque pour les soignants de devenir complices de maltraitance, de plier avec. Qu’est ce qui serait commun aux deux situations, extrinsèques aux soignants, qui les inciterait à plier ? En Syrie c’est clairement un système politique violent (la cité-Etat contrôlée par les rebelles) qui cherche à faire souffrir un individu et qui requiert l’aide des soignants afin que la victime soit encore un moment en état de souffrir. Aux urgences françaises, en hiver c’est la structure de soins qui, par son organisation qui limite le temps, les moyens et l’espace des soignants crée l’impossible mise en acte par les soignants de la dignité en puissance des patients. Cette structure de soins est totalement dépendante du système politique (l’Etat français) nulle part vraiment incarné, qui s’il n’a pas pour but de faire souffrir, bien au contraire, amène des conditions propices à la maltraitance des patients en hiver. Il semble bien que ce soit dans les deux cas le système politique en place qui incite le soignant à devenir son complice de maltraitance de façon volontaire et visible d’un côté, de façon involontaire et insidieuse de l’autre.

 

Ne pas penser pour plier ?

Pourquoi les soignant plieraient ils sous cette pression ? « Ne pas penser » paraît une raison explicative. Arendt, dans Eichmann à Jérusalem introduit la notion de « la terrible, l’indicible, l’impensable banalité du mal » (6). Il ne s’agit nullement ici de rapprocher, de mettre au même niveau, ni de comparer les crimes commis par Eichmann et la potentielle complicité de maltraitance des soignants des deux vignettes décrites. Cela serait insensé. Il s’agit d’essayer d’éclairer les vignettes de cet article à la lumière du travail d’Arendt dans Eichmann à Jérusalem. La banalité du mal que décrit Arendt est d’abord terrible. Cette terreur parait illustrée par Arendt quand elle caractérise comme une « attitude altière » la réaction du philosophe Max Buber qui refuse de partager avec Eichmann, une humanité autre que formelle, tellement cette banalité est terrible. De la même manière des soignants pourraient par terreur, ne pas envisager être capable de complicité de maltraitance dans nos deux vignettes. Puis Arendt écrit de cette banalité qu’elle est indicible. Ce caractère indicible peut être illustré par le silence qu’évoque Arendt de la part des opposants inconditionnels à la peine de mort, lors de la condamnation d’Eichmann. Sa banalité d’être humain est indicible.  Ne pas mettre en mot sa possible participation à de la maltraitance serait la nier, l’étouffer, tenter de croire que la taire pourrait magiquement lui ôter toute existence. Enfin, Arendt dit de cette banalité qu’elle est impensable, un peu comme Eichmann, toujours d’après Arendt, avait pu « devenir un des plus grands criminels de son époque [par] la pure absence de pensée »(7) (qu’elle différencie de la stupidité). Ne pas penser sa possible part dans la maltraitance est s’assurer de ne rien en faire, de ne pas s’y opposer, de ne pas résister. Voilà donc ce qui, dans le cas de nos soignants en Syrie comme en France, apparaît nécessaire, mais peut-être pas suffisant, pour ne pas être complices de maltraitance : reconnaître le risque, le mettre en mot, le penser et agir. Dans la vignette syrienne comme dans la normande, on peut imaginer possible une absence de pensée commune des soignants, par mollesse, par fatigue, par manque d’élan vital disponible. A quelques nuances près. En Syrie il apparaît plus difficile pour les soignants d’être « mous » tellement la maltraitance en question comme leur potentielle complicité sont évidentes. Il faudrait presque fournir un effort pour ne pas s’en saisir, ne pas se questionner. Côté normand, le problème est beaucoup moins flagrant. L’esquiver par mollesse inconsciemment paraît moins difficile, plus probable. A contrario, il apparaît beaucoup plus facile, moins dangereux physiquement et immédiatement, de se dresser contre la maltraitance en France qu’en Syrie.
S’il apparaît nécessaire aux soignants de penser afin d’éviter d’être complices de maltraitance, cela ne semble pas suffisant. Arendt décrit la façon dont les nazis ont amené les responsables juifs à participer à l’organisation de la déportation vers les camps de la mort des membres de leur communauté. Elle évoque « comment se sentaient les responsables juifs lorsqu’ils devinrent des instruments de meurtre — comme des capitaines » (8) qui jetaient par-dessus bord une partie de leur cargaison pour sauver le reste. Ici aussi il pourrait paraître déplacé d’évoquer côte a côte les situations des soignants de nos vignettes et la violence inouïe faite par les Nazis aux responsables Juifs, par l’assassinat systématique de leur communauté et par la situation tragique ou ils les mettaient en les forçant à choisir qui partirait vers les chambres à gaz et qui ne partirait pas. Nous espérons que ça ne le soit pas en disant clairement qu’évidemment ces situations n’ont aucune commune mesure, mais que la deuxième vient illustrer comment penser ne suffit pas pour éviter de participer à de la maltraitance, que l’on peut être complice en ayant pensé, et dans une volonté de moindre mal.
       

Manquer de modèles vertueux pour ne pas penser ?

L’absence de boussole, de modèle d’un homme vertueux, sagace, le phronimos d’Aristote, facilite l’action non vertueuse, là où sa présence ancrée pourrait inspirer une réaction, un élan, une possibilité de bifurcation dans un comportement.
« Comme Eichmann le déclara, le facteur le plus décisif pour la tranquillisation de sa conscience fut le simple fait qu’il ne vit personne, absolument personne qui ait prit effectivement position contre la Solution Finale » (9). Nous dit Arendt dans Eichmann à Jérusalem. Elle précise, qu’a l’inverse, à la même époque, au Danemark, certes déjà « quasiment immunisé contre l’antisémitisme […] Quand les Allemands abordèrent avec une certaine précaution le sujet de l’étoile jaune, on leur dit simplement que le roi serait le premier à la porter». Voilà un exemple bien visible qui ne demande qu’à être suivi et qui le fut :  l’ensemble du pays prit acte de protéger les Juifs.
En Syrie, la société et le contexte politique en place, acceptent, voire souhaitent, que le prisonnier soit torturé. Il est dans leurs yeux le symbole de leur souffrance, ainsi que son média. Personne ne critique éthiquement la torture qu’il subit. Il n’est pas impossible pour le soignant de suivre le mouvement moral ambiant, et de ne pas s’offusquer du devenir de ce patient. Ce serait oublier ce qu’est le soin et la neutralité que cela implique, mais ce n’est pas impossible. Au CHU également il est possible, voir même aisé, de ne pas voir le problème, de ne pas lever la main. Le soignant n’y est pas l’organisateur des soins, il n’y est que l’instrument.
Et pourtant dans les deux vignettes, des modèles vertueux existent. Coté syrien la structure MSF en est un avec ses valeurs et sa charte, très inspirée du serment d’Hippocrate, et qui prône un accès aux soins à tous « sans aucune discrimination », comme la liberté entière des MSF dans l’exercice de leurs fonctions. Cette charte qui est un sujet de conversation récurent au sein de la structure, est signée par chaque membre a l’occasion de chaque nouvelle mission. Côté normand tous le médecins ont prêté le serment d’Hippocrate qui leur fait promettre de ne pas agir contre les lois de l’humanité, même sous la contrainte, mais ce serment n’est pas récité tous les matins. On croise tout de même en Normandie, quelques soignants qui comme l’écrit La Boétie dans Discours de la servitude volontaire, « sentent le poids du joug et ne peuvent s’empêcher de le secouer » (10). Ceux-là ne peuvent pas ne pas prendre le temps de penser/panser le soin pour ne pas basculer dans la maltraitance. A chacun de s’en inspirer ou pas.

 

Ne pas considérer la dignité intrinsèque de l’autre

Il faut encore, pour être complice de maltraitance à l’égard d’un patient, qu’il ne soit pas son semblable, mais un simple objet, nier son essence humaine. Qu’en est-il de l’absence de reconnaissance de l’autre dans un service d’urgence surchargé quand on se contente de soins techniques, ou encore quand on rend après l’avoir « soigné » un prisonnier torturé, à ses geôliers ? Le déni de l’humanité du patient, semble bien être là pour qu’il y ait complicité de maltraitance. A défaut d’être niée, la dignité intrinsèque de l’autre ne sera pas envisagée.

 

Le tragique en commun

— Bon. Si on le garde, ça risque de dégénérer entre patients et il nous faudra fermer l’hôpital, tente de résumer Alan l’infirmier anesthésiste de la petite équipe MSF. D’un autre coté, leur remettre serait de la complicité de torture et ça n’emballe personne non plus.
Court moment de silence…
— En même temps, fais-je timidement remarquer, sa seule demande à lui est de mourir ici et maintenant plutôt que là-bas et dans une semaine. Et ça on sait faire non ?...
Un ange passe, le silence est accueilli. L’amour et la mort. Puis Anna reprend les choses en main et nomme le tragique :
— Deux options pour que perdure une offre de soin dans la région : On le remet à Mr Beretta en étant complices de tortures, ou on le tue… Les deux me paraissent impossibles. On appelle Mégo.
Mégo est le responsable de l’équipe MSF au siège qui chapeaute celle en Syrie. Il est pro, chaleureux, disponible en un coup de fil même à une heure du matin et coronaropathe. Il est une des ressources internes à MSF pour les discussions éthiques. Il y en a d’autres.
Des ressources éthiques officielles au CHU existent aussi, mais malgré la qualité des membres référents, leur temporalité de réaction est bien plus longue et leur pouvoir décisionnel plus douteux que ceux de MSF. Mille-feuille au CHU, tarte aux prunes chez MSF. Au CHU les soignants discutent éthique surtout entre eux.
— Mathias, on fait comment pour continuer de travailler aux urgences en hiver quand on n’a même plus le temps de regarder les patients dans les yeux ?
— Tu préfèrerais que l’on n’en choie chacun que trois patients par heure en laissant les autres sans médecins, ou encore mieux que l’on quitte complètement le service afin de souffler un peu ?
— Non. Que l’on quitte le service pour ne pas être complices de cette maltraitance…
Arendt nous dit qu’Eichmann défend sa participation au meurtre de masse des Juifs, entre autres de la façon suivante : « S’il fallait absolument que cette chose soit faite, il valait mieux qu’elle soit faite en bon ordre » (11). Eichmann décrit un devoir de moindre mal. L’erreur immonde et « stupide » (11) d’Eichmann est de construire son argument sur le postulat « qu’il fallait absolument que cette chose soit faite » (11). Les soignants normands n’ont pas pour but de tuer ni de faire souffrir, mais de soigner, et travaillent pour une structure qui n’a pas pour but la maltraitance, mais le soin. Les deux situations ne sont nullement équivalentes, et chez ces soignants l’idée que ne plus participer aux « soins » maltraitants serait aggraver cette maltraitance, paraît légitime. Mais elle ne suffit pas. Seule, elle fait du soignant un employé maltraitant. Accompagnée d’une stratégie afin que, malgré les conditions, il ne doive pas forcément en être ainsi, elle peut paraître légitime et vertueuse, sans pour autant totalement effacer la complicité de maltraitance.

 

Peut-on résister ?

Avant même toute délibération pour résister, un problème moral se pressent en en étant initialement indigné, en ressentant l’intranquillité que le choix de son accueil générerait, C’est bien avant la décision (et la part de courage que toute décision implique) qu’il faut une part de courage pour résister. Il en faut pour reconnaître que l’on a reconnu le problème. Il en faut pour rester indigné. Et pour s’indigner d’une maltraitance faite à autrui, il faut lui reconnaître une dignité intrinsèque, le reconnaître comme un semblable. La Boétie écrit dans discours de la servitude volontaire que la nature nous a fait semblables « afin que nous nous reconnaissions tous comme compagnons ou plutôt comme des frères » (12). Et il introduit la centralité du soin dans cette relation en disant qu’en faisant des différences entre les hommes, la nature « voulait ménager une place à l’affection fraternelle » (12).
Arendt dans Eichmann à Jérusalem évoque le cas du docteur Bamm, médecin de l’armée allemande qui avait vu le meurtre systématique des Juifs, et n’avait rien fait parce que cela aurait été, d’après lui, inutile. Inutile parce que cela n’aurait pas empêché les meurtres, qu’il aurait été tué et que son geste aurait été effacé de l’Histoire. Elle évoque l’existence d’Anton Schmidt, soldat de la Wehrmacht qui après avoir assisté à l’assassinat de juifs, en cacha certains, en aida à fuir d’autres, leur donna des armes et en mourut fusillé en avril 1942. Par le fait que son histoire soit connue, elle démontre à quel point l’argumentation de Bamm comprenait une « faille tragique ». L’oubliette n’existe pas. « Il restera toujours un survivant pour raconter l’histoire » (13) dit-elle. Pour que soit donné à voir que ce chemin-là est possible.

Résister est possible et nécessaire. Résister contre la dépossession de son indignation première. « Refuser de se dessaisir de sa propre faculté de jugement » (14).

 

L’ombre et la lumière

— Paris non plus ne pense pas, au vu des circonstances, qu’on puisse le garder. nous résume Anna après sa conversation avec Mégo et son adjoint. Ils nous demandent de ne pas le tuer pour autant... Tuer nos patient, même celui-là, ne consoliderait pas le lien de confiance de notre jeune hôpital avec la communauté.
Se joue aussi, bien sûr, que si l’équipe locale avait jugé comme seule issue morale possible de tuer le patient, elle l’aurait fait avant d’appeler Paris. Une telle décision n’est pas impossible dans cette structure, mais uniquement dans un rapport direct, immédiat entre le patient et les soignants, ainsi que dans la transgression plutôt qu’après une validation froide et à distance.
 Comme suggéré par Paris, nous avons remis le patient à la milice après avoir documenté la torture, et en leur disant vigoureusement et clairement, que nous avions bien compris, que nous ne validions nullement et que s’ils nous remettaient une fois dans cette situation, nous fermerions l’hôpital. Notre ton bravache devant ces hommes en armes et la certitude que notre menace serait, le cas échéant, suivie d’effet furent notre sauvetage moral. Malgré notre complicité de torture pour ce patient-là… Résistants et complices à la fois. L’ombre et la lumière.
Cette règle morale institutionnelle de MSF qui est de refuser de devenir à répétition complices de tortures, même au prix de ne plus pouvoir soigner une population en détresse, n’est pas né ce jour-là, mais après plusieurs dizaines d’années d’exposition à des situations similaires et pléthore de discussions enflammées. La pensée qui a amené à cette conclusion s’est aussi construite avec des principes moins altiers, et a pris en compte le fait qu’en général MSF est la seule structure de soins polyvalents dans les secteurs en conflit où elle travaille, ce qui donne un poids conséquent à sa menace de fermer boutique.

— Ecoute moi bien petit bonhomme. me lance amicalement Mathias après que je lui eut suggéré qu’il était peut-être complice de maltraitance en travaillant en hiver aux urgences du CHU. Je la vois cette maltraitance institutionnelle, poursuit-il, et elle ne me plait pas non plus. Si je quitte le service ce sera au dépend des patients, alors je reste au risque d’être un peu complice, mais pas sans essayer de la combattre.
Et pour ce faire, Mathias cherche à faire réagir, à présenter ce qui devrait indigner. Après la énième annonce laconique, par courriel, de fermeture de lits dans les services d’hospitalisation (entraînant un passage encore rallongé des patients aux urgences dans des conditions encore plus dégradées) par défaut aggravé de soignants pendant les vacances scolaires, il envoya un courriel à son tour. Il y stipula de façon tout à fait fictive pour le fond, mais tout à fait crédible dans la forme, que par défaut de soignants, les urgences allaient fermer et que les patients iraient directement dans le service, qui, à la louche, collait le mieux aux symptômes présentés… Il rappelle aussi, régulièrement, aux autres médecins du CHU que les patients aux urgences ne sont pas exclusivement les siens, mais bien ceux du CHU et donc tout autant les leurs. Il encourage tout travail de recherche mettant en avant cette maltraitance institutionnelle comme cet article à sortir sous peu, prouvant puisqu’il fallait encore le prouver, la surmortalité des patients âgés restant plus de vingt-quatre heures au urgences par rapport à ceux y restant moins longtemps avant d’atterrir dans un service d’hospitalisation. Et enfin, il s’efforce à accorder un sourire sincère et un échange véritable, bien que fugace à presque chaque patient dont il s’occupe. Tout en participant, a minima, à la maltraitance qu’il combat. L’ombre et la lumière.

On peut retenir aussi, de la comparaison entre ces deux vignettes, qu’il semble que ce soit plus l’évidence de la maltraitance, qui semble inciter le soignant à s’en emparer et à résister (la torture en Syrie et l’ensemble de l’équipe qui réagit face à des hommes armés), que le faible risque encouru si l’on résiste (la non reconnaissance de la dignité intrinsèque en Normandie, et le faible nombre de Mathias volontaires pour remuer une administration pourtant non violente – à court terme et physiquement en tout cas).

 

Conclusion

Cynthia Fleury, dans le soin est un humanisme définit le chemin éternel de l’humanisme de la manière suivante : « comment l’homme a cherché à se construire, à grandir entrelacé avec ses comparses, pour grandir le tout et non seulement lui-même pour donner droit de cité à l'éthique, et ni plus ni moins aux hommes. Quand la civilisation n'est pas soin elle n'est rien » (15).
La façon de soigner ne définit pas que le soignant, ni même uniquement les institutions qui organisent les soins, mais bien l’humanité tout entière. Elle se doit, « pour que cette planète reste habitable pour l’humanité » (16) d’être du côté, tant que faire se peut, de l’élan vital, de la résistance, plutôt que de celui de l’instinct de survie et de la complicité.

 

Références

(1)     Fleury C., Le soin est un humanisme, Paris, Gallimard, Tract, 2019, p.21
(2)     Jaccottet P., Cahier de verdure suivi de Après beaucoup d’années, Paris, Gallimard 2022, p.102
(3)     Arendt H., Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard 2002, p.1297
(4)     Morin E., Encore un moment…, Paris, Denoël 2023, p.36
(5)     Jaccottet P., Cahier de verdure suivi de Après beaucoup d’années, Paris, Gallimard 2022, p.132
(6)     Arendt H., Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard 2002, p.1262
(7)     Idem, p.1296
(8)     Idem, p.1141
(9)     Idem, p.1131
(10)    La Boétie E. de, Discours de la servitude volontaire, Paris, Librio 2018, p.25
(11)    Arendt H., Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard 2002, p.1201
(12)    La Boétie E. de, Discours de la servitude volontaire, Paris, Librio 2018, p.17-18
(13)    Arendt H., Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard 2002, p.1243
(14)    Fleury C., Le soin est un humanisme, Paris, Gallimard, Tract, 2019, p.9
(15)    Idem, p.4
(16)    Arendt H., Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard 2002, p.1243

 

 

 

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news-5355 Wed, 04 Oct 2023 15:41:07 +0200 Un ouvrage publié par Marielle LACHENAL https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-livre-fortifiant-a-propos-des-parents-dadultes-ayant-un-handicap-par-marielle-lachenal Être parent d'un adulte en situation de handicap. Grandir ensemble

Préface de Charles GARDOU

Ce livre donne la parole à des parents d’adultes ayant un handicap, sans édulcorer ni dramatiser. Ils y racontent l’épuisement, la colère, mais aussi les joies, le respect et l’amour pour leurs enfants, les relations avec les professionnels, le combat pour trouver une place et le regard que pose la société sur le handicap.

Ici, ce ne sont pas des professionnels qui parlent des parents, mais des parents qui parlent d’eux-mêmes, de ce qu’ils vivent au quotidien auprès de leurs enfants adultes ayant un handicap et dont on entend si peu parler. Le livre dit le fil de la vie, la recherche d’une place, les relations avec les indispensables professionnels, avec les médecins. Il dit aussi l’aide des amis et la solitude, la peur, la joie, les changements de regards et les difficultés qu’a le monde pour faire une vraie place pour leurs enfants. Il pose la question du rôle et des besoins de ces « aidants » et met en évidence les mesures concrètes qu’ils attendent.

 

 

 

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news-5354 Wed, 04 Oct 2023 15:29:41 +0200 Auscultation de l’indigne avec Cynthia Fleury : diagnostics et propositions https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/auscultation-de-lindigne-avec-cynthia-fleury-diagnostics-et-propositions A propos de La clinique de la dignité, Paris, Éd. du Seuil, 2023.


Par Bertrand QUENTIN
MCF HDR Université Gustave Eiffel

 

Article référencé comme suit :
Quentin, B. (2023) « Auscultation de l’indigne avec Cynthia Fleury : diagnostics et propositions » in Ethique. La vie en question, octobre 2023.

 

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

La collection « Le Compte à rebours » dirigée par Nicolas Delalande et Pierre Rosanvallon a pour particularité de présenter le texte d’un invité ou d’une invitée suivi de textes plus courts d’autres intervenants et intervenantes intitulés « Rebonds et explorations ». L’ouvrage qui nous intéresse ici est celui de Cynthia Fleury intitulé La clinique de la dignité, publié en 2023 et suivi de trois rebonds : « La dignité au regard des droits » par Claire Hédon, « Inhumaine dignité. La charge de la Terre et des vivants » par Benoît Berthelier et « De l’humiliation à la résistance. La mobilisation des malades du SIDA » par Catherine Tourette-Turgis.
Le texte de Cynthia Fleury fait 120 pages. Plutôt qu’un travail parfaitement nouveau et original il faut le considérer davantage comme un jalon, comme un travail de synthèse et de prolongement des analyses que l’autrice a menées ces dernières années. Sera donc ici auscultée la « dignité ». Depuis la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ce concept est devenu un concept de droit positif. Mais l’on peut ajouter que « la notion de dignité s’est imposée ces dernières décennies comme aussi centrale que celles de liberté et d’égalité » (9). Plus encore, si nous suivons la philosophie d’un Axel Honneth, en plaçant au cœur du social le concept de « reconnaissance », une nouvelle hiérarchie des principes démocratiques semble se dégager, posant le concept de dignité devant celui d’égalité, « comme si l’ultime atteinte à la dignité était plus déterminante encore que celle à l’égalité » (24). Cependant une tendance inverse apparaît également, réinterrogeant la légitimité du concept de dignité : « comment définir la dignité humaine dans un contexte qui dévalue la notion d’universel, ou qui ne reconnaît pas l’exceptionnalité humaine par rapport au reste du vivant ? Comment croire à la validité de ce concept tandis que la modernité reste une fabrique collective de l’indignité des vies » (19).


L’indigne partout

L’ouvrage ne nous parle pas d’un monde de guimauve, mais bien du nôtre, celui pour lequel trois chapitres ont pour titres respectifs : « l’indignité universelle », « la clinique du « sale » » et « le devenir-indigne du monde ». Cynthia Fleury ne mâche pas ses mots : avec elle « nous pénétrons dans le monde de l’indécence commune (common un-decency) » (78). Et alors que par le passé, seuls des groupes ciblés d’individus étaient violemment concernés par le risque de perte matérielle de dignité, la modernité semble devenir « une fabrique systémique de perte de dignité pour le sujet. Avec la réalité anthropocénique, les vécus d’effondrement se multiplient, comme les risques de déplacement des populations » (75-76).
Bien-sûr le discours ambiant maintient encore les apparences au sein des démocraties occidentales : Il y a « d’un côté le discours toujours plus solennel de valorisation de la dignité humaine et universelle ». Mais, « de l’autre la multiplication des formes dégradées de dignité dans les institutions et les pratiques sociales (hôpitaux, Ehpad, prisons, centres de réfugiés ou de migrants, pauvreté et précarisation des vies ordinaires, etc.) Le devenir indigne de la société s’est banalisé, donnant à voir un retour de l’incurie dans le quotidien de nos vies, et ce plus spécifiquement dans le monde du soin » (10). Nous avions utilisé il y a quelques années l’expression d’« homme des marges ». Cynthia Fleury procèdera ici à « une analyse du concept de dignité par ses marges et son envers, en proposant une « clinique de l’indignité » » (10).
Il ressort des analyses de la philosophe la responsabilité centrale des institutions dans la dégradation généralisée du sentiment de dignité des individus : « La souffrance éthique advient quand la confiance dans l’institution disparaît progressivement, voire totalement […] Le devenir-indigne de l’institution s’est considérablement généralisé, non seulement par le biais de la banalisation des « modes dégradés » comme nouveaux modes de gouvernance et d’urgence, mais également par l’acceptation de l’abandon de valeurs relevant de l’empathie la plus élémentaire […] Il faut entendre le discours des personnels soignants, des universitaires, des directeurs d’école et de lycée, des agents de l’aide sociale à l’enfance, ou encore des magistrats, des policiers, etc.» (83-84). Ce qui tend dorénavant à manquer c’est la « capacité « phorique » de l’institution [comme] condition sine qua non de l’efficience d’un soin » (84).

Plus généralement, c’est la totalité du monde du travail qui est atteinte. On retrouve ici une reprise des analyses de Christophe Dejours à propos de la souffrance au travail et des épuisements professionnels devant un qualitatif dévoyé par un recours sournois au quantitatif. « Les atteintes à la dignité des personnes sont devenues un mode de management commun dans la société, tant en son centre (le monde « inclusif » du travail) qu’à ses marges (le monde de l’exclusion sociale) » (11). « notre modernité accumule les mécanismes de production de l’indigne ordinaire, dans les institutions de toutes sortes (administrative, scolaire, culturelle, policière, etc.), dans le monde du travail, dans l’espace public, etc. » (41).
Dans ce monde hostile, rien ne nous sauve : Même le care a sa face d’ombre. La « clinique du sale » (Chapitre 3) va nous le mettre sous les yeux. « nulle notion n’échappe à son instrumentalisation, ni à son ambivalence substantielle : le care, le « prendre soin », n’y échappe pas non plus. Derrière son évidente bienveillance, il engage des rapports de force sombres, voire inavouables » (43) Ce n’est pas ici le « vernis communicationnel » qui est en jeu, mais bien la structuration interne du concept : « le care déporte sur « autrui » une charge qu’il dit pourtant assumer » (43). L’éthique du care emporte donc avec elle sa falsification possible, à savoir le « dark care », le « dirty care », en français « le sale boulot ».
Cynthia Fleury marche sur les pas de Joan Tronto, Pascale Molinier, Everett Hughes, pour lesquels « soigner se résume encore trop souvent à assumer le « sale boulot »» (46). Pourtant « Ce dirty work n’est nullement indigne, mais chacun s’en éloigne pour le faire porter par d’autres, comme s’il était indigne de lui » (46). Elsa Dorlin nous montrera de même que pour que les uns reçoivent le soin, il faudra que d’autres endurent une violence dans leur corps. Pour restituer leur dignité à certains (nos aînés dépendants), d’autres vont se trouver dans des conditions indignes (tous ceux qui s’occupent de nos aînés dépendants). Et assumer le sale boulot fait de vous instantanément un « invisible ».
Cette ambiguïté du care se trouvait déjà à la source du discours colonialiste et Joan Tronto en était consciente. Le legs de la civilisation comme « fardeau de l’homme blanc ». « Ce « prendre soin », non consenti, [qui] a créé des dettes infinies pour les populations autochtones » (43). La face sombre du care en fait « une technique de soumission de l’autre sujet dit vulnérable, qui dévitaliserait sa puissance de résistance en la délégitimant, puisqu’il s’agit d’une aide et non d’une oppression » (44-45).

La clinique de l’indignité commencera alors par une « éthique narrative de l’indignité » « « Ecrire la vie indigne » est essentiel pour formaliser une pensée de la dignité, à l’instar des éthiques narratives qui sont désormais indispensables à la constitution des sujets humains » (28). Un moment particulièrement réussi de l’ouvrage est cette mise en avant du débat entre Margaret Mead et James Baldwin au début des années 70 où l’on assiste en direct à un « dialogue de sourds terrible » (34) entre les deux penseurs. « Alors que Baldwin réhabilite l’universel en témoignant d’une conception de la dignité humaine apte à supporter l’adversité de l’exil, réel et symbolique, Mead ne saisit pas la portée conceptuelle d’un tel acte » (37). « Mead n’entend pas ce que Baldwin dit de la condition humaine, et pas seulement de la condition noire, comme elle ne parvient pas vraiment à penser l’effet structurel de sa couleur de peau : « le fait d’être blanche ne m’a jamais ni meurtrie ni particulièrement avantagée » » Ce qui amène Fleury à conclure « Jusqu’à ce jour encore, quantité d’individus sont « dominants » par défaut, pendant que d’autres sont « dominés » par défaut » (36). Poursuivant avec Baldwin le ton est véhément : « la réconciliation est impossible avec « ceux » qui sont désignés comme meurtriers, murderers […] qui cherchent délibérément à conserver l’ordre dominant qui « perpétue » les régimes d’indignité infligés aux « autres » […] notion qui fait écho à l’impardonnable de Jankélévitch » (39). Il faudra donc se mettre au clair sur les effets systémiques du colonialisme : « Toute clinique de la dignité se pose […] nécessairement comme dire vrai sur le fait du meurtre » (39). Mais Cynthia Fleury n’est pas héraut d’une violence répondant à la violence : « L’enjeu, si ardu soit-il, est d’articuler jusqu’à la tension maximale les approches décoloniales et la possibilité d’un universel, sans essentialiser ni les notions d’irréconciliation ni celles de réconciliation » (40). Il faudra en tout cas garder la leçon de Baldwin à Mead : sont victimes de l’indignité même ceux qui n’en ont pas conscience (Mead en l’occurrence). « La clinique de l’indignité montre […] que les victimes de l’indignité sont universelles, car personne n’échappe à l’amplitude de l’indignité » (40). Même les nantis de la célébrité commencent à pouvoir craindre le lynchage médiatique qui essore la dignité de celui qui se croyait préservé. Nathalie Heinich avait repéré que le « capital de visibilité » définissait désormais les nouvelles élites sociales (Heinich : 2012). Pour l’avoir peut-être expérimenté elle-même, Cynthia Fleury mesure le nouveau risque que courent les personnalités médiatiquement mises en avant : « C’est le retour de la fama communis ou publica comme outil de régulation sociale et morale par les communautés, ou plus spécifiquement de la di-fama, autrement dit du risque – de plus en plus probable – d’une atteinte à la réputation par des campagnes communicationnelles d’une rare violence et efficacité […] La dégradation par la parole est devenue un risque très probable, non seulement pour les plus « connus », mais aussi pour les citoyens ordinaires, sur lesquels elle agit comme un vieil outil de « régulation », c’est-à-dire de contrôle » (106).

Nous pourrions alors espérer des gouvernements démocratiques une réponse à la hauteur de tous ces enjeux : Malheureusement cette réponse est plus qu’inquiétante : « le gouvernement a tendance, en régime d’exception, à quitter l’approche aristotélicienne et jurisprudentielle de l’éthique, centrée sur le respect et le soin de la personne en tant que telle, pour une éthique de type utilitariste, dédiée au management et à la sécurité du grand nombre, quitte à mettre à mal les identités et les modes de vies des singularités » (78). Dans ce « devenir indigne du monde » où la crise climatique s’accroît, le nombre des dé-placés progresse considérablement et c’est le camp qui devient un lieu de plus en plus commun et qui risque encore de progresser quantitativement avec les conditions de l’anthropocène : « Les camps ne sont […] pas des lieux garants de l’hospitalité, mais précisément les témoins des limites de l’hospitalité d’une société […] il ratifie le fait que la société a considéré certaines vies comme indignes » (89).
Que faudrait-il faire ?  En particulier « la « politique de la dignité […] est prioritairement une affaire d’éducation et de soin […] la politique actuelle entérine – de façon indigne – un sous-investissement dans ces domaines » (121). « Les sociétés produisent généralement, par défaut d’éducation et d’entraînement, des normes morales assez basses, qui ont tendance, dans une situation de survie imposée à la collectivité, à s’effacer complètement » (58).
La question qui nous est posée est dorénavant : « comment protéger une conception de la dignité à l’âge de l’anthropocène ? » (85)
L’inquiétant dans tout cela, c’est que les populations des pays démocratiques aisés n’ont pas envie de prendre acte des faits déplaisants. Comme le dit Everett C. Hughes : « Il est bien connu que les gens peuvent garder le silence et le font à propos de choses dont la discussion ouverte menacerait la conception que le groupe a de lui-même et donc sa solidarité […] briser le silence, c’est attaquer le groupe, une sorte de trahison si c’est un membre du groupe qui le fait » (Hughes, 1962 : 26). C’est ce silence partagé qui permet à nos fictions de groupe de s’épanouir : nous allons maintenir notre confort, continuer à rouler en voitures individuelles, aller au ski et prendre l’avion pour passer des vacances au soleil. Dans les livres d’histoire l’épuration ethnique est le mal absolu (Hitler est une contre-figure consensuelle pour tous) mais quand nous avons besoin de gaz à bon prix pour l’hiver, nous sommes prêts à accepter que l’Azerbaïdjan d’Aliyev entre septembre et octobre 2023 procède à l’épuration ethnique d’une population arménienne ancestrale et surajoute à cela un discours négationniste affirmant une vie ancestrale azérie que les historiens savent ne jamais avoir existé. Une épuration ethnique dans le présent est toujours plus abstraite qu’une épuration ethnique élevée au rang d’historique. Et la lâcheté d’un pétainisme du présent est souvent invisible tant qu’elle n’a pas atteint les manuels d’histoire.
Le réel va pourtant nous revenir à la figure : « La prise en considération des déboires anthropocéniques que la Terre subit nous oblige à reconfigurer nos circuits de production et de consommation, à penser des économies circulaires et de recyclage, à produire de l’habitabilité de ce monde sans simultanément produire de l’inhabitable à ses environs » (60). Une nouvelle forme d’invalidation est en route : « face à une société qui fabrique de l’indignité […] La société s’invalide en tant que telle » (24). Et pourtant se maintient le narratif mondial de l’ultraconsommation comme preuve du bonheur et de la dignité. « les responsables politiques, quand ce ne sont pas les individus eux-mêmes, considèrent ces modes d’être et de consommer comme « non négociables » » (92). Nous trouvons alors ici malgré tout une goutte pour notre soif, avec Jared Diamond, lorsqu’au sein de ses douze propositions pour enclencher une renaissance en contexte d’effondrement apparaît la formule suivante : « développer une tolérance collective et individuelle à la frustration »…

 

La clinique face à l’indigne

Cynthia Fleury prend alors son bâton de pèlerin et nous trace un chemin de propositions : « l’éthique du care peut sortir du piège de l’indignation […] La philosophie du « soin », souvent taxée de sentimentalisme et d’un rapport à la réalité trop peu pragmatique, défend à l’inverse le parti pris de l’agir indissociable de la production de relations dignes interpersonnelles » (108). S’indigner ne sera pas une solution suffisante : « L’indignation rend logiquement impossible la négociation, et notamment la négociation politique. Il n’est donc nullement aisé d’utiliser – au sens politique du terme – l’indignation sans mettre à mal et la qualité d’authenticité de ce sentiment, et la qualité de pertinence d’une décision politique. » (99) Et elle conclut d’une jolie formule : « L’indignation est un fusil à un coup ». La technique d’indignation, en court-circuitant les voies classiques de la représentation et de la décision politique, lui substituerait un régime émotionnel sans limites – ce qui mettrait en danger la société tout entière (on se souvient du régime émotionnel de la Terreur).
La résolution des conflits de reconnaissance par le saupoudrage matériel ne sera pas une solution : « le sujet qui a oublié la règle originelle de la sublimation de la finitude croit qu’il faut se remplir, de manière compulsive et boulimique, pour rassurer l’immense angoisse de vivre et la crainte, dans la rivalité mimétique, d’apparaître moins bien loti que son voisin » (91).
Il ne faudra pas non plus répondre à la violence par la violence « un sujet sain, ne résiste pas longtemps à la violence permanente, et sans autre but qu’elle-même. A terme, celle-ci se retourne également contre lui en l’intoxiquant. Le premier pas d’une clinique et d’une politique de la dignité se définit par la sublimation de la violence » (71). « La sublimation reste l’ultime rempart, politique, contre la domination. Elle préserve un îlot, certes intérieur, mais irréductible, résistant à la colonisation de l’être, comme l’a décrit si parfaitement Frantz Fanon. Pour autant, il ne suffit pas de reconnaître la vertu de la sublimation pour s’en satisfaire comme seule activité politique » (33).

D’autres propositions sont donc là : « convoquer les outils des humanités médicales (éthique narrative, approche capacitaire de la vulnérabilité, savoir expérientiel, etc.) nous permet d’élaborer une clinique de la dignité précisément apte à déjouer demain les nouveaux pièges de la réification et de la stigmatisation du vulnérable, en le faisant basculer du côté du capacitaire, du juste diagnostic, de l’innovation conceptuelle et expérientielle » » (Note 10 p.32). « il n’y aura « dignité » que parce qu’il y a cocréation de celle-ci, autrement dit, participation active, agente, desdits sujets […] le « patient » n’est aucunement passif. Il est coréalisateur de sa guérison, de son rétablissement comme de sa dignité » (49). » (49).

Pour empêcher que le travail du care ne s’inverse en « sale boulot » il faudra « renforcer le caractère humain de ces tâches (l’attention), en valorisant davantage la relation au sujet, par la conversation, le temps pris pour accomplir ces tâches, et surtout le temps « autre », pour développer avec le sujet une relation qualitative venant valoriser ce qui reste capacitaire chez ledit sujet » (55). Anne Marché-Paillé proposera « une clinique de la conversation, c’est-à-dire de l’adresse soutenue, d’une éthique du lien social » (55). Le « portage » est là : s’aider à se co-porter. Ici nous ne pouvons pas ne pas penser à cette analyse d’Anne Grinfeld qui d’une critique éthique de la formule « on va se laver » prononcée régulièrement par les aides-soignantes vis-à-vis des personnes âgées en vient à finalement reconnaître le caractère judicieux de cette formule. « Parfois il est plus facile d’aborder une personne en faisant un pas de côté, ce que permet le « on » […] éviter la violence qu’il y aurait là à nommer le besoin de toilette chez […] un adulte […] le « on » permet effectivement d’adoucir cette situation » (Grinfeld, 2023 : 220) et plus loin : « Le patient ayant des troubles cognitifs est un patient qui est souvent aux prises avec l’angoisse […] le parler quotidien que nous retrouvons dans la phrase on va se laver permet de tenir à distance, de part et d’autre, cette angoisse que la soignante intuitionne » (idem : 223). C’est ce type de « portage » (le « coping » des anglo-saxons) qui est également en jeu dans l’ouvrage de Cynthia Fleury et qui peut faire du care autre chose qu’un « dirty care ». « Transformer ce dirty care en care est un des grands enjeux de la clinique de la dignité » (56).

Même si elle se méfie d’une valorisation romantique de la pauvreté il ne faut pas pour autant passer à côté de situations de créativité riches : « L’indignité, l’hypervulnérabilité du traumatisme, ne sont pas uniquement des situations malheureuses […] ce sont de facto, des milieux d’hypercontrainte, donc des lieux génératifs de conception et d’usages nouveaux, comme de production d’aptitudes et de compétences nouvelles. Ces cliniques du vulnérable sont pourvoyeuses d’apprentissage et de méthodes de conception, comme d’expérimentations de protocoles inédits » (Note 10 p.32). C’était déjà le message qui transparaissait dans Ce qui ne peut être volé (Charte du Verstohlen) petite plaquette co-écrite avec Antoine Fenoglio (que nous oserons placer dans la continuité du Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain de Simone Weil). « Il est impératif que les architectes se saisissent de l’obligation de concevoir ces lieux, qu’ils ne les abandonnent pas à leur destin d’inhabitabilité et d’indignité […] construire ne sera pas nécessairement l’unique geste architectural, qu’il va falloir prioritairement réhabiliter, « dénormaliser », entretenir, prendre soin, réparer, se lier intelligemment au vivant dans son ensemble » (87).

Nous retrouvons ensuite une proposition qui était déjà centrale dans Les irremplaçables (2015) : la revendication d’un retour aux « communs ». « La notion de commons (communs) partage avec celle de la dignité son caractère inaliénable, inappropriable, qui ne peut être réduit à une simple marchandise, ou à toute autre forme de réification. Il est donc logique que les communs représentent l’un des outils les plus efficients pour mettre en place une « politique de la dignité » » (113). Mais il faut insister avec Pierre Dardot et Christian Laval sur le fait que « le commun est à penser comme co-activité, et non comme co-appartenance, co-propriété ou co-possession » (Dardot/Laval : 2014, 43). Le terme doit désigner non seulement ce qui est mis en commun, mais aussi et surtout ceux qui ont des responsabilités et des charges en commun.
Il reste une difficulté institutionnelle pour faire passer la logique des communs auprès de nos gouvernants : « les communs font basculer les modes de gouvernance du côté des systèmes complexes, très décentralisés et articulés aux milieux endogènes […] ce n’est pas là la culture de la gestion technocratique » (115).

Cynthia Fleury va finir par nommer les héros de la croisade nouvelle contre le devenir-indigne du monde – ceux qui vont pouvoir épauler les soignants : « la fonction clinique doit être […] portée par un ensemble d’acteurs […] assumant une mission explicite de résistance au « devenir-indigne » du monde […] les associations de la société civile […] les hautes autorités indépendantes […] Défenseur des droits, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté […] les universitaires et les sociétés savantes, les entreprises à « raison d’être », les sociétés « à mission », la sphère des médias et des réseaux sociaux […] cette constellation est garante d’une approche holistique, de proximité, respectant la singularité des parcours et des individus » (126). Le propos n’est-il pas un peu optimiste quand on pense à ce que la sphère des médias et des réseaux sociaux peut aussi produire ?
La pratique comme psychanalyste de Cynthia Fleury l’a cependant rompue à ne pas se satisfaire de beaux principes philosophiques bienveillants et généraux. Elle le sait : il y aurait de la vanité dans tout cet écrit s’il n’y avait pas un peu de résultat clinique tangible : apporter un mieux à quelqu’un. Les patients qu’elle reçoit à son cabinet (une analyste n’utiliserait pas ce vocabulaire) sont certainement des garde-fous pour elle, afin de ne pas céder démagogiquement au seul appui d’un discours revendicatif : « indignez-vous ! et obtenez de l’Etat, du système ce à quoi vous avez droit ». Cela mènerait vite au ressentiment (on retrouve son précédent ouvrage Ci-gît l’amer). Revendiquer une reconnaissance de la dignité par le biais systématique d’une compensation monétaire sera une impasse : « Vouloir « vérifier » intégralement l’ordre du qualitatif exclusivement par celui du quantitatif voue le sujet à la passion-pulsion de l’insatiabilité : cette « liberté » relève en fait de l’addiction et de la dépendance, au sens où le sujet croit pouvoir combler le manque uniquement par la matérialisation […]. Or la matérialisation seule ne comble rien, car le manque est structurellement infini. Seul le symbolique est susceptible de calmer le rapport à l’absence, qui reste inéluctable » (22). Le problème de la revendication actuelle de la dignité est qu’à ne pas vouloir de principes et de symboles et à exiger de « « vérifier » par le quantitatif ses appétences qualitatives, [cela] piège finalement le sujet en lui offrant comme seul horizon la frustration et le ressentiment » (21). « Quand les conditions matérielles de dignité sont absentes, l’individu ne perd nullement sa dignité, symbolique. Certes, il est impératif de ne pas s’en contenter, et de chercher toujours à obtenir les conditions réelles, matérielles, de la vie digne ; mais cette réalité symbolique, principielle, de la dignité en tant que telle de l’individu, reste néanmoins une valeur extrêmement protectrice des processus de subjectivation et de constitution des personnes » (103).

Cynthia Fleury pose des questions dérangeantes : on comprend vite que la matérialisation concrète d’un respect de la dignité se maintient dans nos pays développés par un ensemble de facteurs qui ne sont pas durables : « certes, la dignité est un inaliénable symbolique, un principe intangible, mais la grande conquête de la modernité a été d’envisager sa matérialisation, autrement dit sa reconnaissance comme droit positif. Or celles-ci n’existeraient pas sans les régimes énergétiques qui sont les nôtres et qui font reposer le destin de nos démocraties sur les ressources fossiles. Savons-nous seulement demeurer dans des Etats de droit en dehors de nos systèmes carbonés, en dehors de la croissance économique fondée sur l’extraction des fossiles ? » (77).
C'est un privilège de blanc occidental que de penser que le cas particulier vécu par un groupe ethnique particulier n'est qu'un cas particulier. C'est souvent quand le cas particulier touche des blancs occidentaux qu'il mérite alors d'atteindre le qualificatif d'universel. C’est en cela que pour l’autrice l’expression de « dignité noire » ne s’assimilerait aucunement à la seule « dignité des Noirs ». L’adjectif « noir » s’universaliserait « pour évoquer les faces sombres et honteuses de l’Histoire » (30). On pourra cependant être réservé devant cet emploi très américain de la couleur de peau comme référentiel universel. On regrettera ainsi parfois dans l’ouvrage de Cynthia Fleury une trop grande porosité à la mode anglo-américaine. La main d’œuvre ouvrière en France au XXe siècle a d’abord été essentiellement italienne, espagnole, portugaise avant de devenir maghrébine dans les années 50-70. Parler alors « du cas exemplaire de la condition noire ouvrière » (80) nous semble, pour la France métropolitaine, un peu « hors sol » d'un point de vue sociologique. Trop parler de « décolonialisme », d’« intersectionnalité », ne fait-il pas également courir le risque d’importer en France certains conflits qui lui seraient surtout fantasmés. ? On rappelle que Baldwin, que cite beaucoup l’autrice, est un écrivain afro-américain, né à Harlem en 1924 et mort en France en 1987 - la France qu’il disait avoir choisie car elle le reposait des tensions raciales et homophobes qu’il vivait aux Etats-Unis. Cela ne nous dédouane pas de nous regarder aujourd’hui dans un miroir critique et à toujours œuvrer pour vivre mieux ensemble. Mais l’intersectionnalité a parfois tendance à s’oublier dans le discours revendicatif. L’autrice nous dit que « l’opinion publique juge désormais la perspective d’une moralité impartiale impossible sans que soient mis à nu ses fondements coloniaux […] l’approche décoloniale apparaît ainsi essentielle pour accéder à ce qui pourrait être une dynamique universaliste robuste épistémologiquement et moralement parlant » (20-21). Il reste à savoir si l’opinion publique doit être le baromètre absolu d’une pensée exigeante. Si l’objectif politique et individuel peut être l’émancipation, il doit s’agir d’une émancipation « par le haut », par la confrontation à ce que la culture a de riche et non à obtenir des places enviées en présentant des brevets de souffrance. Rappelons ce truisme qu’il ne suffit pas d’être pauvre pour être honnête. A nouveau le beau travail précédent de Cynthia Fleury dans Ci-git l’amer doit nous éviter une politique d’exacerbation de l’amertume en rappelant qu’être un humain restera toujours une conquête difficile et pour laquelle personne n’a de passe-droit. N’y a-t-il pas parfois ici une certaine démagogie idéaliste de l’inventivité du pauvre et de cette « éthique narrative de l’indignité » qui va faire advenir « la nouvelle ère, celle de l’émancipation pour tous » (31) ? Mais pour pasticher Alain, nous préférerons toujours un optimisme de volonté à un pessimisme d’humeur…

 

On appréciera en tout cas, comme à chacun des ouvrages de Cynthia Fleury, une certaine droiture de style et une pratique en tant qu’analyste qui la sauve de trop grandes généralités philosophiques. Au total nous avons là une synthèse claire, riche, scrupuleuse, vivifiante à propos des problématiques brûlantes qui continuent à faire du concept de dignité une boussole pour notre temps. Sans omettre les risques de dévoiement mortifère qui mettent en cause notre hypocrisie, notre paresse et notre déni. A nous de jouer maintenant.

 

Références

Dardot P. et Laval C.  Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La découverte, 2014.
Grinfeld, A, « « On va se laver », ou de l’usage éthique du pronom « impersonnel » On dans les soins » in Controverses éthiques d’aujourd’hui, dir. B. Quentin, Paris, Éd du Cerf, 2023, pp.211-224.
Heinich N., De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012.
Hughes, E. C., « Good People and Dirty Work » in Social Problems, vol. 10, N°1, 1962, pp.3-11 ; « Les honnêtes gens et le sale boulot » in Travailler, vol 24/2, p.26.

 

 

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news-5256 Fri, 01 Sep 2023 18:02:25 +0200 Un passionnant Numéro de GERONTOLOGIE ET SOCIETE sur l'architecture face au vieillissement https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/numero-de-gerontologie-et-societe-sur-larchitecture-du-vieillissement

 Des espaces à vivre à l'aune du vieillissement

 

Un Numéro de GERONTOLOGIE ET SOCIETE coordonné par Fany CÉRÈSE que nous avions eu le plaisir d'entendre aux conférences du Master du mercredi matin (Docteure en Architecture) et Kevin CHARRAS (Docteur en psychologie environnementale)

L'avant-propos du numéro est accessible ici en PDF au bas du document

 

Kevin CHARRAS

Docteur en psychologie environnementale, Univ Rennes, CHU Rennes, Living Lab Vieillissement et Vulnérabilités

Fany CÉRÈSE

Docteur en Architecture, Atelier AA – Architecture Humaine

 

SOMMAIRE

Avant-propos : Des espaces à vivre à l'aune du vieillissement - Kevin CHARRAS et Fany CÉRÈSE

Articles thématiques

 

Les grands ensembles, supports au vieillissement ? Études de cas à Toulouse et Bruxelles - Audrey COURBEBAISSE

 

Une recherche-action pour prévenir les risques du vieillissement en HLM - Lisa POTTIER, Raphael ROGAY et Gilles LOGGIA

 

Pratiques des espaces dans les habitats alternatifs, quels accès aux sociabilités ? - Noémie RAPEGNO et Cécile ROSENFELDER

 

L’Ehpad-tiers lieu : l’Ehpad de demain ? -  Lola de LA HOSSERAYE, Anne Mensuelle FERRARI et Johan GIRARD

 

 Lieux de vie collectifs et maladie d’Alzheimer : évolution de l’offre d’hébergement-  Manon LABARCHÈDE

 

Les Unités Cognitivo-Comportementales : des espaces où le temps suspend son vol - Laëtitia NGATCHA-RIBERT et Jean-Manuel MORVILLERS

 

Libre propos : Architecture et liberté d’aller et venir dans les lieux de vie institutionnels - Fany CÉRÈSE

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news-5255 Fri, 01 Sep 2023 16:56:24 +0200 TARZAN ET LE HANDICAP https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/la-liminalite par Bertrand QUENTIN

Philosophe

Maître de conférences HDR à l’Université Gustave Eiffel

Dernier ouvrage : Controverses éthiques d'aujourd'hui, Ed du Cerf, 2023

TARZAN ET LE HANDICAP...

 

Article en PDF de la revue ETRE accessible en bas de document.

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news-4981 Fri, 02 Jun 2023 18:57:52 +0200 Samedi 10 juin 2023 : Fête de fin d'année de l'Ecole éthique de la Salpêtrière-Gustave Eiffel https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/samedi-10-juin-2023-fete-de-fin-dannee-de-lecole-ethique-de-la-salpetriere-gustave-eiffel L'Ecole éthique de la Salpêtrière-Gustave Eiffel a notamment le grand plaisir de recevoir Françoise SCHWAB pour une conférence intitulée :

"Vladimir Jankélévitch : éthique et musique"

de 16H30 à 17H30 à l'ITSRS. 1 rue du 11 novembre à Montrouge.

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news-4980 Fri, 02 Jun 2023 18:21:37 +0200 CONTROVERSES ETHIQUES D'AUJOURD'HUI un livre pour vos vacances, aux éditions du Cerf. https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/controverses-ethiques-daujourdhui-un-livre-pour-vos-vacances Un ouvrage passionnant qui donne une idée précise et concrète des controverses éthiques qui traversent aujourd'hui le monde de la santé et du médico-social. Loin des discours hors-sol prononcés par une philosophie purement théorique, le propos croise ici des références philosophiques solides et d'authentiques expériences de terrain. De nombreux sujets épineux sont ainsi abordés : Peut-on accuser la médecine d’aujourd’hui de violences obstétricales systémiques ? Peut-on prélever les organes d’un patient qui est en fin de vie ? Peut-on mentir à des personnes malades d’Alzheimer ? Le psychiatre est-il le thérapeute du djihadisme ? La psychiatrie africaine est-elle déraisonnable ? N’y a-t-il pas dans les usages de la médecine narrative un objectif ambigu ? Quels problèmes éthiques nouveaux posent les robots animaux-mimétiques, la télémédecine, l’information hospitalière numérisée, le numérique en Institut de formation paramédicale ? Comment maintenir du sens dans la médecine de demain ?

 

Avec une Préface de Pierre Magnard, une Postface de Dominique Folscheid et la participation 20 auteurs : Gwenaëlle Claire, Clément Cormi, Maylis Dubasque, Odile Faraldi, Cyril Goulenok, Anne Grinfeld, Ghislain Grodard, Hélène de Gunzbourg, Inès Hardouin, Emile Kenmogne, Nelly Le Reun, Ronan Le Reun, Bénédicte Lombart, Guillaume Monod, Gwendolyn Penven, Jean-Paul Pestre.

Bertrand Quentin est philosophe, directeur du LIPHA (EA7373) dont l'un des axes de recherche est l'étude des controverses éthiques et politiques. Il dirige également à l'Université Gustave Eiffel le Master 1 de Philosophie, Parcours "éthique médicale et hospitalière appliquée".

 

 

Pierre Magnard Préliminaire. La présence furtive du corps ................. 21

 

Partie I POROSITÉ DES NORMES

Ghislain Grodard Chapitre 1. Pour une éthique de la transgression. Limites et porosités des normes dans le soin .............. 31

Inès Hardouin Chapitre 2. Questions éthiques autour de la controverse à propos de la maladie de Lyme ...... 47

Hélène de Gunzbourg Chapitre 3. Controverse autour de la violence obstétricale ........................................... 63

Johann Caillard Chapitre 4. L’addictologie palliative : un concept nomade .................................................... 73

Bénédicte Lombart Chapitre 5. Contraindre à l’empathie ? D’une injonction à l’autre ou quand l’activité de soin est affaire de pluralité ................................ 83

Gwendolyn Penven Chapitre 6. Le prélèvement d’organes en condition de Maastricht 3 : moins d’attention au patient pour réaliser plus de greffes ? ........... 97

 

Partie II LA PSYCHIATRIE ET SES DÉMONS

Jean-François Calas Chapitre 7. « Ah, ça s’est bien passé, non ? » Les termes de l’accueil en psychiatrie ......................... 113

Jean-Paul Pestre Chapitre 8. La tentation du mensonge en gérontopsychiatrie. Promenade philosophique ....129

Isabelle Blondiaux Chapitre 9. Le DSM comme illusion constituante .... 147

Guillaume Monod Chapitre 10. Le psychiatre est-il le thérapeute du djihadisme ? .......................................................... 159

Émile Kenmogne Chapitre 11. La psychiatrie occidentale et l’Afrique : une exigence de rationalités socio-anthropologiques multiples ............ 175

 

Partie III VEILLIR, OÙ EST LE PROBLÈME ?

Odile Faraldi Chapitre 12. Pour une nouvelle confi ance devant la démence : laisser le dire des déments se dire ........... 197

Anne Grinfeld Chapitre 13. « On va se laver », ou de l’usage éthique du pronom « impersonnel » On dans les soins ........ 211

Nelly Le Reun Chapitre 14. Paro, robot, animal-mimétique : controverse sur un objet technique ............................. 225

Clément Cormi Chapitre 15. Télémédecine et soins palliatifs : entre non-sens et opportunités nouvelles ................... 235

 

Partie IV UN MONDE NOUVEAU À GÉRER ?

Gwenaëlle Claire Chapitre 16. « Faites des cartes, pas des calques » ! De la réflexivité en formation initiale infirmière ..... 247

Nadine Benscri Chapitre 17. Le numérique rend-il possible la pédagogieen institut de formation paramédicale ? .. 261

Ronan Le Reun Chapitre 18. L’information hospitalière numérisée. Une technophilie tolérante est-elle possible ? ............ 279

Maylis Dubasque Chapitre 19. Critique des usages de la médecine narrative : controverse autour d’un objectif ambigu.....291

Cyril Goulenok Chapitre 20. Technosophie et bulle hypotechnologique pour maintenir du sens dans la médecine de demain .. 303

Dominique Folscheid Postface ..................................................................... 321

 

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news-4905 Tue, 02 May 2023 07:15:43 +0200 le 17 avril 2023 Johann CAILLARD a soutenu sa thèse de philosophie pratique : "L'addictologie palliative : de la créativité d'un concept nomade" https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-17-avril-2023-johann-caillard-a-soutenu-sa-these-de-philosophie-pratique-laddictologie-palliative-de-la-creativite-dun-concpt-nomade La soutenance a eu lieu le lundi 17 avril 2023, au 80 rue Rébeval, 75.019 Paris, à l’École des Ingénieurs de la Ville de Paris (EIVP), qui fait partie de l’Université Gustave Eiffel. Le jury était composé de M. Dominique FOLSCHEID, Président, M. Régis AUBRY, Mme Cynthia FLEURY, Mme Laurence LALANNE, M. François PAILLE, M. Bertrand QUENTIN, Directeur de la thèse.

A travers l’expression d’« addictologie palliative », Johann Caillard propose une offre de soins addictologiques spécifiques qui reprendrait les codes de la médecine palliative.


Il permet tout d’abord une mise à niveau au non spécialiste en nous parlant de l’addictologie classique. Il rappelle que l’addiction ne s’avère pas une version diabolique de l’humain mais pour reprendre Patrick Pharo : « un extraordinaire miroir grossissant des mécanismes des comportements humains usuels et ordinaires » et également un « emballement […] d’un état humain ordinaire ». Ce qui anime l’addict est fondamentalement ce qui animerait tous les êtres humains : la recherche du plaisir et du bien-être. L’histoire de l’addictologie a eu comme caractère fondamental de faire basculer dans le champ des maladies ce que l’on nommait alors l’ivrognerie. On passera des termes d’« ivrogne » à celui d’ « alcoolique » puis d’ « alcoolodépendant ».
Cependant il faudra attendre 1951 et la définition désormais classique du docteur Pierre Fouquet pour que l’alcoolisme soit réellement extirpé du domaine du vice : l’alcoolique est « celui qui a perdu la liberté de s’abstenir de boire. » Et avec une reformulation plus lapidaire en 1967 : La maladie addictive se caractérise par une « perte de liberté de s’abstenir ». Ce sont les années 2000 qui ensuite verront la décision politique de décloisonner les approches par produits en faisant se rejoindre sous le terme d’« addictions » les prises en charge de la toxicomanie et de l’alcoolodépendance.


La thèse de Johann Caillard est une réflexion sur le développement de soins addictologiques spécifiques que l’auteur, développe sous le terme « d’addictologie palliative », pour des patients addicts que l’on dira « au dernier stade », en impasse thérapeutique, c’est-à-dire ne répondant plus aux programmes thérapeutiques habituellement proposés : Leurs multiples ruptures du contrat minimal de soins fragilisent le cadre thérapeutique du service et compromettent l’offre de soin des autres patients. Faudrait-il les abandonner ?


Pour le corps médical en soins palliatifs, la fin de vie est le stade où l’objectif n’est plus de guérir mais plutôt de préserver jusqu’à la fin, la qualité de vie des personnes et de leur entourage. « L’addictologie palliative vise à extraire le soignant de cet impossible, à le réinscrire dans une dynamique, celle du possible persistant de la fin de vie. Il y a donc un déplacement de ce mouvement initialement dirigé vers le patient et son entourage pour aller vers le corps soignant ». Et c’est bien l’essentiel de la proposition du candidat : elle ne vise pas en premier lieu l’addict au dernier stade mais bien les soignants. En changeant le paradigme dans leurs têtes, leur rapport au patient va changer et alors seulement, cela pourra être bénéfique à ce dernier.


Le concept d’addictologie palliative est une réaction face à l’absence de réponse du patient aux traitements existants et à l’inadéquation des accompagnements tels qu’ils sont usuellement dispensés. « L’addictologie palliative se caractérise donc par la prise en compte des limites de ces personnes mais également des limites des soignants et des dispositifs d’accueil où ils exercent, éléments contextuels du risque d’apparition du duo obstination déraisonnable-rejet ».


En quoi cette addictologie palliative se distingue-t-elle du paradigme dorénavant courant de la « Réduction des Risques et des Dommages » (RdRD) ? Plusieurs éléments leur sont en effet communs : le renoncement à l’idéal d’éradication des drogues, la démarche de proximité (aller à la rencontre et prendre l’usager là où il en est dans son parcours), le non-jugement moral des pratiques d’usage ainsi que la responsabilité et la participation des usagers. Cependant « la RdRD vise à réduire les conséquences néfastes tant au niveau de la santé qu’au niveau socio-économique. (…) Là où la réduction des risques demeure plus ambitieuse, l’addictologie palliative se concentre essentiellement sur des éléments de qualité de vie. Sur ce point, il existe une plus grande proximité avec les pratiques de soins palliatifs qu’avec celles de la RdRD ». « Les pratiques de RdRD touchent un public très large. En revanche le concept d’addictologie palliative demeure une pratique de niche » « si le discours de l’addictologie palliative s’échafaude autour de la notion spécifique de dépendance, celui de la RdRD sera ciblé dans sa construction sur la consommation, ne faisant pas de distinction entre les bénéficiaires relevant d’un simple usage de ceux inscrit dans une dépendance »

Après en avoir délibéré à huis clos, le jury a décidé d'élever Johann Caillard au grade de Docteur en philosophie pratique de l'Université Gustave-Eiffel. L’université ne délivrant plus de mention ou de félicitations, il lui est néanmoins signifié, également à l’unanimité, la qualité capitale de son travail. Après avoir prononcé la décision d’admission, M. Folscheid, Président de jury a invité le docteur à prêter serment – ce qu’il a fait.

 

 

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news-4904 Tue, 02 May 2023 07:05:09 +0200 Le soignant confronté à la pauvreté : réflexions sur le juste soin https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-soignant-confronte-a-la-pauvrete-reflexions-sur-le-juste-soin Les dilemmes du soignant

Par Camille RIVIÈRE

Camille Rivière est installée comme médecin généraliste dans un quartier populaire de la banlieue de Lille.  Elle consulte également dans un accueil de jour pour les personnes à la rue, dans un cadre associatif (abej SOLIDARITE).

Article référencé comme suit :
Rivière, C. (2023) « Le soignant confronté à la pauvreté : réflexions sur le juste soin » in Ethique. La vie en question, mai 2023.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.


Il ne fait pas de doute que les personnes les plus pauvres sont aussi les plus malades. Nous apprenons, dès les bancs de la faculté, qu’« un faible niveau social » est un facteur favorisant de nombreuses maladies et, chaque année, de nouvelles publications nous alarment quant à la mauvaise santé des personnes les plus pauvres (1). Le corollaire de cette constatation est que les soignants sont confrontés à la grande pauvreté plus que d’autres corps de métier. Il semble donc important pour ces soignants d’intégrer la question sociale dans leur pratique car agir sur les pathologies sans agir sur leurs facteurs favorisants rend le soin moins efficient ou impossible voire absurde.
L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) nous propose, dans le préambule de sa Constitution, une définition de la bonne santé : « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » (2). Cette formulation, bien qu’utopique, nous invite à avoir une vision large et universelle du soin. En formulant négativement cette proposition, on peut prétendre, que le mal-être social est une forme de mauvaise santé, un état maladif. Cela revient facilement à dire qu’il y aurait une « maladie sociale » au même titre que des maladies psychiques ou physiques.  Mais, la pauvreté est-elle vraiment une maladie ?


Misère ou pauvreté ?
La pauvreté dont il est question ici est synonyme de misère. Si les deux mots sont proches et souvent utilisés l’un pour l’autre, il nous semble intéressant d’en connaître les différences. « On confond presque toujours la misère avec la pauvreté ; cette confusion vient de ce que la misère et la pauvreté sont voisines ; elles sont voisines sans doute mais situées de part et d’autre d’une limite ; et cette limite est justement celle qui départage l’économie au regard de la morale » nous dit Péguy dans De Jean Coste (3). Il brosse ensuite le portrait terrible du misérable. Pour l’écrivain, le pauvre est un malheureux en puissance quand le miséreux est un malheureux en acte. Malade et malheureux, double peine pour les patients les plus pauvres ! Cette distinction entre les deux termes n'est donc pas seulement quantitative mais qualitative. Cela nous amène à tracer schématiquement une ligne séparant misère et pauvreté et avec elles, espoir et désespoir, manque et dénuement, inclusion et exclusion, humilité et humiliation, vie et mort.  Péguy va d’ailleurs jusqu’ à dire que la misère est « l’universelle pénétration de la mort dans la vie » (4). Anticipant les études scientifiques plus récentes il constatait déjà ce lien inéluctable entre maladie et misère.
En 2019, l’Université d’Oxford en association avec ATD quart Monde a publié un rapport sur « les dimensions cachées de la pauvreté » (5) à l’issue d’une recherche participative internationale. Elle décrit la complexité de la pauvreté en définissant neuf grandes caractéristiques : « dépossession du pouvoir d’agir, combat et résistance, souffrance dans le corps, l’esprit et le cœur, maltraitance institutionnelle, maltraitance sociale, contributions non reconnues, manque de travail décent, revenu insuffisant et précaire, privations matérielles et sociales ». Nous pourrions rattacher chacune de ces caractéristiques au portrait du miséreux, plus littéraire, dépeint par Péguy. Pauvreté et misère sont donc dans ce cas synonymes. Cette pauvreté qualitative et universelle est celle qui nous intéresse. Par abus de langage, mais comme le permet l’usage, nous utiliserons dans la suite de cet article les mots pauvreté et misère indifféremment pour parler de cette dernière.


Le soignant confronté à la pauvreté
La pauvreté ainsi définie et la définition de la santé de l’OMS (aussi discutable soit elle) semblent donc complétement incompatibles. La misère prive les personnes du nécessaire pour s’accomplir comme homme, quand la santé est un état de complet bien être, une sorte d’accomplissement total de l’homme dans toutes ses dimensions.  Les plus pauvres seraient donc condamnés à la maladie par incompatibilité entre pauvreté et santé. Ils seraient malades par définition. Cela constitue un paradoxe initial pour le soignant qui les rencontre :  en effet, comment soigner dans cette impasse apparente ? Quel soin ajusté proposer alors ?
Rencontrer des patients subissant la misère est, pour le soignant, une confrontation directe avec l’injustice sociale. La misère prend alors les traits terribles du miséreux qui lui fait face, avec parfois sa crasse ou son odeur désagréable, avec son corps douloureux, vieilli prématurément souvent, son histoire terrible toujours. Ce face à face peut générer chez le soignant un sentiment de révolte contre ces injustices (et leurs conséquences sanitaires) mais ce combat doit-il être le sien ; le champ de la justice sociale n’est-il pas celui du politique ?
Péguy nous rappelle dans De Jean Coste que « retirer de la misère les miséreux, sans aucune exception, constitue le devoir social avant l’accomplissement duquel on ne peut pas même examiner quel est le premier devoir social » (6). Individuellement c’est là notre devoir d’homme voire, si l’on reprend les termes de Simone Weil, « notre obligation » (7). Le soignant a, par son métier, le devoir de « sortir de la maladie » son patient. C’est là son obligation professionnelle. Mais, faut-il pour autant franchir la limite d’une simple et tentante comparaison et assimiler obligation professionnelle et devoir citoyen ? Le risque n’est-il pas grand pour le soigné comme pour le soignant lorsque cet amalgame est fait ? Pourtant face aux injustices sociales ainsi dévoilées, le soin ne peut-il pas être l’occasion d’une certaine justice ?


Le soignant à la recherche du soin ajusté
Face à l’inconnue qu’est la misère pour le soignant, le voilà en position de « non-sachant », désarmé face à la santé d’un malade qu’il ne sait plus ni comment soigner. Une tentation, peut être alors pour lui, de négliger l’identité sociale de son patient. Se réfugiant derrière un bagage sérieux de connaissances sur les maladies, le soignant peut alors s’attacher à soigner « tout le monde pareil ». C’est pourtant une mauvaise compréhension du Code de déontologie médicale quand il énonce le devoir de non-discrimination dans l’article 7 : « soigner avec la même conscience toutes les personnes quelle que soit leur origine » (8). Il ne s’agit pas de soigner tout le monde de la même manière mais avec la même conscience. L’égalitarisme en santé peut même aboutir à des absurdités, les situations de précarité en sont une illustration saisissante. Effectivement parler d’alimentation équilibrée à quelqu’un qui dépend uniquement de l’aide alimentaire, expliquer la réfection d’un pansement complexe à quelqu’un qui n’a pas d’accès à une douche ou encore plus récemment : dépister systématiquement le covid dans des hébergements collectifs sachant que l’on ne pourra pas isoler les personnes des unes des autres à moins de les renvoyer dans la rue… Ces situations anecdotiques nous montrent la futilité de tel ou tel soin recommandé habituellement, et pourtant à juste titre, si l’on ne tient pas compte du contexte. Il serait dérisoire voire indécent de s’intéresser à la maladie exclusivement. Parfois le plus vital n’est un traitement médical. Mais le risque n’est-il pas grand aussi de ne plus se préoccuper que de l’aspect social des vies de nos patients les plus pauvres ? Ce qui pourrait nous mener à négliger la santé d’un patient sous couvert d’urgence sociale. Voilà qui ne sonne pas plus juste.  Si le contexte social des patients les plus pauvres nous mène parfois à modifier nos objectifs de soins, comment être certains de ne pas tomber dans une médecine au rabais pour les plus démunis ?
A trop considérer la condition sociale du patient, on risque aussi de l’y réduire. En effet, à force de ne voir que le « mode de vie » de nos patients, selon l’expression consacrée, le soignant ne risque-t-il pas d’enfermer le patient dans sa pauvreté ? En langage sociologique cela revient à le réduire à son habitus. L’habitus est un des concepts centraux de la pensée de Pierre Bourdieu. Pour lui, « les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus […] principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations […] objectivement réglées et régulières sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre » (9). Ce concept nous aide à comprendre les différences fondamentales qui existent entre les modes de vie et les attitudes des uns et des autres. Médecins, comme patients, ont leur propre habitus. Celui-ci produit des actions en même temps qu’il les explique. Prendre conscience de l’habitus de quelqu’un c’est mesurer la part d’hétéronomie qui existe dans sa vie et empêche donc le soignant de se réfugier derrière l’autonomie du patient. Les habitus, dépassant de simples habitudes, sont incorporés, c’est à dire qu’ils s’inscrivent dans le corps même des personnes. « Agissant comme une seconde nature » (10) l’habitus nous explique pourquoi certaines habitudes corporelles ou comportementales sont considérées comme allant de soi par les personnes appartement au même « champ » social. Par exemple ? l’incurie peut-être une incorporation d’une infériorité sociale, ce qui peut alors changer notre regard sur le rapport à l’hygiène de tel ou tel patient. Le corps, pour Bourdieu est un « pense-bête » du social. Il n’est que le dépositaire des « schèmes de perception et d’appréciation dans lesquels un groupe dépose ses structures fondamentales » (11) ce qui lui fait dire que « ce qui est appris par corps n’est pas quelque chose que l’on a, comme un savoir que l’on peut tenir devant soi, mais quelque chose que l’on est » (12). Voilà un bon garde-fou contre la condamnation vite arrivée devant tel ou telle habitude de vie (violence, alcoolisme etc.). L’apport de la sociologie est donc précieux. Cependant l’abord sociologique condamne à une certaine immuabilité car le risque est alors de réduire l’autre à une complète hétéronomie. Cette immuabilité qui nous éloigne du regard soignant dont la visée est de modifier pour guérir ou au moins soulager. De plus, soigner chacun selon son habitus, risquerait de niveler par le bas le soin porté au plus pauvre, dans un « à quoi bon ? » réaliste, certes, mais désespérant. Double peine encore et toujours pour nos patients !  
Le soin ajusté doit donc trouver l’équilibre entre ces deux attitudes caricaturales : ne pas tout médicaliser ni tout socialiser. C’est au soignant de toujours s’adapter au patient qui lui fait face, cela nécessite donc de ne pas méconnaître le contexte et mais de ne jamais y réduire le malade. Ces deux écueils sont à éviter au niveau individuel car ils ne semblent pas être ajustés au patient. Elargis à une dimension collective, ils pourraient donner un système de soin particulièrement injuste. Or le soignant, consciemment ou non participe à ce système. Nous avons vu que la santé (selon l’OMS) est si ce n’est un état proche du bonheur, au moins une de ses conditions. La santé publique a donc quelque chose à voir avec le bien commun. Rechercher le soin ajusté en situation doit donc aller de pair avec une vision d’une certaine justice dans le soin.


Les soignants garants d’un soin juste
Le juste soin n’est pas égalitaire
Nous l’avons vu, le soignant peut pour sortir de l’impasse décrite initialement revendiquer un certain « mépris » de la condition sociale de son patient, en arguant de sa volonté de soigner « tout le monde pareil ». Bien sûr, nous reconnaissons une égale considération pour chacun de nos patients qui naissent « libres et égaux en droits » (13). Mais, comment concilier, en pratique, l’égalité de droit et les inégalités de fait, que nous ne pouvons pas ne pas voir ?  Une des façons de refuser de voir cette différence est de se réfugier derrière la liberté du patient. En ce qui concerne la santé, les patients, égaux en droits, restent libres d’adhérer ou non au soin proposé. La fameuse autonomie du patient est alors respectée. Cette autonomie, ne doit cependant pas masquer la question de la faisabilité du soin et de la « capacité d’agir » du patient. Capacité d’agir dont les plus précaires sont pourtant souvent dépossédés. Pour penser l’égalité des soins dans ce contexte, il nous faut peut-être sortir de l’opposition égalité, liberté.
Pour Will Kymlicka, dans son ouvrage Les théories de la justice une introduction, les différents courants politiques ne se distinguent pas sur le primat de l’égalité sur la liberté ou l’inverse mais ont en commun une conception de l’égalité que l’on trouve « tout autant chez un libertarien comme Nozick que chez un communiste comme Marx » (14). Ce qui les différencie, nous explique-t-il, c’est le type spécifique d’égalité requis pour aboutir à la conception fondamentale, commune mais abstraite d’égalité. Pour lui, toutes les sensibilités politiques partagent un égalitarisme au sens large. La question n’est pas alors de « savoir si nous acceptons l’égalité, mais comment nous l’interprétons » (15) et nous permet de sortir du débat stérile entre liberté et égalité et nous empêche de nous réfugier derrière la liberté pour justifier des inégalités. Dans le domaine du soin, cela rend inacceptable le fait de justifier des traitements inégaux par le libre choix du patient. Dans son ouvrage Kymlicka fait la part belle à John Rawls. L’objectif de Rawls n’est, en aucun cas, d’arriver à une situation d’égalité arithmétique parfaite. Kymlicka résume ainsi la théorie de Rawls : « une inégalité n’est acceptable que si elle bénéficie aux plus défavorisés » (16). Ce qui peut se traduire dans notre cas par : nous pouvons soigner différemment les patients les plus pauvres des autres si et seulement si cela leur profite. Cela revient à accepter et même à recommander de dispenser plus de temps et de moyens à ces patients. Un magnifique exemple d’une telle compréhension est la création en 1999 de la Couverture Maladie Universelle. Cependant ces moyens différents ne devront pas être uniquement financiers car, nous l’avons dit, la question de la pauvreté ne se pense pas uniquement en termes économiques. Du temps et des moyens humains supplémentaires pour les plus pauvres semblent donc être la base d’un système de soin rendant justice à nos patients les plus pauvres. La théorie Rawlsienne est intéressante car elle s’oppose aux théories utilitaristes si populaires en santé publique : il ne s’agit pas de regarder l’intérêt du plus grand nombre mais l’intérêt du plus vulnérable. Ainsi il semble que le soin juste ne soit pas égalitaire. La posture qui consiste à ne pas regarder la misère d’autrui en se réfugiant derrière sa liberté est, si ce n’est du déni, un piège tant au niveau individuel que collectif.

La maladie sociale : une question politique
La posture inverse est d’associer le patient à sa pauvreté au point de l’y enfermer, dans une démarche plus « sociologique ». Notons au passage que dans les deux postures le soignant tend à récupérer sa position de sachant que la misère lui avait fait perdre. Dans le premier cas, désintéressé par la dimension sociale de son patient, il traite uniquement de sa maladie, dans le second il se pose en sociologue pour expliquer ces habitus qui le dérange. Cette seconde posture amène le soignant à faire des patients les plus pauvres des malades de leur habitus. Au niveau collectif cela revient à définir une nouvelle maladie : la « maladie sociale ». Comme la santé est, selon la désormais connue formule de l’OMS : « un état de complet bien-être physique, mental et social », cela laisse présupposer que les maladies peuvent être physiques, psychiques et sociales. Mais qu’est-ce que cette maladie sociale ?
Prenons quelques exemples : le médecin généraliste est souvent sollicité par ses patients pour remplir des dossiers de demande d’aides, force est de constater que le motif social est souvent accepté comme « étiologie ». Plus personne ne sourcille non plus quand on hospitalise une personne âgée ou dépendante pour motif « social ». Ces exemples nous font nous rendre compte qu’il est des situations où la misère est déjà considérée comme une maladie. Comme toutes les maladies, elle pourrait avoir ses spécialistes. Certains médecins deviendraient alors des « misérologues ». Quel serait leur rôle ? Celui de soigner les miséreux ou d’éradiquer la misère ? On conviendra que l’existence d’une telle spécialité serait stigmatisante pour les patients et ne ferait qu’accroître l’exclusion dont ils souffrent déjà. Bernanos, visionnaire, avait prédit cet amalgame entre pauvreté et maladie et prévoyait le mépris qui y serait attaché. « Rien de plus facile, en somme, que leur laisser entendre que la pauvreté est une sorte de maladie honteuse, indigne des nations civilisées, que nous allons les débarrasser en un clin d’œil de cette saleté-là » (17).
La Charte d’Ottawa listait, en 1986, les conditions indispensables à la santé parmi lesquelles on peut lire : « se loger, accéder à l’éducation, se nourrir convenablement, disposer d’un certain revenu, avoir droit à la justice sociale et à un traitement équitable » (18). Ce document stipule d’emblée que « la promotion de la santé ne relève donc pas seulement du secteur de la santé » (19). Il y une dimension éminemment politique de la santé. Toutefois si l’injustice sociale, la faim, l’absence de logement, de revenus ou d’éducation deviennent, deviennent non plus des facteurs de maladie, mais les symptômes d’une maladie sociale, le politique devient médical. Cette démission potentielle du politique augmente encore la responsabilité du soignant qui s’en trouve épuisé et dans une position d’ultra domination malsaine. Amalgame entre médical et politique qui fait dire, peut-être à juste titre, à Ivan Illich que « les médecins contemporains […] se conduisent en agent du pouvoir politique » (20).
Faire de la pauvreté une maladie ne semble donc guère ajusté, ni pour le patient stigmatisé et condamné à une pathologie incurable, ni pour le soignant qui se retrouve alors dans une posture d’ultra domination. « Le pouvoir donné aux médecins de dire où sont et quels sont les besoins ne fait qu'élargir la base sur laquelle ils peuvent s'appuyer pour rendre leurs services » (21) nous dit encore Illich dans son essai Némésis médicale. En pointant du doigt les abus de pouvoir contenus en puissance dans l’actuelle médecine, il cherche plus généralement à nous alerter des dangers d’une « pan-médicalisation » de la société. Cela nous ferait courir le risque d’une société particulièrement injuste. Pour illustrer ce risque, il prend l’exemple de la vieillesse et du vieillissement dont la société et les médecins d’aujourd’hui ont fait un « problème gériatrique » (22). Quelles sont les conséquences pour nous aînés ? Cela, conduit, outre à les cloîtrer, à accroître les inégalités puisque, « le vieillard riche est en mesure d’éviter le service médical totalitaire auquel le pauvre échappe avec d’autant plus de difficulté que la société est riche » (23). Illich critique ainsi, dès les années 70, le « contrôle social par le diagnostic » (24). En effet, à tout médicaliser, on crée des « catégories de patients » (25) à l’intérieur desquelles « nait et se renforce la stratification hiérarchique établie par l’école, le salaire et le statut » (26). Ces derniers critères, nous nous en doutons, ne seront jamais à l’avantage de nos patients défavorisés.
De plus, les rendre « malades » les condamne à une dépendance de plus : celle au système de soin. Or, participer à la sortie de la misère de quelqu’un c’est chercher à le rendre plus indépendant, que ce soit en terme financier, éducatif, d’accès au logement ou de santé. Cette dépendance supplémentaire semble donc particulièrement injuste. Comment, en ajoutant encore de la dépendance, participerions-nous à l’émancipation de quelqu’un ? C’est ce qu’Illich dénonce vivement en critiquant l’évolution de la médecine actuelle. Ainsi, écrit-il que « la prolifération des professionnels de la santé n'est pas seulement malsaine parce que les médecins produisent des lésions organiques ou des troubles fonctionnels, elle l'est surtout parce qu'ils produisent de la dépendance. Cette dépendance vis-à-vis de l'intervention professionnelle tend à appauvrir l'environnement social et physique de ses aspects salubres et curatifs, bien que non médicaux, tout en diminuant les possibilités organiques et psychologiques que les gens ordinaires ont de faire face et de s'adapter » (27). Double peine une fois de plus pour nos patients les plus pauvres !
La question pour nous, soignants, est de savoir si nous avons conscience de ce pouvoir et si nous voulons vraiment de cette fonction ? Si tel n’est pas le cas, à nous de trouver des moyens de renvoyer au politique ce qui lui appartient. Les collectifs qui ont émergé notamment pendant la pandémie illustrent cette reconnaissance de la dimension politique du soin et la volonté de la faire remonter aux autorités adéquates. Pour éviter de donner raison à Illich, reconnaissons aussi que nous ne sommes pas formés à l’accompagnement social. La grande pauvreté de certains patients est alors l’occasion de collaborer avec les travailleurs sociaux dont c’est le métier. De nombreux centres médico-sociaux œuvrent au quotidien à un accompagnement global des personnes subissant misère et inégalités. A nous dans le concret de nos situations professionnelles de trouver les moyens de travailler ensemble.
Prendre conscience des écueils contenus dans telle ou telle façon de soigner est un premier et nécessaire pas à la recherche de la position juste en situation.  C’est là une vigilance à garder toute une vie professionnelle. Ainsi, à la recherche du juste soin, c’est-à-dire du soin juste et ajusté, le soignant doit sans cesse chercher la position qui ne médicalise pas trop les questions sociales sans socialiser à outrance les questions médicales. Il en va de la santé du malade le plus pauvre et de la justice du système de soin, dont le soignant ne doit pas ignorer qu’il est un acteur plus qu’un rouage. Quelques attitudes nous semblent pouvoir aider le soignant à tendre vers ce juste milieu, au sens aristotélicien du terme.


Être enseigné par le malade
Nous avons vu combien il est tentant d’aborder le soin porté aux patients les plus pauvres via leur contexte de vie. La sociologie a cela de bon qu’elle nous permet d’appréhender les habitus et donc le mode de vie de nos patients. Mais, un des reproches que nous pouvons faire la sociologie est que l’objet même de cette science vient du présupposé de l’inégalité. C’est ce que tâche de démonter Jacques Rancière en partant de la dialectique du maître et de l’élève. Il montre combien l’inégalité demeure paradoxalement dans la logique même de l’émancipation.  D’après lui, le rôle du maître, dans la relation pédagogique, est « de supprimer la distance entre son savoir et l’ignorance de l’ignorant. Ses leçons et les exercices qu’il donne ont pour fin de réduire progressivement le gouffre qui les sépare. Malheureusement, il ne peut réduire l’écart qu’à condition de le recréer sans cesse » (28). Il écrit aussi : « on sait que la science sociale s’est fondamentalement occupée d’une chose : vérifier l’inégalité. Et de fait elle l’a toujours prouvée » (29). L’idée originale de Rancière c’est de mettre l’égalité au départ et non à l’arrivée d’une situation donnée. Pour lui, c’est la seule condition de possibilité de l’émancipation. Ainsi seul un maître ignorant se trouve en position d’égalité avec ses élèves et peut donc participer à leur émancipation réelle. Par analogie, la misère nous met en position d’être des « non-sachants » elle nous permet donc, malgré nous, de nous trouver en situation d’égalité relative avec le patient. Peut-être est-ce là une voie vers la juste position recherchée : avoir l’humilité d’apprendre de ceux qui subissent la misère. En effet en la subissant, ils y résistent. Cette résistance peut être une connaissance. Peut-être ont-ils à nous apprendre les solutions qui s’imposent ?  Leur offrir, dans la relation thérapeutique, le rôle du résistant, du combattant, les restitue dans leur capacité d’agir. La misère porterait en elle sa propre capacité d’émancipation.  C’est là la ligne directrice d’ATD Quart Monde, dont l’objet est justement d’éradiquer la misère. C’est faire sienne la formule qu’aimait à redire son fondateur, Joseph Wresinski : « les pauvres sont nos maîtres (30) ! »


La justice comme équité
Pour Simone Weil, « l’égalité est un besoin vital de l’âme humaine. Elle consiste dans la reconnaissance publique, effective, exprimée réellement par les institutions et les mœurs, que la même quantité de respect et d’égards est due à tout être humain, parce que le respect est dû à l’être humain comme tel et n’a pas de degrés » (31). Pour elle, le sentiment d’injustice, et donc d’inégalité, vient du fait que les différences nécessaires qui existent entre les hommes sont vécues comme des différences de respect. Pour cela ne soit pas senti comme une différence de respect il faut s’efforcer, « de combiner égalité et différence ». Parmi les moyens à notre portée pour établir cet équilibre, la philosophe nous rappelle que la première méthode est la proportionnalité, et elle l’applique en premier lieu aux responsabilités : « elle imposerait des charges correspondantes à la puissance » (32). Ce qui revient à dire qu’à moyens inégaux doivent être demandées des actions inégales. Ainsi au soignant, en situation de puissance supérieure par son savoir mais aussi par sa situation sociale, il incombe une charge, une attention plus grande vis-à-vis du patient plus celui-ci est vulnérable. Loin de nous l’idée de justifier un paternalisme autoritaire, mais notre responsabilité devrait être engagée d’autant plus que grandit la misère du patient. Ce serait lui rendre justice. Cela n’est pas sans rappeler la vision aristotélicienne de la justice : « voilà ce qui est juste : le proportionnel. Ce qui est injuste, en revanche, c’est ce qui est disproportionnel » (33). La proportionnalité a donc pour fonction d’équilibrer les déséquilibres, les inégalités. Il utilise pour cela le mot « epieikia » que Bodéüs traduira par « honnêteté » et d’autres par « équité ». Celle-ci est,« un correctif de ce qui est légalement juste […] un correctif de la loi dans les limites où elle est en défaut en raison de son universalité » (34). Cela nous permet d’accepter une différence dans la façon de soigner nos patients les plus pauvres notamment en y consacrant plus de temps et de moyens. Ricoeur, dans Soi-même comme un autre, insiste sur l’importance de la supériorité de l’équité sur la justice car elle a « la fonction singularisante de la phronesis ». Or, la rencontre du médecin avec son malade est qualifiée de face-à-face singulier, la singularité est donc le lieu où il exerce son métier. L’équité doit donc être l’horizon de sa justice. Cela lui permet d’éviter les écueils précédemment décrits où égalitarisme et indifférence sont mépris de la singularité du patient sous couvert d’universalité. Peut-être la question à se poser, en situation est : dans quelle mesure ce soin, cet accompagnement, cette relation, ce face à face est-il singulier ? Gageons que cela garantisse une certaine équité.
La justice, dans sa dimension d’ajustement et son invitation à l’équité singularité habite le cœur même de nos métiers, dans la relation soignant-soigné. Charge au soignant de préserver ce face-à-face, de lui dédier le temps nécessaire, de l’habiter avec une position humble « du plus petit vers le plus grand », pleine de sollicitude (36). Peut-être est-ce pour cela, que le docteur Delbende, dans le Journal d’un curé de campagne, connu pour soigner les plus miséreux, déclare : « Je ne suis pas de ces types qui n’ont que le mot de justice à la bouche » (37) et nous apprend dans la même conversation que la devise qu’il s’est choisie est : « Faire face. (38). »


Du métier de soignant au métier d’homme : le rôle politique du soignant ?
Ainsi, le soignant peut dans le face à face qui l’unit au patient, aussi pauvre soit-il, participer à un soin juste, s’exercer au juste soin, c’est là son métier de soignant. Nous l’avons vu, en filagramme dans cet article, c’est aussi son « métier d’homme » qui est questionné par la misère d’autrui. Eradiquer la misère est le premier devoir social écrivait Péguy et après lui de nombreuses institutions ou associations. Bachelard, dans la préface de Je-Tu reprend les mots de Buber pour dire cette corrélation entre la chose publique et la situation singulière : « La chose publique, la chose résistante entre toutes, c’est là l’épreuve essentielle de l’homme au singulier » (39). Cette épreuve du singulier n’est donc jamais peine perdue, elle est notre participation, à notre petite mesure, à la vie publique. Bachelard nous invite dans ce même texte, à la suite de Buber, à ne pas « manquer au devoir de substituer à ce qui est ce qui devrait être » (40). Voilà un bel enjeu pour nos futures consultations.
En cherchant un soin juste et ajusté dans sa relation avec chaque patient, le soin peut être pour le patient une voie d’émancipation et pour le soignant l’occasion de s’accomplir dans sa vocation de soignant mais aussi dans son métier d’homme. La grande pauvreté agit alors comme un révélateur de cette dimension politique du soin. Pour éviter les nombreux écueils qui le guettent dans le soin à porter aux patients subissant la misère, le soignant peut se rappeler la formule de Simone Weil quant à l’obligation : « c’est donc une obligation éternelle envers l’être humain que ne pas le laisser souffrir […] quand on en a l’occasion de le secourir » (41). Voilà une bonne question à nous poser en situation clinique : de quoi le soin (aujourd’hui et avec ce patient-là) est-il l’occasion ?

 


BIBLIOGRAPHIE
(1) Quelques exemples disponibles en ligne : Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale : onpes.gouv.fr/Rapports du SAMU Social : www.samusocial.paris/lobservatoire
ATD-quart monde : www.atd-quartmonde.fr/publications/
(2) La Constitution a été adoptée par la Conférence internationale de la Santé, tenue à New York du 19 juin au 22 juillet 1946, signée par les représentants de 61 Etats le 22 juillet 1946 et est entrée en vigueur le 7 avril 1948.
(3) Péguy C., De Jean Coste, gallimard, Paris, 1938, p. 16.
(4) Idem, p. 21.
(5) ATD Quart Monde et Oxford University, « Les dimensions cachées de la pauvreté »  disponible en ligne sur : www.atdquartmonde.fr/wpcontent/uploads/2019/05/DimensionsCacheesDeLaPauvrete_fr.pdf, p. 4.
(6) Péguy C., De Jean Coste, Paris, gallimard, 1938, p. 18.
(7) Weil S., L’Enracinement, Paris gallimard, 1990.
(8) Conseil National de l’Ordre des médecins, Code de déontologie médicale, 2021, article 7, disponible en ligne : www.conseil-national.medecin.fr/sites/default/files/codedeont.pdf
(9) Bourdieu P., Le sens pratique, Ed. de Minuit, 1980, pp. 88-89.
(10) Chauvaine C. et Fontaine O., Le vocabulaire de Bourdieu, Paris, Ellipses, 2003, p. 50.
(11) Bourdieu P., Le sens pratique, op. cit., p. 122.
(12) Idem., p. 123.
(13) Article 1er de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 disponible en ligne sur : www.legifrance.gouv.fr/contenu/menu/droit-national-en-vigueur/constitution/declaration-des-droits-de-l-homme-et-du-citoyen-de-1789
(14) Kymlicka W., Les théories de la justice une introduction, Ed. de la découverte ; Paris, 2003, p. 11.
(15) Idem., p. 12.
(16) Idem., p. 65.
(17) Bernanos G., Journal d’un curé de campagne, 1936, Librairie Plon, Paris, p. 71.
(18) La Charte d’Ottawa a été adoptée le 21 novembre 1986 lors de la Première Conférence Internationale pour la promotion de la santé (OMS) disponible en ligne sur : www.euro.who.int/__data/assets/pdf_file/0003/129675/Ottawa_Charter_F.pdf
(19) Ibid.
(20) Illich I., Némésis Médicale, Paris, Ed. du Seuil, 1975, p. 75.
(21) Idem, p. 54.
(22) Idem., p. 64.
(23) Ibid.
(24) Idem., p. 61.
(25) Idem., p. 64.
(26) Idem., p. 66.
(27) Idem, p. 55.
(28) Rancière J., Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éd., 2008, p. 14.
(29) Rancière J., Aux bords du politique, Paris, La Fabrique éd., 1998, p. 84.
(30) Il emprunte la formule à Camille de Lellis (1550-1614) qui fonda en 1582 en Italie un ordre religieux pour le soin des malades (Camilliens)
(31) Weil S., L’enracinement, op. cit., p. 26.
(32) Idem., p. 28.
(33) Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., 1131 b 17-19, p. 240.
(34) Idem., 1137 b 10-29, pp. 280-281.
(35) Ricoeur P., Soi-même comme un autre, Paris, Ed. du Seuil, 1990, p.304.
(36) Idem, p 222
(37) Bernanos G., Journal d’un curé de campagne, p. 101.
(38). Ibid.
(39) Buber M., Je Tu, p. 31.
(40) Ibid.
(41) Weil S., L’Enracinement, op. cit., p. 13.

 

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news-4839 Mon, 03 Apr 2023 10:56:26 +0200 Un livre de Jean-Yves L'HOPITAL, conférencier du mercredi 12 avril 2023 à l'Ecole des Ingénieurs de la ville de Paris https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-livre-de-jean-yves-lhopital-conferencier-du-mercredi-12-avril-2023-a-lecole-des-ingenieurs-de-la-ville-de-paris Jean-Yves L'HOPITAL Nous avons partagé le quotidien de nos jours. Le dialogue incessant entre l'élève et le professeur, L'Harmattan, 2021.

 

Un professeur de philosophie revient sur sa vie consacrée à l'enseignement. Il s'adresse à un élève symbolique, Benoît, qui représente tous les élèves et étudiants avec lesquels il a cherché à dialoguer. Que dire de la diversité et de la profondeur des entretiens multiples entre le professeur et ses étudiants ? Cela suppose évidemment des deux côtés une grande ouverture d'esprit pour accueillir sans préjugés préalables des convictions parfois très éloignées des siennes.
Ce professeur a au moins acquis la conviction que la vraie richesse est dans l'échange, l'échange constant dans une vie où tout est partagé.

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news-4838 Mon, 03 Apr 2023 10:48:27 +0200 La vertu de tact en médecine https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/la-vertu-de-tact-en-medecine Une vertu essentielle

Par Stéphanie LÈBRE


Diplômée infirmière en 2002, Stéphanie LÈBRE a exercé dans des secteurs de soins très variés. Depuis 6 ans, elle occupe pour le Pôle de Santé du Plateau (Hauts de Seine), la fonction de coordinatrice de soins au sein d'un soin de suite et réadaptation à orientation cancérologique et soins palliatifs.

Article référencé comme suit :
Lèbre, S. (2023) « La vertu de tact en médecine » in Ethique. La vie en question, avril 2023.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

« Le tact est une qualité qui consiste à peindre les autres tels qu’ils se voient. »
Abraham Lincoln.

 

« Dîtes-moi la vérité docteur ! » Voilà une injonction qui semble définir ce qu’attendent aujourd’hui les patients du médecin et plus généralement de la médecine. Une transparence totale sur leur état de santé, sur l’évolution d’une maladie, un pronostic sombre. Si à la lumière de la pensée kantienne la vérité se pose en impératif moral inconditionnel, nous sommes en droit de nous demander quelle valeur éthique cette dernière possède, dans son essence, dans la manière d’en user, dans les fins recherchées. Aussi, il nous semble que la vérité ne peut pas faire cavalier seul. Le tact nous apparaît être le compagnon de route idéal. Et si Abraham Lincoln, cité ci-dessus, qualifie le tact de qualité, nous nous permettrons d’apporter une nuance de taille en requalifiant le tact en vertu. Si les qualités sont naturelles à l’homme, la vertu exige travail, effort et recherche perpétuelle du bien. « Peindre les autres tels qu’ils se voient », parvenir à faire ce pas de côté, à comprendre l’autre dans ce qu’il perçoit de lui-même, demande nécessairement un véritable effort de recherche de justesse.

Mensonge et vérité : une fausse dualité
Nous ne ferons pas là l’apologie de la « bonne vérité » face à « l’immoral » mensonge. Non. Réduire les possibles à cette opposition de manière si tranchée n’aurait aucun sens dans la réalité contingente de la relation soignant- soigné. Si le mensonge peut être condamnable, une vérité assénée brutalement ou au mauvais moment peut avoir des effets plus dévastateurs encore. De tout temps, la question de la vérité dans le discours médical a mené à des réflexions éthiques sur les pratiques soignantes. Le rapport du médecin au malade est-il toujours marqué du sceau du discours vrai ? Les lois prônent aujourd’hui une information claire, loyale et appropriée et mettent en avant le principe d’autonomie du patient. Nous sommes face à une exigence de vérité. Pour autant, est-il envisageable de livrer chaque information au patient dès lors que celle-ci est connue du soignant ? Comment en pratique, annoncer des vérités difficiles à dire mais aussi et surtout, dures à entendre ? Comment le médecin peut-il jauger de la capacité qu’a le malade à accueillir une nouvelle grave voire condamnante, souvent violente ?
Nombre de débats philosophiques et réflexions éthiques ont été publiés ou disputés sur le mensonge. A l’image de la célèbre controverse faisant s’affronter E. Kant et B. Constant (1), l’issue semble manifestement aporétique en cela que nous trouvons autant d’arguments à défendre une position et son opposée. Alors plutôt que d’éclairer la réflexion par le prisme de la morale, tournons-nous vers ce que notre humanité nous dicte. Au regard du principe de bienfaisance, il nous semble indispensable de rechercher la juste mesure dans notre discours à l’autre. Il n’est pas de bonne ou mauvaise vérité.  Mais il est de bonnes et mauvaises manières d’en user. Le parcours de soins du patient est jalonné de moments différents qui nécessitent chacun une réflexion sur ce qu’il convient de dire ou de taire. Il s’agit donc de convenir, d’être en harmonie avec la situation, d’agir de manière adéquate. La véracité ne s’inscrit pas nécessairement ici. Si elle doit rester la lumière du phare qui guide le couple soignant-soigné dans ce périlleux voyage, elle ne doit pas devenir celle qui l’aveuglera par sa violence, finissant par faire dériver l’embarcation vers des zones d’ombres entraînant angoisse et désespoir. La relation doit se construire dans une vérité accessible, entendable et en cela, empreinte de tact.

Le tact au sens du toucher
Etymologiquement, le tact est issu de tactus. Il renvoie à la perception du toucher. A l’origine, c’était ce mot qui figurait dans la liste des cinq sens avec l’ouïe, la vue, l’odorat et le goût. C’est en ce sens que la philosophie sensualiste du XVIIIe siècle l’entendait. Il s’agissait de prendre con-tact avec les choses, c’est-à-dire de manière tactile.
Sans le toucher, l’homme ne saurait survivre. Il permet de se repérer, de sentir, d’identifier les zones de danger. Il est une appréciation du dehors avec sa difformité. Il permet d’évaluer la continuité ou discontinuité des choses, la rugosité ou au contraire la douceur. Il donne du relief au monde et permet une prise de conscience de son hétérogénéité. Il définit la frontière de notre être, la peau comme limite du moi. Notre identité corporelle est circonscrite, à l’image de l’expérience de pensée de la statue de Condillac (2), qui prend conscience d’elle-même avant tout par le toucher. Le toucher est une rencontre entre le dehors et le dedans, entre le moi et ce qui est hors de moi. Il s’agit d’une intelligence subjective, qui fait suite à la perception de la conscience que nous avons de nous-même. En cela, le tact relève à la fois du sensitif et du réflexif. Ce que nous percevons par le sens nous fait prendre conscience de ce que nous sommes un être dissociable de notre environnement.  
Le toucher nous permet d’entrer en contact physique avec l’autre. Il est une rencontre de deux peaux, de deux êtres. La frontière de la pudeur du corps est franchie. Il est question d’un partage. Dans la relation de soins, il est un sens indispensable à la reconnaissance de l’autre. Il vient asseoir la considération du soignant à l’endroit du patient, en cela qu’il le reconnaît dans sa corporalité.
Le tact a cette particularité d’appartenir au registre du tangible et à celui du sentiment. Il est primitivement le sens du toucher, mais il est aussi sensibilité, c’est-à-dire qu’il exprime ce que nous ressentons en touchant.  Sur un autre versant, le tact est un art de juger et une manière de se conduire.

Du toucher à l’intangible

« Le tact enjoint de ne pas toucher, de ne pas prendre ce qu’on prend, ou plutôt de ne pas se prendre à ce qu’on prend. Tact au-delà du contact. » (3)
Une distinction est faite entre le toucher et le tact. Le tact ne doit pas toucher. Il y a une contemporanéité entre l’action de toucher et celle de prendre, au sens de la prise de pouvoir sur l’autre. Le tact lui ne prend rien, dans la mesure où il n’est que perception. Il n’a de prise que dans le « prendre soin ».  Nous pouvons comprendre Derrida et cette idée de « tact au-delà du contact » dans notre pratique, comme une nécessité d’éclipser le corps « tangible » du patient (corps concret comme matière perceptible avec les mains) pour accéder à ce qui se trouve au-delà du corps, son intimité.
L’intangible se définit comme ce qui ne peut pas être touché par principe, ce qui échappe au sens du toucher. Le tact trouve sens ici en cela qu’il n’y aura jamais de contact. Mais il est une forme de toucher par la perception. Nous accédons à la connaissance de l’autre à distance. « Le tact, c’est toucher sans toucher. » (4).
 Le sens métaphorique que nous donnons au tact aujourd’hui est celui d'une intuition, un flair, concernant ce qu’il convient de dire ou de faire au moment opportun. Il est une saisie du sens de l’instant présent, souvent en détour ou rebond. Une faculté à l’adéquation à une situation, sans confrontation. C’est une intuition juste, tel l’eustochia (5) dont parle Aristote, alliant sagacité et vivacité d’esprit. Il conjugue finesse et justesse en étant attentif aux nuances et aux circonstances.
Avoir du tact, c’est être soucieux de notre manière de faire ou de dire. L’homme de tact attache l’éthique à la forme, de façon à avancer vers l’autre avec attention. Il s’entoure de la délicatesse. Il préserve l’autre en lui laissant un espace de liberté à différencier de la mise à distance propre au respect, en cela que cet espace prend la forme d’une proximité respectueuse. Elle s’applique à l’autre avec ses particularités, c’est une distance « personnalisée », un espace dans lequel le patient garde ses repères. Le tact est élevé au rang d’un art : celui de la distinction et de la reconnaissance de la singularité.
Le tact n’a pas l’ambition de séduire ou de faire de la rhétorique. Mais son lieu est assurément celui du langage. Il est le toucher du langage. Nous sommes touchés par les mots de l’autre. La parole empreinte de tact ne veut pas malmener et vise à donner confiance. Avec des mots abrupts, malveillants ou lâchés brutalement, nous pouvons blesser la personne à qui nous nous adressons, salir ce dont nous parlons. Avec des paroles bienveillantes et chaleureuses, les mêmes choses sont dites mais celui qui les reçoit est préservé. Notre façon de dire ou faire est ce que nous donnons à voir aux autres. Notre façon de nous exprimer est ce que nous présentons à l’autre. Se moquer de la façon de faire en revient à mépriser le regard de l’autre, ne lui donner aucune place dans la relation, à le nier. Le langage demande du tact parce qu’il consiste à aller toucher la personne où elle se trouve. A marquer la distance, tout en la franchissant. En manquant de tact, en parlant mal, nous dépassons certaines limites et ne sommes plus à notre place. Ce qui revient à manquer de respect. Rentre alors en jeu la dimension morale du langage. Parler avec tact, c’est respecter l’autre, respecter la distance qui permet d’assurer un espace de protection ou de liberté à l’autre et de le reconnaître dans sa différence. A contrario, manquer de tact consiste toujours à passer en force, ne pas tenir compte de l’autre. Le manque de tact s’accompagne de violence, violence que Kant oppose au respect. Le tact est un phénomène sensible au double sens de la sensualité qu’il requiert et de la moralité. Il s’agit de procéder à des évaluations morales avec sa propre sensibilité. Nous devons habiter nos façons de parler et ne pas glisser vers des façons de parler toutes faites.

Le tact n'est pas la civilité
La civilité, autant que le tact, semblent être tous deux des attitudes de considération de l’autre, une forme d’altruisme. Mais nous aurions tort de confondre l’un et l’autre. Erasme fait apparaître la civilité en publiant en 1530 De civilitate morum puerilium. Dans cet ouvrage, il nous apprend les manières et convenances à respecter pour se rendre aimable en société. Il s’agit davantage de bienséance, d’usage des règles socialement acceptables. La civilité apparaît donc comme une convention tacite des règles sociales, une conduite à ne pas enfreindre. Elle a pour mission de réguler et faciliter les échanges entre les hommes, afin de maintenir une harmonie dans la vie de la société.
 A contrario, le tact apparaît là où aucune préconisation n’existe. Il pallie cette absence. Si nous en appelons au tact, c’est parce qu’il n’existe pas de règle qu’il conviendrait de suivre. « Nous entendons par tact la sensibilité déterminée à des situations dont nous n’avons aucune connaissance dérivée de principes généraux, de même que la capacité à les sentir, elles et les comportements à s’y tenir. Ainsi appartient-il par essence au tact de rester implicite et de ne pas pouvoir accéder à la formulation expresse ou à l’expression » (6). Au-delà de la civilité, se laisse entrevoir « une politesse de l’esprit et du cœur. » (7)
Avoir du tact c’est moins avoir de bonnes manières que des manières bonnes. L’homme qui a du tact est le contraire de l’homme maniéré. L’homme de tact s’oppose au formalisme au profit de l’attachement éthique à la forme, au sens où celle-ci est une manière d’aller vers l’autre, à sa rencontre. Il y a dans le tact, une finesse, une délicatesse qui ne peut s’exprimer par un code de bonne conduite. Dès lors que nous essayerions de démontrer ce qu’est le tact, nous en manquerions indubitablement. A l’image du silence, aussitôt que nous le nommons, le tact n’existe plus. Son caractère insaisissable le rend fugace et soumis à une vigilance de tous les instants.

Une vertu de peu ?
Un peu désuet, le tact n’a pas beaucoup alimenté les ouvrages philosophiques. Ce concept n’a pas enflammé le cœur des philosophes ni donné lieu à de grands débats. Sans facette politique il ne pèse guère dans la balance face à la justice. N’ayant rien de spectaculaire, il ne peut se confronter au courage ou à la force. Non, le tact ne séduit pas les foules. C’est une petite vertu, presque invisible mais que nous ne devons pas sous-estimer ou négliger. Car il est soucieux du lien avec l’autre. C’est une vertu altruiste. L’homme qui a du tact ne cherche pas à paraître, il cède la place à ce qui l’intéresse : cet autre qui lui fait face.
Son charme réside dans cette quasi-invisibilité. Le tact s’inscrit dans la discrétion, l’humilité. Il est attentif à l’autre. « Le tact est une vertu typiquement sociale ou interpersonnelle. Sa valeur ne réside pas dans l’harmonie interne ou l’excellence de l’agent en tant qu’être humain, mais principalement dans le fait de faciliter les relations humaines (…). Il concerne la valeur de l’intimité, et exprime une attention personnelle à la singularité de la situation humaine. » (8). Avec ce souci constant de nuance et d’attention à l’autre, le tact n’est pas très éloigné de la phronésis aristotélicienne (prudence ou sagacité).
Aujourd’hui, dans une société de plus en plus individualiste où chacun recherche le bien pour lui-même, il semble absolument urgent de réhabiliter le tact. Et s’il est un lieu où nous nous devons d’en faire l’éloge, c’est bien au cœur de la relation de soins.
 
Vecteur de la confiance dans la relation de soins
La confiance se définit étymologiquement par la foi en quelque chose ou en quelqu’un. Il s’agit de se fier à l’autre, se confier. Elle est avant tout une rencontre, un partage de sensibilités. La confiance se construit en commun. Dans le monde médical, elle est un élément indispensable au couple soignant-soigné. C’est une relation humaine de réciprocité qui dans le cadre de la relation de soins demande écoute, bienveillance, respect et tact.
La médecine fut une des premières à faire une place au tact. Dans le serment d’Hippocrate, il est mentionné sous la forme d’un devoir de discrétion. Mais en filigrane de la parole hippocratique, nous voyons se dessiner l’esquisse d’une vertu de tact par la suggestion d’une conduite, d’un sens de la retenue et d’une manière de se tenir. Aujourd’hui la vertu de tact est clairement énoncée dans les codes de déontologie des métiers du soin. Le tact renvoie à l’idée du geste adéquat, de la parole appropriée. Il est une conscience aiguë de ce qu’il convient de dire ou faire et de quelle manière. Il ne nous dit pas seulement « comment faire » mais « comment bien faire ». Il est une capacité à discerner, à s’ajuster. En médecine, le tact est nécessaire pour les soins du corps et pour les soins de l’âme. Il permet de pressentir le moment où nous pouvons engager notre parole. Il s’inscrit dans un moment opportun. « dans l’intérêt du malade et pour des raisons légitimes, un malade peut être tenu dans l’ignorance d’un diagnostic ou d’un pronostic graves » (9). Cette phrase extraite du code de déontologie médicale exprime de manière implicite le devoir de tact du médecin. Il ne s’agit pas de cautionner le mensonge, mais de savoir reconnaître au patient la possibilité ou non d’entendre une douloureuse vérité. C’est un acte d’altruisme pur, qui n’est guidé que par le désir de justesse dans la relation à l’autre. Il n’est possible que lorsque la confiance est à son paroxysme. Le soignant doit pouvoir se porter garant d’une parole empreinte de tact. Nous le savons, la maladie est source d’angoisse et de souffrances. Dans cette aventure de vie, le patient doit pouvoir être soutenu dans ses moments de faiblesse et accompagné quand la force de vie reprend de l’ampleur. Il doit pouvoir compter sur le respect et la bienveillance du corps médical. Pour cela, il est indispensable que chaque décision soit prise après une réflexion attentive, annoncée avec une respectueuse délicatesse au moment opportun.

Contemporain du kairos
Le tact met au jour un paradoxe de la conception du temps. S’agit-il d’agir de manière fulgurante, dans l’instant ou au contraire, de faire preuve d’un doigté progressif dans l’appréhension de la situation ou de l’autre ?  De par son intuitivité, la singularité qu’il exige et la justesse qu’il requiert, le tact ne peut pas s’inscrire dans le chronos. Il trouve sa temporalité en regard du kairos.
Dans la mythologie grecque, Kairos est le dieu de l’occasion opportune. Il est souvent représenté comme un jeune homme ayant une épaisse chevelure à l’avant d’une tête chauve à l’arrière. Il s’agit de le saisir par les cheveux lorsqu’il passe…toujours vite. Avant, il est trop tôt, après, il est trop tard. C’est une allégorie de l’occasion favorable. Il est le temps de l’individu et de la société, non celui de la nature qui se trouve chez Chronos. Dans l’Antiquité, il a été utilisé dans le domaine médical chez les disciples d’Hippocrate. Ces derniers décrivaient deux manières d’échouer dans le traitement d’une maladie : intervenir trop tôt ou trop tard, alors qu’il existe un moment opportun pour soigner. Aristote est venu ensuite ériger le kairos en catégorie centrale pour faire l’analyse des actions humaines en général et en médecine en particulier :« pour juger de l’opportunité, il y a […] en matière de maladie, la médecine ; et pour juger de la mesure, il y a en nutrition, la médecine et en matière d’efforts, l’éducation physique.» (10)
Cet instant fugace mais essentiel, est soumis au hasard des conditions mais lié à l’absolu. En effet, le kairos relève de la nature des choses, d’un sentiment, mais aussi du savoir comme la connaissance du médecin. Le kairos n’est rien sans le savoir qui permet de le reconnaître. Un homme non éclairé ne reconnait pas le kairos qui lui apparaît comme un événement parmi d’autres. Pour celui qui sait, il est ce qui lui révèle son propre savoir. L’art de saisir l’occasion n’est pas une science exacte. Cela réclame de la finesse, de l’intuition. Le médecin, en plus des éléments tangibles dont il dispose, des résultats scientifiques qui prouvent l’avancement de la maladie ou l’inefficacité d’un traitement, doit savoir mettre ses sens en éveil pour mieux voir, entendre, sentir le patient afin de lui annoncer au moment le plus juste sa décision. Le kairos nous apparaît être un élément constitutif du tact, pour ne pas dire essentiel.  

Conclusion
Le tact serait donc une intuition, s’entourant de délicatesse et de doigté. Il repose également sur la connaissance et s’inscrit dans le registre de l’intelligence. Celui qui fait preuve de tact se rapproche du phronimos, cet homme vertueux décrit par Aristote (11) qui possède le savoir et la maîtrise du kairos.
Certains l'accuseront d’être un moyen de légitimer le mensonge, d’être l’alibi d'un manque de courage du mot qui fait mal, que nous ne voulons pas dire ou entendre. Nous savons que nommer les choses les fait exister et qu’il est souvent difficile d’énoncer la parole qui plongera le patient dans la peur, l’angoisse et la tristesse. A partir de l’annonce d’une vérité douloureuse, nous soignants, avons conscience de matérialiser une fracture dans la vie du patient. Il y aura un avant et un après ce moment pour le patient et son entourage. Mais ne nous y trompons pas. Le tact prend justement toute sa valeur ici. Au sens où il s’utilise avec justesse et donc respect, conditions indiscutables à la confiance. Et c’est ce que nous attendons d’une relation de soins :  une confiance réciproque basée sur un respect mutuel.  Dans notre questionnement de départ, la dualité n’oppose pas l’obligation de dire la vérité à celle de proscrire le mensonge. La loi elle-même nous met face à des injonctions paradoxales : elle incite à la transparence mais permet de ne pas tout dévoiler. Notre réflexion porte sur cette nécessité de questionner l’éthique dans la difficile relation soignant-soigné, dans un parcours où certaines vérités doivent être dites. Comment s’assurer d’adopter la bonne posture ? Une juste mesure est à rechercher. Ce parcours est à inventer à chaque nouvelle relation soignant-soigné. Il se doit d’être singulier, unique, et nécessite un engagement sincère. Dans cette rencontre à deux, la confiance est le socle qui offrira une base et des appuis solides pour évoluer ensemble dans le respect de la relation qui lie le soignant au patient. Rien n’est acquis. Chaque nouvelle vérité est un nouveau moment de doute où le médecin doit engager sa réflexion et chercher le moyen le plus juste d’annoncer l’information au patient. C’est ici que le tact s’élève au rang de vertu.

 

Notes
(1) Constant B. / Kant E., Le droit de mentir, recueil, Clamecy, Mille et une nuits, 2003.
(2) Condillac E., Traité des sensations, 1754.
(3) Derrida J, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000.
(4) Van reeth A /Fiat E, La pudeur, Paris, Plon, p120, 2016.
(5) Aristote, Ethique à Nicomaque 1142 b 5 ; trad. Richard Bodéüs, Paris, Flammarion, 2004, p.323 et Aristote, Seconds Analytiques I 34 89b, trad. Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, 2005 p.237.
(6) Gadamer H-G, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, coll. L’ordre philosophique, §22,32, 1996, p.32.
(7) Bergson H., La politesse in Ecrits Philosophiques. Présentation F.Worms. Paris, PUF quadrige Les Grands Textes, 47-58, 2011.
(8) Heyd D., Tact: sense, sensibility and virtue. Inquiry, vol.38, n°3, pp.217-231, 1995 (cité in E. Prairat, « Reconsidérer le tact », Recherches & éducations, Juin 2017).
(9) Ordre National des Médecins, Code de déontologie médicale, figurant dans le Code de la Santé Publique sous les n° R.4127-1 à R.4127-112, édition février 2021.
(10) Aristote, Ethique à Nicomaque 1096 a 33-34 ; trad. Richard Bodéüs, Paris, Flammarion, 2004, p.61.
(11) Idem, concept philosophique employé par Aristote pour définir l’homme qui parvient toujours à percevoir où se situe le juste-milieu, cette médiété qui n’est pas la tiédeur mais qui consiste à trouver la juste mesure entre le vice par excès et le vice par défaut.

 

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news-4708 Thu, 02 Mar 2023 16:54:24 +0100 Un livre d'Elsa GODART https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-livre-delsa-godart De l’anonyme le plus discret au professeur le plus admiré, nombre d’entre nous cherche son quart d’heure de gloire. Ce penchant, exposé, exploité et nourri par la présence des médias et des réseaux sociaux dans notre quotidien devient un phénomène de société majeur. Quelle est l’origine de ce besoin de visibilité, de cette quête insatiable de notoriété, de cette soif inextinguible de reconnaissance ? Après quoi court ce monde qui tourne autour de la popularité ?
Pour répondre à ces questions, Elsa Godart en appelle à la philosophie. Elle sonde les caractéristiques typiques d’une époque exhibitionniste et développe l’idée selon laquelle cette quête de célébrité, et plus largement de « reconnaissance », cache le vide de nos vies, nos manques-à-être, nos absences, nos vacuités, nos disparitions, nos oublis et nos contresens. Mais plutôt que de chercher à exister à tout prix, ne serait-il pas temps de recommencer à vivre ?

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news-4707 Thu, 02 Mar 2023 16:45:09 +0100 Beauté du fragile : dernières nouvelles de Charles Gardou https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/beaute-du-fragile-dernieres-nouvelles-de-charles-gardou Beauté du fragile : dernières nouvelles de Charles Gardou


A propos de l’ouvrage de Charles Gardou : La fragilité de source, Ce qu’elle dit des affaires humaines, Toulouse, Erès, 2022.

Par Bertrand QUENTIN
Agrégé de philosophie,
Directeur du LIPHA (EA7373)
MCF HDR Université Gustave Eiffel

 

Article référencé comme suit :
Quentin, B. (2023) « Beauté du fragile : dernières nouvelles de Charles Gardou » in Ethique. La vie en question, mars 2023.

 

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

 

Nous avions quitté Charles Gardou en 2012 avec un petit livre blanc intitulé : La société inclusive, parlons-en !, chez érès. Il y déployait les fondements d’une « société inclusive » qui n’en resterait pas aux mots et terminait par un plaidoyer pour la « mosaïque d’étrangetés » qui forme l’humanité – le propos étant en lien fort avec la situation de handicap. « Une société inclusive est une société sans privilèges, sans exclusivités ni exclusions » (1).
C’est avec plaisir qu’après dix années, nous retrouvons Charles Gardou avec un nouveau livre agrémenté d’une couverture reprenant un tableau délicat de Monet : « La Pie ». Le livre s’intitule La fragilité de source. Ce qu’elle dit des affaires humaines, toujours chez érès.
D’emblée nous sommes cueillis par la gravité du propos, alliée à un ton différent : celui de la confession. Gardou a pris sa retraite universitaire récemment. Il est dans la situation de celui qui veut fermer les dossiers et le faire de la bonne façon. Mais ici on pourrait presque dire qu’il ouvre un dossier plutôt qu’il ne le ferme.

 

Onze courts chapitres vont se succéder. Le premier s’intitule « A la fête ou à la peine » - sorte de préambule qui nous fait part d’une vision, ou peut-être est-ce un souvenir réel ? Au milieu des passants concentrés sur leur réveillon à venir, l’Auteur aperçoit une jeune femme « aussi vacillante que la flamme d’une bougie exposée au vent ». Ce pourrait être une dite « SDF ». « Aujourd’hui, ils veulent tout voir, sauf cet être interlope. Ils la voudraient invisible. Elle est trop visible. Ce n’est pas une femme comme il faut. Avec son allure de pantin désarticulé, elle est indésirable en ce jour de fête, qu’elle aimerait neutraliser […] Elle est en trop ; elle le sait, sans parvenir à s’y accoutumer. Elle jette des coups d’œil affolés autour d’elle. Vers qui aller ? Elle ébauche un signe, en attente d’une main tendue. Echo sans résonnance. Seulement une collection de visages inconnus et indifférents. Chacun de son côté de la vie ; chacun son Noël, doux ou amer. A la fête ou à la peine » (10). Cette jeune femme peut être la métaphore de toutes les personnes vulnérables qui ne sont pas à la fête dans notre société insuffisamment inclusive.


L’ouvrage commence donc avec cette vision qui nous rappelle le goût de l’Auteur pour les écarts en prose poétique. Charles Gardou a toujours aimé ainsi nous délivrer de petits morceaux choisis, délicats au sein de textes qui pouvaient se vouloir théoriques. Cela va avec le projet de fond de cet ouvrage dédié avant tout à « Marie, ma fille, fragile cristal de neige ». Marie sa fille diagnostiquée avec un syndrome de Rett - fluctuation génétique qui paralyse le développement mental et moteur, comme une cinquantaine d’enfants chaque année en France. Marie, dont il n’avait pas parlé, durant toutes ces années où il œuvrait sur de nombreux fronts pour promouvoir la parole des personnes en situation de handicap. « Jamais jusqu’à ce jour, je n’avais pu envisager de rompre le pacte de discrétion, tacitement scellé, pour écrire le tourbillon de pensées qu’elle nourrit en moi » (14). Pourquoi en parler maintenant ? « si l’on n’apprend jamais tout à fait à être orfèvre de sa propre histoire, peut-on couper une vision de la condition humaine et de la société de son aventure existentielle ? » (14-15). « cet ouvrage-camaïeu […] conjugue ma posture de père et celle d’universitaire » (16). Il dira plus loin : « fait-on jamais le compte de ce que l’on doit aux vies délicates, discrètes, insaisissables ? » (44).
Ayant séjourné auprès des Marquisiens, Gardou a donné à cette fille le surnom de Tahia Hanau Puna Tai (« Celle qui naquit d’une source marine »). « ce corps-à-corps avec sa fragilité de source est en quelque sorte mon plan incliné pour dialoguer avec le monde, les autres et un au-delà de moi-même » (20).


L’ouvrage n’est certes pas qu’une ode romantique à une fille aimée. Il prend acte de la difficulté de vivre qui a été échue à Marie et c’est elle qui a fait de lui, selon le terme de Pessoa, un « intranquille ». Si le visage de Marie « apparaît curieusement sans âge, il garde des expressions d’enfant à la sensibilité à fleur de peau, sans le moindre écran entre elle et ce qui l’entoure. On la dirait vouée à ne jamais sortir d’une enfance qu’elle n’a pas eue. Aussi persistante que le lierre enserrant l’arbre qui le supporte, la maladie a pris en elle ses quartiers généraux. Elle poursuit son travail de sape et, sans faire de tri, elle s’empare de tout » (21-22). « Créature innocente, elle a commencé de guingois. Comme à bien d’autres, la naissance lui a dérobé le plus sacré : son droit d’enfance, son intégrité et son futur, avec leurs présages d’espérance et de liberté » (22). On le voit, l’ouvrage ne se complaît pas à dresser un portrait ripoliné de la vie avec handicap lourd. Marie « se débat avec [son corps] contrainte à accomplir d’épuisants efforts pour s’asseoir, se lever, se doucher, s’habiller, manger, effectuer un simple geste. Elle doit se mouvoir avec des précautions d’artificier. Elle marche d’un pas heurté, en zigzag, butant au passage. Parfois, tourne sur elle-même et perd l’aplomb. Elle cherche inlassablement la bonne posture pour ne pas rompre un équilibre aussi précaire que celui d’une chaise avec un pied défaillant » (24). « Sa vie est une histoire de chutes, de précaires redressements et de maux qui la harcèlent, sans être à même de les verbaliser » (24-25). Pas de romantisme déplacé ici, pas d’ode à la différence : « Curieux programme pour une vie au rabais, amputée de sa plus grande part. Où trouver des compensations quand, seuls, des restes affleurent ? » (28). « Il est une certitude, sa vie est âpre. Ce n’est pas une fiction : le réel n’y laisse pas place à de plus douces créations de l’imaginaire » (29).


L’Auteur relate la difficulté de parler du handicap à ceux qui en sont éloignés : « je n’aurai pas raison de ceux qui, n’osant pas se risquer sur le terrain du handicap, ferment leurs écoutilles, par déni ou simple refus de voir l’évidence. L’exercice leur apparaît trop corrosif. Il leur faut s’en protéger, maintenant et à tout prix » (30-31). Les humains sont ainsi faits : tant que l’expérience ne les touche pas dans leur chair, ils ont bien du mal à être perméables à ces vies dérangeantes. Gardou relate les bribes d’une conversation au seuil d’un restaurant :

« Regardez cette jeune femme là-bas ! On ignore ce qu’elle a vraiment mais on voit bien qu’elle n’est pas normale. Elle est venue plusieurs fois déjeuner ici et ce n’est pas la seule, depuis qu’un centre spécialisé s’est implanté chez nous. Que voulez-vous, cela ne rassure pas.
-Pourquoi vous inquiéter ainsi ? Vous n’avez aucune raison d’avoir peur et de vous sentir en danger.
-Je ne comprends pas qu’ils ne restent pas dans leur institut. Leur place n’est pas au restaurant. Et puis, je ne veux pas être prophète de malheur, mais ces personnes-là, vous savez, elles ne sont pas comme nous ! »
(35-36).

        Cet échange nous dit beaucoup des angoisses des gens - qui les rendent imbéciles - et qui sont les réels obstacles à une société plus inclusive. Ces gens qui, selon la jolie formule de l’Auteur, n’arrivent pas à admettre « notre part d’argile ». Par delà l’irréductible diversité des humains Gardou rappelle ce désir identique de vivre. « [les humains] sont tous « issus de la diversité », contrairement à l’expression consacrée qui fait accroire que seuls quelques-uns le seraient […] On préfère penser que nos semblables en situation de handicap constituent une confrérie d’êtres atypiques, qui auraient l’exclusivité de la différence » (52).
        Mais pour accéder au désir, encore faut-il pouvoir bénéficier de l’accueil de la société humaine qui, après notre naissance biologique, nous fait naître une seconde fois. « [les êtres humains] sont intronisés en existence par leurs semblables. Cette gestation par autrui et par la communauté n’est pas une indulgence mais une condition première » (55-56).
        Nous sommes tous dépendants les uns des autres, mais là où nous pouvons nous représenter alternativement comme créanciers et débiteurs, les personnes en situation de handicap massif se représentent essentiellement comme des personnes débitrices. « La vie des personnes avec un polyhandicap est particulièrement susceptible d’être aliénée et transformée en « vie nue », selon les termes de Walter Benjamin. Elle est exposée à des accompagnants, parfois tentés de vouloir régner parce qu’ils « donnent ». On n’apprend des Aborigènes qu’« un don n’est un don que lorsque vous donnez à quelqu’un ce qu’il désire. Ce n’est pas un don quand vous lui donnez ce que vous voulez qu’il ait. Un don est sans attache » » (64).

 

        Gardou rappelle le vécu de tout parent d’enfant handicapé. Les métaphores de navigation au grand large abondent alors : « On reçoit le verdict du handicap comme un paquet de mer au visage, sans être préparé au flot d’écueil qui s’annoncent » (64-65). Une carapace sociale devint de mise : « On fait bonne figure, on joue la comédie de la force. Plus ou moins bien. On simule sur la scène sociale, où l’on s’applique à improviser, souvent aux dépens de soi-même, une partition acceptable, malgré un cœur et un esprit à marée basse » (65). Une légèreté a définitivement disparu. Le bonheur ne sera plus là : « La souffrance d’un enfant est une amputation d’une partie de soi. Bon an mal an, on continue sans en guérir, porté par le courant. C’est en soi, diffus, tapi dans l’ombre. Deuil jamais accompli » (66). « Nul n’est prédisposé à cette sorte de noviciat sans fin. On mâchonne sans cesse une herbe au goût amer : on avait rêvé un enfant libre et le voilà captif. On doit renoncer aux bonheurs espérés : ce dont on avait rêvé pour lui ne sera pas. Il faut se contenter de petites clartés comme autant de parenthèses : un sourire esquissé au sortir d’un bain, un plaisir gourmand au cours d’un repas, quelques instants de bien-être sous les rayons de soleil. Ce n’est pas le bonheur, mais un peu de détente » (66-67)).
        La solitude au milieu des autres est alors de mise : « En dépit de quelques présences sporadiques, familiales, amicales ou associatives, et d’une secrète complicité avec ceux qui font partie de la même communauté de destin, on s’aperçoit très vite que l’on se retrouve seul […] Un barrage sépare les parents qui peuvent tout attendre pour leur enfant, des autres qui, eux, doivent se satisfaire des petits riens qu’ils peuvent espérer pour lui » (68). Les parents d’enfants handicapés n’attendent pourtant pas de grandes phrases de compassion qui - comme Nietzsche l’avait bien vu dans le Gai savoir - sont le plus souvent les plus creuses et les plus vaines : « Elle ne méritait pas ça », « vous êtes si courageux », « Il faut l’accepter ».  Gardou fait un sort à ce lieu commun compassionnel : « la différence est une chance ». Une chance, pour qui ? Pour elle qui la porte ou pour ceux qui en parlent avec des mots aussi vite effacés que quelques traits sur une ardoise » (69). Loin des discours bravaches de plateaux télévisés, « de cette expérience sidérante qui reconfigure le parcours d’une vie personnelle et familiale où elle fait irruption, on en sort transformé mais pas nécessairement fortifié » (69). En revanche « Les plus discrets se montrent souvent les plus solidaires et les plus disponibles à offrir, sans mièvrerie, une épaule où parfois s’appuyer. Parce qu’ils écoutent plus qu’ils ne parlent, ils évitent les paroles superflues ou blessantes. C’est le sceau du respect et de l’élégance. L’excès de recommandations est pire que l’excès de retenue » (68-69).

 

        Il y aura ici aussi un mot pour les aidants, pour les professionnels qui, sans toujours le savoir, infusent de la force aux parents en déshérence. Sa gratitude reste pudique mais il monte aussitôt au créneau quand se profile le thème politique de la désinstitutionalisation pensée comme suppression pure et simple des établissements destinés aux personnes handicapées. « Le mouvement de désinstitutionnalisation, couramment caricaturé, appelle à la nuance […] On ne saurait […] assimiler toute institution à […] [des] lieux aux pratiques déshumanisantes » (71).  Les politiques de nos jours sont prompts à se saisir de thématiques qui si elles sont judicieuses pour certains enfants ou adultes capables de davantage de participation peuvent aussi lâchement renvoyer le poids financier et psychique aux familles. « Il ne suffit pas de supprimer les institutions pour assurer leur pouvoir d’agir et leur liberté de s’autodéterminer. Un biais interprétatif amène à confondre dés-institutionnalisation et dés-institution […] Non les défaire pour les défaire, mais les désenkyster, par touches successives, déterminées, réfléchies. Non les fermer mais les ouvrir sur la Cité et à la Cité, au temps et à l’espace commun […] La pluralité des situations des personnes et de leurs familles nécessite la diversification des voies offertes » (72).

        Gardou revient une dernière fois sur le débat sémantique à propos du terme « inclusion ». L’ouvrage de 2012 avait surtout mis en avant « l’inclusion » contre « l’insertion ». Ici il reconnaît les problèmes sémantiques que pose le terme. Etymologiquement « l’inclusion » a été un terme de tératologie spécifiant la  présence d’un corps étranger dans un ensemble homogène auquel il n’appartient pas et susceptible d’altérer les propriétés de l’ensemble. Le vocable paraît alors soudain moins sympathique... Gardou en revient donc au fond pour ne pas être importuné par des arguties : « il s’agit moins de les y inclure [les êtres en situation de handicap], parce qu’ils seraient par nature exclus, que de ne pas les exproprier et les déshériter » (89). Et de remarquer d’une jolie formule qu’en rester aux grands mots est souvent un leurre mortifère : « [avec] la poussée de fièvre inclusionniste […] nombreux sont ceux « en inclusion » côté jardin et « en exclusion » côté cour » (89). « Combien d’enfants dits « en inclusion scolaire », ou d’adultes « en inclusion professionnelle », présents dans une école ou une entreprise, s’y sentent relégués et désaffiliés ! » (89). Et de conclure d’une nouvelle formule bien sonnée : « La voie étroite entre, d’un côté, le Charybde d’une mise à la marge et, de l’autre, le Scylla d’une mise au format » (90).
        Il termine l’ouvrage sur l’émouvant hommage à sa fille qu’il se sent rejoindre dans la réconciliation d’un silence infini. Il est « quelque part et partout avec elle » (120).

        On regrettera quelques incursions philosophiques un peu discutables. Pascal est accusé de limiter la dignité humaine à l’exercice de la pensée. Nous avons montré dans La Philosophie face au handicap (2) qu’une pure capacité intellectuelle était vaine pour le philosophe français si elle n’était pas au service de ceux qui souffrent davantage que soi. Pascal définit une gradation des valeurs de l’existence caractérisant trois ordres distincts : le corps, l’esprit et la charité. « La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité […]  Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est un ordre infiniment plus élevé » (3) Ce n’est donc pas dans l’intellectualisme, dans une œuvre purement théorique que Pascal voit l’accomplissement humain, mais dans une vie orientée vers autrui. Les associations qui luttent en faveur d’une meilleure intégration des personnes en situation de handicap réclament certes aujourd’hui une attitude légaliste plutôt que des gestes de charité. Tout est affaire d’époque. Ajoutons que Pascal ne pense pas la souffrance des autres simplement de l’extérieur. Il a connu dans sa propre chair la situation de handicap physique (maladie chronique) voire psychique et Charles Gardou le sait fort bien puisqu’il en a fait une description marquante dans son bel ouvrage : Pascal, Frida Kahlo et les autres (4).
        On regrettera encore cette citation approximative de Descartes : « L’Homme qui se veut maître et possesseur de la nature, selon la thèse cartésienne » (39-40). Nous rappelons l’importance du « comme » chez Descartes, puisque la thèse cartésienne développée en son entier est qu’« il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et […] au lieu de cette philosophie spéculative, […] on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux […] nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (5). Le « comme » signifiant bien que l’homme n’est pas « maître et possesseur de la nature » puisque seul Dieu l’est. Nous sommes les jardiniers de la nature et nous en serons comptables à la fin. Il est dommage que Descartes serve ainsi de « tête de Turc » philosophique à tous les environnementalistes bruyants – qui sont pourtant certainement satisfaits que nous puissions faire des moulins à eaux et des moulins à vent pour moudre la farine. Mais nous nous égarons… Charles Gardou ne fait bien entendu pas partie de ces pseudos-intellectuels sectaires.
        On regrettera également quelques lieux communs ou des facilités qui semblent bien naïves lorsqu’il nous parle « des répressions militaires contre la liberté des peuples, des innocents entre les mains de bourreaux, des actes racistes ». La « diversité étouffée par les normes », « les possessions superflues qui devraient être justement redistribuées ». Ici c’est l’individualisme qui est l’origine du mal, là la hiérarchie. A un autre moment encore est regretté le temps ancien où le patriarche dirigeait la famille - sans bien voir que cela avait aussi ses faces déplorables.
        
        Qu’importe ! On pardonnera volontiers à Charles Gardou ces petites faiblesses pour souligner la richesse de ce livre qui fourmille d’anecdotes et de citations fortes : Anton Tchékhov, le chef indien Seattle, Martin Seligman et son « impuissance apprise » (« learned helplessness ») etc. Ce livre est rempli de formules élégantes marchant à pas d’oiseau pour ne pas redoubler la brutalité de la réalité qu’il nous évoque. Si le fond théorique n’est pas ici original, Gardou a sa manière à lui de le métaboliser à travers une langue, on l’a dit, poétique.
        Charles Gardou est un grand Monsieur du monde du handicap. Quelqu’un qui a eu une importance fondamentale en France en faveur de l’universitarisation de ces thèmes. Nous invitons le lecteur à le rejoindre, ainsi que sa fille Marie, avec ce petit livre délicat.


Références :

(1)    Cf : notre article de l’époque : « Si tous n’entrent pas dans la Cité, je reste dehors » in Ethique. La vie en question, avril 2013.
(2)    Quentin B., La Philosophie face au handicap, Toulouse, érès, 2013 (réédition 2017).
(3)    Pascal, Les Pensées [1662], Paris, gallimard, La Pléiade, 1954, p.1342 (Br.793).
(4)    Gardou C., Pascal, Frida Kahlo et les autres, Toulouse, érès, 2009.
(5)    Descartes, Discours de la méthode, Partie VI, AT VI : 61-62 ; I p.634.

 

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news-4657 Wed, 01 Feb 2023 19:33:21 +0100 Un livre publié par Clément Bosqué https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-livre-publie-par-clement-bosque  

L'art de diriger, contre toutes attentes. Essai sur le management en secteur social et medico-social

Depuis Platon, les philosophes s’interrogent sur la meilleure manière de diriger les activités humaines, et cherchent à définir la « vertu » de celui qui exerce l’art de gouverner. Recherche d’un « bien » transcendant, et conséquentialisme immanent, se disputent le terrain.
À ces diverses attentes (dont nous aurons à détailler les objets), le directeur est, a priori, en situation de répondre. N’est-il pas le « responsable ? » Il peut ne pas répondre du tout. Il peut répondre » à côté ». Il peut faire attendre, c’est-à-dire faire durer l’attente. Toutefois, comme on le verra, il ne s’agit jamais simplement de répondre, ou de ne pas répondre, à ce qui est attendu du directeur ; il ne s’agit pas de « donner » ou ne pas donner cette chose qui est attendue. Plus profondément, nous espérons montrer qu’il y va d’un jeu entre des attentes, exprimées plus ou moins intensément, et des réponses plus ou moins satisfaisantes. En musique, l’accord de quinte attend, irrésistiblement, la résolution sur la fondamentale. Il y a, dans l’attente, de la tension.
La direction d’établissement de soin, dans le champ hospitalier, du « care » est, toujours et partout, « attendue au tournant ».

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news-4656 Wed, 01 Feb 2023 18:40:19 +0100 L’accompagnement des adultes en situation de handicap mental - au risque d’une protection abusive https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/laccompagnement-des-adultes-en-situation-de-handicap-mental-au-risque-dune-protection-abusive Par Olivier CARRÉ


Olivier Carré a été éducateur, chef de service éducatif et directeur de différents établissements dans le secteur du handicap. Ces dernières années, pour le compte d’une fondation, il a accompagné, dans un rôle de conseil des directeurs dans l’exercice de leur fonction. Il intervient, également, comme formateur auprès de travailleurs sociaux.

Article référencé comme suit :
Carré, O. (2023) « L’accompagnement des adultes en situation de handicap mental – au risque d’une protection abusive » in Ethique. La vie en question, février 2023.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

"L’accompagnement des adultes en situation de handicap mental - au risque d’une protection abusive"

 

 

Préliminaire : La manière de répondre à une demande dans un foyer de vie pour personnes en situation de handicap mental

Quatre adultes en situation de handicap mental, deux hommes et deux femmes, résidents d’un foyer de vie ont demandé un entretien au directeur. En amont de ce rendez-vous, ils se sont préparés et ils savent précisément ce qu’ils vont demander. Ils sont accompagnés par deux éducateurs qui connaissent parfaitement le but de cet entretien et qui soutiennent activement les résidents dans leur démarche. L’exposé a été rapide : Jacques, qui était chargé de formuler la demande, s’est embrouillé dans ses explications et les autres résidents n’ont pas réussi à l’aider véritablement. C’est donc Bruno, l’un des deux éducateurs, qui a explicité les propos de Jacques : les quatre résidents souhaitaient aller en boîte de nuit un samedi soir et les deux éducateurs présents étaient prêts à les accompagner dans le cadre de leur fonction. Le directeur a trouvé que c’était une bonne idée, mais qu’il en avait une, meilleure, à leur proposer : il allait se charger de louer une boîte de nuit sur une journée et ainsi l’ensemble des résidents de l’établissement pourrait en profiter. Ils auraient même la possibilité d’inviter d’autres résidents d’autres institutions. Ce serait beaucoup mieux ainsi. Le petit groupe, résidents et professionnels, a acquiescé. Quelques semaines après, une boîte de nuit avait ouvert ses portes, un après-midi. Rien n’avait été modifié à l’intérieur du dancing, seuls les verres, pour boire les jus de fruits amenés par l’établissement, avaient été remplacés par des timbales en plastique jugées moins dangereuses pour les résidents. Une soixantaine de personnes handicapées avaient bénéficié de cette journée festive, qui depuis est reconduite chaque année.  


Première proposition du concept d’« empêchement » :

A la lecture de la vignette clinique ci-dessus, le lecteur pourrait être en droit de s’interroger sur la véracité de cette dernière. L’auteur ne serait-il pas tombé dans la caricature, dans l’exagération, pour muscler son propos ? Pour nous, il n’en n’est rien, car si nous avons décidé de retenir cette situation réelle c’est qu’elle nous semble être, trop souvent, à l’image d’une réalité que nous connaissons très bien. En effet, dans les couloirs de certains établissements médico-sociaux, nous avons souvent eu le sentiment d’être dans un autre univers, à l’orée de la vie des « ordinaires ». Nous percevions, alors, les personnes handicapées, comme faisant partie intégrante d’un peuple caché, perçu comme des enfançons malhabiles introduits dans des corps de femmes et d’hommes. Parfois, nous les avons entendus murmurer quand ils étaient pris dans des pièges, par l’une de leurs pattes ; ils étaient entravés, empêchés dans leur marche en avant pour vivre socialement de façon ordinaire, car la perception de leur handicap, par leur monde environnant, ne leur permettaient pas de continuer à avancer vers le monde des « normaux ». C’est pour cette raison, que nous proposons de les nommer les « empêchés ». Nous rappelons que le verbe « empêcher » est issu du bas latin Impédicare « prendre au piège, entraver » dérivé de Pedica « piège pour prendre des animaux par la patte ».
Il est important d’indiquer que les pièges susnommés sont d’un alliage étonnant constitué, en grande partie, d’une protection à outrance, les empêchant d’accéder à des libertés essentielles. Enfin il est aussi important d’indiquer que par le passé nous avons été aussi un poseur de piège.
    Mais alors, que faut-il faire pour dépasser le stade du constat, au risque de la désespérance ?  Il nous semble qu’il faut, dans un premier temps, se poser une question simple : pourquoi peut-on être témoin d’une telle situation encore aujourd’hui ? Pour ce faire, allons voir si l’Histoire et le comportement des personnes avec handicap mental, peuvent nous donner des clés de compréhension, quant à leur situation sociale actuelle.  

 

Le poids de l’Histoire et du handicap mental

Quand nous plongeons dans le passé, nous pouvons nous apercevoir que la conception moderne du handicap (défini, catégorisé, évalué, …) ne correspond pas à celle ancienne où était mêlée une multitude de situations (fous, déficients, malades, infirmes, asociaux, …). Ainsi, cet ensemble hétéroclite subira pendant longtemps le même sort et ce n’est que par l’intervention de quelques penseurs, médecins, hommes de pouvoir, que des distinctions vont se réaliser (lentement).  Nous pouvons voir également, en filigrane de l’Histoire, que le positionnement à l’égard des personnes handicapées oscillait, entre la protection de ces dernières et la protection de la société. Bien souvent, force est de constater que c’est la communauté des gens ordinaire qui primait. Qu’en est-il aujourd’hui ?  Nous pouvons affirmer que la volonté de la société à l’égard de ces personnes est de les protéger et de les rendre libre autant que possible. Les textes de lois, les moyens mis en œuvre suffisent à en témoigner. Mais la société cherche-t-elle malgré tout à se protéger de cette frange de la population ? Rien d’explicite, au travers des textes de lois et des volontés politiques, ne va dans ce sens. Pour autant, si le lien avec le passé est ténu, il reste néanmoins véritable et, nous semble-t-il, perceptible dans certains aspects. Leur mise à l’écart dans des établissements, loin de la vie de la cité, reste bien trop souvent d’actualité et nous semble être une certaine réminiscence du passé asilaire.
   Mais les personnes en situation de handicap mental ne sont-elles pas responsables de leur situation ? Pour essayer de répondre à cette question, nous allons essayer de comprendre leur fonctionnement cognitif. Ainsi, on considère globalement que la personne utilise des traitements de l’information limités, en lien avec un déficit de l’attention sélective (les bonnes informations ne sont pas retenues), un déficit de la mémoire, un manque de stratégie cognitive. Les bases de connaissances sont pauvres et mal organisées. Par ailleurs, l’expérience de l’échec étant, de fait, fréquente, certaines difficultés non cognitives s’associent à la déficience intellectuelle : une faible motivation, une certitude anticipée de l’échec, une faiblesse du degré d’exigence, un système d’attribution des échecs inadapté (s’attribuer un échec qui est dû à l’environnement), une absence de scénario de vie. De plus, on trouve très régulièrement chez la personne déficiente intellectuelle une absence de désir qui se traduit bien souvent par l’appropriation des désirs des autres. L’émergence d’un désir propre à la personne en situation de handicap mental constitue souvent une difficulté pour nombre de professionnels. Pour la personne déficiente, le sentiment plus ou moins conscient d’être différent, les pousse parfois dans une hyper adaptation bien souvent vouée à l’échec. L’ensemble de ce qui précède, nous démontre bien que la qualité du soutien apporté à l’égard du sujet déficient est primordiale et que le handicap mental peut rendre difficile l’intégration sociale des personnes qui en sont porteuses. On voit aussi à cette occasion que ces personnes ont besoin d’être protégées au risque d’une mise en danger évidente. Par ailleurs, au regard de ce qui précède, elles ne peuvent pas être responsables de leur position sociale dégradée qui est inhérente à une déficience intellectuelle que l’on nomme handicap dans notre société ; une communauté d’hommes qui prône la rapidité, la performance, la réussite. Mais alors, quelle est leur place véritable ?

 

La liminalité

Dans les sociétés traditionnelles, quand un enfant doit acquérir le statut d’adulte, il entre pendant un temps déterminé dans une phase liminale où détaché de l’état de l’enfance, par un rite, il subit une préparation à la vie d’adulte. Avant de naître à une sorte de nouvelle vie, il subit une mort sociale temporaire qui autorise cette mutation. Une fois cette phase terminée, il entre dans le statut d’adulte, grâce à de nouveaux rites de passage. Selon Robert Murphy, anthropologue et handicapé, qui a développé ce concept par rapport aux personnes handicapées, celles-ci sont dans une situation intermédiaire entre deux statuts de validé. On dit, alors, que les sujets sont dans un état liminal dans la mesure où ils sont « sur le seuil » de la société. Selon Robert Murphy : « les handicapés à long terme ne sont ni malades ni en bonne santé, ni morts ni pleinement vivants, ni en dehors de la société ni tout à fait à l’intérieur (1). »
   Si ce concept de liminalité, nous semble bien être en lien étroit avec la situation clinique que nous avons décrite, il nous faut poursuivre notre réflexion avec les rites de maintien décrit par Paul Fustier (2). Ces rites n’ont pas pour objet de produire une transformation de l’identité des participants, ils visent au contraire à montrer que rien ne bouge, que le présent coïncide avec le passé. Notre situation clinique nous semble être le parfait exemple d’un rite de maintien. Alors que le fait d’aller en boîte de nuit pour la première fois peut, dans une vie ordinaire, être vécu comme un rite de passage vers la vie d’adulte, dans cette situation il n’en n’est rien. En effet, à cette occasion nous ne sommes pas dans une dynamique de l’ordre d’un rite de passage, car ce qui est visé par cette « sortie boîte de nuit » n’est pas un retour dans le milieu d’origine avec un statut nouveau (celui d’adulte par exemple), mais à une action qui permet de maintenir une situation en l’état. Les personnes concernées vivent alors une expérience de ségrégation qui accentue les caractéristiques de leur handicap et les maintient dans cette situation de liminalité. A la manière de Paul Fustier, nous pourrions dire qu’un groupe d’adultes en situation de handicap mental pour lequel on organise une vie collective qui se situe dans « l’entre-soi » vit une expérience d’exclusion qui rend impossible un changement de position ou d’identité et est victime, par là-même, d’une forme d’injustice sociale.    

 

Le concept de capabilité

Aussi, afin de promouvoir la justice et éliminer, par là-même l’injustice touchant les adultes handicapés mentaux, il nous semble intéressant de nous appuyer sur le concept de capabilité de l’économiste Amartya Sen (3) ; les analyses de ce dernier s’inscrivent dans les perspectives théoriques de John Rawls (4) même si son modèle veut s’en démarquer. Selon ce concept de capabilité, le bien-être d’une personne ne peut être évalué en fonction de son utilité ou des ressources dont elle dispose mais au regard de sa liberté effective à accomplir son projet de vie. Selon A. Sen, la véritable égalité à chercher, et par là-même la vraie justice à atteindre, est celle des capabilités. La valeur de ces dernières est le degré selon lequel l’individu peut choisir la forme de sa vie. La liberté effective des individus fait ainsi partie des responsabilités sociales d’une société à l’égard de ses membres. Le rôle de chacun des acteurs entourant les personnes en situation de handicap mental est ainsi à réinterroger.

Il faut demander aux personnes handicapées comment penser leur accompagnement.    
Il faut mettre en exergue la nécessité de ne jamais « oublier la personne en situation de handicap mental ». En effet sans volonté malveillante, bon nombre de personnes de son environnement peuvent ne s’arrêter qu’aux apparences d’une personne handicapée, qui dans une volonté d’être « aimée », va épouser les désirs des autres, quitte à gommer les siens et à les laisser pour mort-nés ; l’exemple de la vignette clinique semble aller dans ce sens. Mais cette forme d’hyper-adaptation n’est-elle pas une nouvelle forme d’« empathie égocentrée (5) » ? Ce concept, développé par Bertrand Quentin, indique que les personnes valides qui essaient de se mettre à la place des personnes handicapées le font, bien souvent, « en conservant les réflexes de la personne valide » ; c’est une empathie faite de projection illusoire qui ne traduit pas les souhaits, les désirs, de la personne handicapée mais ceux de la personne qui exerce cette forme d’empathie.
   De façon surprenante, Alexandre Jollien, qui a vécu dix-sept dans une institution pour personnes handicapées moteur cérébral, nous montre à voir que le problème de l’empathie égocentrée n'est pas l’apanage de la personne valide : « Mon histoire m’a sensibilisé à certains mots trompeurs. Souvent, je procède par raccourcis ou analogies, je projette, je déforme, je me mets à la place de l’autre. Le danger est évident : attribuer aux autres les caractéristiques de mon mental (6). » En tout état de cause, les mêmes maux provoquent les mêmes effets : l’incapacité de comprendre véritablement « l’autre » ; « l’empathie égocentrée partagée » peut fausser notre compréhension de la personne handicapée, qui en voulant se mettre « à notre place » nous brouille les pistes qui nous permettraient de mieux la comprendre. Pour faire face à cette difficulté, il faut alors être tout ouïe afin de percevoir, dans les propos énoncés, les subtilités qui doivent nous permettre d’atteindre l’essence même du sujet et, par là-même, ses véritables désirs. Mais, s’il est essentiel de prendre en compte les paroles des personnes avec un handicap mental, comment faire avec celles qui ne peuvent pas s’exprimer oralement ?   
   En tout premier lieu, il nous semble important d’enfoncer une porte ouverte au sujet des personnes qui ne s’expriment pas oralement : ce n’est pas parce qu’elles ne parlent pas qu’elles n’ont rien à dire ! Aussi, peu importe la gravité du handicap, il faut absolument se demander de quelle manière on peut accéder à l’humanité de la personne qui ne parle pas afin de l’autoriser à faire des choix, si petits soient-ils, qui lui permettent de satisfaire à des souhaits, de répondre à des désirs. En la matière, il faut être inventif, ne jamais se résigner à l’avance.   Aussi, il nous faut évoquer la maïeutique. Cette méthode qui désigne l’art de la sage-femme ; l’histoire veut que la mère de Socrate fût accoucheuse et que le philosophe, par analogie, se veuille, quant à lui, l’accoucheur des âmes. Ainsi, Socrate aide ses interlocuteurs à accoucher de la vérité qu’ils portent en eux. Il ne vise pas à imposer un discours mais cherche à développer chez chacun l’autonomie intellectuelle qui mène à la vérité.
   Bien évidemment, la méthode de la maïeutique doit être prise avec précaution car les fragilités cognitives des personnes concernées pourraient rendre difficile la démarche. Néanmoins, faire confiance à la personne, agir avec humilité, écouter avec attention, nous semblent être les préalables d’un bon accompagnement. L’accompagnement, « d’inspiration maïeutique », mis en œuvre ainsi, ne pourrait-il pas être à l’origine de l’accouchement des désirs des personnes handicapées ? On ne parlerait plus alors des désirs morts/nés mais des désirs pleinement vivants, pleinement exprimés. Dans ce registre, la famille a un rôle essentiel ; sa qualité d’écoute, en raison de son expertise, est fondamentale pour la bonne qualité de vie de leurs enfants.   Mais les familles, ne peuvent-elles pas, pour certaines, les empêcher de faire de véritables choix de vie ?

 

Il est nécessaire d’aider les familles

Il n’est pas question de généraliser des propos qui seraient injustes. Pour autant, l’influence de la famille n’est pas toujours positive, et peut amener, parfois, des conséquences graves. Pour expliciter notre propos, nous allons évoquer des mesures de protection exercées par les parents à propos du sujet, épineux, de l’argent laissé à disposition des personnes handicapées. Il est important de noter que la loi n° 2007, du 5 mars 2007, qui régit les mesures de protection des majeurs protégés, a inscrit un principe de priorité familiale dans l’exercice des mesures de protection.   
   Dans les établissements, la majorité des usagers bénéficie d’une protection juridique exercée par leur famille. Dans le meilleur des cas, le tuteur familial apparaît comme un véritable « ange gardien » donnant les moyens de réaliser des projets, de vivre sa vie d’adulte, à l’aide de son argent. Dans le pire des cas, l’ange gardien se transforme en gardien de prison, lui empêchant toute manipulation d’argent significative, rationnant tout pour constituer une épargne qui fait fi des choix de la personne protégée. Dans l’exercice d’une protection juridique les risques de maintien en situation de dépendance sont possibles, particulièrement au travers de la gestion de l’argent. La complexité de cette tâche mérite donc réflexion et aide de la part de tous les partenaires. Ainsi pour les tuteurs familiaux, les professionnels des établissements peuvent être des partenaires essentiels. Grâce à un dialogue constant entre la personne   protégée, le membre de la famille, exerçant la mesure de protection, les professionnels, il est possible d’adapter les mesures et leur application à l’évolution de la personne. Le concept d’équité d’Aristote (8) prend alors toute sa place et sa pertinence. Ce concept qui autorise une justice en action et qui permet d’ajuster la loi sans pour autant s’en écarter, mais en étant plus juste à l’égard des personnes concernées.     
   Mais ce travail avec les familles fait échos à un certain nombre d’autres concepts développés par Aristote. Par exemple, pour ce dernier ce qui distingue la décision, des autres actes lui ressemblant, c’est qu’elle est obligatoirement précédée de la délibération. Cette délibération qui est essentielle, pour décider juste, et qui doit permettre de trouver les « bons mots » à prononcer aux parents pour le bénéfice de la personne accompagnée.  Mais le moment pour rencontrer la famille ne le sera pas moins. Le kairos ; « le bien du point de vue du temps », a alors toute sa place, car le moment opportun pour la rencontre est essentiel. Mais ce travail ne pourra se faire qu’à l’aide d’une vertu incontournable : le courage. En effet cette vertu, définie par Aristote comme la juste mesure, se situant entre la lâcheté et la témérité, pourra être l’élément qui ne fera pas fléchir au détriment de la personne handicapée. Si ce travail fait échos à la pensée d’Aristote, il peut être en lien également avec celles de Socrate et Platon. En effet, la dialectique socratique pourrait être l’outil de prédilection pour travailler avec les familles. En effet, cet art du dialogue qui permet d’établir, en commun, une vérité partagée nous semble être d’une grande pertinence pour l’intérêt de l’usager. Nous venons de traiter de l’aide aux familles, allons voir maintenant du côté des professionnels qui, eux aussi, doivent trouver une juste posture qui autorise les personnes handicapées à énoncer leurs réels désirs et à faire des choix véritables.     

 

De la distance professionnelle à la juste proximité

Quelle posture doivent adopter les professionnels ? Cette question est récurrente et vaste. Ainsi dans les centres de formation pour tenter d’y répondre, on enseigne aux futurs professionnels d’adopter une distance professionnelle, une bonne distance ; il faut traduire ces deux expressions par distance suffisante pour ne pas mettre en péril le professionnel et la personne en situation de handicap. Il est vrai qu’une certaine distance est nécessaire afin que le professionnel puisse conserver sa sphère privée et que la personne en situation de handicap ne se perde pas dans un imbroglio affectif inhérent à une confusion de sentiments. Pour autant, il nous semble que la bonne distance n’existe pas. Pour nous, il n’existe que la juste proximité celle qui permet de dépasser le stade des professionnels/techniciens pour atteindre la relation d’homme à homme ; peu importe que l’un soit valide, et professionnel, et l’autre handicapé, et usager.  Cette position de proximité ne met pas en cause la place de chacun. Bien évidemment, la juste proximité nécessite d’adopter une distance nécessaire, mais celle-ci est d’équilibre fragile et délicat car issue directement du magma humain où elle prend sa source. Cette pratique n’a rien de naturelle, elle est nécessairement construite au fil de l’expérience professionnelle. Celle-ci doit permettre de faire grandir l’autre grâce à une écoute véritablement attentive, une proximité bienveillante, qui est nécessairement teintée d’une forme d’amour. En effet, nous sommes persuadé qu’il faut aller au-delà du respect, qui permet de prendre en considération l’autre, mais avec distance et avec nécessairement une certaine froideur, et tendre vers le verbe aimer, qui autorise une forme de chaleur propice à l’épanouissement. Pour poursuivre notre réflexion sur le sujet, il nous faut nous appuyer sur le grec pour dire l’amour car le français est bien trop étroit pour être précis. Donc en grec, il y trois mots pour dire aimer : Eros, Philia et Agapé. Le premier a été traduit par désir, le second par amitié et, enfin, le troisième par charité. Pour le secteur du médico-social, nous pourrions penser que Agapé, qui est traduit par charité, est celui qui convient le mieux. Il est vrai que la charité est la francisation du latin caritas, tatis, dérivé de l’adjectif carus, à la fois « cherté, prix élevé » et figurément « tendresse, amour, affection » ; L’Agapé serait : « ce qui fait le ferment de la communauté des hommes (8). » De plus Eros, propriété de l’amant et de l’être aimé, ne pourrait être usité, afin de décrire une relation entre une personne handicapée et un professionnel. Mais qu’en n’est-il de la Philia ? De l’amitié dans cette relation entre professionnels et personnes handicapées ? Aristote, pour penser la Philia, dit qu’un homme libre peut avoir un esclave pour ami « dans la mesure où il est un homme ». Aussi si nous suivons la pensée d’Aristote et que l’amitié lie les hommes, la Philia peut concerner cette relation particulière de personne handicapée à professionnel ; le professionnel et la personne en situation de handicap ne sont-ils pas des hommes ? La Philia n’étant pas l’Eros, la morale n’est pas en jeu, les lois ne sont pas piétinées. Alors les propos d’Alexandre Jollien, qui essaie de définir les éducateurs qui l’ont aidé véritablement, sonnent étrangement : « Ils nous aimaient. Ils avaient confiance en nous, en nos possibilités (9). » Aussi, pour nous, l’accompagnement peut être empreint d’une forme d’amitié qui doit participer à la reconnaissance de la condition humaine des personnes en situation de handicap.

 

Aider les directeurs à être courageux et à pratiquer la phronesis

Les directeurs sont amenés à prendre une multitude de décisions. Ces dernières ne sont pas nécessairement philosophiques et éthiques. Pour autant, aux détours de décisions liées à des sujets qui semblent a priori anodins, comme la logistique, les ressources humaines, les aspects budgétaires, des questions éthiques apparaissent au directeur. Dans ces situations, il est dur de décider de façon éthique et, par là-même de façon courageuse. Quand le courage est absent, les décisions justes sont également absentes ; ou alors si elles le sont, c’est par pure inadvertance. Pour autant, dans le courage on trouve de la peur. Mais c’est d’une peur raisonnable dont il s’agit, de celle qui permet, par exemple, de décider, en conséquence, au bon moment. Par ailleurs, il faut : « Pratiquer le courage sans excès, mais avec endurance (10). » Le directeur doit donc être un coureur de fond qui maîtrise son énergie, fait face à sa fatigue, dépasse « le coup de pompe » des matins grisâtres où des lambeaux de brume empêchent les doux rayons du soleil de venir réchauffer les corps et les cœurs. Bien évidemment, la fonction de directeur nécessite du courage, mais l’homme qui incarne la fonction n’est fait que de chair et de sang. Il faut donc l’aider à être courageux. Les proches collaborateurs, les directeurs généraux, les présidents d’associations, doivent le soutenir en diminuant cette pression liée aux risques inhérents à la vie humaine. Et de la vie humaine, il y en a à ras bord dans les établissements, de celle qui donne sens à nombre de métiers, y compris celui de directeur. C’est cette humanité qui doit permettre à celui qui a perdu le fil de son courage de le retrouver pour tisser sur son métier une toge chaude aux couleurs tendres pour faire face aux moments de turpitude ; le directeur a le droit à un moment de manquer de courage, à la condition de se ressaisir dès qu’il en aura la possibilité.
   Si le courage est essentiel dans l’exercice de la fonction de directeur, il doit être traité à l’aide de la sagesse pratique, « la phronesis », qui est une habilité orientée vers le bien.  Aristote définit la phronesis comme une vertu intellectuelle de l’action (de la praxis) : « un état vrai, accompagné de raison, qui porte à l’action quand sont en jeu les choses bonnes ou mauvaises pour l’homme (11). » Ce qui est le propre de l’homme sagace (le phronimos) que le philosophe définit de la façon suivante : « Il semble que le propre de l’homme sagace soit la capacité de parfaitement délibérer quand est en jeu ce qui est bon pour lui et utile, si l’enjeu […] est de trancher […] la question générale de savoir ce qui permet de vivre bien (12). » L’homme sagace, l’homme de la tempérance, est celui qui indique, au travers de la vertu, la voie pour atteindre le bonheur et peut définir ce qui est sain et bon pour les hommes. Au regard des propos d’Aristote, il apparait évident que la sagacité est la vertu du chef. En effet, il n’y a pas besoin de sagacité pour être un bon citoyen, mais pour être capable de commander le bien, elle est incontournable, essentielle. Si nous revenons à notre vignette clinique, il nous semble que ce qui manque dans la décision du directeur c’est la sagacité ; la capacité de parfaitement délibérer pour tendre vers le « bien vivre » des personnes concernées par la demande de sortie en boîte de nuit. En amenant la sagacité dans la lumière de ce qui fait le secteur du médico-social aujourd’hui, nous pourrions dire que c’est du « savoir-faire » et du « savoir-être » au bénéfice de la liberté des personnes handicapées.  

 

Lutter contre la liminalité

Nous souhaitons maintenant nous arrêter sur le sujet des actions qui peuvent contribuer à lutter contre la liminalité. Pour ce faire, nous allons à nouveau nous appuyer sur notre vignette de départ ou tout du moins sur son contraire. Ainsi, l’histoire commence de la même façon (une demande pour une sortie en boîte de nuit) dans la même période, dans un établissement de même facture, mais ne se termine pas de la même manière. En effet, cette demande sera acceptée, avec à la clé une organisation adéquate : quatre personnes handicapées avec deux éducateurs (avec horaires de travail aménagés) susceptibles d’être relayés par des cadres d’astreinte. Cette sortie se passera bien (d’autres auront lieu) et aura, un temps donné, permis à des personnes handicapées de sortir de cette forme de liminalité présentée auparavant. Pour preuve cette résidente, qui ne présentait aucun trait physique de son handicap, qui se fera « draguer » lors de cette soirée par un homme des plus ordinaires.
   A la lecture des propos précédents, certains pourraient nous rétorquer que nous ne sommes pas très ambitieux, que ce n’est pas d’actions inclusives que les personnes handicapées ont besoin mais d’une société susceptible de leur faire une place à part entière. Mais on ne décide pas d’une telle société. On peut l’espérer, la souhaiter, au mieux on peut contribuer à ce qu’elle le devienne, à petits pas. L’exemple que nous venons de donner est de cette veine-là. Il faut pour cela piétiner l’indolence, qui bien souvent est inhérente au secteur du handicap qui reste dans l’entre-soi. Il faut faire bouger les lignes du monde ordinaire. Nous avons bien conscience que nos propos pourraient être accusés de simple militantisme. Ce n’est pas le cas. On peut juste nous reprocher le militantisme de l’émotion vécue et d’une humanité de terrain.

 

En guise de conclusion

Nous l’avons affirmé : à trop vouloir protéger les personnes handicapées on risque de les empêcher d’accéder à des libertés essentielles. Pour autant, le vrai sujet est le juste équilibre à trouver entre leur protection, à l’aune de leur handicap, et leur liberté à choisir leur vie. Ce juste équilibre, cette juste mesure si chère à Aristote, nous semble possible à la condition que les radars des questionnements éthiques soient d’une grande efficacité, capables de percevoir les éléments de vie de l’ordre de l’infiniment petit, des presque riens, de ceux qui sont amenés à destituer ces personnes de leur condition humaine. Ces gens bancals du dehors, bancals du dedans, qui dans leur apparente faiblesse, nous ont donné tellement de leçons de force que le souvenir de leur présence à nos côtés est semblable à un chemin dans la nuit éclairée par une multitude de falots aux lumières vacillantes mais doucereuses. Des flammes qui peuvent éclairer, mais qui peuvent aussi réchauffer l’homme errant pour peu qu’il veuille bien s’en approcher, en douceur pour ne pas risquer de les étouffer.  

 

Notes

(1)     R. Murphy (1987), Vivre à corps perdu, Paris, Plon, 1993, p. 184.

(2)     P. Fustier, Le lien d’accompagnement, Entre don et contrat salarial, Paris, Dunod, 2000, p. 200.

(3)  Sen. A., (2009), L’idée de justice, Paris, Flamarion, 2010 ; Sen. A., (1992), Repenser l’inégalité, Paris, Seuil, 2000.

(4)     Rawls. J., (1987), Théorie de la justice, Paris, Point, 2009.

(5)     Quentin. B., (2013), La philosophie face au handicap, érès, 2018.

(6)     A. Jollien (2002), Le métier d’homme, Paris, Seuil, 2013, p. 70/71.

(7)    Aristote, (2004). Éthique à Nicomaque, Livre V, trad. R. Bodéüs. Paris, France : Flammarion.

(8)    C. Fleury, La fin du courage, Paris, Fayard, 2010, p. 78.

(9)    A. Jollien., op. cit., p.61.

(10) C. Fleury, op, cit., p.18.

(11) Aristote, L’éthique à Nicomaque, Paris, Flammarion, 2004, 1140 a 34-1140 b2, p. 303.

(12) Ibid., 1140 a 26-28 ; p.302-303.

 

 

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news-4440 Mon, 19 Dec 2022 18:47:08 +0100 Un livre de Pierre Le Coz : L'ÉTHIQUE MÉDICALE Approches philosophiques https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-livre-de-pierre-le-coz-lethique-medicale-approches-philosophiques C'est un livre de Pierre Le Coz paru avant le Covid mais dont la qualité des réflexions reste pérenne et utile pour les étudiants en éthique, aux Presses Universitaires de Provence :

 

Annoncer une mauvaise nouvelle, décider d’un arrêt de traitement, tenter une opération risquée, réanimer un patient suicidaire... les dilemmes moraux ne sont pas rares en médecine. Les problèmes éthiques ont néanmoins revêtu une acuité particulière de nos jours du fait des progrès techniques, du coût des thérapeutiques innovantes, de l’évolution des mœurs, du vieillissement de la population. Cette nouvelle conjoncture conduit peu à peu à changer les façons d’exercer la médecine. Une culture du partage s’instaure avec les soignants, le monde associatif ou les sciences humaines et sociales. La philosophie morale se trouve également mise à contribution. Car pour être une démarche rigoureuse, l’éthique biomédicale ne doit pas se réduire à un échange d’opinions informelles et spontanées. Elle doit se nourrir de la connaissance des travaux des philosophes d’hier et d’aujourd’hui. A cette fin, le présent ouvrage propose aux professionnels de santé et à tous ceux qui sont concernés par leurs décisions de découvrir les grands principes et les principales théories de la philosophie morale. De l’éthique des vertus au contractualisme moral, en passant par le probabilisme, le déontologisme, l’utilitarisme, le libertarisme, l’éthique de la sollicitude ou l’éthique narrative, l’histoire de l’éthique est riche en ressources. Chaque théorie morale apporte un éclairage nouveau et fournit des repères, tant pour l’élucidation des problèmes d’éthique au quotidien que pour la compréhension des débats de société autour de la bioéthique.

 

 

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news-4439 Mon, 19 Dec 2022 17:04:16 +0100 Peut-on toujours respecter l’autonomie du patient ? Le cas de l’anorexie mentale https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/peut-on-toujours-respecter-lautonomie-du-patient-le-cas-de-lanorexie-mentale Par Samantha OLIÉRIC

 

Samantha OLIÉRIC est infirmière au sein du GHU Paris psychiatrie & neurosciences. Elle a exercé en service de réanimation neurochirurgicale et travaille actuellement à l’hôpital de jour TCA (Troubles du Comportement Alimentaire) /Addictologie.

 

 

Article référencé comme suit :

Oliéric, S. (2022) « Peut-on toujours respecter l’autonomie du patient ? Le cas de l’anorexie mentale » in Ethique. La vie en question, décembre 2022.

 

 

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

 

L’anorexie mentale est un trouble à expression multiple encore mal connu et que les intrications somatiques viennent complexifier. Elle est aujourd’hui considérée comme une addiction comportementale, ce qui explique en partie l’ambivalence des patientes face aux soins : elles veulent s’en sortir mais l’arrêt des comportements compensatoires et la reprise de poids leur sont insupportables. Pourtant, la renutrition est à ce jour le traitement primordial de l’anorexie mentale. On considère que les patientes dénutries doivent reprendre du poids jusqu’à atteindre un IMC (Indice de Masse Corporelle) normal. Lors de l’hospitalisation, tout est mis en œuvre pour normaliser rapidement le poids : apports alimentaires importants, surveillance des comportements, pesées surprises, « renforçateurs » etc. Les patientes, malgré leur hospitalisation en soins libres, sont continuellement surveillées car les « astuces » sont nombreuses pour ne pas prendre du poids.

Ce traitement démontre son efficacité à court terme. En effet, les patientes reprennent du poids jusqu’à atteindre un IMC considéré comme normal. Néanmoins, dès qu’elles sortent d’hospitalisation et retrouvent leur liberté, on constate un nombre de rechutes important avec souvent, une chronicisation du trouble.

Le caractère coercitif du cadre de soins interroge. Permet-il réellement de respecter l’autonomie des patientes hospitalisées ? Depuis plusieurs décennies, le respect de l’autonomie du patient est prôné dans le domaine du soin au détriment d’une conception paternaliste qui se veut révolue. En théorie, il semble que le respect de l’autonomie contribue plus globalement au respect du patient en tant que sujet pensant et capable de s’autodéterminer et qu’une vision paternaliste, au contraire, ne puisse que réduire la personne au rang de sujet passif. En pratique, il reste délicat d’appliquer ce principe en tant que principe absolu et notamment dans les situations où les patients se nuisent à eux-mêmes.  

 En effet, entre ambivalence face aux soins et autodestruction dans le pire des cas, on perçoit les limites de ce nouveau paradigme. Quel comportement adopter face à ces patientes déchirées par l’ambivalence ? Comment favoriser leur autonomie tout en nous tenant en sentinelles de leur bien-être physique et psychique ?

 

 

Du bon usage du concept d’autonomie

Le concept d’autonomie fait l’objet d’un usage constant dans notre société ; on parle de l’autonomie d’une personne, d’une cité, d’une entreprise ou bien encore d’une batterie de téléphone. La médecine en a fait un de ses principes éthiques fondamentaux mais son application dans la pratique quotidienne reste complexe pour plusieurs raisons. La première est d'ordre sémantique : le terme « autonomie » est employé à la fois pour définir « l’absence de dépendance », « la liberté d’un être humain », « la capacité à se gouverner soi-même » et plus généralement « la capacité pour un sujet d’assurer les actes de la vie courante ». Cette multitude de sens peut nous mener à des incompréhensions et même à des erreurs de jugement dans notre pratique soignante. De quoi parle-t-on réellement lorsque l’on parle d’autonomie ?

Du grec autos, soi-même, et nomos, loi, l’autonomie est, d’après son étymologie, le fait de se donner à soi-même sa propre loi. Mais de quelle loi parle-t-on exactement ? Avant d’affiner cette définition, nous devons nous attarder sur l’histoire de ce terme et notamment sur son évolution dans le domaine médical.

 

 

Le consentement éclairé, un premier pas vers l’autonomie

Après les expérimentations nazies commises lors de la Seconde Guerre mondiale, le Code de Nuremberg de 1947 pose le principe du consentement libre et éclairé. Tout patient faisant partie d’un protocole doit préalablement avoir donné son consentement de façon libre c’est-à-dire sans qu’il y ait été contraint. Pour ce faire, le médecin a l’obligation de transmettre une information claire, adaptée et loyale sur les risques encourus par le patient afin que celui-ci puisse prendre sa décision.  

C’est un nouveau paradigme qui s’esquisse dans le domaine médical. Le patient considéré auparavant comme ignorant, passif et dépendant change de statut. Il doit dorénavant être acteur de sa prise en charge afin de ne pas subir des soins auxquels il n’aurait pas consenti. Le consentement donné par le patient serait en quelque sorte l’expression de son autonomie. Est-ce réellement le cas ? En réalité, il s’agit davantage d’une autonomie procédurale qu’une autonomie en soi. Le patient reçoit l’information éclairée et donne formellement son consentement. Certes, cette procédure est nécessaire mais il existe des situations de soins mettant en péril l’autonomie des patients sans que celles-ci aient donnés lieu à l’obligation de demander un consentement éclairé.  Dès qu’elle entre dans le système de soins, la personne est susceptible de voir son autonomie bafouée ou au mieux réduite à son simple « consentement éclairé ».

 

Le principe de « non-nuisance »

Dans le langage commun, l’autonomie est la capacité d’agir librement et indépendamment d’autrui. Cette définition peut nous laisser croire que l’autonomie c’est la liberté d’agir sans contrainte ni limites. Il n’en est rien.

La conception anglo-saxonne et libérale de l’autonomie portée par John Stuart Mill (en prenant à son compte l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789) nous aide à poser des limites à cette liberté : chaque individu peut dire et faire ce qu’il souhaite tant que cela ne nuit pas à autrui. Dans son ouvrage De la liberté, Mill écrit que les décisions prises par l’individu ne devraient pas être soumises au contrôle de l’État si celles-ci n’ont pas de répercussions négatives sur autrui (1). C’est le « principe de non-nuisance ».

 Ce principe a été repris dans le domaine médical par le modèle dit « autonomiste ». Désormais, le patient doit avoir la liberté de choisir ce qui semble être le mieux pour lui quand bien même il mettrait sa vie en péril : « La loi du 4 mars 2002 renforcée par la loi du 22 avril 2005 a consacré le droit pour tout patient de refuser des traitements, même au risque de sa vie (2) ».

Ce modèle s’oppose au modèle paternaliste à l’œuvre jusque dans les années cinquante. Le médecin était considéré comme étant la seule personne compétente pour prendre les décisions concernant le patient. L’asymétrie reconnue et acceptée laissait peu de place à l’expression du patient et au respect de son autonomie.

Ce changement de paradigme interroge l’ancien modèle. En effet, de quel droit le soignant déciderait-il à la place du patient ? Aujourd’hui, il semble évident qu’on ne peut imposer des soins à une personne tant que celle-ci ne nuit pas à autrui. Néanmoins, qu’en est-il des pathologies psychiques où le sujet souffrant se nuit à lui-même ? Devons-nous le laisser agir librement sous prétexte que nous respectons son autonomie ?

Pour Mill, l'individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit. Aucun argument ne peut alors légitimer l’intervention d’un tiers pour éviter les dommages qu’il pourrait s’infliger. Il met ici en lumière la liberté individuelle de chacun, toujours dans les limites du principe de « non-nuisance » envers autrui.

Si l’on suit ce raisonnement, il semblerait cohérent de laisser à la jeune femme anorexique la possibilité de prendre les décisions concernant son alimentation et son poids pour éventuellement travailler d’autres aspects de la maladie mais c’est prendre le risque d’une aggravation sur le plan somatique. Que faut-il alors privilégier ?

L’autonomie est ici perçue comme un droit intangible donné à l’individu. Elle est, selon Mill, la condition nécessaire pour le bonheur et le progrès social. On peut tout de même s’interroger sur la distinction établie entre les atteintes faites à soi-même et les atteintes faites à autrui. Lorsqu’un individu s’autodétruit, ne porte-t-il pas préjudice à la société dans laquelle il évolue et à l’humanité-même ? En tant qu’être humain, avons-nous une responsabilité envers-nous-même ?

 

L’autonomie, un concept moral

Emmanuel Kant dans son œuvre Fondements de la métaphysique des mœurs définit l’autonomie comme étant l’obéissance d’un sujet à la loi qu’il s’est prescrite. Mais il ne s’agit pas ici d’une loi contingente qui serait définie au gré des envies de l’individu. C’est une loi nécessaire et universelle issue de la raison pratique.

Chez Kant, le concept d’autonomie est fondamentalement moral. En effet, la loi dont il parle est la loi morale. Elle indique à l’individu ce qui est juste ou ce qui est injuste sans pour autant lui dicter ce qu’il doit faire. L’individu doit déterminer sa volonté au travers de la loi morale qui lui est donnée par l’impératif catégorique : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle (3) ». Le sujet a comme impératif d’agir non pas en fonction d’un but recherché qui serait bon en soi mais uniquement en fonction de la possibilité d’universaliser son action.

Cette conception de l’autonomie rend le sujet absolument responsable de son jugement et de ses actions puisqu’il est autolégislateur. En effet, la loi morale outrepasse l’expérience et donc les lois extérieures telles que les lois de la cité ou encore les lois de Dieu. Pour Kant, l’autonomie est ce par quoi un individu peut se libérer et c’est pourquoi elle doit être comprise comme instrument de libération plutôt que la liberté elle-même. En effet, l’autonomie est ce qui permet à une personne de se libérer de ce qui l’enferme dans une situation d’hétéronomie.

Comment interpréter cette conception de l’autonomie si on l’applique au domaine médical ?

Si être autonome implique d’être libre et responsable alors il paraît évident qu’un patient vulnérable atteint d’une pathologie addictive n’est pas autonome. L’addiction positionne la personne malade comme sujet hétéronome, soumis à ses « inclinations sensibles. » Mais alors, qui doit prescrire ? Qui doit décider ?

 

 

Une autonomie possible ?

Enjoindre une personne vulnérable à être autonome peut générer en elle une grande culpabilité du fait de ne pas parvenir à sortir de ses troubles mais dire que son autonomie est illusoire, c’est l’abandonner à sa condition de sujet vulnérable incapable de se libérer de sa pathologie. Prétendre que l’autonomie est possible sans qu’elle devienne pour autant une injonction morale, c’est permettre à la personne de croire en son autonomie et à sa capacité d’être libre.

Dans le cas de l’anorexie mentale, le piège est de considérer la patiente comme dépourvue de la raison lui permettant de prendre les bonnes décisions. Si l’addiction relève bien de l’hétéronomie, il n’en résulte pas que la raison du sujet est totalement anéantie.

 

 

 

L’autonomie comme projet

Corine Pelluchon dans L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie écrit : « Dans la situation clinique, l’autonomie du patient est davantage un point d’arrivée qu’un point de départ. Les soignants doivent créer les conditions permettant au patient de prendre une décision. Le respect de l’autonomie du malade exige qu’il soit engagé dans la prise de décision, ce qui suppose que le médecin parvienne à nouer un véritable dialogue avec le patient et qu’il veille à ce que les informations soient comprises (4) ».

En effet, l’état de vulnérabilité dans lequel se trouve le malade a « brisé » son autonomie. Notre travail consiste à reconstruire cette autonomie. Il s’agit avant tout d’évaluer le degré d’autonomie pour pouvoir élaborer un projet de soins approprié. En effet, dans le cas de l’anorexie mentale, toutes les patientes n’en sont pas au même niveau d’autonomie. Certaines patientes la recherchent âprement tandis que d’autres semblent l’avoir abandonnée. Nous retrouvons cet abandon de l’autonomie dans l’institutionnalisation de certaines patientes chroniques.

On parle d’anorexie mentale chronique lorsque la durée des troubles dépasse cinq ans. C’est le cas d’un grand nombre de patientes. Elles sont généralement bien connues des services de soins tant elles ont été hospitalisées. Ces prises en charge au long cours reflètent souvent des difficultés dans l’élaboration d’un projet de soins, ce qui peut décourager et parfois provoquer un sentiment de fatalité chez les soignants comme chez les patientes.

La rechute est difficile à vivre. Elle est perçue comme un échec, une chute douloureuse et réelle dont la possibilité de se relever semble bien incertaine. Elle provoque de la culpabilité, de la colère, de la honte, de la tristesse. Ainsi naît au fil des années de maladie un sentiment d’incurabilité et parfois même d’indignité. Le temps, les années de souffrance viennent cristalliser l’impression de fatalité, de détermination à être malade. Elles abandonnent alors leur désir d’autonomie et se laissent charrier par les soins pour mieux rechuter ensuite. Ces oscillations vertigineuses entre dénutrition et renutrition sont délétères pour le corps et l’esprit. Pour ces patientes, le rétablissement d’un poids normal ne fait qu’effacer les symptômes visibles de la maladie.

Ces situations sont très souvent aporétiques. On aurait envie de maintenir l’hospitalisation de ces patientes jusqu’à ce qu’elles recouvrent l’autonomie leur permettant de vivre indépendamment des soins mais l’on constate que les hospitalisations au long cours ainsi que la multiplication de celles-ci contribuent à la perte d’autonomie. Le remède devient le poison. On peut se questionner sur les causes de cette perte d’autonomie. L’institution n’est-elle pas responsable de cet effet iatrogène de l’hospitalisation ?

Ce constat semble révéler la persistance de comportements paternalistes dans la conception et la mise en œuvre des soins. Ces comportements viennent entraver le processus de rétablissement en santé mentale qui consiste avant tout en un cheminement personnel. Ce cheminement vers le rétablissement implique pour la personne malade de faire des choix et de prendre des décisions concernant ses soins.

Bien souvent, les patients chroniques sont considérés comme incapables de s’autodéterminer. L’autonomie est oubliée au lieu d’être projetée.

 

L’autonomie de façade

La préoccupation pour le respect de l’autonomie a permis de mettre en lumière des problématiques insoupçonnées ou étouffées jusqu’alors par le modèle paternaliste. Réduire l’asymétrie entre pouvoir du soignant et pouvoir du patient permet de penser la relation thérapeutique autrement : collaborer avec l’autre plutôt qu’imposer. Mais cette collaboration doit être pensée par le soignant avec discernement.

La conception « autonomiste » voudrait accorder à tous une autonomie absolue, inaltérable mais l’anorexie mentale emprisonne, altère, abîme. L’individu qui souffre est vulnérable. Nier cela c’est nier la condition de l’homme souffrant. Eriger le principe d’autonomie en principe absolu c’est risquer l’autonomie de façade ; cette autonomie dépourvue de sa substance et qui empêche le sujet souffrant de réellement évoluer.

Il est aujourd’hui d’usage de critiquer l’ancien paradigme paternaliste. On idéalise le concept d’autonomie en lui octroyant la fonction de rendre à l’homme sa « dignité » ; pour être digne, la personne soignée devait être apte à s’autodéterminer ? Qu’en est-il alors des personnes qui sont dans l’incapacité de prendre des décisions ou encore de s’exprimer ? Perdent-elles leur dignité parce qu’un tiers a dû décider à leur place ? Nous sommes parfois contraints de décider à la place du patient lorsque celui-ci est dans un état de vulnérabilité tel qu’il ne peut faire appel à sa raison. Pourtant, sa dignité, sa valeur en tant qu’être humain reste intacte.

Il semble hypocrite d’accorder au concept d’autonomie une valeur absolue lorsqu’il est appliqué au domaine du soin. La pratique nous confronte instantanément à l’état de vulnérabilité des patients souffrant de troubles psychiques et fait surgir l’idée que l’autonomie comme valeur absolue est une illusion. Pour éviter de tomber dans l’illusion, il faut reconnaître et accepter l’asymétrie non pas du pouvoir mais de la dépendance. Dans certains moments de leur vie, les jeunes femmes anorexiques sont dépendantes du soin et nous devons les amener à accepter cela pour mieux les en défaire.

 Les patients, comme la plupart des individus, souffrent d’être dépendants et notre société accentue ce sentiment. L’autonomie comprise comme indépendance est valorisée dans le discours public mais l’émancipation du patient recherchée au travers de ce concept ne doit pas se transformer en une injonction qui serait contraire à son principe même.

 

 

La normalisation du poids, un échec thérapeutique ?

Le désarroi dans lequel nous plonge l’échec thérapeutique semble révéler l’espoir que nous avons de voir un jour ces personnes malades aller mieux et même guérir. Cet espoir est certainement l’une des raisons pour lesquelles nous continuons à « vouloir à la place du patient ».

Croyant détenir la solution à l’équation de la maladie, les soignants s’épuisent en essayant de convaincre le patient de mettre en œuvre des changements « pour son bien ». Ainsi, ils enjoignent aux patientes dénutries de reprendre du poids pour aller mieux. Le raisonnement est fallacieux. Ce n’est pas par la reprise du poids que ces jeunes femmes iront mieux, c’est parce qu’elles iront mieux qu’elles reprendront du poids. Ce raisonnement s’explique en partie par la peur des complications somatiques qui sont bien réelles et parfois mortelles. Par ailleurs, l’expérience clinique montre que plus une patiente perdra du poids, plus les cognitions anorexiques s’aggraveront.

Néanmoins, vouloir à tout prix qu’une patiente anorexique atteigne un poids normal malgré la verbalisation de son refus, c’est prendre le risque de renforcer ses résistances au changement. En s’obstinant à lui faire changer d’avis soit par la contrainte, soit par la manipulation, le soignant s’épuise et abîme l’alliance thérapeutique pourtant si difficile à tisser.

Le dialogue permet la remise en question du raisonnement des deux parties. Les difficultés qu’éprouvent les patientes viennent bien souvent bouleverser et même détruire nos assertions qui reposent pourtant sur des faits scientifiques. Nous ne pouvons ignorer leur opinion même si nous la considérons comme pathologique ; favoriser l’expression de la maladie c’est nous permettre de mieux en comprendre les fondements.

 

Pour une dialectique

Plutôt qu’imposer une vision normée et inflexible, il s’agit plutôt de se servir de la règle, la norme, pour initier le dialogue avec le patient. La norme doit être un moyen et non une fin en soi. En effet, les résistances que la norme crée doivent permettre au soignant de créer une dialectique avec le patient.

Nous employons ici le terme de dialectique pour mettre en exergue l’importance du discours de la personne soignée. Même s’il peut paraître irraisonné, pathologique et parfois même délirant, il est la source de notre raisonnement. En effet, c’est à partir de cette source que nous, soignants, nous élaborerons notre discours en vue de créer une synthèse fertile au cheminement de la personne soignée. Mais pour ce faire, il nous faut dépasser les apparentes incompatibilités de nos savoirs scientifiques et des savoirs expérientiels des patients.

 

Redéfinir le rôle de chacun

Il est rare de rencontrer des patientes souffrant de troubles alimentaires qui soient enclines à la remise en question de leurs principes et de leurs vérités. Difficile d’imaginer que le soin puisse prendre la forme d’une remise en question du fonctionnement psychique alors que l’esprit représente à leurs yeux la partie rationnelle de leur personne. Il est tout aussi difficile pour le soignant de remettre en question ses principes et savoirs.

La posture que prend le soignant laisse à penser qu’il détient la vérité grâce aux savoirs plus ou moins scientifiques qu’il a pu acquérir au cours de ses années d’expérience. Si l’on caricature la relation, le soignant se positionne comme le maître et le patient prend, bien souvent malgré lui, la place de l’élève.

On retrouve l’idée de relation maître/élève au travers des termes institutionnels tels que « l’éducation thérapeutique » ou encore « la psychoéducation ». Malgré l’évolution des paradigmes, certains termes pourtant surannés perdurent. Il est difficile de se délier de l’histoire et de la valeur des mots usités. Leur emploi traduit une vision du monde et tend à la perpétuer malgré nous.

Acquérir une réelle autonomie est l’un des objectifs de l’éducation thérapeutique mais l’autonomie ne s’acquière pas seulement par l’apprentissage de vérités scientifiques telles que la valeur d’un IMC de santé ou bien le nombre de calories présentes dans une ration alimentaire normale. Il s’agit plutôt pour le patient de comprendre le fonctionnement de sa maladie, la fonction du symptôme et de prévenir les complications.

Même si les soignants peuvent apporter informations, concepts, conseils etc., le patient est le seul à pouvoir comprendre son propre fonctionnement et à le redéfinir. Comme tout un chacun, lui seul peut sonder son for intérieur à la recherche du sens de son existence car c’est surtout de cela dont il est question. À quoi bon connaître sa maladie sur le bout des doigts si l’on ne peut y donner du sens ?

 

 

Le rétablissement en santé mentale

Le rétablissement en santé mentale est une notion qui se développe depuis peu en France. Elle a émergé au cours des années 1980 dans le monde anglo-saxon et est à ce jour considérée comme une conception du soin contribuant à un véritable changement paradigmatique en santé mentale.

Le rétablissement est à distinguer de la notion de guérison dans le sens où il n’est pas évalué en fonction de critères psychopathologiques : « il s’avère en réalité possible de “sortir de la maladie mentale” sans pour autant attendre que la maladie ait complètement disparu (…) à condition que la personne parvienne à se dégager d’une identité de “malade psychiatrique” et à recouvrer une vie active et sociale, en dépit d’éventuelles difficultés résiduelles (5) ». Les critères du rétablissement sont davantage basés sur le ressenti du patient et son intégration dans la vie sociale que sur des critères purement objectifs.

 

 

 

Le rétablissement expérientiel

Le rétablissement expérientiel correspond au cheminement personnel du patient. C’est un « processus de redéfinition d’un sens de soi (sense of self) et d’une sortie de “l’identité de malade” (Davidson, 2003) (6) ». Il s’agit pour la personne souffrant d’une maladie psychique de se réapproprier le sens de son existence par le biais de son identité narrative. L’identité narrative est définie comme étant la capacité d’une personne à mettre en récit de manière concordante les événements de son existence.

On perçoit dans la redéfinition d’un sens de soi l’importance de l’autonomie dans le rétablissement en santé mentale. Se dégager de « l’identité de malade » implique pour la personne de s’autodéterminer en outrepassant notamment l’objectivisation faite par la science médicale.  La médecine catégorise afin de déterminer le meilleur traitement possible mais ce travail scientifique semble bien souvent condamner les personnes malades à être assimilées à leur pathologie, comme si la maladie devenait leur essence. Elles-mêmes ne s’identifient plus que par leur diagnostic : « je suis anorexique », « je suis boulimique », « je suis borderline ». L’existence d’un être ne se résume pas à un diagnostic médical dépersonnalisant.

Qui mieux que la personne malade peut dire ce qu’elle ressent, ce qu’elle vit, qui elle est et ce qu’elle désire ? Qui mieux que la jeune femme souffrant d’anorexie mentale peut définir le poids lui permettant d’exister ? « Exister c’est peser ! Et accepter de peser, accepter son poids, c’est aussi assumer son existence (7) ». Il nous semble que pour la jeune femme souffrant d’anorexie mentale, il s’agit d’assumer son existence avant de pouvoir assumer son poids.

 

L’autonormativité

L’autonormativité est un concept qui a été créé par Philippe Barrier, philosophe souffrant de diabète de type I. L’autonormativité est d’après lui « ce qui permet au patient, par un processus d’appropriation de la maladie, de déterminer lui-même une “norme de santé globale”, qui établit un rapport harmonieux entre le sujet, sa maladie, son traitement, et sa vie en général, dans toutes ses dimensions (8) ».

Sa réflexion s’enracine dans la conception canguilhemienne du vivant et de la normativité. En effet, pour Georges Canguilhem, « la polarité dynamique » du vivant se prolonge dans la conscience humaine. La polarité dynamique est entendue comme force orientée vers une finalité précise, laquelle est le maintien de la vie malgré les écueils rencontrés dans son milieu. Canguilhem précise que ce prolongement dans la conscience humaine est plus ou moins lucide. Philippe Barrier nous dit que cette précision nous révèle le caractère « éducable » de cette tendance c’est-à-dire qu’elle peut être favorisée, encouragée, consolidée etc. Il serait en effet possible pour le sujet humain, par le biais de sa conscience, de modeler son existence selon « une norme de santé globale » celle-ci s’établissant entre autres sur les valeurs du sujet malade.

Ce concept vise à renforcer l’alliance thérapeutique en mettant en valeur la potentialité de l’individu à se reconstruire par lui-même malgré sa situation d’interdépendance : « Il permet de concevoir qu’on puisse être autonome dans une situation d’interdépendance reconnue et finalement consentie, […] comme on peut ne pas être autonome au sein d’une liberté totale d’action, incapable de se penser des limites et des exigences  (9) » Il semble en effet plus aisé pour le patient de tisser le lien avec le soignant lorsqu’il est certain que son autonomie ne sera pas bafouée.

 

L’autonormativité dans l’anorexie mentale

Philippe Barrier a développé ce concept en s’appuyant sur l’observation et l’analyse de patients chroniques souffrant notamment de diabète insulino-dépendant. Il nous semble intéressant de l’appliquer à l’anorexie mentale, pathologie psychique mais dont les conséquences sont aussi somatiques.

Lorsque l’on accompagne des patients souffrant d’une pathologie chronique telle que le diabète de type I, on reconnaît volontiers le caractère inéluctable des troubles. On se dit que la personne doit apprendre à vivre avec, qu’elle doit en quelque sorte s’adapter à ses troubles. Dans le cas des addictions telles que l’anorexie mentale, l’approche est différente. La patiente doit s’adapter non pas à ses troubles mais à la prescription médicale, laquelle est avant tout, la reprise de poids et le sevrage des comportements compensatoires. Les symptômes sont alors cachés sous le poids du traitement mais ils restent néanmoins bien présents.

Le sevrage est le traitement de prédilection des addictions. On empêche la personne addicte de consommer le toxique et l’on tente par différents moyens thérapeutiques de maintenir le sevrage. Dans le cas de l’anorexie mentale, ce qui est au cœur du comportement addictif est « à portée de main » (hyperactivité physique, potomanie…) ce qui rend le sevrage délicat et le maintien souvent impossible. Par ailleurs, la jeune femme anorexique perçoit le traitement (la renutrition) comme un poison, ce qui ne fait que renforcer son rejet de la nourriture.

On octroie au sujet souffrant d’addiction la capacité à « sortir » de son trouble, en partie par la force de l’esprit. L’opinion commune pense qu’il suffit de le vouloir pour le pouvoir et que si l’individu est sevré, cela signifie qu’il est guéri. En réalité, le sevrage n’est qu’une étape sur le chemin du rétablissement qui reste long, laborieux et semé de nombreuses rechutes. L’anorexie mentale est une pathologie psychique qui impacte profondément et durablement le sujet. Selon les chiffres de l’Inserm, 21% des personnes soignées pour anorexie mentale souffrent de troubles chroniques (10). Ces chiffres correspondent à des études statistiques se basant principalement sur l’IMC. Pourtant, nous savons que l’IMC n’est pas le seul paramètre à prendre en compte. On peut tout à fait avoir un IMC normal en ayant un trouble du comportement alimentaire handicapant et pourvoyeur d’une grande souffrance psychique.

Ces jeunes femmes que nous suivons pendant des mois, voire des années, nous prouvent à quel point cette pathologie est chronique. Les symptômes physiques oscillent, évoluent, se taisent parfois mais la rechute reste possible, elles le savent. Cette vulnérabilité ne signifie pas que le rétablissement soit impossible et qu’elles ne puissent s’épanouir dans leur vie.

Le concept d’autonormativité nous permet de changer de perspective quant à l’anorexie mentale. Il ne s’agit pas de guérir à tout prix mais d’accompagner la jeune femme malade sur le chemin du rétablissement en lui signifiant sa capacité à s’approprier la maladie. Plutôt qu’étouffer le symptôme vainement, il s’agit de revaloriser la vie malgré la maladie, revaloriser l’existence en y trouvant un sens lorsque cela est possible.

 

 

Conclusion

La prise en charge de l’anorexie mentale basée sur la renutrition est considérée comme une nécessité vitale mais dans le même temps, elle fomente les cognitions anorexiques telles que le traitement défini par la science médicale semble devenir le poison de ces jeunes femmes.

Cette idée de transmutation du traitement en poison semble être renforcée par l’injonction soignante à reprendre du poids pour atteindre la norme pondérale. La norme est considérée par les soignants comme une vérité absolue à laquelle la jeune femme anorexique doit se plier pour espérer aller mieux ; comme si la corrélation devenait la causalité. Mais la reprise de poids n’est pas la cause du rétablissement. Elle n’est que la réponse à l’exigence médicale qui considère la statistique comme valeur de référence.

Le rétablissement en santé mentale est un processus de redéfinition de soi et qui ne peut être mené que par la personne malade. Elle seule peut déterminer le sens qu’elle veut donner à sa vie. Il peut sembler naïf de faire cette assertion lorsque l’on traite de l’anorexie mentale puisque cette conduite ordalique semble justement traduire un non-sens de l’existence ou du moins, un sens dont on ne peut se satisfaire. Cependant, contraindre une personne à choisir le sens qui nous rassure est vain.

Il semble encore difficile aujourd’hui de dépasser le caractère aporétique du traitement de l’anorexie mentale. Néanmoins, certains concepts tels que « l’autonormativité » peuvent nous aider à trouver notre juste place en tant que soignants. Ce concept qui relie à la fois la notion d’autonomie et celle de normativité permet de penser l’anorexie mentale comme une maladie chronique dont le rétablissement est possible mais long.

Cette conception de la maladie et du soin permet de penser l’accompagnement autrement et notamment l’accompagnement des patientes chroniques qui se trouvent en situation d’impasse thérapeutique. On retrouve souvent dans les services de soins et notamment en psychiatrie, ces patients institutionnalisés qui semblent avoir perdu leur autonomie et dans le même temps, leur estime de soi. Ils ont si souvent « rechuté » qu’ils n’ont jamais cessé d’être hospitalisés, les soignants cherchant vainement à leur faire recouvrer la santé. Ces patients maintenus en vie qui semblent avoir tant perdu, sont-ils encore vivants intérieurement ?

 

 

Références bibliographiques :

(1)    Mill J.S., De la liberté, Paris, Gallimard, « Folio essais », [1859] 1990

(2)    « Fiche 13 : j’exprime mon consentement » in solidarites-sante.gouv.fr dans le pavé « Système de santé et médico-social »

(3)    Kant E., Fondements de la métaphysique des mœurs, France, Librairie Générale Française, « Le Livre de poche », [1785] 1993, p. 94.

(4)    Pelluchon C., L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, Paris, PUF, 1re édition « Quadrige », 3e tirage, [2009] 2019, p. 46.

(5)    Pachoud B., La perspective du rétablissement : un tournant paradigmatique en santé mentale in Les Cahiers du Centre Georges Canguilhem, n°7, 2018, pp. 165-180.

(6)    Koenig M., « Une approche du rétablissement expérientiel » in Santé mentale et processus de rétablissement, Champ social, 2017, pp. 184-193.

(7)    Lesage B., La danse dans le processus thérapeutique. Fondements, outils et clinique en dansethérapie, Toulouse, Érès, 2009, p. 73. 25.

(8)    Barrier P., « L’autonormativité du patient chronique : un concept novateur pour la relation de soin et l’éducation thérapeutique » in ALTER, European Journal of Disability Research 2, 2008, pp. 271–291.

(9)    Barrier P, Le patient autonome, Paris, Presses Universitaires de France, [2014] 2015, p. 11.

(10)    « Anorexie mentale Un trouble essentiellement féminin, à la frontière de médecine somatique et de la psychiatrie » in www.inserm.fr/dossier/anorexie-mentale/  

 

 

 

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news-4395 Fri, 04 Nov 2022 10:41:02 +0100 Parution du dernier livre de Corine PELLUCHON https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/parution-du-dernier-livre-de-corine-pelluchon Le dernier livre de Corine PELLUCHON est paru aux PUF :

Paul Ricoeur, philosophe de la reconstruction
Soin, attestation, justice


Comment retrouver sa capacité d’agir quand les repères s’effondrent à la suite de crises ou de traumas ? Quelle conception du sujet rend justice à la dimension narrative de l’identité ainsi qu’au rôle décisif joué par autrui et par les normes sociales dans la constitution de soi ? Quelle philosophie de l’agir peut rendre compte de la condition d’un être soumis à la passivité, mais également capable d’initiative, et dont l’effort sans cesse recommencé pour définir les valeurs en lesquelles il croit, lui permet de vivre bien avec et pour les autres ?

Telles sont les questions servant de fil directeur à ce livre. Issu d’un séminaire visant à rendre accessibles les thèmes principaux de Soi-même comme un autre, il est centré sur la notion d’attestation qui donne un contenu moral à l’identité et répond aux critiques des postmodernes. Corine Pelluchon montre la pertinence de l’herméneutique ricœurienne pour penser le soin et le rapport entre éthique et politique, mais aussi pour trouver un équilibre entre universalisme et historicité, conscience de sa faillibilité et estime de soi.

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news-4394 Fri, 04 Nov 2022 10:15:57 +0100 Paradoxes du silence en soins palliatifs https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/paradoxes-du-silence-en-soins-palliatifs « Silence, ici, on meurt ! »

Paradoxes du silence en soins palliatifs


Par Marie BOURGOUIN



Marie Bourgouin est généraliste spécialisée en médecine palliative et exerce depuis huit ans une activité de médecin d’équipe mobile douleur-soins palliatifs au sein de l’Institut Universitaire de Cancérologie de Toulouse. Elle participe activement au Comité d’éthique de son établissement et à l’Espace de Réflexion Ethique Occitanie.


Article référencé comme suit :
Bourgouin, M. (2022) « « Silence, ici, on meurt ! » Paradoxes du silence en soins palliatifs » in Ethique. La vie en question, novembre, 2022.


NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.




Mehdi a 27 ans. Il est atteint d’un cancer du rein métastatique qui a progressé très vite, tellement vite qu’aujourd’hui Mehdi est à bout de souffle et qu’aucune chimiothérapie n’a réussi à freiner l’évolution de son cancer. Il est hospitalisé, incapable de faire le moindre geste, de prononcer le moindre mot sans avoir à reprendre son souffle. Devant son épuisement, sa lutte acharnée pour respirer, communiquer, l’équipe médicale et soignante lui propose « d’être endormi ». Mais Mehdi multiplie les refus, attisant l’incompréhension des uns et la colère des autres : « C’est inhumain de le laisser vivre comme ça. » Mais Mehdi ne veut pas dormir.


La sédation est aujourd’hui présentée comme l’ultime soin, le soin du dernier recours, celui permettant de répondre à l’injonction d’apaisement de toutes les souffrances de fin de vie ( ). Elle constitue pour les soignants – comme pour la plupart des patients – l’espoir d’une possibilité d’apaisement, même dans les situations les plus difficiles. Elle apparaît dans ces situations comme une possibilité de réponse face à l’impuissance ressentie par les soignants dans les situations de souffrance extrême. Elle devient alors une évidence. Pourtant, la sédation apporte aussi un flot d’incertitudes venant sans cesse interroger la justesse du soin proposé. Est-elle la bonne décision ? Est-elle faite au bon moment ? Le patient est-il soulagé ? Que ressent-il ? Une seule certitude semble s’imposer : celle du silence auquel elle laisse place. Y a-t-il des conséquences à ce silence ?


Les paradoxes du silence

Comment d’abord définir le silence ? Le silence vient de sileo, silere, taire, se taire en latin ( ), mais également de taceo, tacere, dont le substantif est silentium ( ). Leur proximité sémantique recoupe les notions de tranquillité, d’absence de mouvement et de bruit, de secret même, en plus du lien étroit à l’absence de parole. Le silence apparaît se définir dans un contraste, une négation, une absence : il n’est pas le bruit, il n’est pas la parole. Mais peut-on seulement le percevoir ? Quelle expérience en avons-nous ?

Le silence moderne
« La modernité est l’avènement du bruit. Le monde résonne sans relâche des instruments techniques dont l’usage accompagne la vie personnelle ou collective ( ). » Le monde moderne est submergé par les bruits qui rythment notre quotidien. L’ambiance sonore devenue notre environnement coutumier – de la sonnerie de notre réveil jusqu’aux alarmes de nos appareils électro-ménagers en passant par le vrombissement du moteur de notre voiture ou du bruit rythmé de la rame de métro sur les rails, sans oublier les notifications incessantes des sms, e-mail et autres transmises par un smartphone qui ne nous quitte plus – aura su rendre le silence inhabituel et étrange. Pour autant, le silence peut-il être défini comme l’absence de bruit ? « Le silence n’est pas l’absence de sonorité, un monde sans frémissement, étale, où rien ne se ferait entendre. Le degré zéro du son, s’il peut être expérimentalement produit dans un programme de déprivation sensorielle, n’existe pas dans la nature ( ). » Ainsi, par un premier paradoxe, si la technique moderne semble avoir annihilé le silence, elle en est pourtant la seule possibilité de création ! Et si l’exposition au vacarme constant peut être fuie, s’aventurer plus de quelques minutes dans le silence absolu d’une chambre anéchoïque ne pourra qu’être source de malaise, trouble de l’équilibre et hallucinations. Le bruit est ce qui nous lie au monde vivant. Les sons nous bercent déjà dans notre vie in utero, et même dans le plus grand silence environnant nous percevrons toujours les battements de notre cœur et le bruit de notre souffle. « Toujours l’existence palpite et fait entendre une rumeur qui rassure sur la persistance des repères essentiels ( ). » Il existe un lien étroit entre les perceptions sensorielles et le vécu émotionnel. Les bruits quotidiens revêtent un caractère rassurant, ils sont un repère à mon existence. L’absence de ces bruits, le silence, va apparaître comme une rupture inhabituelle. Parfois recherchée, comme une quête de sérénité lors des retraites spirituelles ou de la pratique de la méditation par exemple, ce silence pourra également être une source d’inquiétudes voire d’angoisse, à l’image de l’enfant qui seul dans le noir cherche à être apaisé par la voix d’un être cher. Le silence est ainsi source de sentiments paradoxaux, apaisement et sérénité pour certains, angoisse infinie pour d’autres, ou encore subtils mélanges de ces sentiments, mais il s’inscrira toujours en rupture avec l’ordinaire.


Il en est de même dans le quotidien des soignants. Le monde du soin, et particulièrement l’univers hospitalier, est un milieu particulièrement bruyant. Alarme des sonnettes des chambres, bruits des pompes alimentant les perfusions, du gonflement des brassard à tension, des lunettes à oxygènes, etc. Il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre les patients satisfaits de pouvoir rentrer chez eux pour se reposer tant ils ont été dérangés par les bruits environnants ! Le silence constitue ainsi un inhabituel pour le soignant, souvent craint d’ailleurs. En effet, c’est bien la communication avec le patient qui sera source d’informations précieuses pour établir un diagnostic et orienter la prise en charge. La confrontation au patient silencieux – on peut penser au très jeune enfant, au patient très âgé ou encore mutique ou comateux – constitue un véritable défi pour le soignant. De la même façon, l’absence de « bruits organiques » constitue une source d’inquiétudes pour le médecin : absence de murmure vésiculaire signant un épanchement pleural ou une infection pulmonaire sévère, absence de bruits hydro-aériques signant l’occlusion digestive, assourdissement des bruits cardiaques en cas d’atteinte cardiologique grave. C’est aussi dans l’échange verbal avec le patient qu’est pensée, bien souvent, la possibilité d’apaisement, à l’image de la psychanalyse mais également de l’accompagnement dans la pratique palliative, la possibilité d’apaisement étant pensée à travers l’espace d’échange et de confiance offert au patient au rythme des rencontres. Cet espace de parole en lui-même étant considéré à vertu thérapeutique.


Pourtant, la sédation, par l’altération de la vigilance engendrant la privation de ces échanges, condamnant le patient à la seule possibilité du silence, sera finalement envisagée comme l’ultime possibilité d’apaisement de la souffrance du patient en toute fin de vie. Paradoxe immense semble-t-il…


Il semble ainsi que, face à l’expression d’une extrême souffrance en situation de fin de vie, le silence imposé par la sédation devienne la seule possibilité acceptable. Les plaintes incessantes, les cris, les pleurs, les éléments de détresse exprimés par le patient, apparaissent comme intolérables à des soignants confrontés à l’irréversibilité d’une situation qui conduira nécessairement au décès du patient. Le silence semble devoir s’imposer, même quand il n’émane pas de la demande du patient. On peut ainsi s’interroger sur les motivations amenant le soignant à proposer une sédation voire à en convaincre le patient alors que ce dernier ne la souhaite pas. On pourrait avancer qu’en faisant taire le patient, le soignant fait taire en lui la souffrance que fait naître cette confrontation à la souffrance de fin de vie. Ou encore, avançons qu’il est plus rapide pour un soignant pressé de prendre soin d’un patient sédaté que d’un patient s’épanchant sur l’ampleur de sa souffrance liée à la confrontation à la mort prochaine. Nous avons envie de penser que ces situations restent marginales et que si le soignant est convaincu du bien-fondé de cette sédation qu’il propose, c’est bien qu’il cultive l’illusion, entretenue par le texte de loi lui-même, que la sédation permet « d’apaiser toute souffrance ( ). » Mais le silence prolongé qui lui succède n’est-il pas celui qui éveille le doute ?

Le silence et la parole
La relation de soins s’établit, dans la très grande majorité des cas, dans les échanges verbaux et la communication entre le patient et les soignants. Nous ne pouvons traiter ici du silence sans envisager le lien étroit qu’il entretient avec la parole. En effet, si le silence semble initialement se définir comme l’absence de parole, leur lien est en réalité éminemment plus complexe.


L’homme entretient par la parole, le langage, une relation au monde, qui s’illustre d’ailleurs dans la traduction du terme λόγος. A l’origine du mot logique, le λόγος ne peut pas être réduit à une simple approche de logique linguistique. Heidegger, dans Être et Temps, soulignera la complexité de la sémantique grecque du λόγος et la diversité des notions qu’elle embrasse – raison, jugement, conception, définition, rapport – et auxquelles aucune traduction ne rend exhaustivement hommage ( ). Heidegger choisira le terme « parole » (die Rede en allemand) pour le traduire et en souligner la dimension apophantique. « Le λόγος fait voir quelque chose (φαίνεσθαι), cela justement sur quoi il est parlé et il le fait voir à celui qui parle (médiateur) aussi bien qu’aux entreparleurs ( ). » Le langage a une fonction de révélation : il met à jour, il montre, il fait apparaître, il dévoile. Si l’on reconnaîtra ici le langage comme une caractéristique humaine, il ne nous faudra pas le considérer comme l’unique possibilité de communication. « Quand l’homme se tait il n’en communique pas moins ( ). » En effet, une seule partie de la communication se fait par le langage, la majeure partie de la communication concernant en réalité les échanges non verbaux. « Les paroles et le style du discours mis en œuvre ne font pas l’essentiel de la conversation, le rythme de l’échange, la voix, les regards, les gestes, la distance où l’on se tient de l’autre apportent leur contribution à la circulation du sens ( ). » Le contenu verbal n’est pas ainsi le seul, portant le signifiant de la communication. Le terme de communiquer est d’ailleurs issu du latin communico, dérivant lui-même de communio, ayant initialement eu le sens d’accomplir ensemble son devoir et ayant par la suite conservé le sens de « commun », c’est-à-dire partagé de tous. La communication est ainsi l’idée d’un partage de sens tout comme celui de la relation permettant ce partage. Ainsi, dans cet espace de communication, « le silence n’est jamais le vide mais le souffle entre les mots, le court repli qui autorise la circulation du sens, l’échange des regards, des émotions la brève pesée des propos qui se pressent sur les lèvres ou l’écho de leur réception, le tact qui permet le tour de parole par une légère inflexion de la voix aussitôt mise à profit par celui qui attendait le moment favorable ( ). » Ainsi, le silence ne peut se définir uniquement comme contraire à la parole, puisqu’il en est également condition. Plus que cela, « le silence est l’élément dans lequel se forment des grandes choses ( ). » Si l’usage quotidien de la parole – ce que Heidegger dans Être et Temps nommera « les bavardages » (en allemand : das Gerede) – est plutôt le reflet du rapport superficiel que nous pouvons entretenir avec le monde, certains actes de parole révèlent nos pensées les plus existentielles et les plus intimes. Ces révélations nécessitent une rupture du rythme du discours, une suspension. Ainsi, un silence prolongé permettra de tracer ce chemin vers l’intimité. Ce silence n’est pas permis entre tous, expliquant le malaise qui s’installe lorsque le partage de cette intimité n’est pas souhaité et justifiant la reprise des bavardages. « Se taire revient à afficher son visage, ses mains, à livrer son corps à l’indiscrétion de l’autre sans pouvoir se défendre de son attention réelle ou imaginaire ( ). » La parole rassure, là où le silence inquiète. Ainsi, certaines sociétés ont la coutume de sectionner le frein de la langue du nouveau-né pour que sa parole ne soit surtout jamais entravée ( ). Pourtant, le silence est bien la condition pour que les choses importantes soient dites. Il marque un virage dans la conversation, propice aux aveux, aux confidences. Ce qui est prononcé après un tel silence n’est généralement jamais oublié, ni de celui qui le formule, ni de celui qui l’entend…


Comment alors envisager le silence prolongé induit par la décision d’une sédation ? Si ce silence est initialement pensé comme signe d’apaisement face à l’expression de la souffrance de fin de vie, n’est-il pas finalement celui qui confronte le soignant à l’intimité et à la grande vulnérabilité du patient qui va quitter ce monde ?


Derrière le silence

Si le silence de la fin de vie emprunte toute une palette de nuances – jamais un patient n’est totalement silencieux avant que la mort ne se soit installée – il n’en est pas moins vrai qu’il constitue une rupture dans le quotidien du soignant.


Le silence est une phase nécessaire du processus du mourir. Durant la phase agonique, l’état d’altération neurologique présenté par le patient ne lui permettra plus aucune communication, apparenté à ce que l’on pourrait décrire comme un coma, le patient verra progressivement sa respiration se ralentir, avant la survenue du décès. En l’absence de sédation, cette phase agonique, « silencieuse » – même si sources de bruits de fin de vie tels que les râles – est de courte durée, quelques heures. Mais, lorsqu’on se trouve dans une situation de sédation, cette phase, ou ce qui y ressemble, est créée « artificiellement » par l’administration d’un traitement sédatif, et peut se prolonger plusieurs jours.

Privation des « bavardages » et souffrance
Face à la souffrance de fin de vie, la sédation apparaît souvent aujourd’hui comme certitude inconditionnelle d’apaisement. Aux gémissements du patient, à ses pleurs, ses plaintes, elle fait succéder un silence interminable, ponctué simplement des bruits respiratoires allant du filet de souffle, aux râles bronchiques sonores, en passant par le bruit des lunettes distribuant l’oxygène. Les échanges verbaux qui avaient fait le lit de la relation de soin ont disparu, et avec eux les « bavardages ».


L’homme est un être parlant et la communication par le λόγος est une dimension essentielle de son existence. Si le λόγος dans sa traduction de « parole » emprunte un rôle de dévoilement, le langage n’est pas toujours parole. Heidegger distingue cette parole apophantique – qui dévoile – de ce qu’il nomme « bavardage » ou « on-dit ». Si la parole a une fonction de révélation, de dévoilement de ce qui est, cette modalité de la parole n’est pas l’usage que l’on en fait au quotidien où elle prend la forme des bavardages. Il ne faut pas y voir une signification péjorative mais la façon qu’a le Dasein, l’être, d’entendre et d’expliciter ( ). Le langage à travers la parole pourra ainsi avoir parfois le rôle du parler-vrai, du dévoilement, et d’autres fois un « simple » objectif relationnel dans l’établissement de la communication, permettant la manifestation de l’être dans sa relation à autrui. Le bavardage sera ainsi le mode d’existence quotidien de l’être-au-monde, de sa présence au monde, dans le monde et aux autres. La chambre d’un patient en soins palliatifs nous paraît ici parfaitement illustrer cette conception du langage. Elle est un espace communicationnel particulier où, plus qu’ailleurs, des questionnements existentiels vont pouvoir être abordés. A la proximité de la mort, souvent, les patients peuvent s’interroger : « Que va-t-il se passer ? », « Comment va se terminer ma vie ? », « Vais-je souffrir ? », « Et après ? ». Il y a, à la proximité de la fin de vie, comme une urgence à bouleverser son rapport au monde, une quête de dévoilement, une recherche de sens, rendus possibles par une prise de conscience aiguë de ce temps qui passe. La teneur des conversations change et les questions posées éprouvent bien souvent les soignants au chevet de ces patients. Si certains pourront choisir de poursuivre cet échange, d’autres pourront faire le choix d’éviter ces conversations en entrant dans la chambre du patient uniquement en ayant la certitude d’être interrompu par l’arrivée d’un autre intervenant – à l’heure du repas par exemple – ou en orientant l’espace de parole sans jamais laisser la place au développement de ce type de question. En bavardant. Une fois la sédation mise en œuvre, par l’absence de possibilité d’expression du patient, on pourrait penser que la confrontation à ces questionnements existentiels, à ces doutes qui viennent résonner si fort quand on interroge le sens même de l’existence humaine et son lien éphémère au monde, s’interrompe. Mais est-ce réellement le cas ou leur écho se fait-il encore plus grand dans le silence ? Car si la manifestation de la « parole » est rendue impossible, il en est de même pour les bavardages qui avaient la capacité de nous faire oublier ce à quoi nous préférions ne pas penser. Il y a quelque chose comme une voix qui résonne dans le silence et adresse les questions qui pouvaient être mises en sourdine par les bavardages et qui viendront inévitablement bouleverser le soignant dans son rapport au monde et à lui-même. Si ces questionnements peuvent être l’objet de certains philosophes, mis en alerte par la curiosité et la recherche d’une vérité dévoilée par le langage, le soignant y s’y trouve confronté sans l’avoir choisi et ceci paraît être la source d’une souffrance existentielle et d’un épuisement…

Silence et privation d’un mode d’existence ?
L’homme est parce qu’il existe. « Le Dasein est son ouvertude ( ). » Heidegger nous explique qu’on ne peut envisager l’être humain sans envisager son existence ; entendons par exister le fait de se dresser hors de, de s’élever, de surgir, d’apparaître ( ). « Les existentiaux fondamentaux qui constituent l’être du là, l’ouvertude de l’être-au-monde, sont la disposibilité et l’entendre ( ). » Ce qui permet la relation de l’être au monde c’est sa disposibilité, c’est-à-dire, son état d’humeur ( ), et son entendre, c’est-à-dire sa compréhension et son pouvoir-être ( ), tous deux « cooriginalement déterminés par la parole ( ). » La parole apparaît ainsi comme un élément caractéristique de la nature humaine en permettant en même temps la manifestation extérieure, c’est-à-dire son existence. La parole est le fondement de l’existence. Le terme sanskrit Om̐, son primordial, vibration primitive à l’origine, dans la tradition hindouiste, de la constitution de l’univers et source de toute existence, en est une belle image.


La parole conditionne ainsi la relation de l’être au monde et permet son existence, son apparition, son surgissement. Néanmoins, la maladie, la souffrance, le handicap, sont autant de phénomènes qui viennent bouleverser la capacité de l’homme dans son usage de la parole à travers le langage, bouleversant son rapport au monde, aux autres et à lui-même. L’évolution de la maladie jusqu’à l’installation progressive du processus du mourir va progressivement placer l’homme dans un état de rupture vis-à-vis du monde des vivants, l’installant dans un silence irréversible, accéléré et prolongé par la mise en place d’une sédation. Comment analyser le fait de « réduire l’autre au silence », comme le dirait l’expression populaire ? Le terme de réduire étant, ici, important. La sédation, par ce silence imposé, n’expose-t-elle pas à un risque de négation de l’existence d’autrui ? Le terme même de sédation peut illustrer ce risque d’objectivation lorsqu’on sait qu’il est issu de sedeo, sedere en latin, ayant le sens de calmer, apaiser, destiné à des objets soulevés par l’agitation de la tempête ( ). « Lorsque, placé en face d’un homme qui est mon Tu, je lui dis le mot fondamental Je-Tu, il n’est plus une chose entre les choses, il ne se compose pas de choses ( ). » Dans Je et tu, Buber révèle l’importance de la parole adressée dans la constitution de l’être en tant que personne. Le langage fonde l’existence. Comme le souligne Bachelard dans la préface de l’œuvre de Buber : « le moi s’éveille par la grâce du toi ( ). » C’est dans ce dialogue entre mon Je et le Tu d’autrui, dans la relation qui en est issue, que se constitue l’existence d’autrui comme la mienne. Sans cet échange, il n’y a pas de fondement à l’existence humaine, et Je comme Tu resteront cantonnés au domaine des choses que Buber nomme le monde du Cela. C’est à travers le je adressé à autrui que je prends conscience du moi en tant que sujet pensant, isolé du domaine des objets. C’est cette prise de conscience de ma subjectivité qui me distingue justement de l’objet au sein du monde. « Dans la subjectivité mûrit la substance spirituelle de la personne ( ). » Cette relation s’établit entre une conscience qui parle à une autre conscience à qui la parole est adressée, comme cela est soulignée dans la préface de l’œuvre de Buber ( ). Est-ce à dire que lorsque cette relation, établie par la parole entre deux consciences fondant l’existence de chacune d’elle, n’est plus possible, l’existence n’est plus ? La personne disparaît-elle au profit de l’objet parmi les objets ? Qu’arrive-t-il alors ? « Ce qui se produit est un tête-à-tête avec soi-même qui ne peut être une relation, ni une présence, ni une réciprocité féconde, mais une simple division interne ( ). » Face à l’impossibilité de relation, l’homme s’isole, ne pouvant exister en tant que tel, il n’est plus en lien qu’avec lui-même et le monde des objets, il perd pied. Ce clivage n’est-il pas celui qui peut conduire à la folie ? Ce malaise peut en tous cas probablement expliquer le mal-être émanant du soignant dans l’incapacité de créer cette relation à autrui.


Comment dépasser ce qui semblerait une impasse ? Buber trouve ici la réponse dans le développement d’un lien transcendant à une divinité. Cette réponse ne nous paraît pas pouvoir être proposé au monde laïcisé des soignants. Pourrait-on alors envisager une proposition du « faire comme si » ? Faire comme si le patient était toujours conscient, continuer de lui adresser une parole, qui, si elle n’est pas entendue, permettra toujours de le considérer en tant que personne. C’est probablement ce que choisi de faire le Robinson Crusoé moderne du film Seul au monde en personnifiant son ballon Wilson ( ) pour éviter de sombrer dans la folie. Cela suffit-il et surtout cela ne s’épuise-t-il pas ? « L’homme […] en vient toujours à découvrir la fausseté trompeuse de cette interprétation. Il est là au bord de la vie. Un espoir s’était réfugié dans une apparence d’accomplissement ; à présent il tâtonne dans les labyrinthes où il s’enfonce de plus en plus ( ). » L’homme a beau se bercer d’illusions, se faire croire que de cette façon il maintient la relation et les dimensions existentielles du lien qui l’unit à autrui, il finit par se rendre à l’évidence. Cette prise de conscience le fait vaciller dans son humanité. Il ne sait comment rétablir ce lien qui permettait l’existence de chacun et se trouve dans un climat de non-sens responsable d’un glissement dans les abîmes de l’angoisse. En privant autrui de la parole, malgré toutes nos attentions bienveillantes, il est nécessairement un instant où nous appréhendons le fait que nous le privons d’une dimension de son existence. Et si « exister, c’est se tenir et être tenu hors du néant ( ) », la sédation nous y plongerait-elle ? N’est-ce pas ce goût du néant qui amène ce sentiment de non-sens souvent évoqué par les soignants ? « Ce temps ne sert à rien. » Comment alors réinventer la relation de soin pour remédier à cette difficulté de l’existence ?

Le silence comme entrave à la relation ?
La relation de soins est souvent illustrée par l’œuvre de Ricoeur Soi-même comme un autre. Ricoeur décrit la relation à autrui comme s’appuyant sur la notion de sollicitude ( ). La sollicitude s’inscrit dans un mouvement vers autrui dans l’établissement d’un lien basé sur une « spontanéité bienveillante ( ) » recherchant à cultiver l’estime réciproque. Si la relation initiale à autrui s’envisage par une dissymétrie, l’autre souffrant m’assignant à la relation par l’engagement de ma responsabilité, la sollicitude est basée sur « l’échange entre donner et recevoir ( ). » Par sa reconnaissance, autrui participe à construire l’estime de soi et la considération de ses bonnes actions. Cet échange dialogal participe à me conférer un sentiment d’accomplissement. Dans cet échange, mon regard, ma présence, participe à éviter le regard de pitié qui me conduirait à cantonner autrui à sa vulnérabilité d’être souffrant, alors même que c’est sa présence, sa rencontre, qui me permet de me constituer en tant que moi. Me constituant, cette relation permet également de redonner à autrui sa place de vivant parmi les vivants. Cet échange se poursuit jusque dans les derniers instants : « C’est peut-être à l’épreuve suprême de la sollicitude, que l’inégalité de puissance vienne à être compensée par une authentique réciprocité dans l’échange, laquelle, à l’heure de l’agonie, se réfugie dans le murmure partagé des voix ou l’étreinte débile de mains qui se serrent ( ). » Mais ici, jusque dans les dernières heures, il persiste quelque chose d’autrui, un regard, un murmure, une étreinte qui, malgré la faiblesse qui l’envahit progressivement, permet le maintien d’une forme de présence dans sa plus grande vulnérabilité, participant à maintenir ce lien dialogal et l’exercice de ma sollicitude. Mais, lorsque ce regard, ce murmure, cette étreinte sont rendus impossibles, comment maintenir la relation ? Si cette phase d’altération de la vigilance modifiant ma présence au monde est une phase nécessaire de la fin de vie – l’agonie – elle reste une phase de courte durée, quelques heures, précédée parfois d’une phase de conscience fluctuante plus longue – phase pré-agonique – encourageant soignants comme proches à un maintien du lien par une stimulation douce recherchant la présence d’autrui dans ses plus fines et brèves manifestations. La modification durable de l’état de conscience s’installant de façon imprévisible et incertaine, conduit à maintenir cette attention vers l’émergence de la présence de l’autre. Il en est de même lors de certaines situations de coma prolongé et d’autres altérations neurologiques où le soignant reste en quête de l’émergence du moindre signe de la présence d’autrui. La sédation, prolonge artificiellement cette période et surtout l’instaure de façon décisionnellement irréversible. Qu’en résulte-t-il ? Probablement un sentiment d’inutilité vis-à-vis des tentatives vaines de maintien de la communication, là où la phase pré-agonique entretenait la surprise face à l’émergence inattendue des signes de la présence d’autrui : tout à coup, ce patient a ouvert un œil à l’écoute de ma voix, celui-ci a esquissé un sourire, ou encore celui-là m’a repoussé lors du soin que j’allais réaliser. Cette présence que le soignant n’attendait pas, crée et recrée la rencontre maintenant le lien de sollicitude. La sédation, plutôt que d’entretenir ce sentiment d’estime de soi par la reconnaissance créée dans l’échange, ne fait-elle pas naître un sentiment d’absurdité et ne contribue-t-elle pas à une considération d’inutilité ?


Pourtant, c’est bien le silence qui marque dans nos existences les moments d’une particulière importance. « Car les paroles passent entre les hommes, mais le silence, s’il a eu un moment l’occasion d’être actif, ne s’efface jamais, et la vie véritable, et la seule qui laisse quelque trace, n’est faite que de silence ( ). » Comme le souligne Maeterlinck, le silence est bien souvent celui qui nous permet l’accès à « la vie véritable », et c’est bien souvent dans « le malheur que le Silence nous embrasse ( ). » Quel plus grand malheur que celle de la mort d’un être ? Le silence a ici la puissance de nous plonger dans les profondeurs de l’apocalypse, qu’elles soient celles des profondeurs labyrinthiques décrites par Buber, ou au contraire celle de l’άποκάλυψις grecque, celle qui dévoile, révèle participant à nous révéler notre nature humaine, ontologiquement mortelle, mais révélant également ce lien unique entre tous les êtres humains, cette communauté de nature teintée de mystère, révélation profonde de cette égalité entre les hommes. Et quelle plus grande égalité que celle d’un être devant la mort ? Le soignant, placé devant ce témoignage de l’humanité dans sa plus grande fragilité se trouve changé, bouleversé. C’est aussi à lui-même qu’il se révèle, gardien de ce lien unique qui l’unit encore à cet autre qui se meurt, gardien de cette part d’humanité, qui, si elle ne peut être entretenue par la sollicitude, se révèle encore par cette prise de conscience ontologique.

Conclusion

Si la sédation peut apparaître dans bien des situations comme une perspective d’apaisement, elle peut également être source d’un bouleversement dans la relation qui s’établit entre un soignant et son patient. Par le silence qu’elle impose et la rupture qu’elle induit dans le quotidien des soignants, la sédation ne doit jamais être considérée comme un acte banal. Le silence, inhabituel, étrange, insolite vient toujours bouleverser un quotidien bruyant, et même s’il est recherché, de façon prolongée sa présence peut vite devenir pesante, assourdissante. Par la sédation, ce silence prolongé vient probablement révéler au soignant ce qu’il tentait d’oublier. Prise de conscience d’une négation d’une part de l’existence du patient, place vide laissée aux questionnements existentiels grandissant, et bouleversement de la relation de soins entravant la sollicitude : le silence se place comme un parfait ébranlement pour le soignant, pouvant le conduire à une véritable perte du sens du soin. Mais le silence est aussi révélation, révélation de ce lien qui unit l’homme à ces semblables et à un profond sentiment d’humanité.


Face à ce sentiment d’absurdité vécu dans la confrontation au silence en fin de vie, quelle piste de résolution alors ? Peut-être celle de la nécessité d’une ouverture à la réflexivité. Mais, il faut peut-être également envisager qu’il puisse être des fins de vie qui ne seront ni calmes ni silencieuses que les injonctions d’apaisement inconditionnel de la souffrance ne sont pas choses humaines, et qu’il est nécessaire d’abandonner nos illusions de maîtrise face au mystère de l’être et de l’existence. Si la sédation est utile est-elle toujours nécessaire ? Laissons-donc à Mehdi la possibilité de nous dire non tout en restant à son chevet pour l’écouter…



Notes :


(1) Loi n° 2016-87 du 2 février 2016, Art. L. 1110-5-2.
(2) Ernout A. et Meillet A., Dictionnaire étymologique de la langue latine, retirage de la 4° édition, Klincksieck, 2020, p. 625.
(3) Id., p. 673.
(4) Le Breton D., Du silence, Paris, Éditions Métailié, 2015, p. 14.
(5) Id., p. 150.
(6) Ibid., p. 150.
(7) Loi n°2016-87 du 2 février 2016 dite Claeys-Leonetti, art. L. 1110-5-2.
(8) Heidegger M., Être et Temps, Paris, Éditions Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1986 [1976], p. 59.
(9) Id., p. 59.
(10) Le Breton D., Du silence, op.cit., p. 25.
(11) Id., p. 25-26.
(12) Ibid., p. 25.
(13) Maeterlinck M., Le silence, Rennes, Éditions La Part Commune, 2021, p. 11.
(14) Le Breton D., Du silence, op.cit., p. 46.
(15) Id., p. 65.
(16) Heidegger M., Être et Temps, op. cit., p. 60.
(17) Id., p. 177.
(18) Vocabulaire européen des philosophes, Le dictionnaire des intraduisibles, Paris, Éditions du Seuil, 2019, p. 402.
(19) Heidegger M., Être et Temps, op. cit., p. 207.
(20) Id., p. 178.
(21) Ibid., p. 188.
(22) Ibid., p. 177.
(23) Ernout A. et Meillet A., Dictionnaire étymologique de la langue latine, Histoire des mots, p. 609-610.
(24) Buber M., Je et tu, Roubaix, Aubier, 2012, p. 41.
(25) Id., p. 26.
(26) Ibid., p. 98.
(27) Ibid., p. 16.
(28) Ibid, p. 104.
(29) Zemeckis R., Cast away trad. Seul au monde, 2000.
(30) Buber M., Je et tu, op. cit., p. 104.
(31) Maritain, Sept leçons sur l’être, in Vocabulaire européen des philosophes, Le dictionnaire des intraduisibles, op. cit., p. 402.
(32) Ricoeur P., Soi-même comme un autre, Lonrai, Éditions du Seuil, 1990, p. 211.
(33) Id., p. 211.
(34) Ibid., p. 220.
(35) Ibid., p. 223.
(36) Maeterlinck M., Le silence, op. cit., p. 13-14.
(37) Id., p. 17.


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news-4320 Mon, 03 Oct 2022 18:02:42 +0200 Le dernier livre de Véronique Lefebvre des Noëttes vient de paraître https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-dernier-livre-de-veronique-lefebvre-des-noettes-vient-de-paraitre La force de la caresse
Prendre soin des plus fragiles avec le coeur, aux Editions du Rocher.



Quoi de pire qu'une vie sans contact, sans douceur et sans caresse ? Dans le monde du soin, on confond trop souvent l'efficacité avec une froideur impersonnelle. Pourtant, une main qui se pose sur notre bras peut apaiser bien des chagrins, des douleurs et des souffrances.
Mais d'où vient le pouvoir de ce geste ancestral, la caresse ? Que pensent les philosophes du rôle du toucher dans notre rapport à l'autre ? Que disent les scientifiques de son effet sur notre santé physique et mentale ? Comment garder sa place à la tendresse dans l'accompagnement des plus fragiles, dans une empathie pleine de respect ?
Le docteur Véronique Lefebvre des Noëttes, qui travaille auprès des personnes âgées, en fait l'expérience tous les jours. Elle nous invite ici à redécouvrir le sens du toucher. Et à réinscrire, par la caresse, de l'humain au coeur des soins.


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news-4318 Mon, 03 Oct 2022 17:09:44 +0200 Evidence Based Medecine et utilitarisme : un modèle efficace et simpliste comme unique boussole pour la médecine ? https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/evidence-based-medecine-et-utilitarisme-un-modele-efficace-et-simpliste-comme-unique-boussole-pour-la-medecine  

Par Charles MIDOL

 

 

Charles MIDOL est médecin interniste et vient de finir son internat au CHU de Lille. Il étudie actuellement la théologie à l’Université pontificale grégorienne à Rome.

 

Article référencé comme suit :

Midol, C. (2022) « Evidence Based Medecine et utilitarisme : un modèle efficace et simpliste comme unique boussole pour la médecine ? » in Ethique. La vie en question, octobre 2022.

 

 

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

 

L’Evidence based medicine (EBM) prend son essor dans les pays anglo-saxons à partir des années 1980 pour faire face au nombre croissant des publications médicales (1). Le clinicien souhaitant s’appuyer sur les données de la science afin de prodiguer les soins les plus adaptés à ses patients n’a matériellement plus le temps de consulter toutes les études disponibles dans son secteur d’activité. D’un point de vue méthodologique, toutes ne se valent pas et il est nécessaire d’opérer un certain tri afin de sélectionner les essais assurant avec le plus de certitude la fiabilité de traitements concurrents… Il s’agit donc de combiner le meilleur du donné scientifique avec l’expérience du clinicien afin d’apporter le traitement adéquat. David Sackett, un des pères de l’EBM, définit cette médecine fondée sur les preuves comme « un usage consciencieux, explicite et judicieux des meilleures preuves actuelles dans la prise de décision dans les soins donnés à un patient individuel (2) ».

Une méthodologie propre se constitue, elle permet d’une part de hiérarchiser les données de la littérature selon leur niveau de preuve et d’autre part d’élaborer des recommandations pour la pratique clinique, lignes de conduite concrètes pour la décision thérapeutique. Il est nécessaire d’accorder plus d’importance à l’étude possédant la méthodologie jugée la plus rigoureuse, afin d’assurer qu’une expérience thérapeutique insuffisamment formalisée ne puisse faire émerger un résultat faussement positif. Le respect des standards méthodologiques dans la réalisation d’un essai, l’utilisation des méthodes statistiques les plus adaptées permettent de limiter la subjectivité de l’investigateur, source d’erreur… L’essai clinique randomisé en double aveugle possède le plus haut niveau de preuve, le cas clinique ou l’avis de l’expert, le plus mauvais, et sont donc insuffisants pour guider à eux seuls l’élaboration des recommandations de bonne pratique (3).

Ce modèle conquiert peu à peu l’enseignement de la médecine. En témoignent la place croissante de la LCA (lecture critique d’articles) dans les études médicales ou l’invitation pressante à se doter d’un master de statistiques. La méthodologie de l’EBM et les statistiques sont devenues indispensables dans la recherche comme dans la pratique médicale. Quelles sont les racines philosophiques de ce nouveau paradigme de la médecine scientifique ? Sur le plan épistémologique, elles sont multiples. Si la structure de l’essai clinique n’est pas sans rappeler la médecine expérimentale de Claude Bernard, elle s’en éloigne tout autant par le rôle central accordé à la preuve statistique. La question de la causalité de l’effet observé et le recours à l’induction statistique la rapprochent de l’empirisme anglais. La théorie des probabilités ébauchée par Jacques Bernoulli et perfectionnée par les statisticiens anglo-saxons de la première moitié du XXe siècle, l’essor des méthodes quantitatives en sociologie et en économie en sont les véritables moteurs. Nous nous intéresserons ici à ses racines éthiques. Son affinité, voire son obsession, pour la quantification ainsi que son lien intime avec l’évaluation médico-économique la situent dans la continuité de l’utilitarisme. À travers les principes de quantification et d’utilité ce modèle apporte de façon tout à fait séduisante, un cadre éthique à l’EBM. Le concept de QALY (4) – lointain descendant de l’espérance mathématique ébauchée par Pascal – l’illustre particulièrement. Le modèle utilitariste est-il alors suffisant pour justifier le bien-fondé éthique de la médecine fondée sur les preuves ? Est-il adapté pour rendre compte des motivations profondes de la pratique soignante ? Ne cacherait-il pas une indigente définition de la personne humaine ?

 

Le principe d’utilité selon Bentham

Bentham introduit une rupture avec les morales principalistes de son époque. Alors que Kant s’évertue à fonder métaphysiquement une morale basée sur le devoir, Bentham élabore un système éthique d’une radicale nouveauté où la justification philosophique de l’action semble contingente face à un principe volontairement réducteur : l’utilité. Avec détermination, il tourne le regard du moraliste non pas vers le but ou la justification de l’action mais vers ses conséquences, qu’il regroupe sous le terme d’utilité (utility) : « par utilité est entendue cette propriété présente en tout objet et par laquelle il tend à produire un bénéfice, un avantage, un plaisir, un bien ou un bonheur […] ou (ce qui correspond au même) d’empêcher la survenue d’un désavantage, d’une douleur, d’un mal ou d’une détresse (5) ». La justesse ou la moralité d’une action ne se trouve alors plus dans sa maxime mais dans les conséquences qu’elle portera. Un acte apportant un bénéfice ou un plaisir est un acte juste. L’analyse éthique se dégage des conditions a priori pour se focaliser sur le bénéfice attendu. L’utilité est le principe central, l’étalon or de la morale : « ce principe qui approuve ou désapprouve chaque action quelle qu’elle soit (6) » accède ainsi à l’universalité. Les concepts de bien ou de mal, incapables d’appréhender correctement l’utilité de l’action, se trouvent relégués au deuxième plan. Bien plus, ils ne peuvent prétendre à aucune valeur régulatrice, car l’utilité prend le rôle – pour autant que cela soit possible – d’un principe absolu : « le principe d’utilité ne requiert ni n’admet d’autre principe régulateur que lui-même (7) ».

Toutefois, le principe d’utilité n’abandonne pas l’individu à la recherche de son seul bonheur : il s’agit plutôt d’une appréhension intuitive de ce qui apportera un plaisir ou un bien à la fois à l’agent et à la communauté. L’élément fondamental qui différencie l’utilitarisme de l’autocratie est l’intégration de la communauté dans l’agir éthique. La pensée de la globalité ne repose alors plus sur l’universalisabilité du motif de l’action mais sur son bénéfice concret à l’échelle de la communauté. Est utile ce qui apporte le plus grand bien au plus grand nombre. Bentham introduit un paramètre dans la démarche éthique qui est strictement étranger au déontologisme, l’idée de quantification. Celle-ci assurera la comparabilité des différentes possibilités et permettra donc de hiérarchiser les options selon l’utilité attendue (8). Dans ce modèle arithmétique, où utilité est synonyme de moralité, l’intérêt public n’est que la somme des intérêts particuliers : « Qu’est-ce qu’alors l’intérêt de la communauté ? La somme des intérêts des différents membres qui la composent (9) ». L’utilitarisme de Bentham semble apporter une adéquate réponse à la question soulevée par les limites du déontologisme : comment quantifier la moralité d’une action ? L’utilité serait alors une valeur mesurable, reproductible et donc comparable.

Il est particulièrement facile d’étendre le concept d’utilité au domaine de la médecine. Étant entendu que « la santé est l’absence de maladies, et par conséquent de toutes les formes de douleurs qui comptent au nombre des symptômes de la maladie (10) » il apparaît aisé de transposer cette morale quantitative à l’homme malade et aux essais thérapeutiques. Un traitement utile sera un bon traitement dans la mesure où il est capable de soulager une douleur ou d’exercer un bénéfice (et donc une utilité) sur les symptômes de la maladie. L’utilité attendue d’un traitement ne se mesure alors pas uniquement à l’échelle de l’individu mais de la société. La capacité de travail de l’agent, et donc sa propension à être utile à la société, est dépendante de sa bonne santé (11).

 

Mill et l’approche populationnelle

Précisant la doctrine de Bentham, Mill conserve les principe d’utilité et du plus grand bonheur en y apportant deux compléments : à la notion de quantité d’un plaisir il ajoute celle de qualité (12) et formalise l’approche populationnelle. L’utilité reste la « pierre de touche de la moralité (13) » et l’utilitarisme une philosophie selon laquelle « les actions sont bonnes [right] ou sont mauvaises [wrong] dans la mesure où elles tendent à accroître le bonheur, ou à produire le contraire du bonheur (14) ». Cependant, se dégage une notion extrêmement fructueuse qui distinguera le bien ou le bonheur propre à l’individu et celui qui procurera un bénéfice à la communauté. L’expédient [expedient] n’apporte un avantage qu’à l’agent et donc une valeur morale limitée, l’utile [useful] désigne un bénéfice et donc un bien pour l’ensemble de la communauté (15). Mill introduit ainsi une nuance importante dans l’approche éthique : le bien de l’individu et la communauté peuvent se recouper mais l’un l’emporte sur l’autre. Cette priorité de la communauté sur l’individu vient pondérer le bénéfice escompté. Un bénéfice apporté à une population aura plus de valeur que le même bénéfice accordé au seul individu. L’arithmétique du bonheur ou de l’utilité ne se limite plus au sujet mais s’étend à la communauté. Il est ainsi permis de calculer le bénéfice populationnel comme la somme des bénéfices individuels et de considérer a retro le bénéfice individuel comme la moyenne arithmétique du bénéfice communautaire. L’idéal ainsi atteint « n’est pas le plus grand bonheur de l’agent lui-même mais la plus grande somme de bonheur totalisé [altogether] (16) ». La moralité de l’acte est alors corrélée au bénéfice attendu à l’échelle de la population.

Comment articuler la définition utilitariste de la moralité avec le concept de devoir, qui persiste malgré le renversement opéré par Bentham puis par Mill ? Il semblerait que celui-ci s’applique a posteriori, exerçant au besoin une censure sur la décision prise, sans consister en un critérium indispensable de moralité : « nos actes, dans la proportion de quatre-vingt-dix-neuf sur cent, sont accomplis pour d’autres motifs [que le devoir], et, tout de même sont des actes moraux si la règle du devoir ne les condamne pas (17) ». Le devoir n’est alors plus le prérequis indispensable à l’acte éthique mais vient couronner une action ou au contraire en freiner le développement. Si l’utilitarisme ne renonce pas complétement à une vision déontologique de l’action il vient consacrer la suprématie de la fin sur le motif ou la maxime. Cette souplesse de l’utilitarisme convient parfaitement à la recherche où il s’agit avant tout de maximiser un bénéfice tout en limitant les dérives éthiques. Dans ce sens, le concept de maximisation rapproche la démarche éthique de celle des statistiques en cherchant à mesurer l’effet du bénéfice à l’échelle de la population.

Mill expose avec justesse une notion indispensable à l’approche populationnelle et donc à l’appréhension de l’EBM et des essais cliniques. Il s’agit de la comparabilité des individus qu’il déduit du concept d’impartialité, selon lequel « chacun doit compter pour un, personne pour plus d’un (18) ». Le principe est clair : pour conduire à l’idée de plus grand bonheur, il est nécessaire que les individus puissent être considérés comme des unités strictement égales. Cette égalité sur le plan moral a pour corollaire une égalité statistique permettant la sommation (on ne peut additionner que des chiffres possédant la même unité), la comparabilité statistique (un événement favorable est comptabilisé comme tel, indépendamment du sujet qu’il concerne) mais aussi une moyenne du bien qui se définit alors par le quotient du bien total par le nombre d’individus. La notion de comparabilité statistique est indispensable à la compréhension de l’approche populationnelle en médecine ; le droit au bonheur comme celui du bénéfice d’un traitement ou le risque de contracter une maladie sont une chance ou un aléa équitablement réparti entres les sujets. La prétention naturelle à une issue favorable n’est pas un droit de l’individu en tant que tel mais du fait de sa participation à la société. La mesure des droits individuels est un quotient entre une quantité de bonheur collective et le nombre de sujets composant la communauté.

 

Utilitarisme et EBM

La philosophie utilitariste colle à l’EBM comme un gant s’ajusterait à une main. Le rôle central de la quantification et l’approche populationnelle sont au cœur de ce nouveau mode d’élaboration de la connaissance pratique. Le concept d’utilité est aussi bien au service de la mesure de l’effet attendu que la justification éthique de l’essai. L’application d’un modèle utilitariste à l’EBM permet d’y discerner quelques principes fondamentaux.

La comparabilité statistique des individus. Élément indispensable de la méthodologie statistique, la comparabilité des individus est un axiome de l’approche utilitariste. Tous les individus se valent, non pas au nom d’une égale dignité mais en raison d’une égale participation à la communauté. L’individu se définit avant tout comme unité de base de la population et ne prend de sens que relativement au tout. L’originalité de l’utilitarisme est de faire coïncider une égalité de droit avec une égalité de mesure plaçant au même niveau l’individu d’un point de vue éthique et statistique.

L’approche populationnelle du bénéfice. À l’échelle de la population, bénéfice devient synonyme d’effet et par mouvement inverse, l’effet observé par la loi des grands nombres se communique comme bénéfice à l’individu. Le bénéfice d’un antihypertenseur sur une population donnée – défini comme la plus faible probabilité d’un événement cardiovasculaire par rapport à une population non traitée – s’applique par un mouvement de va-et-vient à chaque individu qui viendra à bénéficier du traitement. L’utile étant supérieur à l’expédient, il apporte éthiquement plus de procurer un bénéfice à l’ensemble plutôt qu’au sujet isolé.

L’effet est condition de moralité. Des précédents principes découlent un automatisme décisionnel. Puisque tous les individus des populations sont comparables, puisque qu’un bénéfice a été prouvé à l’échelle de la population et puisque le bénéfice et donc l’utilité est le principe qui approuve l’action quelle qu’elle soit¸ il est éthiquement nécessaire de le faire profiter du traitement.

Quantité et qualité. Comment prouver un effet à l’échelle de la population ? L’utilité est quantifiée à travers un événement mesurable (un décès, un infarctus, un accident vasculaire cérébral) qui se révèle plus ou moins fréquent (plus s’il est bénéfique, moins s’il est préjudiciable) que dans la population témoin. A l’échelle de l’individu il s’agit d’une variable qualitative (survenue ou non de l’événement) à l’échelle de la population d’une proportion et donc d’une variable quantitative. Le glissement de la qualité à la quantité est permis par l’approche populationnelle, notons cependant que le processus inverse n’est pas aussi simple. Le passage de l’individu à la population est épistémologiquement et éthiquement facile à appréhender grâce à l’utilitarisme alors que l’inverse est plus délicat. Il est nécessaire d’écarter l’absence de restriction logique (l’individu auquel j’applique l’approche probabiliste doit pouvoir théoriquement appartenir à la population sur laquelle l’étude a été menée) et de justifier la moralité de l’action entreprise (le clinicien doit être intimement convaincu de l’importance du traitement dans ce cas particulier). Sur ce point, la philosophie de l’utilité ne nous éclaire que partiellement.

Un nouveau mode d’agir. L’EBM souhaite écarter du clinicien les catégories empiriques que sont l’expérience et l’intuition en proposant un agir standardisé dont il ne reste plus qu’à vérifier les conditions d’application. Il devient donc de plus en plus difficile de différencier la décision scientifiquement juste (guidée par les preuves scientifiques) de l’agir éthiquement juste puisque ces deux catégories se regroupent sous une seule, celle de l’utilité. Dans le cas d’un essai thérapeutique c’est le bénéfice sur la population étudiée et la projection sur la population réelle qui justifie le risque encouru par le patient. La quantification du plus grand bien pour le plus grand nombre devient donc la mesure du juste et de l’injuste...

 

Espérance mathématique et QALY

L’utilitarisme comme l’EBM accordent une place de choix à la quantification. Répondant à un déontologisme jugé trop restrictif, la philosophie de l’utilité introduit un concept neuf, celui de comparabilité des actions. Le bien objectif apporté par une action (l’effet sur la santé d’un médicament pour soigner l’hypertension, mesuré comme une plus faible probabilité de présenter une maladie cardio-vasculaire) est pondéré par le bien réel apporté à l’échelle de la population. Cette valeur du bénéfice estimée par la modélisation statistique devient valeur du bien et critère d’éthicité lorsqu’elle s’applique à la décision. Les comparaisons de l’effet de différents médicaments sur la santé de la population sont ainsi permises : le meilleur traitement sera celui dont l’utilité est la plus grande.

Le concept d’espérance mathématique naît dans une lettre de Pascal à Fermat datée du 29 juillet 1654 (19). Le premier adresse au second une nouvelle réponse à un problème mathématique qui agitait les mathématiciens depuis le XVIe siècle (20), le problème des partis. La question posée est la suivante : deux joueurs sont engagés dans un jeu de hasard pour lequel ils ont misé la même somme mais ils doivent interrompre la partie (21). Quelle somme revient à chacun en fonction des manches déjà remportées et comment calculer cette somme pour n’importe quel nombre de manches ? À cette question posée par le Chevalier de Méré, Pascal répond en introduisant dans la pensée mathématique, une géométrie du hasard, autrement dit, il fait émerger l’idée d’un calcul des chances à travers la notion d’espérance mathématique. Le génie de Pascal est d’associer à un gain la probabilité de l’obtenir. C’est la définition de l’espérance mathématique : moyenne pondérée des valeurs que peut prendre une variable donnée. Pour passer des fractions qu’utilise Pascal à une probabilité au sens actuel du terme manquent deux références : l’approche populationnelle et la théorie des grands nombres. La première est fournie par les théories utilitaristes et portera l’idée de comparabilité statistique des événements et des individus. La seconde permettra de faire coïncider – sur le plan pratique et épistémologique – probabilité (calculée) et fréquence (observée). Pascal ne recourt pas encore à la généralisation de la géométrie du hasard et se limite à ses aspects techniques : il s’agit d’une question posée dans un cadre spécifique amenant à une théorie mathématique et non pas de l’utilisation d’une théorie générale des probabilités dans un cas particulier.

Le concept de QALY (quality-adjusted life year, année de vie pondérée par la qualité) est un exemple concret d’utilisation de l’espérance mathématique dans l’analyse médico-économique. Une année en bonne santé correspond à un QALY d’un, le décès à la valeur zéro, entre zéro et un sont quantifiées des interventions thérapeutiques (un traitement médicamenteux ou une opération chirurgicale) qui prolongeront l’espérance de vie mais avec une qualité de vie moindre, le handicap qui altère l’existence est alors estimé par un coefficient situé entre zéro et un. Un tel procédé peut étonner en France mais reste un des fondements de l’analyse médico-économique au Royaume-Uni où la capitation (l’allocation d’une somme d’argent par patient et par maladie) est la règle. Il permet alors de comparer diverses interventions thérapeutiques et d’optimiser le rendement de chaque technique : faut-il proposer une chimiothérapie ou une intervention chirurgicale à un patient atteint d’un cancer du pancréas ? Pour répondre à cette question, les QALY quantifient non seulement le gain d’espérance de vie offert mais aussi sa pondération par un coefficient reflétant le confort de vie restant en fonction de l’alternative thérapeutique. La valeur du QALY joue un rôle majeur dans la politique de santé et l’accès au remboursement puisqu’elle incitera les pouvoirs publics à rembourser uniquement l’alternative possédant la valeur la plus élevée.

Quelles vies faut-il sauver ? Quelle est la valeur d’une vie ? Telles sont les questions soulevées par Richard Zeckhauser et Donald Shepard, économistes de la santé, pour définir le concept de QALY en 1976 (22). Ainsi formulée la question paraît choquante. D’autant plus que la notion de valeur fait explicitement référence à une valeur monétaire. Dans l’esprit des auteurs, il s’agit plutôt d’optimiser le coût des soins médicaux dans un contexte d’inflation des dépenses de santé. Les ressources allouées à la santé étant limitées, comment distribuer de la façon la plus équitable les moyens disponibles ? Cette question fait la part belle au principe de justice dans sa définition anglo-saxonne. Il ne s’agit pas d’une référence à un principe extérieur de justice mais plutôt à un principe d’équité ou de proportionnalité des dépenses entre les individus. Une fois de plus l’approche populationnelle l’emporte sur la vision individuelle, le coût des soins auxquels peut prétendre un citoyen n’est que le quotient de la dotation de santé par le nombre d’individus. Cette approche est pourtant loin de faire l’unanimité. Dès 1987, John Harris en dénonce les limites : une vie humaine ne peut être quantifiée (23). Ce rappel de la valeur intrinsèque de la vie montre à quel point l’analyse médico-économique a pu occulter les préoccupations soignantes de la médecine… Pour le médecin comme pour les pouvoirs publics « la priorité est de sauver le plus grand nombre de vies possibles et non pas le plus grand nombre d’années de vie (24) ». Par ailleurs, Harris reproche aux QALY d’être bâtis sur une fausse vérité selon laquelle « s’il lui en était laissé le choix, une personne préférait une vie courte en bonne santé à une longue période de survie dans un état d’inconfort grave (25) ». Cette critique met le doigt sur une ambiguïté majeure dans l’approche utilitariste de la médecine. Le primat de la vie en bonne santé sur une vie considérée comme diminuée ne repose pas sur un choix individuel mais sur un argument d’utilité sociale. Une personne saine est beaucoup plus profitable à la société qu’une personne malade et limitée dans sa capacité de participation. Un recul est nécessaire pour distinguer l’option la plus favorable pour l’individu et pas uniquement pour la communauté (26) …

 

Number neaded to treat

Un autre outil est utilisé par les études cliniques pour mesurer l’impact d’un traitement sur une population. Le number neaded to treat ou nombre de sujets à traiter se définit par le nombre de patients à traiter pour éviter la survenue d’une maladie ou d’une complication. Ainsi, dans l’étude HOPE-3, le nombre de patients à traiter par rosuvastatine pour éviter la survenue d’un événement cardiovasculaire est estimé à quatre-vingt-onze (27), autrement dit, en prescrivant ce traitement à quatre-vingt-onze patients, le clinicien peut espérer éviter une complication cardiovasculaire chez l’un d’entre eux. Plus ce nombre est élevé moins la thérapeutique sera considérée comme efficace. Du point de vue des probabilités, il s’agit de l’inverse de la différence de risque entre la population non traitée et la population traitée. Concrètement, cet outil offre un utile reflet de l’impact thérapeutique et aide le clinicien à juger du bénéfice attendu suite à sa prescription. Une différence de risque de cinq pourcent par an semble peu parlante, elle correspond cependant à un nombre de sujets à traiter de vingt pour éviter un événement. Le raisonnement sera le même pour exprimer le bénéfice d’une vaccination à grande échelle : combien de personnes faut-il traiter pour éviter un décès ? Pour Rose, qui popularise ce concept dès 1981, cette mesure illustre le paradoxe de la prévention : « une mesure qui apporte de grands bénéfices à la communauté offre peu à chaque individu participant (28) ». Ce paradoxe exprime une véritable difficulté de l’approche populationnelle à exprimer un bénéfice individuel. Clinicien et patients peinent à apercevoir l’effet réel d’un traitement et la conviction dans l’approche communautaire du bénéfice reste indispensable. Il est intéressant de noter que cette démarche de quantification constitue un des seuls exemples d’utilisation à rebours de l’approche utilitariste du bénéfice : étant connu ce qui est espéré pour la population, qu’attend-on pour un individu donné ? Une telle démarche repose une fois de plus les principes de comparabilité statistiques des unités composant la communauté et sur la loi des grands nombres qui assurent in fine l’adéquation de l’observé au prévisible.

 

Une résistance à l’uniformité statistique ?

Il apparaît difficile au clinicien que nous sommes de réduire le cadre éthique de la pratique médicale, même basée sur les preuves, à un utilitarisme. La spontanéité de la démarche soignante ne se fonde-t-elle pas sur un aspect complètement ignoré par cette philosophie (29), la singularité du malade ? Dans quelle mesure les informations extraites d’une cohorte d’individus concernent-elles le patient qui se présente aujourd’hui ? L’utilisation du principe d’induction, permettant la généralisation d’un effet constaté lors d’une étude (les décès d’origine cardio-vasculaires sont moins fréquents chez les patients de la cohorte ayant reçu un traitement hypolipémiant par rapports aux autres) à la population générale (les patients recevant des traitements hypolipémiants décèdent moins fréquemment dans les suites de maladies cardio-vasculaires) n’est limité que par des considérations épistémologiques : la population de l’étude est-elle représentative de la population générale ? N’ai-je pas introduit de biais dans la mesure de l’effet ? Celles-ci sont extérieurement résolues par l’application des critères méthodologiques de l’EBM. Le moment déductif de ce processus (prescrire un hypolipémiant à mon patient le protégera d’un décès d’origine cardiovasculaire) est beaucoup plus difficile à appréhender. La relation causale est partielle (avec une probabilité d’un sur quatre-vingt-onze), complexe (il existe de nombreux autres facteurs que je ne peux prendre exhaustivement en considération) et donc inconstante. La force de l’association est simplement maintenue par le caractère prédictible de la présence de l’effet. L’association quantitative, si utile à l’utilitarisme, est impropre à répondre à la question : ai-je vraiment aidé mon patient ? Si l’utilitarisme permet le passage de la qualité à la quantité, il est incapable de justifier éthiquement celui de l’universel au singulier.

Comme le rappelle Canguilhem, l’irrégularité que présente l’individu à l’échelle statistique, n’est pas un écart ou une exception à une loi qui se dessine à l’échelle de la population mais l’expression d’une originalité intrinsèque et non contrôlable : « l’irrégularité, l’anomalie ne sont pas conçues comme des accidents affectant l’individu mais comme son existence même (30) ». Ce n’est pas l’irrégularité qui est exception à la loi statistique mais la loi qui constitue une simplification dont la réduction de l’individu à l’unité statistique est le prix à payer. À juste titre, Hannah Arendt discerne dans cette obsession statistique un idéal politique¸ le devenir d’un peuple serait enfin compris et prédictible, l’avenir d’un groupe se maîtrise par des variables qu’il suffirait d’ajuster :

« Dans la statistique, le fait est mis en évidence par le nivellement des fluctuations. Dans la réalité, les actions ont de moins en moins de chances de refouler la marée du comportement de masse, les événements perdent de plus en plus leur signification, c’est-à-dire leur pouvoir d’éclairer l’Histoire. L’uniformité statistique n’est en aucun cas un idéal scientifique inoffensif ; c’est l’idéal politique désormais avoué d’une société qui, engloutie dans la routine de la vie quotidienne, accepte la conception scientifique inhérente réellement à son existence (31). »

La résistance à l’uniformité statistique prend plusieurs formes. D’abord dans l’affirmation d’une liberté de l’individu par rapport à la conduite moyenne de la population ; liberté passive d’échappement à loi statistique par une originalité intrinsèque, liberté active de refuser le traitement ou la solution qui apportera le plus grand bien. Les penseurs de l’EBM expriment avec difficulté ce qui fait justement l’individualité du patient à l’origine du caractère personnel de sa décision. Les idiosyncrasies personnelles de Bradford Hill (32), les valeurs ou les préférences (33) – composantes échappant à la modélisation – ne témoignent que confusément de la particularité du malade. Ces expressions traduisent une indigence conceptuelle du système utilitariste. Ne chercherait-il pas à réduire la personne à l’individu ? Le clinicien devrait alors, comme le souligne Emmanuel Housset, rendre à la personne ce qui fait son épaisseur ontologique, la relation :

« La personne n’est donc pas un simple individu puisque l’individu comme catégorie qui s’étend à tous les étants, est ce que l’on ne peut pas diviser et est l’exemplaire d’une espèce. En effet, entre les individus d’une même espèce, il n’y a qu’une différence numérique, c’est-à-dire une différence accidentelle […]. La personne ne se laisse pas comprendre comme un individu qui a conscience de lui-même, parce que son être est d’être justement relation à autre chose que soi : elle ne se définit pas comme un étant car tout son être est de se porter vers le monde (34). »

L’EBM s’est donné pour objectif de faire profiter de la façon la plus large possible du progrès des techniques médicales. L’ambition d’une avancée constante dans la précision et l’efficacité thérapeutique justifie une permanente remise en question de l’état de l’art et de l’évaluation des soins prodigués. L’approche quantitative et utilitariste s’ajuste avec souplesse à nos modèles scientifiques, éthiques et politiques. L’EBM est un outil adapté pour guider le médecin dans la recherche d’un soin aux standards toujours plus élevés. Ses traits les plus saillants sont le recours explicite ou implicite au principe d’utilité – par lequel efficacité et moralité de l’action deviennent synonymes – et sa capacité à appréhender le bénéfice à l’échelle de la population. Une médecine fondée sur les preuves apporte une réponse simple, pratique et efficace à une société en attente des meilleurs soins. Mais l’utilitarisme s’adapte peut-être trop aisément à l’EBM. La grande qualité de la doctrine de l’utile est également son principal défaut : une simplification à outrance par laquelle l’effet estimé devient critère de moralité. Mais comment mesurer ce qui n’a pas de dimension ? Comment juger de la moralité d’une action dont on ne peut modéliser l’effet ? L’utilitarisme, morale provisoire de la recherche clinique et de l’EBM, ne saurait suffire au clinicien. C’est à lui qu’il revient de considérer la personne et non l’individu, en ne réduisant pas le malade à ses caractéristiques mesurables…

 

Notes :

(1) Daly J., « Chercheurs d’or : médecine evidence-based et science de la clinique » in L’émergence de la médecine scientifique, Paris, Éditions Matériologiques, 2012, pp. 181-198.

 (2) Sackett D., « Evidence based medicine: what it is and what it isn’t » in British Medical Journal, 1987, pp. 71-72.

 (3) Haute Autorité de Santé, Niveau de preuve et gradation des recommandations de bonne pratique, Paris, avril 2013. En ligne : https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/201306/etat_des_lieux_niveau_preuve_gradation.pdf [consulté le 07.02.2020]

 (4) Quality-Adjusted Life Year : année de vie pondérée par la qualité.

 (5) Bentham J., An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, Londres, T. Payne and Sons, 1789, I,3.

 (6) Bentham J., An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, op. cit., I, 2.

 (7) Idem, II, 19.

 (8) Idem, I, 6.

 (9) Idem, I, 4.

 (10) Idem, VI, 7.

 (11) Ibidem.

 (12) Mill J., L’utilitarisme, Paris, Flammarion, 1988, trad. Georges Tanesse, p. 51 : « Alors que dans l’estimation de toutes les autres choses, on tient compte de la qualité aussi bien que de la quantité, il serait absurde d’admettre que dans l’estimation des plaisirs on ne doit tenir compte que de la quantité. »

 (13) Idem, p. 78.

 (14) Idem, pp. 48-49.

 (15) Idem, pp. 75-76.

 (16) Idem, p. 57.

 (17) Idem, p. 68.

 (18) Idem, p.153.

 (19) Pascal B., « Lettre de Pascal à Fermat du 29 juillet 1654 » in Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1972, pp. 43-46. 

 (20) Trotignon N., Pascal, Fermat, et la géométrie du hasard, Mémoire sous la direction d’Évelyne Barbin, IUFM de Créteil, 1998, p. 2. https://arxiv.org/pdf/1309.2824.pdf

 (21) « Voici à peu près comment je fais pour savoir la valeur de chacune des parties, quand deux joueurs jouent, par exemple en trois parties, et chacun a mis trente-deux pistoles au jeu » in Pascal B., « Lettre de Pascal à Fermat du 29 juillet 1654 », op. cit., p. 43.

 (22) Zeckhauser R. et Shepard D., « Where now for saving lives? » in Law and Contemporary Problems, 1976, vol. 40, n. 4, pp. 5-45. Le QALY n’est que le lointain héritier du Wergled, concept issu du droit germanique et désignant l’indemnité donnée en réparation d’un meurtre, celle-ci étant fonction de la force de travail de la victime.

 (23) Harris J., « QALYfying the value of life » in Journal of medical ethics, 1987, pp. 117-123.

 (24) Idem, p. 120.

 (25) Idem, p. 118.

 (26) Le concept de QALY reste un facteur important de jugement pour évaluer l’efficience d’un traitement sur une population et semble plus adapté d’un point de vue socio-économique que médical. Une récente étude utilisant la méthodologie des QALY montre une efficience supérieure de la stratégie de vaccination contre le COVID 19 par rapport à la distanciation sociale : Sandmann F., « The potential health and economic value of SARS-CoV-2 vaccination alongside physical distancing in the UK » in The Lancet Infectious Diseases, 2021, pp. 962-974.

 (27) Yusuf S. et coll., « Cholesterol Lowering in Intermediate-Risk Persons without Cardiovascular Disease » in The New England journal of medicine, 2016, pp. 2021-2031.

 (28) Rose G., « Strategy of Prevention: Lessons From Cardiovascular Disease » in British Medical Journal, 1981, p. 1850.

.(29) Nous envisageons ici essentiellement l'utilitarisme de Bentham ainsi que ce que l'utilitarisme a eu comme influence majeure sur les idées au XXe et XXIe siècles, mais nous n'ignorons pas que l'utilitarisme de John-Stuart Mill est plus complexe et qu'il souligne le droit à l'excentricité. Mill : «  la tyrannie de l'opinion est telle qu'elle fait de l'excentricité une honte, il est souhaitable, pour ouvrir une brèche dans cette tyrannie, que les gens soient excentriques. L'excentricité et la force de caractère vont toujours de pair, et le niveau d'excentricité d'une société se mesure généralement à son niveau de génie, de vigueur intellectuelle et de courage moral. Que si peu de gens osent maintenant être excentriques, voilà qui révèle le principal danger de notre époque » Mill, J.-S. [1859]. De la liberté, Paris, Gallimard, 2018, p.164.

(30) Canguilhem G., « Le normal et le pathologique », in La connaissance de la vie, op. cit. p. 204.

 (31) Arendt H., Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, op. cit., p. 111.

 (32) Bradford Hill A., « The clinical trial » in The New England Journal of Medicine, 1952, p.115 : « our personal idiosyncrasies (our likes or dislikes consciously or unwittingly applied) ».

 (33) Brun-Buisson C., « Plaidoyer pour l’EBM. Ou comment nier les évidences » in L’émergence de la médecine scientifique, Paris, Éditions Matériologiques, 2012, p. 258.

 (34) Housset E., La vocation de la personne – L’histoire du concept de personne, de sa naissance augustinienne à sa redécouverte phénoménologique, Paris, PUF, 2007, pp.22-23.

 

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news-4266 Fri, 02 Sep 2022 11:10:52 +0200 Un nouveau livre de Anne-Lyse CHABERT : Vivre son destin, vivre sa pensée chez Albin Michel. https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-nouveau-livre-de-anne-lyse-chabert-vivre-son-destin-vivre-sa-pensee-chez-albin-michel Anne-Lyse Chabert vient de publier Vivre son destin, vivre sa pensée
André Comte-Sponville l'a préfacé.
Ci-après quelques mots de ce dernier :

"Ce que montre ce petit et grand livre, c’est que le handicap se situe toujours à la croisée entre un organisme et une société, entre une déficience, qu’elle soit innée ou acquise, et un environnement, sur lequel on peut et doit agir. On ne vit pas tout seul, ni hors du monde ou de la Cité.
Ce livre de sagesse est aussi un livre de citoyenneté, qui donne à penser, donc aussi à débattre, autant qu’à admirer. Anne-Lyse Chabert, comme écrivain et comme philosophe, se veut le porte-parole de tous ceux, parmi nous, qui sont confrontés au handicap, et spécialement « de ceux qui ne peuvent souvent pas dire, qui ne sont donc pas vraiment écoutés ». Ouvrage d’utilité publique, qui s’adresse à tous, qui nous aide à comprendre, qui nous pousse à réfléchir, à discuter, à agir peut-être".

André Comte-Sponville

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news-4265 Fri, 02 Sep 2022 10:53:45 +0200 « L’École éthique de la Salpêtrière : un combat pour le sens » https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/lecole-ethique-de-la-salpetriere-un-combat-pour-le-sens Nous proposons ici un article vigoureux de Pierre Magnard. Retraçant son parcours philosophique au cours du XXe siècle, il fustige les penseurs de la déconstruction pour revendiquer avec la création de l’École éthique de la Salpêtrière en 1995 un travail de pensée plus attentif à ce qui résiste aux séductions sophistiques sans ancrage. Nietzsche, Heidegger, Blanchot, Steiner seront des jalons forts pour maintenir haut le pari du sens des choses et des êtres. « L’École éthique de la Salpêtrière : un combat pour le sens »

Pierre MAGNARD

Article référencé comme suit :
Magnard, P. (2022) « L’École éthique de la Salpêtrière : un combat pour le sens » in Ethique. La vie en question, septembre 2022.

 

Célébrant le vingtième anniversaire de l’École éthique de la Salpêtrière, j’avais rendu hommage à Claude Bruaire, premier anneau d’une chaîne d’or, dont les étudiants et chercheurs de l’École sont les maillons vivants, en charge de la transmission d’un patrimoine intellectuel et spirituel qui se renouvelle et s’enrichit à tout passage de relais.

Pourquoi transmettre ? Pour garantir le sens, donc la direction de la marche humaine en un temps de déni de mémoire généralisé. En allusion au laboureur du douzième siècle qui, au petit matin, marche à l’étoile pour ouvrir son premier sillon, j’avais stigmatisé ces « voleurs d’étoiles » qui plombaient notre nuit, les « soutiers de la déconstruction », Gilles Deleuze si féroce dont sa hargne contre l’enracinement qu’il préfère le rhizome à la racine, Michel Foucault qui entend la culture comme l’élevage « hors-sol » d’une humanité sans ancêtre, Pierre Bourdieu qui récuse comme aliénante la condition d’héritier, Jacques Derrida qui, dans son irrépressible ressentiment à l’endroit d’un patrimoine spirituel qu’il ne peut s’approprier, sape la fondation de l’édifice et en dépose les murs porteurs. Toujours le même déni de mémoire au préjudice du sens. Comment a-t-on pu faire de tels auteurs des maîtres à penser ?

Le sens c’est ce que nous révèle le sentiment, et la mémoire en est comptable. Évoquons Marcel Proust à Combray, la petite madeleine trempée dans la tasse de thé, une saveur retrouvée remémorant l’idée platonicienne de l’innocence et du bonheur. C’est d’abord une affaire de goût, une sensation, une tonalité gustative aux harmoniques si riches et si puissantes qu’elle recrée tout un passé. Le sens, c’est le sentir, mais c’est aussi cette harmonisation des impressions dans l’anamnèse, c’est cette répétition qui fait du vécu d’un instant un moment d’éternité. Il y va, dans toute sensation, de la réminiscence de ce que Baudelaire appelait la « vie antérieure. » C’est cette dimension du sens qu’il nous faut retrouver.

L’aurions-nous donc perdu ? Peut-être pas tout à fait. Cependant Richard Millet diagnostique dans le « mal-être » actuel une « fatigue du sens », allant jusqu’au « vertige du néant. » Fatigués du sens, nos contemporains ne feraient plus l’effort qu’il réclame de nous et céderait au « nihilisme ». De cette crise, je parlerai en témoin, remontant dans mon vécu aussi loin que possible pour y retrouver cette injonction de Martin Heidegger : « Marcher vers une étoile, rien d’autre. Pensez, c’est se limiter à une unique idée, qui un jour demeurera comme une étoile au ciel du monde . » Nous sommes en 1947. Les khâgneux d’Henri IV dont je suis reçoivent par leur professeur de philosophie, Jean Beaufret, ce message de Martin Heidegger. Dans quelques semaines, ce sera la Lettre sur l’humanisme. En attendant, Beaufret nous délivre un enseignement sur les fondements des sciences. Citant Heidegger, il nous dit : « La science ne pense pas. Seule la pensée peut lui assigner un horizon, en orienter la marche, lui donner des principes (archê) » ; or archê signifie à la fois « commencement et » commandement. C’est donc la pensée qui inaugure la démarche du savoir, la fonde, et la conduit, la délimite aussi, car elle en mène la critique : sapere est le fait de goûter, mais aussi l’acte de la sagesse, c’est le sens en son acte dans toutes les acceptions du mot. La pensée donne et ce qu’elle donne s’appelle précisément le sens. La science et la technique, sans la gouverne de la pensée, sont insensées, privées de sens. Il suffit de voir pour s’en convaincre les effets de ce que bientôt Heidegger appellera le Gestell, cet « arraisonnement » de la nature par une raison forcenée parce qu’elle a cessé de penser. Biologie et médecine n’y échappent pas, comme nous l’avons vu tout au long de cette année. Pensez c’est rapporter toute chose aux limites de l’homme, c’est faire de l’homme sa propre mesure ; celui-ci est la fin parce qu’il est l’origine, car toujours la fin doit rejoindre l’origine. Or la pensée de l’origine c’est encore la mémoire, Mnémosyne, mère des muses que les Grecs situaient avant la naissance des dieux. Laisser penser la pensée, c’est permettre le sens ; c’est retrouver aussi le réel, car avec la science et la technique, on n’est plus dans le réel, mais dans le simulacre.

1947 c’était pour les khâgneux d’Henri IV l’enseignement de Martin Heidegger par le truchement de leur maître en philosophie, mais ce fut aussi la découverte d’un penseur qui devait avoir grande influence sur toute ma génération, Maurice Blanchot (1907–2003). Un jour un de mes camarades jeta sur la table de notre turne un livre étrange, paru en 1943 et intitulé Faux pas, qui mettait les grandes œuvres littéraires à l’épreuve corrosive de l’air du temps. Toutes, jusque-là s’inscrivaient dans une tradition, s’enracinaient dans un terroir, se recommandaient d’une identité culturelle, nationale, régionale, religieuse, voyez Barrès, Daudet, Bourget, Bordeaux, René Bazin, Martin du Gard, Mauriac, Jules Romains… Or pendant la guerre et les années suivantes, les frontières se sont déplacées, les appartenances se sont confondues, les identités se sont quelque peu brouillées. Fidèle de Charles Maurras, Blanchot s’est retrouvé associé à des résistants communistes en 1944, pour faire passer en Suisse des proches d’Emmanuel Levinas, menacés par les lois antijuives, au point qu’un jour mis au mur par la police allemande, il n’échappera que par miracle au peloton d’exécution, désormais encore au monde, sans être de ce monde. Comment alors s’approprier un patrimoine intellectuel ou spirituel qu’on a quelque mal à revendiquer ? On connaît le mot du poète René Char dans ses Feuillets d’Hypnos de 1943 : « notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » C’est dire que nous n’étions pas accrédités à hériter, que l’héritage fût frappé d’interdit ou que nous en fussions déclarés indignes. Une tache noire obnubile notre mémoire d’un passé proche, tandis que l’histoire cesse de transmettre quand elle traite sur le mode de la mauvaise conscience des pans entiers du roman national. Blanchot se fera, sa vie entière, l’analyste du « désastre », désignant par ce mot la perte du sens ou plus précisément la perte de l’astre qui orientait notre marche.

Le sens était en grand décri à cette époque. Maurice Merleau-Ponty, qui fréquentait Blanchot et dont je suivis les enseignements de 1951 à 1961, posait inlassablement la question du sens. Alors qu’on investissait encore beaucoup dans les téléologies, il niait que l’histoire non plus que la vie puisse avoir un sens, mais en revanche on pouvait parler du sens d’une étoffe, d’un velours, d’un tapis, d’une fourrure, comme aussi du sens d’une rivière. Prendre un velours ou une peau de chagrin à rebrousse-poil peut faire grincer des dents. De même on répugne à prendre à contresens le sens commun, mais cela va-t-il plus loin ? Merleau-Ponty écrira Sens et non sens, relevant les « effets de sens » nés de la disposition respective des signes linguistiques, mais aussi des objets naturels ou des symboles sociaux. Gilles Deleuze en reprendra l’idée dans sa Logique du sens, jouant sur la perversité des rapprochements incongrus. Si tout écart à une valeur sémantique il n’est que de déplacer les écarts pour faire parler autrement la « prose du monde ». La « déconstruction » en saura user, mais alors que Martin Heidegger ne fait état que d’une seule disjonction, entre l’un et l’être, dont il refuse la convertibilité, Derrida généralise le procédé et introduit des écarts partout, « différance » qui se veulent productrices de lumières nouvelles et c’est ainsi qu’on fait prévaloir le non-sens sur le sens. Ainsi procèdent nos « voleurs d’étoiles ».

Tous se réclamaient de Blanchot, nul ne lui fut fidèle. D’où ce livre qu’il donnera en 1980 pour faire taire les malentendus et produire enfin son diagnostic sur le mal du siècle, l’Ecriture du désastre. Le désastre c’est la perte de l’astre et cette perte désoriente. Emmanuel Kant avait écrit Comment s’orienter dans la pensée ? s’y référant à deux réalités, « le ciel étoilé au-dessus de nos têtes et la loi morale au fond de notre cœur. » L’étoile, c’est la transcendance au sein de l’immanence. Mais Blanchot ne regarde pas en arrière ; dès le seuil de ce monde sinistré, il peut reprendre à son compte le mot de Nietzsche : « Nous entrons dans un temps où l’homme ne pourra plus mettre d’étoile au monde. » Sans son étoile, l’homme est désorienté : droite et gauche se confondent, haut et bas ; on est passé de l’autre côté du miroir. En cet univers fantomatique cependant la maison est toujours debout, alors qu’elle est déjà ruinée, menaçant de crouler, inconsistante qu’elle est devenue : « Nous sommes au bord du désastre, écrit Blanchot, sans que nous puissions le situer dans l’avenir : il est plutôt toujours déjà passé et pourtant nous sommes au bord ou sous la menace, toute formulation qui impliquerait l’avenir si le désastre n’était ce qui ne vient pas, ce qui a arrêté toute venue. Penser le désastre … c’est n’avoir plus d’avenir pour le penser. » Le désastre a-t-il déjà eu lieu où est-il sur le point de se produire ? Il est dans l’infinie précarité des choses et des êtres. Dire que choses et êtres sont précaires, c’est dire qu’ils ne doivent leur subsistance qu’à notre prière. C’est donc avec précaution, avec dévotion que nous devons pénétrer dans la vieille maison. Nous savons en effet que « le désastre ruine tout en laissant tout en l’état ». D’où l’illusion d’une maintenance de ce qui est déjà ruiné.

Dans la maison il y a des livres qui retiennent captif un sens caché ; il faudrait savoir les ouvrir, en dérouler les parchemins, les interpréter. Faute de savoir le faire on peut tenter d’écrire ; ainsi pourra-t-on, disait Blanchot, « veiller sur le sens absent  » non pas sur le non-sens qui ne réclame aucune vigilance, mais sur cette présence d’absence d’un sens qui fait défaut, d’un sens en creux  que l’écriture a pour vocation de faire surgir : « Ecrire, former dans l’informel  un sens absent. Sens absent, non pas absence de sens. Ecrire c’est peut-être amener à la surface quelque chose comme du sens absent, accueillir la poussée passive qui n’est pas encore la pensée, étant déjà le désastre de la pensée . » En ces temps crépusculaires, où la mort est sinon déjà passée du moins imminente, l’écriture est la seule vigile de l’esprit. Écoutons encore Blanchot : « écrire c’est ne plus mettre au futur la mort déjà passée mais accepter de la subir sans la rendre présente à elle , savoir qu’elle a eu lieu… et la reconnaître dans l’oubli qu’elle laisse et dont les traces qui s’effacent appellent à s’ excepter de l’ordre cosmique là où le désastre rend le réel impossible et le désir indésirable  » Mais alors l’écriture n’a-t-elle pas cessé d’être un exorcisme ? N’est-elle plus capable de faire du sens ? C’est l’écriture à la limite, écriture atone qui ne chante plus, écriture blanche qui ne brille plus, écriture froide qui ne brûle plus, précisément « l’écriture du désastre », cette écriture par laquelle, disait Blanchot, tout est mis en cause et d’abord l’idée de Dieu, du moi, du sujet, puis de la vérité et de l’un, puis l’idée du livre et de l’œuvre, en sorte que cette écriture… loin d’avoir pour but le livre, en marquerait plutôt la fin, écriture qu’on pourrait dire hors discours, hors langage  » Il s’agit bien d’une écriture à la limite qui serait justement la « fin du livre ». La quatrième de couverture de la réédition de Faux pas nous le dit : « N’avoir rien à exprimer doit être pris dans le sens le plus simple. Quoi que l’écrivain veuille dire, ce n’est rien. Le monde, les choses, le savoir ne lui sont que des points de repère à travers le vide. Et lui-même est déjà réduit à rien. Le rien c’est sa matière. Il rejette les formes par lesquels elle s’offre à lui comme étant quelque chose. » Rejeter les « formes », c’est rejeter les idées platoniciennes, fort desquelles le langage sauvait la matière de son inconsistance. Sans le truchement de la forme ou idée, le monde n’est plus qu’ombres qui se défont. Parvenu à ce degré zéro de l’écriture, que peut-on faire, fatigué du sens, pris de vertige sur le bord du néant ?

Blanchot reste dans l’indécision, non pas nihiliste, tout juste sceptique, s’attachant à dire : « Le scepticisme ne détruit pas le système il ne détruit rien, c’est une sorte de gaieté sans rire, en tout cas sans raillerie, qui tout à coup nous désintéresse de l’affirmation et de la négation  » Voilà pour les « déconstructeurs », quand bien même ceux-ci se réclameraient de lui.

Blanchot nous aura du moins appris l’esquive d’un sens qui se cache quand nous n’avons plus le courage de le porter. Il faudrait restaurer les conditions du sens devant l’énormité de la difficulté, on préférera nier le problème et achever de détruire les conditions du sens ; c’est à quoi consciemment, posément, méthodiquement, s’attacheront les « soutiers de la déconstruction ». Au nom d’une éthique de la permissivité et du moindre effort, où il est interdit d’interdire et/ou punir est un délit, ils vont s’ingénier à constituer un univers fantasmatique de structures molles, où l’on n’est plus à se mesurer à l’obstacle et où l’on pourrait, à moindre risque, s’abandonner. « Barbare, disait Nietzsche, que de ne prendre une chose que par son côté faible ; au contraire (on doit) prendre une chose de telle sorte qu’au lieu de sa faiblesse, l’on sache poser sa propre force et ainsi l’enrichisse. » Ce n’est pas ce que choisiront nos « voleurs d’étoile », ne faisant qu’ajouter aux malheurs du temps.

Contre les partisans du sens à moindre frais, du sens à moindre effort, nous avons essayé de restaurer quoi qu’il puisse en coûter, les conditions du sens. Telle fut la tâche qui s’imposa à moi quand s’offrit l’opportunité de créer notre centre d’éthique médicale. J’étais parti en 1993 d’un état des lieux que j’avais dressé à la demande du Ministère de l’enseignement et de la recherche. La métaphysique était en déshérence : la disjonction de l’un et de l’être avait eu raison de l’onto- théologie ; la convertibilité de l’être, de la puissance et du devenir n’étant plus de rigueur, on ne reconnaissait plus de sens à l’histoire ; l’être lui-même s’était délité, décomposé, allégé, au point de perdre toute consistance et toute solidité ; de sorte qu’il n’était plus l’étalon de mesure, a fortiori le module d’une analogie universelle ; réduit à son unidimensionnalité, l’individu n’était plus que la misérable synecdoque de la foule, l’homme de sable, un grain de silice semblable à tous les autres, dont on peut juste faire un tas ! Est-il alors encore possible de penser ? Pourtant sciences et techniques poursuivent leur développement frénétique sans que rien ne soit capable de les contenir, faute d’un principe et faute d’un horizon. Prophétiquement, un siècle plus tôt, Nietzsche, dans le Gai savoir mettait en scène « l’insensé », qui avait détaché la terre de son soleil et d’une éponge effacé l’horizon. Un siècle plus tard, les sophistes modernes l’avaient emporté, imposant leur idéologie. Est-il encore une nature des choses quand l’anomal est de rigueur ? Le corps sans organes, imaginé par Gilles Deleuze, est devenu un modèle social ; la dédifférenciation a raison de toute organicité. Contre les identités subsistantes, le « nomadisme » jetait la confusion dans la famille et dans la société ; on préférait la « meute » à la famille, la « horde » à la tribu ; l’anti-Œdipe était devenu le nouvel évangile. Derrida poursuivait le travail de sape de Deleuze, quand un autre sophiste venu d’outremont, allait lui donner la main, le très coruscant Umberto Eco. Comment reconstruire ce qui avait cédé au mal du siècle et à l’acharnement d’aussi habiles artificiers ?

Du sens, faux-sens, contresens ou non-sens, on avait à foison. On ne voulait plus de celui que la nature des choses nous aurait suggéré, alors on suscitait des « différances », sachant que tout écart est diacritique. Libertinage grammatical, libertinage syntaxique, libertinage sexuel, voilà qui va à contresens mais non sans apporter aux praticiens de ces exercices, sinon du sens, du moins de la sensation et de la jouissance. Le procédé est vieux comme l’enfer ; le marquis de Sade s’y illustra, il fit école. La Révolution s’y emploiera : on allait dénaturer pour mieux régénérer. Il s’agissait de susciter une nouvelle humanité, comme l’a bien montré Xavier Martin. Dans les années cinquante, Georges Bataille s’en souviendra quand il créera le Collège international de sociologie et la revue Acéphale-cou coupé. Plus de principe : le père, le maître, le roi, Dieu lui-même tout y passe. Toute référence aux principes est présumée coupable. « Le rhizome est une anti généalogie, c’est une anti mémoire, » dira bientôt Deleuze. C’est un déni de paternité ». Sans feu ni lieu, l’arborescence errante se déplace au flanc du nu du désert. L’anarchie (an-archè) préside au corps sans organes. Avec Mille plateaux (1980), la subversion est à son comble : discours sans prémices, écriture sans règles, musique sans gamme, arbre sans racines, corps sans cœur, lignée sans ancêtre, famille sans père, nation sans roi, monde sans Dieu, ne laissant plus à qui voudrait encore penser qu’un « je fêlé et un moi dissous . »

Deleuze, Foucault, Eco, malins génies d’une école où l’on s’en prendrait à la grammaire. Celle-ci n’est-elle pas l’organon de la pensée. Pour affranchir cette dernière, il suffit de subvertir en effet la grammaire. Les cinq prédicables de Porphyre (le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident) ont permis de constituer le savoir sur le mode justement d’un arbre, référant à la substance les prédicats dans l’ordre de leur subordination. Si l’on rejette cet ordre, en autorisant des séquences contre nature, pourquoi ne pas imaginer « un arbre composé uniquement de différences » ? L’ontologie traditionnelle était réglée par une stricte nécessité : la différence correspondait à la forme et le genre à la matière et de même que forme et matière constituaient la substance, de même genre et différence constituaient l’espèce. Voyez à quels hybrides monstrueux on parvient à déplacer les éléments du système. Les idéologies qui inspirent les lois sociétales d’aujourd’hui sont déjà là. Le désastre s’amplifiait. Que faire ? Je n’hésitais plus à engager mes amis dans le combat. J’obtins la création de notre centre d’éthique médicale, dont je confiais la charge à Dominique Folscheid avec la mission de reconstruire. Éric Fiat et Bertrand Quentin aujourd’hui continuent cette tâche. Ils sont les maîtres d’œuvre, vous êtes les compagnons. Reconstruire c’est d’abord recréer les conditions du sens ; nous allions oser naviguer à contre-courant.

Comment le grand livre de la nature peut-il à nouveau faire sens ? C’est à vous tous que je me dois de le demander, car « fatigués du sens » assurément vous ne l’êtes pas, ayant reçu par transmission et transmettant vous-mêmes cette architectonique sans laquelle il ne saurait y avoir de pensée. En sont la preuve tous vos débats comme aussi les mémoires que j’ai encore l’honneur d’évaluer, autant de témoignages d’une tradition créatrice qui induit le sens de sa marche de son interprétation de la nature des choses. Du grand livre vous aurez su sauver les caractères, respecter les intervalles, conserver le tempo, de sorte que vous le comprenez parce que vous vous laissez lire par lui, avant même de le lire vous-même. Le livre de la nature et le livre de l’homme s’ouvrent l’un sur l’autre. Le sens est dans ce règlement réciproque. Et pourtant, me direz-vous, les bouleversements biotechnologiques sont là, qui nous sollicitent : ne devons-nous pas changer de paradigme ? On voudrait faire bénéficier l’humanité des progrès de nos disciplines, on reste cependant obligé par la déontologie du passé. Qui arbitrera le débat ? C’est là que ressurgit la question du sens.

Georges Steiner voulait que toujours l’on pariât sur le sens du sens. Il évoquait le cri de l’insensé de Nietzsche dans le Gai Savoir. « Dieu est mort » ; en désenchaînant la terre de son soleil, les hommes ont perdu « le sens de la terre », une terre qui ne connaît plus le haut ni le bas et qui roule tête-bêche à l’infini. Il voulait que l’on retrouvât un certain usage du platonisme qui nous enseigna l’exigence de signification et cette transcendance qui ne laisse pas de travailler le sensible, dès qu’on cherche à discerner l’idée. Un tableau de Vermeer, une toile de Kandinsky portent notre regard au loin, vers ce qui est essentiellement lointain et hors de prise. À la prison du moi, à l’enfer du sujet de droit qui s’enivre de sa toute-puissance, nous saurons échapper en passant non plus de l’autre côté du miroir, mais dans l’envers du tableau, cet « arrière-pays », dont Yves Bonnefoy a gardé le secret, à moins que nous ne suivions Tobie, l’ange et le chien, avec Christian Bobin qui sut prendre la vie dans le meilleur des sens.


Références :
Heidegger, [1947/ 1954] « L’expérience de la pensée » in Questions III, gallimard, 1990.
Heidegger, [1954] "La question de la technique" in Essais et Conférences, Paris, gallimard, 1990.


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news-4237 Mon, 04 Jul 2022 12:09:47 +0200 Podcast France Culture LES CHEMINS DE LA PHILOSOPHIE avec Bertrand QUENTIN https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/podcast-france-culture-les-chemins-de-la-philosophie-avec-bertrand-quentin Série « Philosophie du handicap » Épisode 1/4 : Bertrand Quentin, y a-t-il un concept de handicap ? Vous pouvez écouter cet été le podcast des Chemins de la philosophie sur France Culture avec Adèle VAN REETH et Bertrand QUENTIN

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/les-chemins-de-la-philosophie-du-lundi-14-fevrier-2022-6642158

 

Bel été  !

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news-4236 Mon, 04 Jul 2022 11:38:30 +0200 Ce qu’attendre veut dire. Esquisse d’une conduite de direction face à l’attente https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/ce-quattendre-veut-dire-esquisse-dune-conduite-de-direction-face-a-lattente Un article de Clément BOSQUÉ Ce qu’attendre veut dire.
Esquisse d’une conduite de direction face à l’attente


Par Clément BOSQUÉ

Agrégé d'anglais, directeur d'établissement sanitaire, social et médico-social formé à l'École des Hautes Études en Santé Publique et à l'Institut Pasteur-CNAM, Clément Bosqué est aussi diplômé en philosophie éthique de l'Université Gustave Eiffel. Il est aujourd'hui directeur Île-de-France pour l'Institut National de Formation et d'Application (Fondation INFA) et est l’auteur du Petit traité de la fonction de direction dans le secteur social (Champ Social, 2021).

Article référencé comme suit :
Bosqué, C. (2022) « Ce qu’attendre veut dire. Esquisse d’une conduite de direction face à l’attente » in Ethique. La vie en question, juillet-août. 2022.


NB : le PDF est accessible en bas de document

 



                                                                               « J’attends, je demande, j’implore ;
                                                                  Je penche tour à tour mes urnes pour avoir
                                                                                 De chacune une goutte encore ! »
                                                                                                                    Victor Hugo

                                             « Paroles sur la dune », Les Contemplations, Livre V, 13.


    Qu’attend-on de la direction ? Et qu’attend la direction ? Sous les auspices du réalisme aristotélicien, on pourrait s’attacher à définir l’attente par ses principales fonctions, ses principaux attributs, ses principaux objets.
    L’attente met en jeu une relation teintée de pouvoir : j’attends quelque chose de l’autre, mais l’autre aussi peut, en retour, attendre quelque chose de moi, qui conditionne la satisfaction de mon attente.
    Bien sûr, l’attente convoque des modalités de rapport au temps, et en particulier au sentiment d’urgence. Il est des urgences qui ne sauraient attendre ; il est, a contrario, parfois urgent d’attendre.
    Dans le contexte de la relation directeur – dirigés, on peut dresser une typologie du quadruple objet de l’attente : attente de cadre, de confiance, de considération, de conduite.
    De surcroît, nous pouvons caractériser deux dimensions de l’attente. D’abord, une attente de « prendre soin », très prégnante dans les établissements et services hospitaliers, au sens large. Ensuite, une fonction « dilatoire » de l’attente, qui suppose constamment un « préalable » au bien, et en particulier, dans une organisation, au « bon » fonctionnement.
    Nous proposons ici de nous pencher sur « ce qui se cache » derrière l’attente ; de nous attacher à repérer ses raisons d’être profondes, ses significations. Pour ce faire, il s’agit de formuler le plus justement possible les lieux, les modalités, les postures qui incarnent, donnent à voir et à comprendre en quoi le sujet de l’attente peut être dit, dans l’expression de Montaigne, « vain, divers et ondoyant » ; par l’effet de quels dispositifs l’attente se frustre elle-même chroniquement – quelle irrémédiable insatisfaction gît en son cœur. Nous verrons qu’attendre, c’est toujours attendre une chose et son contraire ; qu’attendre, c’est toujours attendre autre chose ; et qu’on n’en a jamais fini d’attendre.


L’attente d’une chose et de son contraire

    Pour Freud, l’ambivalence est un « phénomène fondamental de notre vie affective (1) ». Jankélévitch l’a montré à sa manière : vouloir quelque chose, c’est toujours vouloir un peu autre chose. On peut bien croire qu’on est libre de vouloir : on n’est libre que tant qu’on n’a pas choisi entre a et b, tant que l’on n’a pas décidé, opté. Une fois que l’on a exercé son vouloir, on ne veut plus, on ne peut plus vouloir, on a choisi, c’est trop tard. D’où cette fascinante « hésitation du vouloir devant la bi-possibilité », ce mystérieux « bi-vouloir (2) », ou encore « l’intime contre-volonté du bon vouloir » par laquelle Jankélévitch caractérisait ce qui fait résistance à nos efforts vers la vertu (3). Plus loin, c’est sous l’admirable expression de « ferveurs contradictoires » (4) que l’auteur du Traité des vertus épingle cet homme affolé entre plusieurs pulsions et instincts, d’accord avec le scepticisme de Montaigne pour qui « il n’y a aucune constante existence, ni de notre être, ni de celui des objets », les choses vont « roulant et coulant sans cesse », et tout est « en continuelle mutation et branle » (5).
    Comment s’étonner que le « Conflit, cet antagonisme créaturel qui fait le fond de notre condition d’alternative (6) », cette difficulté à prendre un parti et à s’y tenir, ce défi que représente l’impératif de cohérence et de conséquence, excède souvent les modestes capacités humaines ? C’est ainsi qu’il n’est rien de plus fréquent que l’attitude consistant à vouloir une chose, et même son contraire, simultanément ou consécutivement. « Le désir veut tout cela, le désir veut n’importe quoi (7) ».
    Ainsi on réclame l’application d’un cadre universel et identique pour tous, mais on exige la prise en compte des contextes individuels. Il faut traiter tout le monde pareil, mais reconnaître les mérites particuliers. On retrouve ici la tension, toujours susceptible de dégénérer en conflit, entre le besoin d’attention individuel et le soin collectif, la souffrance privée et la santé publique, comme le rappelle Paul Ricœur (8).
    On demande de participer à la décision, mais on refuse d’en porter, même partiellement, la responsabilité. On demande d’être conduits (dites-nous où nous allons, où nous devons aller), mais aussi de participer collectivement à la détermination des directions à prendre. On porte la critique, mais on refuse d’être force de proposition. Ainsi des représentants du personnel peuvent-ils dire : « nous, on ne sait pas ce qu’il faut faire, ce n’est pas notre rôle… c’est à la direction de dire ce qu’elle va faire… nous, on interroge ».
    On réclame l’intervention de la hiérarchie, tout en la contestant au nom de l’égalité, contestation inévitable en régime démocratique, comme l’avait prévu Alexis de Tocqueville (9).
    On demande à cor et à cri une « bonne » gestion, mais on répudie les gestionnaires chargés de tels arbitrages, assimilées aux basses œuvres budgétaires et financières, et aux « mesures gestionnaires », toujours impopulaires. Des réductions de postes ? Oui… mais pas dans mon service !
    Pour ménager son crédit, on se drape dans une posture de questionnement des notions et des mots, qui laisse à penser que l’on n’est pas dupe. Je pense à cette élue du personnel qui m’avait déclaré théâtralement : « vous parlez de gestion… moi, cela m’inquiète parce que la gestion, je ne sais pas bien ce que c’est… » À quoi j’avais répondu laconiquement, faisant de l’Aristote sans le savoir, en proposant de définir la gestion comme « délibération sur les moyens rapportés aux fins ».
    Tout se passe, en fait, comme si on attendait tout et son contraire du directeur. Il faut recadrer, mais pas sanctionner. Former les managers, mais ne surtout pas parler de « management ». Le directeur doit faire confiance, mais aussi rassurer – dire toute la vérité, et ne pas la dire toute. Il doit être paternel ou fraternel. Énoncer les limites – les abolir. Savoir prendre des risques, prendre des mesures. Donner la direction, mais ne pas donner de directives. Des consignes ? « Vous nous infantilisez ». Pas de consigne ? « Vous nous abandonnez ». Une procédure ? « Vous nous ôtez de l’autonomie ». Une solution collaborative ? « Vous placez trop de responsabilité sur les équipes ». Et cætera.
    Par conséquent, l’attente est toujours déçue. La règle pourrait être, comme celle de l’Abbaye de Thélème de Rabelais, « fais que voudras « ; « décide que voudras » : on attend que la direction décide, mais la décision, quelle qu’elle soit, sera critiquée. La direction produit un organigramme ? Mais ce n’est pas un organigramme qu’attendent les équipes, c’est un projet d’établissement. On lance une démarche de projet d’établissement ? Ah ! Non, ce sont des fiches de poste dont nous avons besoin. La direction définit des fiches de postes ? Impensable sans un organigramme, etc. La décision n’a pas été assez anticipée et vient trop tard – elle n’est pas assez concertée et vient trop vite – elle n’est pas prise du tout – elle n’est pas la bonne. Ce n’est pas celle qu’on attendait.
    La demande, tantôt diffuse, tantôt explicite et revendiquée, de « soin » des soignants eux-mêmes par leurs directions et gestionnaires, est a priori évidente. Le directeur n’est pas auprès des situations de souffrance. Beaucoup de choses l’en séparent : ses missions propres, administratives ; des différences de culture professionnelle ; la distance hiérarchique, procédurale, induite par la géographie des locaux, des bureaux, ou encore par les pratiques de communication via écrans et mails. Au résumé, le directeur est toujours trop loin. Il n’est pas, contrairement aux « opérateurs de terrain », en première ligne, face aux angoisses du soin, de l’accompagnement. Il faudrait donc les lui donner à voir, les lui représenter : « qu’il descende un peu voir dans les services, comment les choses se passent ! »
    Et pourtant, le directeur qui s’invite en réunion de service, qui « descend » dans le service, c’est impensable, c’est au moins incongru. Que veut-il, que nous veut-il, de quoi se mêle-t-il ? Que cherche-t-il à savoir, à contrôler ?




L’attente, juge infaillible du présent

    L’expression de l’attente est susceptible d’obéir à diverses stratégies, d’ordre rhétorique notamment. Le réel vient toujours, à mesure que le futur se mue en présent, avérer ou ne pas avérer les pronostics émis. Par conséquent, les discours par lesquels on évalue le présent à l’aune de l’accomplissement ou de l’inaccomplissement des attentes du passé, prennent place et sens dans une économie générale, un « ordre du discours » (10), celui de l’établissement, de la multiplicité des voix émises au sein du collectif de travail.
     Shakespeare fait dire à la Comtesse de Roussillon, à propos de sa pupille Hélène : « J’attends d’elle le bel avenir que son éducation promet » (11). L’attente consiste à établir un rapport entre une perspective donnée au préalable, et ce qu’il est réellement advenu. De l’attente découle la mesure d’une distance entre ce qui « devait être », ce qui était « prévu », et ce qui se passe effectivement ou, comme le dit la langue commune, l’écart « entre la promesse et les actes ». Certaines promesses sont tenues, d’autres non. De même, certaines prophéties s’accomplissent, et d’autres non. Il est concevable de « faire mentir » une prédiction : la mythologie fournit beaucoup d’exemples de héros cherchant à échapper au destin qui, à en croire l’oracle, les attend.
    Ce qui vient bouleverser l’ordre immuable de ce à quoi on sait pouvoir s’attendre, engendre la crainte. Les régimes et les pouvoirs institués redoutent les « nouveautés » : c’est ainsi que le christianisme, dans le monde juif et romain du premier siècle, apparaît comme une « nouveauté », en grec « ti neoteron », et donc nécessairement, comme le peint l’historien Flavius Josèphe, comme une « sédition » (12). Phénomène que l’on n’attendait pas, et par conséquent inquiétant.
    Les chrétiens, à l’inverse, n’auront de cesse d’inscrire le récit de la venue de Jésus-Christ comme la « manifestation » du Messie qu’attendent les juifs. Pour eux, le Christ répond à l’attente d’un nouveau Moïse, d’un nouvel Élie, d’un nouveau Jean-Baptiste, qui restaurera la pureté endommagée du peuple élu. En quelque sorte, le Nouveau Testament répond aux attentes de l’Ancien.
     Sous cet aspect, l’attente apparaît moins comme une attitude prospective, une disposition vis-à-vis de l’avenir, que comme une méthode d’exercice du jugement, et du discours, qui convoque et confronte le passé et le présent. Qu’elle prophétise l’accomplissement ou le non-accomplissement, l’attente rend le présent comptable et justiciable des promesses du passé. Elle autorise à mesurer le présent à la toise de ce que le passé en avait prédit.
    Or, se poser en juge, en esprit libre et critique portant des jugements sur le monde, ne permet-il pas d’afficher, fût-ce passagèrement, une forme de souveraineté ? « Juger, et non pas subir, c’est le moment du souverain », disait Alain (13). Stratégie essentielle dans le jeu de pouvoir au sein des établissements et services, quelles qu’ils soient, pour des représentants du personnel qui se posent volontiers en évaluateurs, en instituteurs de l’institution, en « directeurs de conscience » des directions.
    Notons que cette souveraineté de la prévision est largement illusoire. Bergson nous y a rendu attentif : nous croyons toujours qu’il était prévu que ce qui s’est passé, se passât, « de là notre prétention d’anticiper en toutes occasions l’avenir ». Nous passons notre temps à relire le passé pour y lire des « directions », là où il n’y eut que des « trajets ». Aussi ferions-nous mieux, avec humilité, de retracer « les ondulations du réel » (14).
    Le discours de l’attente est donc un discours souverain sur le présent, tenu sous le magistère d’une évaluation de « conformité » aux promesses du passé. Ce qui semble plus digne encore d’être observé, c’est que ce magistère du jugement échappe à l’impératif de non-contradiction, comme nous allons le montrer.
    Je peux dire, en effet, que je « n’attends plus rien » de la direction. Si la direction ne fait rien, cela donnera raison à mon pessimisme. Si la direction agit favorablement, je pourrai me dire surpris, comme l’enseignant contraint de relever le bon résultat inhabituel du cancre. Au contraire, si je dis attendre énormément de la direction, je m’expose à la satisfaction ou à l’insatisfaction. Satisfaction que j’enregistrerai en l’assortissant d’une nuance ou d’une réserve (décerner un pur satisfecit risquerait d’inciter la direction à relâcher ses efforts). L’insatisfaction me permet de dire rondement ma déception.
    Il peut arriver que notre lecteur trouve notre argument déloyal, en ce que nous prendrions, exprès, des exemples de postures qui trahissent une forme de mauvaise foi ou de déloyauté. Les promoteurs de l’éthique de la discussion (15) pourraient objecter que ce jeu tactique d’énonciation des attentes devrait se résoudre par la vertu de bonnes pratiques managériales et d’un bon dialogue social, dans des engagements pris en commun et dont il conviendrait de s’assurer conjointement, direction et personnel, de la bonne réalisation.
    Mais tout autre est notre recherche, notre souci, notre intérêt qui porte sur le « così è » machiavélien, sur les jeux et les louvoiements du pouvoir dans le ventre des institutions.



L’attente, toujours recommencée

    L’attente, jamais satisfaite, comme le tonneau des Danaïdes qui se vide à mesure qu’on le remplit, trouve toujours des objets à attendre : quelque chose d’autre, de nouveau, de supplémentaire. Pour parler comme les psychanalystes lacaniens, la « jouissance » est toujours « reportée ». C’est d’ailleurs ainsi qu’usuellement, dans les réunions de travail, « l’éternel retour » de certains sujets à l’ordre du jour est-il référé à « l’Arlésienne », attendue longtemps, qu’Alphonse Daudet, puis Bizet, rendirent célèbre (16). Et l’on se souvient de la Madeleine, non point de Proust, mais de Jacques Brel, qu’il attend, ce soir, mais qui « ne vient pas ».
     Si homo sapiens attend perpétuellement, est-ce parce qu’il a eu besoin, pour survivre, de ne jamais s’autoriser à s’endormir sur ses lauriers ; qu’il a dû, pour s’endurcir, cultiver l’inquiétude ? « L’homme est homme parce que son comportement n’est ni immédiat ni local (17) », dit Bachelard. Pascal ne dit pas autre chose, revisitant Sénèque dans cet admirable fragment des Pensées :

    « Nous ne tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt ; si imprudents, que nous errons dans des temps qui ne sont pas nôtres [...] Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais » (18).

    Autrement dit, l’homme ne peut s’empêcher de rêver d’un ailleurs, d’un autre temps. Il prévoit, anticipe, spécule, bref : attend, et escompte que l’avenir lui apportera ce qu’au présent il ne possède pas encore, fût-ce la confirmation d’une permanence, d’une perdurance : « je m’attends à ce que cela se passe comme d’habitude. » Cioran, en son noir pessimisme, reprend le jugement pascalien : « tous les hommes ont le même défaut : ils attendent de vivre […] nous n’habitons pas un présent concret et vivant, mais un avenir lointain et insipide » (19).
    Les hommes du Moyen-Âge étaient pénétrés de la notion de l’immortalité de l’âme, et redoutaient l’Enfer et la damnation éternelle plus que la mort elle-même. Le Purgatoire, pour ceux qui n’avaient pas fait suffisamment pénitence, redoublait l’attente terrestre. Ainsi Dante peut y croiser « des ombres » qui ont, comme dans une véritable « salle d’attente », « l’air d’attendre » (20).
    La Renaissance s’affranchit de ces croyances (21). Dans la vision du monde qu’elle inaugure, il y a toujours une chose nouvelle à rechercher, à trouver, à attendre sur terre. La théologie protestante de la prédestination tient que c’est dans cette vie qui m’est donnée que je peux attendre que se vérifie, que se réalise, que « s’actualise », pour parler en aristotélicien, ma « potentialité », autrement dit ce que Dieu a prévu pour moi. Le moderne, le bourgeois attend toujours davantage, il attend toujours mieux (22). Il se conforte dans l’idée qu’il « peut mieux faire », comme l’inscrit le professeur dans le bulletin trimestriel. La vie n’est plus un temps de préparation et d’attente de l’au-delà, mais un temps laissé à l’homme pour s’accomplir, conquérir, explorer et jouir.
    Don Juan est ainsi un entrepreneur moderne de la séduction. Si Chérubin rêve et Papageno cherche, Don Juan, lui, n’attend pas et conquiert (et comme on s’en souvient, il tient un décompte de ses actifs que ne renierait pas le plus scrupuleux des boutiquiers). De même Balzac a peint César Birotteau, pétri d’espoirs, d’ambitions, d’attentes. Dickens capte cet état d’esprit dans la classe moyenne anglaise du XIXe siècle, et intitule son avant-dernier roman Great Expectations, traduit en français par Les Grandes Espérances, mais que l’on eût pu rendre par le terme « d’attente ». Pour preuve, son préfacier G. K. Chesterton note qu’on trouve chez le romancier

    « partout l’attente brûlante de tout ; de la prochaine personne qui prendra la parole ; de la prochaine cheminée d’où sortira la fumée, du prochain événement, de la prochaine extase ; du prochain assouvissement de n’importe quel désir humain (23). »

    L’attente ne peut pas finir, sans doute parce qu’il n’y aurait plus, si elle finissait, rien à désirer. Il n’y aurait plus rien à revendiquer. Il n’y aurait plus rien à vouloir. Il n’y aurait plus de sujet de plainte. Or, s’il n’y a plus lieu de se plaindre, de quoi y a-t-il encore lieu ? Où le plaintif, toujours en risque de se métamorphoser en plaignant, ira-t-il « déposer plainte » ? Si l’on ne se plaint plus, prendra-t-on encore soin de nous ? De fins observateurs ont analysé cette impossible « fin de la plainte » (24).
    Éteindre la plainte, étancher cette soif permanente, vouloir clore l’attente, ce serait peut-être attenter à ce qui est proprement vivant, parce que proprement désirant, dans l’âme humaine. C’est ce que Paul Valéry nous dit sans ces lignes : « Mon âme a plus de soif d’être étonnée que de toute autre chose. L’attente, le risque, un peu de doute, l’exaltent et la vivifient bien plus que ne le fait la possession du certain » (25) ; ou dans son ode aux « pas retenus » de l’être aimé, dans « Les Pas » :

                                                                                     « Ne hâte pas cet acte tendre,
                                                                                    Douceur d’être et de n’être pas,
                                                                                      Car j’ai vécu de vous attendre,
                                                                        Et mon cœur n’était que vos pas » (26).

    Comme le désir ou le Phénix mythique, l’attente renaît de ses cendres. Vision plus sombre, plus inquiétante : à l’image du foie de Prométhée dévoré par l’aigle, l’attente se recrée toujours, pour être à nouveau dévorée. Nous en émîmes l’intuition, en introduction : l’attente est nécessaire. Lancinante et toujours frustrée, elle ne cesse, ni ne cède. Elle est aporétique : elle ne trouve pas d’issue. Dans notre quatrième partie, nous en tirerons les conclusions.
    Avant de clore cette troisième partie, il nous faut insister sur cet aspect monstrueux que revêt l’attente, par son pouvoir dévorant. Le foie de Prométhée se recrée pour être dévoré, et par ce singulier spectacle, n’est-il pas aussi horrible que l’aigle qui l’engloutit ? L’attente, jamais satisfaite, se trouve toujours de nouveaux objets. Que n’attend-on pas, aujourd’hui, du travail ? Bienveillance, prise en charge de la santé mentale, reconnaissance, « sens », bien-être… l’attente se mue en impatience lorsque le réel résiste, que la souffrance subsiste, que la reconnaissance tarde à venir. Alors l’attente de « prendre soin » devient hostile. L’expression se fait âpre : « Mais enfin… qu’attend la direction ? »
    S’exposant continuellement au jugement implacable des représentants du personnel, la direction, pendant ce temps, produit : chartes, procédures, notes, fiches de fonction. La direction propose : réunions, groupes de travail thématiques, médiations. La direction promet : plus de clarté, plus de temps d’échange.
    Dans ces conditions, comment ne pas imaginer un directeur plongé dans l’amertume, qui est un sentiment fort vilain ? Un directeur qui ne s’attendrait plus qu’à ce déplacement permanent de l’objet de l’attente ? Un directeur acculé, coincé, attaqué de toute part, tourmenté d’inquiétudes, réduit dans une forme de souffrance ; un directeur condamné à décevoir perpétuellement les attentes de ses équipes, et donc condamné lui-même à ne plus rien en attendre ? On est loin de la sérénité de l’empereur Alexandre qui, à en croire Montaigne, dormit et fit la grasse matinée avant d’aller affronter son adversaire Darius (27).
    Nous aurions plusieurs raisons puissantes de prôner une position stoïque extrême, une ataraxie ou apathie radicale, comme seul moyen d’atteindre à quelque quiétude. Le risque, désastreux, serait d’en perdre la capacité de se soucier du monde. On songe à l’empereur Charles Quint, qui, dégoûté, se retire au monastère de Saint-Yuste en 1557 pour y finir sa vie, dans l’isolement et le renoncement.

    Cette sorte de cartographie morale de « l’espace de l’attente » devrait nous permettre de rechercher ce que pourrait être la clé d’un rapport juste à la fonction de direction ; d’esquisser les éléments d’une conduite de direction face à l’attente.
    Bergson écrit : « L’intelligence (...) nous a été donnée, comme l’instinct à l’abeille, pour diriger notre conduite (28). » Face à l’attente, ambivalente, insatisfaite et incessante, qu’est-ce que diriger sa conduite ? Si l’on rejette de notre esprit un optimisme excessif (s’attendre à être compris, être remercié, etc.) comme un pessimisme excessif (s’attendre à être agressé ou à passer en procès), sur quelle « intelligence » fonder un art de se diriger, ce que les anciens appelaient une « psychagogie », à la hauteur de cette tâche difficile consistant à diriger les autres ? Comment définir un comportement vertueux pour le directeur ?
    L’attente pose problème, avons-nous dit. Peut-être devrions-nous, au terme de « problème », préférer celui de « mystère », en reprenant la distinction opérée par Gabriel Marcel : « Le problème est quelque chose qu’on rencontre, qui barre la route. Il est tout entier devant moi. Au contraire le mystère est quelque chose où je me trouve engagé, dont l’essence est par conséquent de n’être pas tout entier devant moi (29). »  Car l’attente, avons-nous dit, est une incorrigible inconsolable. Or, précisément, c’est une fonction – dite « parénétique » – attribuée à la philosophie, que de consoler. La philosophie vient donc au secours du directeur pour répondre à la question : « Que faire ? » – question que l’on peut déplier en : « que faut-il vouloir faire, que faut-il savoir faire ? » Face à l’attente, comment concevoir une « capacité de commander aux hommes » avec justice, ou mieux, avec justesse ? Comment agir avec courage, tempérance, sagesse (30), prudemment, au sens qu’Aristote donne au terme de phronesis ?
    La pensée commune exige le oui, le non, attend la simple affirmation ou négation, ce que faisait remarquer Hegel : « L’opinion envisage l’opposition du vrai et du faux d’une façon rigide ; ainsi d’un système de philosophie donné elle a coutume d’attendre ou un accord ou une contradiction (31) ». Précisément, les lignes que nous avons consacrées à « l’ambivalence » de l’attente n’ont d’autre motif que de suggérer qu’il ne s’agit pas simplement, pour le directeur, de répondre, ou de ne pas répondre, à l’attente. L’attente ne se laisse pas résoudre dans une réponse monovalente, dans un choix, une option, une réponse binaire. Agir en responsable, diriger, c’est donc non pas chercher à répondre, mais à se tenir, comme le navire tient sa course sur la mer furieuse et face aux vents changeants. Se tenir, se conduire, diriger avec justesse ferait appel à une « psychagogie », une disposition (hexis) à la conduite réflexive de l’âme.
    Il se pourrait que cette disposition repose sur des manières de comprendre, de dire, de faire. Comprendre que l’attente nécessite d’être travaillée, qu’elle est matière à reposer les termes du principe d’économie, c’est-à-dire de la juste proportion entre les moyens et les fins. Dire lorsqu’il est nécessaire, en mettant un terme à l’attente, dans une forme de vérité, de dire vrai (parrhèsia), qui soit aussi l’occasion pour le directeur de dire ce que lui-même attend. Enfin, faire, c’est peut-être « faire avec » l’attente, la laisser être, la laisser venir à soi. In fine, une direction « hospitalière » pourrait être définie comme faisant hospitalité à l’attente. Il s’agirait d’accueillir, d’admettre et, résolument, d’attendre l’attente.


Notes :
(1) Freud S., Totem et Tabou, tr. fr. S. Jankélévitch, Paris, Payot Rivages, [1913] 2001, p. 180.
(2) Jankélévitch V., Traité des vertus I, Le sérieux de l’intention, Paris, Flammarion, p. 52.
(3) Op. cit., p. 20.
(4) Ibid., p. 76.
(5) Montaigne M., Les Essais, II, 12, Paris, PUF, [1590] 2004.
(6) Ibid., p. 140.
(7) Ibid., p. 182.
(8) Ricœur P., « Les trois niveaux du jugement médical », Esprit, 1996, pp. 21-33, et Le Juste 2, Éditions Esprit, Paris, 2001.
(9) Tocqueville A., De la démocratie en Amérique, Paris, Vrin, [1835-1840] 1990.
(10) Foucault M., L’ordre du discours, Paris, Gallimard, nrf, 1971.
(11) Shakespeare W., Tout est bien qui finit bien, tr. fr. François-Victor Hugo, Œuvres complètes de Shakespeare, Paris, Pagnerre, [1623] 1869, p. 191-322.
(12) Le terme, de même que ?e?te??p???a?, désignant l’esprit de sédition ou de révolution, apparaît à plusieurs reprises sous la plume de Flavius Josèphe. Edition consultée : Flavii Iosephi opera, B. Niese, Berlin, Weidmann, 1895, Livre II, section III-1, accessible sur : remacle.org/bloodwolf/historiens/Flajose/guerre2gr.htm En Français on peut se reporter à : Guerre des juifs, V, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Classiques en poche » N° 118, 2017.
(13) Cité par Lacroix J., Panorama de la philosophie française contemporaine, Paris, PUF, 1966.
(14) Bergson H., La Pensée et le mouvant, Genève, A. Skira, [1939] 1956, pp. 24-34.
(15) Habermas J., De l’éthique de la discussion, Paris, Flammarion, 2013.
(16) Daudet A., Lettres de mon moulin, 1869.
(17) Bachelard G., La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, [1938] 1975, p. 250.
(18) Pascal B., Pensées, fragment 172, Paris, Flammarion, [1670] 1952, pp. 199-200.
(19) Cioran E., Sur les cimes du désespoir, Livre de poche, [1934] 1990, p. 116.
(20) « Tra l’altre vidi un’ombra ch’aspettava / in vista » : Dante, Purgatoire, 13.
(21) Bloch E., La Philosophie de la Renaissance, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1975.
(22) C’est ce qu’a étudié Weber M. dans son ouvrage l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme [1904-1905].
(23) “All is books are full of an airy yet ardent expectation of everything; of the next person who shall happen to speak; of the next chimney who shall happen to smoke, of the next event, of the next ecstasy; of the next fulfilment of any eager human fancy”, Charles Dickens, Great Expectations, J. M. Dent & Sons, Londres, [1861] 1955, p. vii. Nous traduisons.
(24) Roustang F., La fin de la plainte, Paris, Odile Jacob, 2001.
(25) Valéry P., Monsieur Teste, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », [1927] 1998, p. 40.
(26) Valéry P., Charmes, dans Poésies, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », [1922] 1966.
(27) Montaigne M., op. cit., I, 14.
(28) Bergson H., op. cit., p. 86.
(29) Marcel G., Tu ne mourras pas, Paris, Arfuyen, 2005, p. 38.
(30) Ce qu’il est convenu de rassembler sous le vocable des « vertus cardinales ».
(31) Hegel, Préface à la phénoménologie de l’esprit, tr. fr. J. Hyppolite, Paris, Aubier, [1807] 1966, p. 17.

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news-4134 Mon, 30 May 2022 10:45:05 +0200 Les vidéos du colloque du LIPHA 2021 "CONTROVERSES ETHIQUES D'AUJOURD'HUI" https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/les-videos-du-colloque-du-lipha-2021-controverses-ethiques-daujourdhui Les vidéos du colloque du LIPHA 2021 "CONTROVERSES ETHIQUES D'AUJOURD'HUI" sont accessibles ! Les vidéos du colloque du LIPHA "CONTROVERSES ETHIQUES D'AUJOURD'HUI" des 15 et 16 novembre 2021 sont accessibles !
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1) Porosité des normes

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2) La psychiatrie et ses démons

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3) Vieillir, où est le problème ?

avec Nelly LE REUN, Clément CORMI, Anne GRINFELD, Véronique AVEROUS et Véronique LEFEBVRE DES NOETTES

4) Un monde nouveau à gérer ?

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news-4133 Mon, 30 May 2022 10:31:54 +0200 Dans la relation de soins, la confiance n’est plus ce qu’elle était https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/dans-la-relation-de-soins-la-confiance-nest-plus-ce-quelle-etait Un article de Christian TANNIER sur les nouvelles relations de confiance dans le soin Dans la relation de soins,

la confiance n’est plus ce qu’elle était 

 

Par Christian TANNIER

 

 

Ancien interne et chef de clinique au CHRU de Montpellier de 1970 à 1978, thèse de médecine en 1975. Chef du service de neurologie au CH de Carcassonne jusqu’en 2010. Président du comité d’éthique hospitalier du CH de Carcassonne de 2008 à 2018. Thèse de philosophie pratique (direction E. Fiat) en 2013.

 

 

Article référencé comme suit :

Tannier, C. (2022) « Dans la relation de soins, la confiance n’est plus ce qu’elle était » in Ethique. La vie en question, juin 2022.

 

 

NB : le PDF est accessible en bas de document

 

 

« C’est certain, aujourd’hui encore, médecins comme patients valident l’importance de cette relation médecin-patient […], se retrouvant à l’unanimité autour d’un seul mot pour la définir : « LA CONFIANCE ». Ainsi conclut une enquête du Conseil National de l’Ordre des Médecins (CNOM) sur la relation médicale, 20 ans après la loi Kouchner (1). La confiance est donc « le cœur de la relation entre médecin et patient », comme l’affirme également l’Association médicale mondiale (2).

Mais peut-on définir plus précisément ce qu’est la confiance dans le cadre de cette relation interpersonnelle si particulière ? Et si, comme le dit le CNOM dans la même enquête, « le colloque singulier n’a plus rien à voir aujourd'hui avec celui des origines (3) », qu’en est-il de la confiance, s’est-elle transformée de la même façon ? Quelles sont les conditions de la confiance, à l’ère de l’autonomie du patient ?

 

 

 

Peut-on définir la confiance ?

 

La confiance, pour Mark Hunyadi, constitue un trait structurel fondamental de notre relation au monde, une force de liaison élémentaire qui connecte l’individu au monde qui l’entoure (aux choses, aux personnes, aux institutions…), s’opposant au modèle de l’individualisme, où chacun est comme un pilote dans son cockpit, face à un monde dont il gère les informations à son bénéfice (4).

La confiance suppose l’existence d’une incertitude (chacun sait qu’elle peut être déçue ou trahie), sinon on est dans le domaine de la croyance (la confiance aveugle) ou d’un savoir absolu. Mais, comme le dit Gildas Richard, « qui ne sent que faire confiance doit signifier bien autre chose que prendre un risque calculé ou mesurer le probable ? » (5).

Pour continuer à suivre M. Hunyadi, la confiance est à la fois un sentiment et un pari, qui réfèrent à une attente de comportement. Avoir confiance d’abord, c’est le sentiment que ce en quoi ou en qui j’ai confiance va se comporter conformément à mes attentes (par exemple, ce médecin m’inspire confiance). C’est un état de sécurité relevant plus de l’intuition que de la certitude, ajoute le CCNE (6). Faire confiance ensuite, c’est s’engager dans une action en faisant un pari sur les comportements attendus, en comptant sur la manière dont se comporteront les choses, les personnes ou les institutions (pour cette opération, je fais confiance à ce chirurgien).

En fait la confiance ne se décline pas de la même façon selon le degré de conscience associé à la situation. Souvent la confiance est automatique, une habitude, une routine, et l’incertitude est minimale, le comportement prévisible (cette voiture va bien s’arrêter au feu rouge ; mon médecin que je vois régulièrement depuis vingt ans me connait bien, je me fie à lui). Mais lorsque la situation sort de la routine, et c’est souvent le cas dans la relation médicale, la confiance s’intègre au sein d’une rencontre interpersonnelle complexe, dans laquelle la liberté des deux parties est impliquée : la confiance ne se décrète pas (7), elle ne s’exige pas (8), elle s’accorde, et elle se donne. La liberté peut abdiquer de son fait, on s’en remet alors absolument à la conscience et à la bienveillance de l’autre, dans un mouvement qui s’apparente à la soumission. Elle peut être revendiquée et la relation tend vers un engagement mutuel, qui implique reconnaissance et respect de chacun comme condition de la confiance. Alors la confiance se construit et se partage.

C’est ce passage de la confiance-soumission à la confiance-liberté puis à la confiance construite que nous allons tenter de commenter, dans le cadre de l’évolution de la relation médecin-patient.

 

 

 

La confiance, du paternalisme à la contractualisation

 

Historiquement (disons avant 1990), la relation médicale a été marquée par le paternalisme (9) : le médecin savait ce qui était bon pour le patient, qui s’en remettait totalement à lui, tel un enfant à son père. Détenteur du savoir et du pouvoir de soigner, il recommandait, voire ordonnait, en conscience, tandis que le soigné faisait don de sa confiance. Cette position est illustrée par les formules souvent citées de L. Portes, président du Conseil de l’Ordre des Médecins :  « Face au patient inerte et passif, le médecin n’a en aucune manière le sentiment d’avoir affaire à un être libre, à un égal, à un pair ; tout patient est et doit être pour lui comme un enfant à apprivoiser, […] Le médecin, par contre, quand il domine sa pitié et que sa conscience reste en éveil, est seul à pouvoir exercer une volonté agissante […] Tout acte médical n’est, ne peut être et ne doit être qu’une confiance qui rejoint librement une conscience » (10)

Ainsi, de la confiance légitime liée à son autorité épistémique (celle de l’expert qui sait quelle est la maladie et ce qui est bon pour la santé), le médecin tirait abusivement une autorité déontique (celle qui repose sur l’obéissance et la soumission), gommant ainsi la liberté de décision du patient. Le médecin devenait le juge légitime de l’intérêt physique et moral de son patient, dans un souci d’humanité compte tenu de la position de faiblesse et de vulnérabilité de celui-ci. Quant au patient, il était en position de sujet passif, dans un état de confiance-soumission.

Bien sûr cette description est caricaturale et n’épouse pas toute la diversité des relations, d’autant qu’au début du XXème siècle, la confiance épistémique pouvait être mal placée, tant la médecine était encore balbutiante dans son efficacité et sa fiabilité ; de plus, la confiance était souvent trompée, tant la vérité était occultée, partiellement ou totalement et les patients n’étaient pas toujours dupes.

On peut néanmoins estimer qu’au début des années 2000, ce paternalisme est (partiellement ?) révolu. Sous l’influence du progrès des sciences et techniques médicales, de la démocratisation de l’enseignement et de l’accroissement des connaissances des citoyens, qui ont accès aux sources d’information d’une science médiatisée et numérisée, sous l’influence aussi de l’attraction du modèle alternatif nord-américain basé sur l’autonomie et la contractualisation, la relation médecin-malade devient plus égalitaire : la compétence professionnelle du médecin qui diagnostique et informe s’adresse à la « compétence personnelle » du patient qui sait ce qui est bon pour lui, consent et décide en connaissance de cause. Au principe de bienfaisance, s’ajoute le principe d’autonomie.

              Présentant son projet de loi sur le droit des patients à l’Assemblée nationale en octobre 2001, Bernard Kouchner résume bien la philosophie d’une éthique de l’autonomie centrée sur des relations contractuelles et égalitaires entre médecins et malades, redéfinissant de ce fait le modèle de confiance médecin-malade. Il s’agit « d’adapter le système de soin français au monde moderne, en privilégiant les relations contractuelles […] La qualité devient la pierre angulaire, et elle n’existe que dans une confiance réciproque. Le projet a pour objectif de rétablir cette confiance en rééquilibrant la relation entre médecin et malade, désormais à égalité […] Notre objectif est bien de revoir les fondements mêmes de l’éthique médicale […] Sous prétexte d’agir pour leur bien, les médecins décident trop souvent à la place des malades. Notre objectif est que désormais ils décident avec eux. Ce respect de l’autonomie du malade doit être au fondement de l’éthique clinique » (11).

L’enquête précitée du CNOM montre que la loi du 2 mars 2002 a profondément modifié la relation médicale, même si elle reste encore trop largement ignorée dans la population. Le patient devient donc acteur de sa santé ; informé, il donne son consentement (ou son refus) aux traitements et aux soins (12). Mais la contractualisation, même tacite, est-elle le meilleur modèle pour assurer une relation de confiance ? En fait, de nombreuses critiques ont été émises à l’encontre d’une dérive libertaire et utilitariste du contrat de soins, plus courante d’ailleurs dans les pays anglo-saxon qu’en France. Le risque est que le médecin devienne un pur prestataire de service « producteur de soins » et le patient un pur client, « consommateur éclairé ». Dans ces conditions on pourrait par exemple imaginer que le médecin oublie que son patient n’est pas toujours capable de maîtriser les informations qu’on lui donne, par internet autant qu’en consultation ; la tentation pourrait être d’asséner des vérités dans une certaine indifférence et sans empathie, dans un but de protection, psychologique et juridique. Du côté du client, le risque est que l’autonomie se transforme en tyrannie de désirs irrationnels ou de peurs incontrôlées, avec une exigence d’examens complémentaires inappropriés, aboutissant au nomadisme médical ou à des notations du médecin sur des sites d’évaluation. La pente est celle de l’introduction du médico-légal dans la relation, et on peut lire dans l’enquête du CNOM que « le patient peut à tout moment se retourner contre son médecin, cela a induit une méfiance de la part des médecins et cela a eu un impact sur la relation de confiance » ; ou encore : « La définition de la relation a changé au fil du temps. La confiance s'est transformée en défiance, des 2 cotés ». Le CCNE liste les raisons expliquant les difficultés de créer et maintenir une relation de confiance dans la relation de soins (13) : la place de l’incertitude dans l’agir médical, le manque de temps ou l’urgence, la multiplication des soignants dans certains parcours de soin avec des avis ou des messages divergents, le manque de lieu dédié propice à une communication de qualité … On peut ajouter que la confiance institutionnelle a elle-même été érodée par des affaires médiatisées (sang contaminé, médiator…), par les rigidités bureaucratiques et administratives de l’hôpital, par des débats anxiogènes d’experts dans la crise du covid etc.

Plus que dans un contrat égalitaire, c’est donc dans un partenariat et une alliance entre le patient et son médecin que la relation de confiance va pouvoir s’épanouir. Qu’est-ce à dire ? Quelles pourraient être, 20 ans après la loi Kouchner, les conditions d’une confiance partagée entre le médecin et son patient ?

 

 

La confiance, un engagement réciproque dans un partenariat

 

La médecine moderne est devenue d’une efficacité impressionnante pour guérir ou traiter nombre d’affections aiguës ou chroniques. Mais cette médecine technoscientifique est potentiellement déshumanisante, parce qu’elle favorise l’objectivation du corps aux dépens de la subjectivité de l’être, l’universel et la statistique par rapport au singulier, l’image aux dépens de l’écoute et de l’examen clinique, le codage technique du savoir par rapport à la narration. Être un bon médecin, c’est d’abord être compétent et expert dans son domaine. Mais c’est aussi arriver à appliquer humainement ce qu’il sait (14). C’est sur ces deux piliers, de la compétence et de la relation humaine, que repose la confiance à l’ère du partenariat de soins.

Le partage des compétences

La compétence est la première des éthiques, elle s’inscrit dans la conscience du médecin, elle fonde la confiance du patient ; et celle-ci s’accommodera mal des errements, des erreurs, des incertitudes, des imprécisions, des hésitations, des inquiétudes inutiles, des examens redondants, de la désinvolture, de l’absence d’actualisation des connaissances … On peut ajouter que le manque de confiance en soi du médecin ne facilitera pas la mise en confiance du patient.

Le patient lui aussi a une compétence et le pacte de confiance demande au médecin de la reconnaître. Il s’informe sur internet, il sait des choses, souvent mal digérées, mais est en demande d’un dialogue et n’apprécie guère d’être considéré comme un demeuré. Il peut même devenir expert lorsque sa maladie devient chronique, et c’est vraiment une alliance thérapeutique qu’il recherche alors avec le corps médical. Sa compétence concerne aussi l’évaluation de sa situation personnelle en regard des décisions que le médecin jugerait les plus appropriées et que celui-ci expose le plus clairement et loyalement possible. Le but est donc de construire avec le malade une vérité qu’il peut s’approprier, basée sur la confiance et le partage des connaissances.

 

Une relation humaine entre autonomie et vulnérabilité

Prendre en compte la vulnérabilité autant que l’autonomie constitue au sein de la relation médicale une ligne de crête sur laquelle surfe la confiance. La dissymétrie fondamentale de la relation ne peut être gommée : sont face à face des niveaux de savoir et des niveaux de souffrance différents. Comme le dit Jacques Ricot : « il convient de ne pas enfermer l’autonomie du sujet dans une souveraineté qui nierait sa vulnérabilité » (15). Ce qui rejoint des paroles de patient recueillies par l’enquête du CNOM (16) : « il s'agit de prendre soin d'un sujet malade, d'une personne souffrante, et non d'un patient-objet à observer puis à réparer. Avoir un échange humain, et donc individualisé, améliore considérablement la qualité des soins ». Pour le CCNE (17), il est important de prendre en considération ce paradoxe : nous avons besoin d’autrui pour être autonome lorsque nous sommes malades et cela nécessite de la confiance.  Consentir et accorder sa confiance ne relèvent pas d’une perte d’autonomie.

En pratique, y-a-t-il des recettes ? Point. Des manières d’être qui se cultivent ? Probablement.

 

De l’écoute empathique à la décision partagée

Il faut insister sur l’écoute attentive, cette manière de consacrer quelques minutes, parfois un peu plus, à écouter sans interrompre, sans préjuger, sans connaissance a priori du contenu qui va se révéler. Seule cette étape d’écoute permet d’accéder à l’empathie, qui, outre la capacité d’être affecté par ce que ressent autrui, est aussi un effort pour entendre les affects et les représentations du patient, une attention et une disponibilité à sa souffrance ainsi qu’à ses questionnements. Savoir faire un « pas de côté » par rapport à ses propres conceptions du monde, c’est pour le soignant à la fois reconnaitre et respecter son patient en tant que sujet autonome et s’enrichir soi-même à son contact. Le but étant d’aboutir à une décision médicale partagée, comme l’exprime A. Grimaldi : « On attend du médecin empathique non seulement une information adaptée sur les différentes possibilités thérapeutiques, mais aussi une facilitation de l’expression du malade sur son vécu, ses représentations de la santé, ses choix de vie, ses ambivalences et, finalement, une aide à faire un choix réaliste raisonnable » (18). Il s’agit d’une décision délibérative, engagée, mais qui reste à responsabilité médicale.

 

La confiance construite et partagée

Ainsi le patient, reconnu et respecté dans son autonomie comme dans sa souffrance, pourra-t-il plus facilement s’en remettre à la compétence et à la conscience de son médecin, donc lui faire confiance, sans se soumettre ni se défier.

Le médecin de son côté pourra aussi faire confiance à son patient et éviter autant que faire se peut le nomadisme et l’inobservance thérapeutique, en particulier dans la maladie chronique. 

La confiance est un sentiment, un pari, elle se donne, mais aussi se construit ; oui, cela demande un peu de temps, de la disponibilité, de la bienveillance, mais le médecin n’est-il pas un artiste autant qu’un technicien ?

 

 

 

Au total, la confiance n’est plus ce qu’elle était. Comme la relation médicale, elle a évolué. La confiance-soumission est devenue confiance-liberté et finalement confiance construite. Certes, nombreux sont les obstacles pouvant conduire à la défiance, alors que paradoxalement la médecine est devenue beaucoup plus efficace et fiable qu’avant. Mais laissons la conclusion (optimiste) au CNOM, dans la synthèse de son enquête récente : « médecins comme patients sont majoritairement revenus aux fondamentaux du lien qui les unit dans cette relation si particulière consacrée au soin et dont certains disent même qu’aucune loi ne peut régir. Ce sont l’écoute, la bienveillance, l’humanité, le respect, le dévouement, se retrouvant à l'unanimité autour d'un seul mot pour la définir et qu’il nous faut retenir : la confiance » (19).

 

 

Notes

 

(1) Conseil National de l’Ordre des Médecins, La loi Kouchner 20 ans après, février 2022, p. 44.

(2) AMM, Déclaration de Cordoue sur la relation entre médecin et patient, adoptée par la 71ème assemblée générale de l’AMM, Cordoue, Espagne, octobre 2020.

(3) CNOM, op.cit., p. 8.

(4) M. Hunyadi, Au début est la confiance, Le bord de l’eau, 2020.

(5) G. Richard, « De la confiance », philo.pourtous.free.fr/Articles/Gildas/delaconfiance.htm, p. 4.

(6)CCNE, avis 136, L’évolution des enjeux éthiques relatifs au consentement dans le soin, avril 2021. p. 17.

 (7) Michela Marzano, Eloge de la confiance, Arthème Fayard/Pluriel, 2012, p. 20.

(8) « Qu’un soignant dise, en préambule de son intervention, « Vous pouvez me faire confiance » au patient vulnérable devant lui, et celui-ci ne pourra que considérer qu’il n’a guère d’autre choix. » P. Sureau, De la confiance dans la relation de soins, SOINS, N° 824, avril 2018, p. 45.

(9) CNOM, op.cit. p. 7.

(10) L. Portes, A la recherche d’une éthique médicale, Paris, PUF, 1964, pp. 163, 164, 168.

(11) B. Kouchner, première lecture à l’Assemblée nationale, 2 et 3 octobre 2001.

(12) Il peut aussi désigner une « personne de confiance » qui pourra porter sa parole si sa maladie le rend hors d’exprimer sa volonté. Il s’agit de restituer le plus fidèlement possible les préférences de la personne malade.

(13) CCNE, avis 136, op.cit. p. 16.

(14) C. Tannier, C. Frot, T. du Puy-Montbrun, C. Martens, L. Gontard, S. Perrot, V. Lefebvre des Noëttes, Médecine narrative et philosophie, in Médecine narrative, F. Goupy et C. Le Jeunne, Paris, Med-Line éditions, 2016, pp 37-50.

(15)J. Ricot, Éthique du soin ultime, Rennes, Presses de l’EHESP, 2010, p. 145.

(16) CNOM, op.cit. p.41.

(17) CCNE, avis 136, op.cit. p.15.

(18) A. Grimaldi, « les deux versions de la décision médicale partagée  in La Lettre du Neurologue,  Vol. XXIII - n° 3 - mars 2019, p.65.

(19) CNOM, op. cit. p.49.

 

 

 

 

 

 

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news-4084 Sun, 01 May 2022 16:46:25 +0200 Un livre de Jean-Marie GOMAS et Pascale FAVRE : https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-livre-de-jean-marie-gomas-et-pascale-favre Fin de vie : peut-on choisir sa mort ?

Chaque semaine des patients, des familles, des membres d'équipes de soins s'interrogent sur la sédation profonde, l'euthanasie, le suicide assisté, avec de fréquentes confusions. Les soignants sont souvent confrontés à ces demandes difficiles, en faisant face à des préjugés souvent bien ancrés.

Ce livre  - préfacé par Marie de Hennezel - est destiné particulièrement aux acteurs de santé. Très solidement argumenté, ce travail explique et clarifie les enjeux de la fin de vie dans notre pays, met en lumière les risques majeurs de la mort provoquée, et précise la réalité des pratiques au Canada, en Suisse, en Oregon, en Belgique...

 

« Je veux choisir ma mort, c’est ma liberté ! » Cette parole de personne bien-portante témoigne du décalage avec la réalité de ce que vivent les malades à l’approche de leur fin de vie. La question de l’euthanasie, masquée derrière l’expression trompeuse « d’aide médicale à mourir », s’avère très présente dans l’actualité politique. Or le sujet est régulièrement abordé avec des confusions majeures concernant le suicide assisté, l’euthanasie, la sédation profonde… Ce livre clarifie le vocabulaire et propose de revisiter les croyances et préjugés qui obscurcissent la question de la fin de vie, en interdisant un véritable débat. Il donne les éléments éthiques et médicaux nécessaires à la compréhension des enjeux de la mort provoquée. Beaucoup plus largement, il y est question du chemin du mourir et de la finitude. Chaque fin de vie se révèle une histoire singulière jusqu’au bout, imprévisible, appelant des soins adaptés et toujours créatifs. Basé sur une longue expérience clinique des auteurs dans le domaine des soins palliatifs et sur un travail universitaire autour de l’impact de l’acte euthanasique sur le praticien, il est à destination du grand public comme des professionnels du soin.

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news-4083 Sun, 01 May 2022 16:00:13 +0200 « De la médecine expérimentale à l’Evidence based medicine : une continuité philosophique et une rupture méthodologique » https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/de-la-medecine-experimentale-a-levidence-based-medicine-une-continuite-philosophique-et-une-rupture-methodologique

Par Charles MIDOL

Charles MIDOL est médecin interniste et vient de finir son internat au CHU de Lille. Il étudie actuellement la théologie à l’Université pontificale grégorienne à Rome.



Article référencé comme suit :
Midol, C. (2022) « De la médecine expérimentale à l’EBM : une continuité philosophique et une rupture méthodologique » in Ethique. La vie en question, mai 2022.

NB : le PDF est accessible en bas de document.



À première vue, l’Evidence based medicine (EBM) présente de multiples similitudes avec la médecine expérimentale de Claude Bernard. La référence est d’abord historique et implicite.
La méthode théorisée par Bernard est une pierre fondatrice de l’expérimentation dans le domaine biologique, à tel point qu’il est d’usage depuis Bergson, de comparer l’Introduction à la médecine expérimentale au Discours de la méthode : « deux fois seulement dans l’histoire de la science moderne, et pour les deux formes principales que notre connaissance a prises, l’esprit d’invention s’est replié sur lui-même pour s’analyser et pour déterminer ainsi les conditions générales de la découverte scientifique (1) ». Placer Claude Bernard dans le sillage de Descartes n’est pas anodin : au-delà du caractère fondateur de chacune de ces philosophies, c’est insinuer que la méthode de connaissance et d’expérimentation du vivant est aussi légitime et logique que celle proposée pour bien conduire sa raison.
Comme la médecine expérimentale, l’EBM se définit comme une pratique rationnelle de l’expérimentation sur le vivant en proposant une méthode de confrontation entre rationalisme et empirisme (2). La question posée au vivant est formulée a priori puis confirmée par les résultats d’une expérience conçus précisément pour prouver l’effet prédit. Comme la médecine expérimentale, l’EBM accepte de remettre en cause ses hypothèses si celles-ci sont infirmées par l’expérimentation – même s’il convient avant de les abandonner de s’assurer que l’expérience était adaptée… Engagé dans un fructueux dialogue entre l’esprit et la nature (3), l’expérimentateur tire le meilleur parti du rationalisme et de l’empirisme afin de créer une connaissance dans un domaine qui en était dépourvu. L’originalité de ces deux méthodes et de faire surgir le probable là où il n’y avait que de l’incertain, ou comme le formule Claude Bernard, ramener « l’indéterminé au déterminé (4) ».
Pourtant, les points de divergences apparaissent tout aussi clairement : la statistique, science reine de l’EBM, est violement rejetée par Claude Bernard. Pour ce denier, les probabilités sont impropres à établir à un établir une relation de causalité. Comment relire, entre continuité et rupture, l’apport de ces deux paradigmes à la pratique médicale ? Quel mouvement commun peut on discerner dans leur appréhension de l’être humain ?

Le travail de l’esprit scientifique
Chacune à sa façon, l’EBM et la médecine expérimentale supposent l’idée d’un tri des hypothèses scientifiques : dans la sélection des essais les plus pertinents ou dans la recherche de l’expérience la plus adaptée. Dans le premier cas, le critère est méthodologique (un essai randomisé en double aveugle bien mené possède un niveau de preuve plus élevé qu’une série de cas cliniques), dans le second cas c’est l’adéquation de l’observation à l’hypothèse d’étude qui fournit une preuve indiscutable (5). Dans ces deux domaines, c’est une méthodologie analytique qui légitime la scientificité du résultat. Dans l’expérience de Claude Bernard comme dans l’essai clinique de Bradford Hill il s’agit de réaliser une expérience comparative sur des sujets qui ne divergent que par un seul point, c’est pourquoi il est possible de conclure ceteris paribus que ce seul paramètre permet d’expliquer la différence observée (6). Cette méthode est commune à nos deux philosophies médicales, tout comme l’idée qui en découle, l’acheminement vers un savoir médical sans précédent :
« Il est ainsi évident pour tout esprit non prévenu que la médecine se dirige vers sa voie scientifique définitive. Par la seule marche naturelle de son évolution, elle abandonne peu à peu la région des systèmes pour revêtir de plus en plus la forme analytique, et rentrer ainsi graduellement dans la méthode d’investigation commune aux sciences expérimentales (7). »
Tout autant que l’EBM, la médecine expérimentale cherche de façon louable et concrète à obtenir le meilleur traitement pour le bien du patient. L’idée sous-jacente est que le traitement dont le bénéfice est établi avec le plus haut niveau de scientificité sera le meilleur traitement, l’allégorie d’une science médicale surgissant directement au secours du malade. Bernard appuie ses dires sur l’exemple de la gale. Des traitements pour cette maladie étaient connus de longue date, notamment l’application cutanée de soufre, mais son déterminisme, c’est-à-dire le rôle pathogène du sarcopte n’avait été établi que plus tardivement. La constance de ce déterminisme dans la déclaration de la maladie est le signe de l’entrée dans l’ère analytique et l’avènement de la thérapeutique scientifiquement fondée. Cet automatisme entre connaissance fiable et efficacité de la thérapeutique, permet de discerner un nouvel horizon : « on guérit toujours et sans exception quand on se place dans les conditions expérimentales pour atteindre ce but (8) ».
Notons un dernier point dans cette analogie, l’utilisation de chacune de ces méthodes comme confirmation d’une hypothèse scientifique. Cet élément dépasse le cadre de notre exposé et traduit une caractéristique générale de la méthode scientifique. C’est bien l’investigateur qui pense et non pas la méthode : la technique ne remplace pas le travail de l’esprit dans l’émergence d’un nouveau savoir. Cette conception de la vérité scientifique est fondamentale. Comme le souligne Bergson, elle confère à l’esprit de l’investigateur un rôle actif et quasi créateur dans l’émergence du savoir (9). Toute démarche scientifique révèle une originalité propre à l’investigateur. Le recueil des observations n’est pas qu’un catalogue borné et passif mais déjà un travail de généralisation. Dans les termes de Bernard, la méthode n’est pas un palliatif à l’ignorance mais la mise en exergue d’une idée novatrice : « la méthode expérimentale ne donnera donc pas des idées neuves et fécondes à ceux qui n’en n’ont pas ; elle servira seulement à diriger les idées chez ceux qui en ont et à les développer afin d’en retirer les meilleurs résultats (10) ». Ce principe créateur de l’idée scientifique nous invite à tirer le meilleur de l’EBM, à considérer le savoir recueilli par la méthode statistique et passé au crible du niveau de preuve non seulement comme un événement nouveau mais aussi comme une originalité singulière conférée par son auteur. Il faudrait alors reconnaître une certaine subjectivité dans la méthode…

Un violent refus de la preuve statistique
Nous ne pourrions continuer à comparer ces deux méthodes sans faire apparaître un point de rupture fondamental. Claude Bernard se situe de façon catégorique dans le refus de la preuve statistique : « jamais la statistique n’a rien n’appris ni ne peut rien apprendre sur la nature des phénomènes (11) ». Comment comprendre un refus aussi universel de la méthodologie statistique ? Le lecteur de l’Introduction à la médecine expérimentale est confronté à deux types d’arguments. Le premier est essentiellement épistémologique et relève d’une prudence de l’esprit scientifique vis-à-vis d’une réduction excessive par la quantification. Le second est plus subtil et fait émerger une tension entre certitude statistique et scientifique. Il se résume ainsi : comment une modélisation statistique pourrait-elle être aussi précise qu’une loi de la nature ?
La prudence du scientifique concernant la réduction quantitative est de bon aloi. Elle ne vise pas tant à minimiser la véracité de la mesure réalisée dans le cadre d’une expérience que de considérer avec précaution toute généralisation qui pourrait émerger de résultats quantitatifs. Pour Bernard, le raisonnement expérimental est un processus extrêmement rigoureux qui permet de faire émerger le processus physiopathologique de façon incontestable. L’analyse quantitative, notamment celle des moyennes, passe pour inacceptable car elle accorderait un aspect scientifique à des données sans reposer sur un raisonnement certain : « l’emploi des moyennes en physiologie et en médecine ne donne le plus souvent qu’une fausse précision aux résultats en détruisant le caractère biologique des phénomènes (12) ». Si la critique du scientifique perd parfois de son objectivité pour devenir sarcasme – il reproche à l’un de ses contemporains de rechercher dans les toilettes publiques d’une gare l’idée d’urine moyenne européenne (13) – l’idée maîtresse reste la même : il ne faut pas réduire un phénomène à une moyenne. Derrière ce scepticisme quantitatif se cache l’idée d’une spécificité du phénomène biologique. Si celui-ci peut être expliqué à travers des processus physico-chimiques, il persiste un caractère biologique des phénomènes qui échappe à une réduction simplement quantitative (14). Et c’est là toute la justification de la méthode expérimentale : le système biologique est complexe et il n’existe pas de modèle satisfaisant pour se passer de l’expérience sur le vivant. Pour autant, le déterminisme physico-biologique ne perd pas de sa constance et se retrouve dans chaque animal étudié. L’erreur serait de suivre aveuglément un raisonnement paraissant mathématique et qui, sous ses airs scientifiques ne serait qu’une tentative de simplification du réel et donc l’introduction d’une subjectivité ruinant l’objectivité de l’expérience. Le vivant tient une place à part notamment en raison de sa complexité et ne se laisse pas réduire à des formules de géomètres ou à des comptes d’apothicaire. Cette délicatesse du phénomène biologique justifie le rôle du physiologiste qui, à la différence du physicien, ne se limite pas à une modélisation simplificatrice d’un réel dense et complexe, mais y adhère intimement (15).
Le refus de la quantification n’est pas non plus radical, un rôle lui est concédé dans la mesure des facteurs d’association : « c’est par la détermination quantitative d’un effet relativement à une cause donnée que la loi des phénomènes peut être établie (16) ». Par cette utilisation de la quantification comme méthode de preuve (un effet quantifiable est un effet existant), Claude Bernard se rapproche des théoriciens de l’EBM. Une loi des phénomènes peut bel et bien émerger de mesures expérimentales si les conditions de scientificité ont été respectées (17). Cependant, s’il reconnaît une causalité établie par l’expérimentation, il émet de sérieux doutes sur la capacité de la statistique à faire émerger le même type de connaissance :
« même par hypothèse, je ne saurais admettre que les faits puissent jamais être absolument identiques et comparables dans la statistique, il faut nécessairement qu’ils différent par quelque point, car sans cela la statistique conduirait à un résultat scientifique absolu, tandis qu’elle ne peut donner qu’une probabilité jamais une certitude (18) ».
Pourquoi faut-il nécessairement qu’un résultat obtenu par la méthode expérimentale soit plus fiable qu’un résultat obtenu par le traitement statistique d’observations isolées ? Pourquoi la statistique ne pourrait-elle pas égaler la science dans l’acquisition de la connaissance sur le vivant ? Car la science institue une certitude, c’est-à-dire une relation nécessaire entre une cause et un effet, alors que la statistique n’établit la même relation que de façon probable ou très probable.



Le contact avec le réel
Avant de tirer des enseignements de cette comparaison entre médecine expérimentale et EBM, un dernier point concernant la philosophie de Claude Bernard mérite notre attention. Quelle compréhension du monde apporte la méthode expérimentale ? L’expérimentateur qu’est Claude Bernard, si sûr d’avoir trouvé la voie scientifique définitive de la médecine, nous propose-t-il de progresser dans la connaissance de la nature afin d’aboutir à la vérité sur le vivant ? Loin s’en faut : « l’essence des choses devant nous rester toujours ignorée, nous ne pouvons connaître que les relations de ces choses, et les phénomènes ne sont que des résultats de ces relations (19) ». Quelle surprise de lire que la méthode expérimentale est inapte à nous communiquer l’essence des choses et que notre connaissance devrait se limiter à celle de relations entre des causes et des effets (20) ! Les causes premières sont inaccessibles. Claude Bernard ferme définitivement et radicalement tout questionnement sur la portée ontologique ou métaphysique de la science : « nous ne connaîtrons jamais ni l’esprit ni la matière […]. Il n’y a pour nous que des phénomènes à étudier, les conditions matérielles de leurs manifestations à connaître, et les lois de ces manifestations à déterminer (21). » Comment interpréter ce refus radical de la méthode expérimentale à donner accès à la vérité ? N’oublions pas que Claude Bernard se place explicitement dans un positivisme qui discrédite toute connaissance spéculative, en particulier d’ordre philosophique (22). Dans le domaine du vivant, il se positionne comme théoricien d’une médecine scientifique, en opposition avec une pratique empirique qui prévalait à l’époque. Pour Claude Bernard, le médecin empirique tire des conclusions trop hâtives, basées sur une expérience personnelle de la maladie, donc subjective et partielle. Les phénomènes seraient trompeurs et ne donneraient pas accès à une vérité sous-jacente, seule une méthodologie scientifique serait à même de faire émerger une connaissance solide sur les manifestations ou les conditions matérielles. Claude Bernard ouvre la voie à une pratique scientifique de la médecine qui jette un soupçon permanent sur la capacité du clinicien à dire le vrai. Que reste-t-il à l’expérimentateur s’il est incapable de saisir la vérité ? l’étude et la quantification des relations. En d’autres termes, il s’agit d’une science des effets. La quantification participe pleinement à cette méthode scientifique : là où la relation s’effectue avec la constance du rapport mathématique, cause et effet se voient indéniablement prouvés.
Il est impossible de ne pas souscrire à cette démarche scientifique de la médecine : seule une approche rationnelle du diagnostic et du traitement des maladies permet de progresser dans leur compréhension et d’écarter les incertitudes d’une médecine complètement empirique. Dans ce sens, nous comprenons qu’un doute puisse être jeté sur la perception de la maladie. Le clinicien peut se laisser convaincre par l’effet faussement bénéfique d’un traitement suite à une poignée d’expériences biaisées ou mal interprétées. Le doute qui prévaut alors sur la perception des phénomènes ne doit pourtant pas sombrer dans l’excès coupable de Claude Bernard en concluant qu’aucune réalité ne persiste dans notre connaissance de la maladie : « Il n’y a aucune réalité objective dans les mots vie, santé, maladie. Ce sont des expressions littéraires dont nous nous servons parce qu’elles représentent à notre esprit l’apparence de certains phénomènes (23) ».

Quatre points de convergence
Il nous semble particulièrement fructueux de comparer ces deux modèles de médecine scientifique. Certes, ils s’opposent sur un point fondamental : leur mode d’acquisition de la connaissance. La méthode expérimentale de Claude Bernard propose une géniale mise en œuvre de la preuve scientifique par l’expérimentation sur le vivant. Ne pouvant dénombrer tous les facteurs qui interagissent sur celui-ci, il propose d’étudier le système dans sa complexité. Le mécanisme physiopathologique qui en découle, son déterminisme a force de preuve. Un siècle plus tard, des statisticiens anglais appellent de leur vœux une médecine fondée sur les preuves et proposent un modèle de comparaison imparable, deux groupes que rien ne doit distinguer reçoivent un traitement ou un placebo. Tout effet mesuré dans le groupe recevant le traitement lui est automatiquement et indubitablement attribué puisque c’est le seul facteur qui varie. Cette fois-ci, la preuve revient à la méthode statistique : la comparaison des moyennes avec une incertitude connue et jugée acceptable affirme que la différence observée n’est pas due au hasard. Ajoutons que la défiance de Claude Bernard pour la preuve statistique n’a d’égale que le refus des théoriciens de l’EBM pour l’argumentation physiopathologique (24)… Exceptée cette opposition fondamentale, il existe de nombreux points communs à chacune de ces deux philosophies médicales. Nous souhaitons relever quatre caractéristiques communes nous éclairant sur la portée de ces deux modèles.
La voie scientifique. Comme Claude Bernard inaugurant la voie scientifique définitive de la médecine, l’EBM s’érige en modèle de scientificité en rupture avec un modèle dit empiriste qui faisait la part belle à l’expérience personnelle du clinicien mais aussi à l’argument d’autorité (25). L’émergence de ce nouveau modèle se caractérise par une rupture avec l’ancien et par son caractère consensuel. Toute remise en cause de l’application de ces deux modèles est un refus de la science elle-même.
La spécificité du vivant. Nous avons déjà souligné chez Bernard l’idée d’une complexité du phénomène vivant qui échappe au réductionnisme de la modélisation mathématique. Pour autant, le déterminisme physico-chimique reste le modèle prototypique du mécanisme physiopathologique. En faisant passer le niveau d’expérimentation de l’individu à celui de la population, l’EBM reconnait implicitement une forme de complexité du phénomène vivant qui ne se laisse démasquer qu’à l’échelle du grand nombre. Un phénomène est incertain au niveau de l’individu car trop fluctuant et son observation trop subjective, mais il devient objectivable à l’échelle de la population. Autrement dit, le phénomène étant trop complexe pour être simplement divisé en une série de réaction physico-chimiques, il est plus aisé d’en tirer des enseignements d’un point de vue extérieur et sur un grand nombre d’individus.
L’intolérance à l’incertitude. Cette intolérance prend des proportions plus importantes dans l’EBM. La médecine expérimentale résolvait le problème de l’incertain par une expérimentation permettant d’acquérir une certitude d’ordre scientifique. L’EBM traite la question par un moyen détourné, elle quantifie une probabilité, plus celle-ci sera élevée, plus elle se rapprochera de la certitude. Il se dessine ici un point de rupture avec la pratique médicale classique. Celle-ci se définit par un contrat tacite entre médecin et patient, l’un devant soulager la plainte de l’autre, avec un certain niveau d’incertitude dans la réalisation effective de cette tâche. Si l’anéantissement de l’incertitude est impossible, l’EBM propose au moins de la quantifier et de la minimiser. Ce rejet de l’incertitude a pour conséquence la mise au second plan du jugement médical, et tout particulièrement de la clinique (26).
L’incapacité à dire le vrai. En affirmant ne jamais pouvoir connaître ni l’esprit ni la matière Claude Bernard s’inscrit volontairement dans un type de connaissance scientifique qui refuse toute démarche possédant une visée ontologique. Il lui importe peu de connaître les causes premières : « la recherche des causes n’est pas scientifique (27) » ! Ce qu’il souhaite c’est comprendre les relations et de prédire les phénomènes physiologiques. Par son point de vue externaliste et par son refus de l’argument physiopathologique, l’EBM se place dans une position similaire. La visée n’est pas de comprendre la nature profonde de l’homme – malade ou bien portant – mais d’exercer un effet sur cette maladie. La connaissance qui en est retirée n’est pas de l’ordre du vrai mais de l’utile. Ce parti pris de la connaissance médicale va teinter le rapport au réel de ces méthodes ayant pour conséquence d’attribuer plus d’importance au phénomène lui-même qu’à l’individu qui le représente.


Chacune à leur façon, médecine expérimentale et EBM ouvrent une nouvelle voie vers une médecine scientifique toujours plus attentive à la rationalité de ses outils. Ces deux paradigmes médicaux offrent une part majeure à l’expérimentation, promettant de faire du clinicien non seulement un soignant mais aussi un scientifique. Claude Bernard étudie la complexité du vivant à l’échelle de l’animal pour comprendre les mécanismes physiopathologiques qui gouvernent la vie, l’EBM étudie des populations et des sujets d’expériences afin de mettre au point la méthode thérapeutique la plus efficace ou d’identifier les facteurs de risque les plus significatifs. Le cadre expérimental connaît un changement d’échelle, de l’individu à la population, mais la méthode reste sensiblement la même : prouver un effet en comparant deux sujets ou deux groupes qui diffèrent sur un seul facteur, objet de l’expérience. Le modèle épistémologique connaît, lui, un important changement. Dans la méthode expérimentale, la relation de la cause à l’effet est nécessaire et indubitable, pour l’EBM, la preuve est d’ordre statistique, c’est-à-dire établie avec une probabilité connue. La médecine devient plus efficace et plus utile à l’homme. La conséquence de cette scientificité croissante est la restriction du champ d’étude : le vivant est trop vaste pour être immédiatement connu, on se limite à un mécanisme, un facteur de risque, une intervention thérapeutique. La vision d’ensemble repose sur le clinicien, à condition qu’il y soit attentif ! L’être humain, expérimentateur ingénieux, brille par son esprit d’analyse. Il identifie les mécanismes et les causes sous-jacentes, fait triompher l’esprit scientifique mais il est aussi source d’erreur… La subjectivité qu’il introduit dans le système expérimental pourrait causer sa faillite, il faut donc la traquer et réduire son emprise. Un autre mouvement s’affirme clairement : une mise à distance du médecin par rapport au réel. Le clinicien est faillible, sa capacité à dire le vrai limitée. L’expérimentation ou les instruments de mesure proposent des résultats plus solides, moins discutables. La médecine scientifique se détache un peu plus de sa composante anthropologique : plus que de chercher ce qu’est l’homme elle veut trouver ce qui lui sera utile.


Notes :
(1) Bergson H., « La philosophie de Claude Bernard, discours prononcé à la cérémonie du centenaire de Claude Bernard au Collège de France le 30 décembre 1913 » in La Pensée et le Mouvant, Paris, Flammarion, 2014 [1934], p. 255-256.
(2) Tröhler U., « Surmonter l’ignorance thérapeutique : un voyage à travers trois siècles » in L’émergence de la médecine scientifique, Paris, Éditions Matériologiques, 2012, pp. 32 sqq.
(3) Bergson H., « La philosophie de Claude Bernard … », op. cit., p.256.
(4) Bernard C., Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, Flammarion, 2008 [1865], p.245.
(5) Bernard relate une expérience intéressante sur la section du nerf sympathique chez le lapin. Cette expérience, que ses prédécesseurs et lui avaient menée avec une hypothèse de travail fausse se révélait inféconde. Avec la bonne hypothèse, il s’aperçoit d’un fait nouveau déjà présent dans les précédents essais mais mal interprété. Celui-ci permet alors de conclure positivement l’expérience. Idem, pp. 293-296.
(6) Idem, p. 33 :« La méthode expérimentale considérée en elle-même, n’est rien autre chose qu’un raisonnement à l’aide duquel nous soumettons méthodiquement nos idées à l’expérience des faits […]. Le raisonnement sera toujours juste quand il s’exercera sur des notions exactes et sur des faits précis. »
(7) Idem, p.32.
(8) Idem, p. 364.
(9) Bergson H., « La philosophie de Claude Bernard… », op. cit., p.257.
(10) Bernard C., Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, op. cit., p. 83.
(11) Idem, p. 243.
(12) Idem, p.238. Cf  Bernard C., Le cahier rouge, Paris, Gallimard, 1942, p.49 : « [En physique] On pourra également prendre des moyennes, on ramènera tout à une même quantité. Tout cela se peut parce que les conditions du phénomènes sont toujours les mêmes et général peu complexes. Mais, en physiologie, ce serait absurde d’agir ainsi. Les moyennes les ramenages (sic) au kilo, tout cela est sans utilité et même nuisible, parce que cela paraît exact et que c’est faux. »
(13) Ibidem : « Le sublime du genre a été imaginé par un physiologiste qui, ayant pris de l’urine dans un urinoir de la gare du chemin de fer où passaient des gens de toutes les nations, crut pouvoir donner ainsi l’analyse de l’urine moyenne européenne ! »
(14) Bergson H., « La philosophie de Claude Bernard… » op. cit., p.258-259. Pour Bergson, il existe chez Claude Bernard une forme de vitalisme. Sa négation du principe vital ne viserait qu’une catégorie de vitalistes métaphysiques chez qui le fondamentalisme l’emporterait sur la science. Cf  Bernard C., Le cahier rouge, Paris, Gallimard, 1942, p.59 : « Il [le physiologiste] doit être vitaliste, car la vie ne se manifestera que dans ses manifestations ».
(15) Bernard C., Introduction, op.cit., pp. 87-88.
(16) Idem, p. 230.
(17) Idem, p. 159.
(18) Idem, p. 242.
(19) Idem, p. 132.
(20) Idem, p. 73 : « En instruisant l’homme, la science expérimentale a pour effet de diminuer de plus en plus son orgueil, en lui prouvant chaque jour que les causes premières ainsi que la réalité objective des choses, lui seront à jamais cachées et qu’il ne peut connaître que des relations. »
(21) Idem, p. 132.
(22) Bernard C., Le cahier rouge, Paris, Gallimard, 1942, pp.131-132.
(23) Bernard C., Introduction, op.cit., p. 133.
(24) Daly J., « Chercheurs d’or : médecine evidence-based et science de la clinique », op. cit., p.191.
(25) Ibidem : « la formation médicale et le bon sens sont des guides fortement inadéquats pour décider si quelque chose est scientifiquement valide ».
(26) Ibidem : « l’expérience clinique a de sévères limites comme guide pour comprendre ce qu’apportent les tests diagnostiques, comment un traitement marche ou quel est le pronostic ».
(27)  Bernard C., Le cahier rouge, op.cit., p.39.


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news-3932 Wed, 09 Mar 2022 12:04:31 +0100 Julien NOSSENTY est devenu Docteur en philosophie pratique de l'Université Paris-Est https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/julien-nossenty-est-devenu-docteur-en-philosophie-pratique-de-luniversite-paris-est Julien NOSSENTY a été élevé au titre de Docteur en philosophie pratique de l'Université Paris-Est
le lundi 7 mars 2022 à l'Institut de France

Sa thèse était intitulée " La phronêsis : une philosophie morale et politique pour repenser le système technicien de santé et médico-social"
et se faisait sous la direction de Chantal DELSOL.

Composaient le jury :
Philippe BENETON,
Pierre MAGNARD,
Joanna NOWICKI,
Bertrand QUENTIN
et Jean-Jacques WUNENBURGER.

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news-3931 Wed, 09 Mar 2022 11:51:52 +0100 Souvenons-nous de Vladimir Jankélévitch https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/souvenons-nous-de-vladimir-jankelevitch Un article d'Alain Vernet qui nous parle de la vie de Jankélévitch, qu'il a un peu connu, et de ses fulgurances philosophiques et musicales "Souvenons-nous de Vladimir Jankélévitch"

 

par Alain VERNET

 

Alain VERNET a exercé pendant quarante-deux ans la profession de psychologue clinicien, dans divers services hospitaliers; retraité depuis août 2020 il continue à avoir une pratique d'expert judiciaire, étant par ailleurs titulaire d'un DESS de Droit Médical.

 

Article référencé comme suit :

Vernet, A. (2022) « Souvenons-nous de Vladimir Jankélévitch » in Ethique. La vie en question, mars 2022.

 

 

Pose d’une plaque à Bourges par un matin de novembre, froid et brumeux

En ce matin du vingt-neuf novembre 2003, lors de la cérémonie au cours de laquelle fut dévoilée la plaque indiquant, au 13 boulevard Gambetta, que la maison sur laquelle elle était posée, était la maison natale de Vladimir Jankélévitch, qu’il y avait vécu son enfance, jusqu’à l’âge de douze ans environ, jusqu’à son entrée en 6ème, il y eut des discours, mais pas de musique ; et pourtant, qu’un peu de musique eut contribué à réchauffer l’atmosphère frigorifiée de cette matinée, qui suait de tristesse, et qui pourtant, malgré elle, pris des allures un peu cocasses !

C’est un matin de novembre, froid et brumeux. Roland Narboux, maire-adjoint en charge du tourisme, avait organisé l’événement. Le maire de Bourges, Serge Lepeltier est la puissance invitante, accompagné de son conseil municipal. Un certain nombre de représentants de la société civile et de représentants d’administration ont été invités. Il y a aussi quelques curieux. Au total peut-être quatre-vingt personnes et qui se gèlent…

Il a été convenu qu’il y aurait deux discours : celui du maire ; et celui de votre serviteur, en tant qu’ancien élève de Vladimir Jankélévitch. L’usage protocolaire dans ce genre de cérémonie veut que l’invitant s’exprime entre une et cinq minutes plus longtemps que l’invité. J’ai donc envoyé mon discours à l’avance, au cabinet du maire, afin que le discours que lui a préparé son cabinet s’articule avec le mien.

Serge Lepeltier parle le premier en s’adressant à moi. Je lui réponds, mais j’ai continué jusqu’à la dernière minute à travailler mon propos, de ce fait un peu plus étoffé ; et, qui plus est, emmené par le sujet, j’improvise : total dix minutes de plus que prévu. Il faut donc rétablir l’équilibre ; aussi le maire reprend la parole, pour quinze minutes ; et évoque notamment, à son tour, l’un de ses professeurs : Alain de Benoist ; un philosophe certes, mais théoricien du mouvement qu’on a appelé « La Nouvelle droite » ; voisinage saugrenu pour celui qu’on avait en son temps surnommé « Le marcheur de la Gauche ».

Mais le plus intéressant était de voir les mines impatientées du conseil municipal tendues dans l’espérance que tout ceci s’arrête vite pour retrouver la douce chaleur du foyer. Et au rhume majuscule que je rapportais de l’événement, j’imagine les coryzas, cathares, toux et autres expectorations, qui sans doute affligèrent nombre d’élus et d’obligés à la fréquentation de la cérémonie. Ce qui, sans nul doute, aurait beaucoup amusé Vladimir Jankélévitch, qui n’en eut pas espéré autant.

 

La rencontre d’un philosophe

Ma rencontre avec Vladimir Jankélévitch relève du hasard. J’ai peut-être quinze ans, - je crois me souvenir qu’on est en 1970 ou 1971 - je regarde la télévision : une émission dans laquelle deux avocats de profession s’affrontent sur un sujet de société pour convaincre un jury qui doit trancher entre deux thèses opposées. Chaque avocat dispose de quatre témoins en faveur de sa thèse, qui se succèdent, un pour une thèse, l’autre pour son contraire, etc. Ce soir-là le thème est la vitesse. Je me souviens que l’avocat en faveur de la vitesse s’appelle Robert Badinter (qui fera une plaidoirie brillante), et que l’avocat hostile à la vitesse se nomme François Sarda. Parmi ses témoins, j’ai souvenir de l’écrivain Robert Sabatier, plutôt bougon. Le quatrième témoin présenté par Maître Badinter est un monsieur qui me semble (pour le gamin de quinze ans que je suis alors) déjà âgé, à cheveux gris, avec une longue mèche retombant sur le côté. C’est un philosophe, avec un nom à consonance étrange : Vladimir Jankélévitch. Il commence son intervention en posant la question : « Mais pourquoi suis-je dans votre camp, moi qui aie eu tellement de difficultés à obtenir le permis de conduire » ; et il répond : « peut-être parce que je suis le professeur de la Sorbonne qui parle le plus vite ! ». Et il va enchaîner pendant dix minutes une prestation éblouissante, dont le sens m’échappe, dont je ne me souviens plus de l’argumentation, mais qui me semble rendre plus intelligent celui qui l’entend. Aussi j’ai cherché à l’écouter à chaque fois que je voyais qu’il passait dans une émission de télévision. A vrai dire il y passa de plus en plus souvent au fur et à mesure que perdaient en influence les tenants des pensées structuralistes et marxistes, qui, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, dominaient les cercles intellectuels. L’apothéose fut son passage le dix-huit janvier 1980 dans l’émission de Bernard Pivot, « Apostrophes », dont le thème était « A quoi servent les philosophes », où son humour, sa finesse, sa vivacité d’esprit, furent contagieux (1).

Personnellement après la fin de mes études de psychologie, en dilettante, en auditeur libre, je suis allé assister à certains de ses cours magistraux, dans l’amphithéâtre Cavaillès, à la Sorbonne. La salle était souvent comble, composée d’un public cosmopolite : étudiants, lycéens de classe terminale cherchant à aller au-delà de leur enseignement obligatoire de philosophie, quelques visages médiatiques, quelques clodos cherchant la chaleur (et du chauffage ; et peut-être de la pensée), femmes du monde, et au premier rang, un groupe de femmes plus jeunes, des groupies, dont certaines de ses assistantes : Catherine Clément, Elizabeth de Fontenay, notamment, qui étaient surnommés « les baronnes », et aux charmes desquelles il était loin d’être insensible.

Comment se fait-il que je réussis à lui dire un jour que j’étais originaire de Bourges ? Je ne sais plus. Mais toujours est-il qu’à la fin du cours il me demanda si j’étais pressé, et me proposa de le raccompagner chez lui, à pied, au 1 quai aux fleurs, au chevet de Notre Dame, en passant par le pont de l’Archevêché, et en marquant un temps d’arrêt devant le « monument mémorial de la déportation ; « ça me fait plaisir de parler de Bourges », m’avait-il dit alors ! Arrivé devant chez lui, il me proposa de monter jusqu’à son appartement, au premier étage, pour me présenter à sa femme : Lucienne. Et c’est assez fréquemment qu’il recevait ses étudiants chez lui, n’ayant pas de bureau à la Sorbonne, tout en disant, au cours de la conversation : « ces jeunes gens sont assez envahissants », mais il ajoutait : « ils m’amusent beaucoup ; de toute façon tous mes amis sont jeunes ».

« Passez à côté », c’est-à-dire au salon, avait dit Lucienne. Le salon, pièce principale de la maison, avec deux pianos dans un angle, un demi-queue, et un droit, un bureau massif, très encombré, et des rayonnages de livres : d’un côté, à portée de mains, sans avoir à bouger de son siège, des ouvrages de philosophie, dont certains, très usés, à force d’avoir servi, et d’autres, un peu plus luxueux, dont une édition de Platon, reliée en simili-cuir ; sur un autre pan de mur, des ouvrages, en russe ; et sur un autre pan, des partitions musicales en nombre.

 

Un philosophe dans la vie (2) : l’avant-guerre

Vladimir Jankélévitch est né à Bourges, le 31 août 1903. Sa famille, juive, a fui les pogroms de Russie, quelques années auparavant. Son père, Samuel, venu d’Odessa, a fait sa médecine à Montpellier, puis s’est installé à Bourges, comme oto-rhino-laryngologiste. Cet homme est un intellectuel, passionné par la philosophie (3), et c’est lui qui poussera son fils (qui dira n’avoir jamais eu de vocation) vers cette discipline, et qui aurait souhaité qu’il s’intéressât à la philosophie russe. D’ailleurs, après que la famille eut rejoint Paris, ils iront régulièrement, l’un et l’autre, les dimanches, rendre visite à deux philosophes russes émigrés : Léon Chestov, philosophe qui sera un critique du rationalisme, et qui développera une sorte d’herméneutique de l’ancien testament, et surtout Nicolas Berdiaev, philosophe chrétien, qui réside à Clamart, et qui pense qu’il n’y a pas d’essence universelle de l’homme, mais que ce qui fait marqueur d’humanité, c’est la liberté qu’a l’homme de choisir de faire le bien ou le mal, puisque la mort du Christ sur la croix a libéré l’homme de tous les autres déterminants. On retrouvera cette influence chez Jankélévitch, lorsqu’il dire « n’écoutez pas ce qu’ils disent, regardez ce qu’ils font », l’homme se définissant par l’action plus que par l’intention, ce qui n’est pas si loin de l’existentialisme Sartrien, à cette nuance près que Sartre s’engagea d’abord par les mots, et que Jankélévitch se confronta aux risques de l’action, notamment dans la Résistance.

En 1904, ses parents font acquérir au petit Vladimir la nationalité française, tout en conservant pour eux-mêmes leur nationalité russe. On la lui retirera en 1940. Juif et métèque, en voilà beaucoup pour le régime de Vichy qui le privera aussi de sa chaire à l’université.

Une tante, réfugiée avec le reste de la famille, ancienne professeur au conservatoire de Saint-Pétersbourg, lui apprend la musique et le piano. Excellent pianiste, Vladimir Jankélévitch lisait les partitions musicales aussi bien que les livres, et sa bibliothèque rassemblait les unes et les autres dans des proportions identiques. La musique comptera pour lui autant que la philosophie, et il alternera la publication d’ouvrages de philosophie et d’ouvrages de musicologie. En ce domaine, il fera toujours preuve d’une grande coquetterie, car il indiquera qu’il n’a jamais fait de progrès au piano, et qu’il n’est qu’un déchiffreur de musique, et nullement un musicien.

Il fait ses études primaires à Bourges, au petit lycée, annexe du lycée Alain Fournier pour les classes terminales, aujourd’hui musée Estève, avant d’intégrer le lycée de garçons. Puis la famille déménage à Paris où son père s’installe au 53 rue de Rennes. Il fait de brillantes études au lycée Montaigne, puis au lycée Louis le Grand, à Paris. En 1922, il est reçu à l’Ecole normale supérieure, rue d’Ulm. En 1926, Vladimir Jankélévitch sera reçu premier à l’agrégation de philosophie.

A l’école normale supérieure il fréquentera Sartre, Nizan, Aron, Canguilhem, Cavaillès, Brossolette. Il ne sympathisera jamais avec Sartre - antipathie accentuée par la guerre, trouvant que Sartre n’y avait pas brillé par son courage - dont il fera dans ses lettres un portrait critique, fustigeant et son attentisme, et son opportunisme, et même sa lâcheté. Durant ses études, il restera fidèle au Berry, et reviendra souvent passer les vacances d’été à Saint Thibault (près de Saint Satur, dans le Cher), au bord de la Loire, chez des amis de ses parents.

En 1926-1927, il effectue son service militaire, comme officier. Il effectuera jusqu’à la guerre de nombreuses périodes, comme réserviste. Si sa correspondance laisse entrevoir un antimilitariste, une critique des routines et petitesses de l’armée et de ses chefs, jamais il ne fuira les responsabilités qu’il croit avoir envers le pays qui lui a accordé sa nationalité.

En octobre 1927 il est nommé professeur à l’institut français de Prague. En même temps que son enseignement, il organise de nombreux concerts. Il gardera toujours un souvenir vif de cette ville et de sa population. Il y flâne beaucoup, fréquente les salons de thé, car toute sa vie il aura une faiblesse pour les pâtisseries et sucreries, et reste, malgré l’adversité, un épicurien, un goûteur de vie. En particulier il aime et sait danser, et, malgré sa timidité, se plait à séduire. Il aime et pratique aussi la randonnée en haute montagne et ne détestera jamais le sport. En janvier 1933, il se marie avec une jeune fille tchèque « agrégée de fox trot et de tango » (4), qu’il avait rencontré à Prague. Ce mariage sera un échec, et en juillet 1933 le couple se sépare, et divorcera peu après.

En 1933, il est nommé pour quelques mois professeur de philosophie au lycée de Caen. Puis en 1934, il est nommé professeur au lycée du Parc, à Lyon, en khâgne (Classe préparatoire de première supérieure), et assure comme chargé de cours des remplacements à l’université de Besançon. Dans le même temps il adhère au Front populaire et restera toujours fidèle à la Gauche, au combat contre l’injustice et pour le progrès, de toutes les manifestations pour les droits de l’homme. Il sera proche de la Revue Europe (5), dont Jean Cassou est directeur-adjoint, et Jean Guéhenno, directeur. Mais bien que surnommé par certains « le marcheur de la Gauche », il n’adhèrera jamais à aucun parti. Tout de même, en 1981, il se trouve dans la foule immense qui accompagne François Mitterrand au Panthéon, refusant cependant de se trouver aux premiers rangs. Car il reste un homme libre. Et même s’il soutient Israël, il défendra toujours le droit des Palestiniens à la dignité, et saura, quand il le faut, se montrer critique envers l’état hébreu, manifestant devant l’ambassade d’Israël après les massacres de Sabra et Chatila. Cependant, comme Bergson, son maître, il n’abandonnera jamais ses coreligionnaires, surtout après le traumatisme de la Shoah, alors même qu’il restera agnostique et fut toujours un laïque convaincu et militant.

En 1936 il est nommé à la faculté des lettres de Toulouse. Il a déjà de n