Flux RSS http://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr fr Thu, 01 Jun 2023 11:15:33 +0200 Thu, 01 Jun 2023 11:15:33 +0200 news-4905 Tue, 02 May 2023 07:15:43 +0200 le 17 avril 2023 Johann CAILLARD a soutenu sa thèse de philosophie pratique : "L'addictologie palliative : de la créativité d'un concept nomade" https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-17-avril-2023-johann-caillard-a-soutenu-sa-these-de-philosophie-pratique-laddictologie-palliative-de-la-creativite-dun-concpt-nomade La soutenance a eu lieu le lundi 17 avril 2023, au 80 rue Rébeval, 75.019 Paris, à l’École des Ingénieurs de la Ville de Paris (EIVP), qui fait partie de l’Université Gustave Eiffel. Le jury était composé de M. Dominique FOLSCHEID, Président, M. Régis AUBRY, Mme Cynthia FLEURY, Mme Laurence LALANNE, M. François PAILLE, M. Bertrand QUENTIN, Directeur de la thèse.

A travers l’expression d’« addictologie palliative », Johann Caillard propose une offre de soins addictologiques spécifiques qui reprendrait les codes de la médecine palliative.


Il permet tout d’abord une mise à niveau au non spécialiste en nous parlant de l’addictologie classique. Il rappelle que l’addiction ne s’avère pas une version diabolique de l’humain mais pour reprendre Patrick Pharo : « un extraordinaire miroir grossissant des mécanismes des comportements humains usuels et ordinaires » et également un « emballement […] d’un état humain ordinaire ». Ce qui anime l’addict est fondamentalement ce qui animerait tous les êtres humains : la recherche du plaisir et du bien-être. L’histoire de l’addictologie a eu comme caractère fondamental de faire basculer dans le champ des maladies ce que l’on nommait alors l’ivrognerie. On passera des termes d’« ivrogne » à celui d’ « alcoolique » puis d’ « alcoolodépendant ».
Cependant il faudra attendre 1951 et la définition désormais classique du docteur Pierre Fouquet pour que l’alcoolisme soit réellement extirpé du domaine du vice : l’alcoolique est « celui qui a perdu la liberté de s’abstenir de boire. » Et avec une reformulation plus lapidaire en 1967 : La maladie addictive se caractérise par une « perte de liberté de s’abstenir ». Ce sont les années 2000 qui ensuite verront la décision politique de décloisonner les approches par produits en faisant se rejoindre sous le terme d’« addictions » les prises en charge de la toxicomanie et de l’alcoolodépendance.


La thèse de Johann Caillard est une réflexion sur le développement de soins addictologiques spécifiques que l’auteur, développe sous le terme « d’addictologie palliative », pour des patients addicts que l’on dira « au dernier stade », en impasse thérapeutique, c’est-à-dire ne répondant plus aux programmes thérapeutiques habituellement proposés : Leurs multiples ruptures du contrat minimal de soins fragilisent le cadre thérapeutique du service et compromettent l’offre de soin des autres patients. Faudrait-il les abandonner ?


Pour le corps médical en soins palliatifs, la fin de vie est le stade où l’objectif n’est plus de guérir mais plutôt de préserver jusqu’à la fin, la qualité de vie des personnes et de leur entourage. « L’addictologie palliative vise à extraire le soignant de cet impossible, à le réinscrire dans une dynamique, celle du possible persistant de la fin de vie. Il y a donc un déplacement de ce mouvement initialement dirigé vers le patient et son entourage pour aller vers le corps soignant ». Et c’est bien l’essentiel de la proposition du candidat : elle ne vise pas en premier lieu l’addict au dernier stade mais bien les soignants. En changeant le paradigme dans leurs têtes, leur rapport au patient va changer et alors seulement, cela pourra être bénéfique à ce dernier.


Le concept d’addictologie palliative est une réaction face à l’absence de réponse du patient aux traitements existants et à l’inadéquation des accompagnements tels qu’ils sont usuellement dispensés. « L’addictologie palliative se caractérise donc par la prise en compte des limites de ces personnes mais également des limites des soignants et des dispositifs d’accueil où ils exercent, éléments contextuels du risque d’apparition du duo obstination déraisonnable-rejet ».


En quoi cette addictologie palliative se distingue-t-elle du paradigme dorénavant courant de la « Réduction des Risques et des Dommages » (RdRD) ? Plusieurs éléments leur sont en effet communs : le renoncement à l’idéal d’éradication des drogues, la démarche de proximité (aller à la rencontre et prendre l’usager là où il en est dans son parcours), le non-jugement moral des pratiques d’usage ainsi que la responsabilité et la participation des usagers. Cependant « la RdRD vise à réduire les conséquences néfastes tant au niveau de la santé qu’au niveau socio-économique. (…) Là où la réduction des risques demeure plus ambitieuse, l’addictologie palliative se concentre essentiellement sur des éléments de qualité de vie. Sur ce point, il existe une plus grande proximité avec les pratiques de soins palliatifs qu’avec celles de la RdRD ». « Les pratiques de RdRD touchent un public très large. En revanche le concept d’addictologie palliative demeure une pratique de niche » « si le discours de l’addictologie palliative s’échafaude autour de la notion spécifique de dépendance, celui de la RdRD sera ciblé dans sa construction sur la consommation, ne faisant pas de distinction entre les bénéficiaires relevant d’un simple usage de ceux inscrit dans une dépendance »

Après en avoir délibéré à huis clos, le jury a décidé d'élever Johann Caillard au grade de Docteur en philosophie pratique de l'Université Gustave-Eiffel. L’université ne délivrant plus de mention ou de félicitations, il lui est néanmoins signifié, également à l’unanimité, la qualité capitale de son travail. Après avoir prononcé la décision d’admission, M. Folscheid, Président de jury a invité le docteur à prêter serment – ce qu’il a fait.

 

 

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news-4904 Tue, 02 May 2023 07:05:09 +0200 Le soignant confronté à la pauvreté : réflexions sur le juste soin https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-soignant-confronte-a-la-pauvrete-reflexions-sur-le-juste-soin Le soignant confronté à la pauvreté :
réflexions sur le juste soin

Par Camille RIVIÈRE

Camille Rivière est installée comme médecin généraliste dans un quartier populaire de la banlieue de Lille.  Elle consulte également dans un accueil de jour pour les personnes à la rue, dans un cadre associatif (abej SOLIDARITE).

Article référencé comme suit :
Rivière, C. (2023) « Le soignant confronté à la pauvreté : réflexions sur le juste soin » in Ethique. La vie en question, mai 2023.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.


Il ne fait pas de doute que les personnes les plus pauvres sont aussi les plus malades. Nous apprenons, dès les bancs de la faculté, qu’« un faible niveau social » est un facteur favorisant de nombreuses maladies et, chaque année, de nouvelles publications nous alarment quant à la mauvaise santé des personnes les plus pauvres (1). Le corollaire de cette constatation est que les soignants sont confrontés à la grande pauvreté plus que d’autres corps de métier. Il semble donc important pour ces soignants d’intégrer la question sociale dans leur pratique car agir sur les pathologies sans agir sur leurs facteurs favorisants rend le soin moins efficient ou impossible voire absurde.
L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) nous propose, dans le préambule de sa Constitution, une définition de la bonne santé : « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » (2). Cette formulation, bien qu’utopique, nous invite à avoir une vision large et universelle du soin. En formulant négativement cette proposition, on peut prétendre, que le mal-être social est une forme de mauvaise santé, un état maladif. Cela revient facilement à dire qu’il y aurait une « maladie sociale » au même titre que des maladies psychiques ou physiques.  Mais, la pauvreté est-elle vraiment une maladie ?


Misère ou pauvreté ?
La pauvreté dont il est question ici est synonyme de misère. Si les deux mots sont proches et souvent utilisés l’un pour l’autre, il nous semble intéressant d’en connaître les différences. « On confond presque toujours la misère avec la pauvreté ; cette confusion vient de ce que la misère et la pauvreté sont voisines ; elles sont voisines sans doute mais situées de part et d’autre d’une limite ; et cette limite est justement celle qui départage l’économie au regard de la morale » nous dit Péguy dans De Jean Coste (3). Il brosse ensuite le portrait terrible du misérable. Pour l’écrivain, le pauvre est un malheureux en puissance quand le miséreux est un malheureux en acte. Malade et malheureux, double peine pour les patients les plus pauvres ! Cette distinction entre les deux termes n'est donc pas seulement quantitative mais qualitative. Cela nous amène à tracer schématiquement une ligne séparant misère et pauvreté et avec elles, espoir et désespoir, manque et dénuement, inclusion et exclusion, humilité et humiliation, vie et mort.  Péguy va d’ailleurs jusqu’ à dire que la misère est « l’universelle pénétration de la mort dans la vie » (4). Anticipant les études scientifiques plus récentes il constatait déjà ce lien inéluctable entre maladie et misère.
En 2019, l’Université d’Oxford en association avec ATD quart Monde a publié un rapport sur « les dimensions cachées de la pauvreté » (5) à l’issue d’une recherche participative internationale. Elle décrit la complexité de la pauvreté en définissant neuf grandes caractéristiques : « dépossession du pouvoir d’agir, combat et résistance, souffrance dans le corps, l’esprit et le cœur, maltraitance institutionnelle, maltraitance sociale, contributions non reconnues, manque de travail décent, revenu insuffisant et précaire, privations matérielles et sociales ». Nous pourrions rattacher chacune de ces caractéristiques au portrait du miséreux, plus littéraire, dépeint par Péguy. Pauvreté et misère sont donc dans ce cas synonymes. Cette pauvreté qualitative et universelle est celle qui nous intéresse. Par abus de langage, mais comme le permet l’usage, nous utiliserons dans la suite de cet article les mots pauvreté et misère indifféremment pour parler de cette dernière.


Le soignant confronté à la pauvreté
La pauvreté ainsi définie et la définition de la santé de l’OMS (aussi discutable soit elle) semblent donc complétement incompatibles. La misère prive les personnes du nécessaire pour s’accomplir comme homme, quand la santé est un état de complet bien être, une sorte d’accomplissement total de l’homme dans toutes ses dimensions.  Les plus pauvres seraient donc condamnés à la maladie par incompatibilité entre pauvreté et santé. Ils seraient malades par définition. Cela constitue un paradoxe initial pour le soignant qui les rencontre :  en effet, comment soigner dans cette impasse apparente ? Quel soin ajusté proposer alors ?
Rencontrer des patients subissant la misère est, pour le soignant, une confrontation directe avec l’injustice sociale. La misère prend alors les traits terribles du miséreux qui lui fait face, avec parfois sa crasse ou son odeur désagréable, avec son corps douloureux, vieilli prématurément souvent, son histoire terrible toujours. Ce face à face peut générer chez le soignant un sentiment de révolte contre ces injustices (et leurs conséquences sanitaires) mais ce combat doit-il être le sien ; le champ de la justice sociale n’est-il pas celui du politique ?
Péguy nous rappelle dans De Jean Coste que « retirer de la misère les miséreux, sans aucune exception, constitue le devoir social avant l’accomplissement duquel on ne peut pas même examiner quel est le premier devoir social » (6). Individuellement c’est là notre devoir d’homme voire, si l’on reprend les termes de Simone Weil, « notre obligation » (7). Le soignant a, par son métier, le devoir de « sortir de la maladie » son patient. C’est là son obligation professionnelle. Mais, faut-il pour autant franchir la limite d’une simple et tentante comparaison et assimiler obligation professionnelle et devoir citoyen ? Le risque n’est-il pas grand pour le soigné comme pour le soignant lorsque cet amalgame est fait ? Pourtant face aux injustices sociales ainsi dévoilées, le soin ne peut-il pas être l’occasion d’une certaine justice ?


Le soignant à la recherche du soin ajusté
Face à l’inconnue qu’est la misère pour le soignant, le voilà en position de « non-sachant », désarmé face à la santé d’un malade qu’il ne sait plus ni comment soigner. Une tentation, peut être alors pour lui, de négliger l’identité sociale de son patient. Se réfugiant derrière un bagage sérieux de connaissances sur les maladies, le soignant peut alors s’attacher à soigner « tout le monde pareil ». C’est pourtant une mauvaise compréhension du Code de déontologie médicale quand il énonce le devoir de non-discrimination dans l’article 7 : « soigner avec la même conscience toutes les personnes quelle que soit leur origine » (8). Il ne s’agit pas de soigner tout le monde de la même manière mais avec la même conscience. L’égalitarisme en santé peut même aboutir à des absurdités, les situations de précarité en sont une illustration saisissante. Effectivement parler d’alimentation équilibrée à quelqu’un qui dépend uniquement de l’aide alimentaire, expliquer la réfection d’un pansement complexe à quelqu’un qui n’a pas d’accès à une douche ou encore plus récemment : dépister systématiquement le covid dans des hébergements collectifs sachant que l’on ne pourra pas isoler les personnes des unes des autres à moins de les renvoyer dans la rue… Ces situations anecdotiques nous montrent la futilité de tel ou tel soin recommandé habituellement, et pourtant à juste titre, si l’on ne tient pas compte du contexte. Il serait dérisoire voire indécent de s’intéresser à la maladie exclusivement. Parfois le plus vital n’est un traitement médical. Mais le risque n’est-il pas grand aussi de ne plus se préoccuper que de l’aspect social des vies de nos patients les plus pauvres ? Ce qui pourrait nous mener à négliger la santé d’un patient sous couvert d’urgence sociale. Voilà qui ne sonne pas plus juste.  Si le contexte social des patients les plus pauvres nous mène parfois à modifier nos objectifs de soins, comment être certains de ne pas tomber dans une médecine au rabais pour les plus démunis ?
A trop considérer la condition sociale du patient, on risque aussi de l’y réduire. En effet, à force de ne voir que le « mode de vie » de nos patients, selon l’expression consacrée, le soignant ne risque-t-il pas d’enfermer le patient dans sa pauvreté ? En langage sociologique cela revient à le réduire à son habitus. L’habitus est un des concepts centraux de la pensée de Pierre Bourdieu. Pour lui, « les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus […] principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations […] objectivement réglées et régulières sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre » (9). Ce concept nous aide à comprendre les différences fondamentales qui existent entre les modes de vie et les attitudes des uns et des autres. Médecins, comme patients, ont leur propre habitus. Celui-ci produit des actions en même temps qu’il les explique. Prendre conscience de l’habitus de quelqu’un c’est mesurer la part d’hétéronomie qui existe dans sa vie et empêche donc le soignant de se réfugier derrière l’autonomie du patient. Les habitus, dépassant de simples habitudes, sont incorporés, c’est à dire qu’ils s’inscrivent dans le corps même des personnes. « Agissant comme une seconde nature » (10) l’habitus nous explique pourquoi certaines habitudes corporelles ou comportementales sont considérées comme allant de soi par les personnes appartement au même « champ » social. Par exemple ? l’incurie peut-être une incorporation d’une infériorité sociale, ce qui peut alors changer notre regard sur le rapport à l’hygiène de tel ou tel patient. Le corps, pour Bourdieu est un « pense-bête » du social. Il n’est que le dépositaire des « schèmes de perception et d’appréciation dans lesquels un groupe dépose ses structures fondamentales » (11) ce qui lui fait dire que « ce qui est appris par corps n’est pas quelque chose que l’on a, comme un savoir que l’on peut tenir devant soi, mais quelque chose que l’on est » (12). Voilà un bon garde-fou contre la condamnation vite arrivée devant tel ou telle habitude de vie (violence, alcoolisme etc.). L’apport de la sociologie est donc précieux. Cependant l’abord sociologique condamne à une certaine immuabilité car le risque est alors de réduire l’autre à une complète hétéronomie. Cette immuabilité qui nous éloigne du regard soignant dont la visée est de modifier pour guérir ou au moins soulager. De plus, soigner chacun selon son habitus, risquerait de niveler par le bas le soin porté au plus pauvre, dans un « à quoi bon ? » réaliste, certes, mais désespérant. Double peine encore et toujours pour nos patients !  
Le soin ajusté doit donc trouver l’équilibre entre ces deux attitudes caricaturales : ne pas tout médicaliser ni tout socialiser. C’est au soignant de toujours s’adapter au patient qui lui fait face, cela nécessite donc de ne pas méconnaître le contexte et mais de ne jamais y réduire le malade. Ces deux écueils sont à éviter au niveau individuel car ils ne semblent pas être ajustés au patient. Elargis à une dimension collective, ils pourraient donner un système de soin particulièrement injuste. Or le soignant, consciemment ou non participe à ce système. Nous avons vu que la santé (selon l’OMS) est si ce n’est un état proche du bonheur, au moins une de ses conditions. La santé publique a donc quelque chose à voir avec le bien commun. Rechercher le soin ajusté en situation doit donc aller de pair avec une vision d’une certaine justice dans le soin.


Les soignants garants d’un soin juste
Le juste soin n’est pas égalitaire
Nous l’avons vu, le soignant peut pour sortir de l’impasse décrite initialement revendiquer un certain « mépris » de la condition sociale de son patient, en arguant de sa volonté de soigner « tout le monde pareil ». Bien sûr, nous reconnaissons une égale considération pour chacun de nos patients qui naissent « libres et égaux en droits » (13). Mais, comment concilier, en pratique, l’égalité de droit et les inégalités de fait, que nous ne pouvons pas ne pas voir ?  Une des façons de refuser de voir cette différence est de se réfugier derrière la liberté du patient. En ce qui concerne la santé, les patients, égaux en droits, restent libres d’adhérer ou non au soin proposé. La fameuse autonomie du patient est alors respectée. Cette autonomie, ne doit cependant pas masquer la question de la faisabilité du soin et de la « capacité d’agir » du patient. Capacité d’agir dont les plus précaires sont pourtant souvent dépossédés. Pour penser l’égalité des soins dans ce contexte, il nous faut peut-être sortir de l’opposition égalité, liberté.
Pour Will Kymlicka, dans son ouvrage Les théories de la justice une introduction, les différents courants politiques ne se distinguent pas sur le primat de l’égalité sur la liberté ou l’inverse mais ont en commun une conception de l’égalité que l’on trouve « tout autant chez un libertarien comme Nozick que chez un communiste comme Marx » (14). Ce qui les différencie, nous explique-t-il, c’est le type spécifique d’égalité requis pour aboutir à la conception fondamentale, commune mais abstraite d’égalité. Pour lui, toutes les sensibilités politiques partagent un égalitarisme au sens large. La question n’est pas alors de « savoir si nous acceptons l’égalité, mais comment nous l’interprétons » (15) et nous permet de sortir du débat stérile entre liberté et égalité et nous empêche de nous réfugier derrière la liberté pour justifier des inégalités. Dans le domaine du soin, cela rend inacceptable le fait de justifier des traitements inégaux par le libre choix du patient. Dans son ouvrage Kymlicka fait la part belle à John Rawls. L’objectif de Rawls n’est, en aucun cas, d’arriver à une situation d’égalité arithmétique parfaite. Kymlicka résume ainsi la théorie de Rawls : « une inégalité n’est acceptable que si elle bénéficie aux plus défavorisés » (16). Ce qui peut se traduire dans notre cas par : nous pouvons soigner différemment les patients les plus pauvres des autres si et seulement si cela leur profite. Cela revient à accepter et même à recommander de dispenser plus de temps et de moyens à ces patients. Un magnifique exemple d’une telle compréhension est la création en 1999 de la Couverture Maladie Universelle. Cependant ces moyens différents ne devront pas être uniquement financiers car, nous l’avons dit, la question de la pauvreté ne se pense pas uniquement en termes économiques. Du temps et des moyens humains supplémentaires pour les plus pauvres semblent donc être la base d’un système de soin rendant justice à nos patients les plus pauvres. La théorie Rawlsienne est intéressante car elle s’oppose aux théories utilitaristes si populaires en santé publique : il ne s’agit pas de regarder l’intérêt du plus grand nombre mais l’intérêt du plus vulnérable. Ainsi il semble que le soin juste ne soit pas égalitaire. La posture qui consiste à ne pas regarder la misère d’autrui en se réfugiant derrière sa liberté est, si ce n’est du déni, un piège tant au niveau individuel que collectif.

La maladie sociale : une question politique
La posture inverse est d’associer le patient à sa pauvreté au point de l’y enfermer, dans une démarche plus « sociologique ». Notons au passage que dans les deux postures le soignant tend à récupérer sa position de sachant que la misère lui avait fait perdre. Dans le premier cas, désintéressé par la dimension sociale de son patient, il traite uniquement de sa maladie, dans le second il se pose en sociologue pour expliquer ces habitus qui le dérange. Cette seconde posture amène le soignant à faire des patients les plus pauvres des malades de leur habitus. Au niveau collectif cela revient à définir une nouvelle maladie : la « maladie sociale ». Comme la santé est, selon la désormais connue formule de l’OMS : « un état de complet bien-être physique, mental et social », cela laisse présupposer que les maladies peuvent être physiques, psychiques et sociales. Mais qu’est-ce que cette maladie sociale ?
Prenons quelques exemples : le médecin généraliste est souvent sollicité par ses patients pour remplir des dossiers de demande d’aides, force est de constater que le motif social est souvent accepté comme « étiologie ». Plus personne ne sourcille non plus quand on hospitalise une personne âgée ou dépendante pour motif « social ». Ces exemples nous font nous rendre compte qu’il est des situations où la misère est déjà considérée comme une maladie. Comme toutes les maladies, elle pourrait avoir ses spécialistes. Certains médecins deviendraient alors des « misérologues ». Quel serait leur rôle ? Celui de soigner les miséreux ou d’éradiquer la misère ? On conviendra que l’existence d’une telle spécialité serait stigmatisante pour les patients et ne ferait qu’accroître l’exclusion dont ils souffrent déjà. Bernanos, visionnaire, avait prédit cet amalgame entre pauvreté et maladie et prévoyait le mépris qui y serait attaché. « Rien de plus facile, en somme, que leur laisser entendre que la pauvreté est une sorte de maladie honteuse, indigne des nations civilisées, que nous allons les débarrasser en un clin d’œil de cette saleté-là » (17).
La Charte d’Ottawa listait, en 1986, les conditions indispensables à la santé parmi lesquelles on peut lire : « se loger, accéder à l’éducation, se nourrir convenablement, disposer d’un certain revenu, avoir droit à la justice sociale et à un traitement équitable » (18). Ce document stipule d’emblée que « la promotion de la santé ne relève donc pas seulement du secteur de la santé » (19). Il y une dimension éminemment politique de la santé. Toutefois si l’injustice sociale, la faim, l’absence de logement, de revenus ou d’éducation deviennent, deviennent non plus des facteurs de maladie, mais les symptômes d’une maladie sociale, le politique devient médical. Cette démission potentielle du politique augmente encore la responsabilité du soignant qui s’en trouve épuisé et dans une position d’ultra domination malsaine. Amalgame entre médical et politique qui fait dire, peut-être à juste titre, à Ivan Illich que « les médecins contemporains […] se conduisent en agent du pouvoir politique » (20).
Faire de la pauvreté une maladie ne semble donc guère ajusté, ni pour le patient stigmatisé et condamné à une pathologie incurable, ni pour le soignant qui se retrouve alors dans une posture d’ultra domination. « Le pouvoir donné aux médecins de dire où sont et quels sont les besoins ne fait qu'élargir la base sur laquelle ils peuvent s'appuyer pour rendre leurs services » (21) nous dit encore Illich dans son essai Némésis médicale. En pointant du doigt les abus de pouvoir contenus en puissance dans l’actuelle médecine, il cherche plus généralement à nous alerter des dangers d’une « pan-médicalisation » de la société. Cela nous ferait courir le risque d’une société particulièrement injuste. Pour illustrer ce risque, il prend l’exemple de la vieillesse et du vieillissement dont la société et les médecins d’aujourd’hui ont fait un « problème gériatrique » (22). Quelles sont les conséquences pour nous aînés ? Cela, conduit, outre à les cloîtrer, à accroître les inégalités puisque, « le vieillard riche est en mesure d’éviter le service médical totalitaire auquel le pauvre échappe avec d’autant plus de difficulté que la société est riche » (23). Illich critique ainsi, dès les années 70, le « contrôle social par le diagnostic » (24). En effet, à tout médicaliser, on crée des « catégories de patients » (25) à l’intérieur desquelles « nait et se renforce la stratification hiérarchique établie par l’école, le salaire et le statut » (26). Ces derniers critères, nous nous en doutons, ne seront jamais à l’avantage de nos patients défavorisés.
De plus, les rendre « malades » les condamne à une dépendance de plus : celle au système de soin. Or, participer à la sortie de la misère de quelqu’un c’est chercher à le rendre plus indépendant, que ce soit en terme financier, éducatif, d’accès au logement ou de santé. Cette dépendance supplémentaire semble donc particulièrement injuste. Comment, en ajoutant encore de la dépendance, participerions-nous à l’émancipation de quelqu’un ? C’est ce qu’Illich dénonce vivement en critiquant l’évolution de la médecine actuelle. Ainsi, écrit-il que « la prolifération des professionnels de la santé n'est pas seulement malsaine parce que les médecins produisent des lésions organiques ou des troubles fonctionnels, elle l'est surtout parce qu'ils produisent de la dépendance. Cette dépendance vis-à-vis de l'intervention professionnelle tend à appauvrir l'environnement social et physique de ses aspects salubres et curatifs, bien que non médicaux, tout en diminuant les possibilités organiques et psychologiques que les gens ordinaires ont de faire face et de s'adapter » (27). Double peine une fois de plus pour nos patients les plus pauvres !
La question pour nous, soignants, est de savoir si nous avons conscience de ce pouvoir et si nous voulons vraiment de cette fonction ? Si tel n’est pas le cas, à nous de trouver des moyens de renvoyer au politique ce qui lui appartient. Les collectifs qui ont émergé notamment pendant la pandémie illustrent cette reconnaissance de la dimension politique du soin et la volonté de la faire remonter aux autorités adéquates. Pour éviter de donner raison à Illich, reconnaissons aussi que nous ne sommes pas formés à l’accompagnement social. La grande pauvreté de certains patients est alors l’occasion de collaborer avec les travailleurs sociaux dont c’est le métier. De nombreux centres médico-sociaux œuvrent au quotidien à un accompagnement global des personnes subissant misère et inégalités. A nous dans le concret de nos situations professionnelles de trouver les moyens de travailler ensemble.
Prendre conscience des écueils contenus dans telle ou telle façon de soigner est un premier et nécessaire pas à la recherche de la position juste en situation.  C’est là une vigilance à garder toute une vie professionnelle. Ainsi, à la recherche du juste soin, c’est-à-dire du soin juste et ajusté, le soignant doit sans cesse chercher la position qui ne médicalise pas trop les questions sociales sans socialiser à outrance les questions médicales. Il en va de la santé du malade le plus pauvre et de la justice du système de soin, dont le soignant ne doit pas ignorer qu’il est un acteur plus qu’un rouage. Quelques attitudes nous semblent pouvoir aider le soignant à tendre vers ce juste milieu, au sens aristotélicien du terme.


Être enseigné par le malade
Nous avons vu combien il est tentant d’aborder le soin porté aux patients les plus pauvres via leur contexte de vie. La sociologie a cela de bon qu’elle nous permet d’appréhender les habitus et donc le mode de vie de nos patients. Mais, un des reproches que nous pouvons faire la sociologie est que l’objet même de cette science vient du présupposé de l’inégalité. C’est ce que tâche de démonter Jacques Rancière en partant de la dialectique du maître et de l’élève. Il montre combien l’inégalité demeure paradoxalement dans la logique même de l’émancipation.  D’après lui, le rôle du maître, dans la relation pédagogique, est « de supprimer la distance entre son savoir et l’ignorance de l’ignorant. Ses leçons et les exercices qu’il donne ont pour fin de réduire progressivement le gouffre qui les sépare. Malheureusement, il ne peut réduire l’écart qu’à condition de le recréer sans cesse » (28). Il écrit aussi : « on sait que la science sociale s’est fondamentalement occupée d’une chose : vérifier l’inégalité. Et de fait elle l’a toujours prouvée » (29). L’idée originale de Rancière c’est de mettre l’égalité au départ et non à l’arrivée d’une situation donnée. Pour lui, c’est la seule condition de possibilité de l’émancipation. Ainsi seul un maître ignorant se trouve en position d’égalité avec ses élèves et peut donc participer à leur émancipation réelle. Par analogie, la misère nous met en position d’être des « non-sachants » elle nous permet donc, malgré nous, de nous trouver en situation d’égalité relative avec le patient. Peut-être est-ce là une voie vers la juste position recherchée : avoir l’humilité d’apprendre de ceux qui subissent la misère. En effet en la subissant, ils y résistent. Cette résistance peut être une connaissance. Peut-être ont-ils à nous apprendre les solutions qui s’imposent ?  Leur offrir, dans la relation thérapeutique, le rôle du résistant, du combattant, les restitue dans leur capacité d’agir. La misère porterait en elle sa propre capacité d’émancipation.  C’est là la ligne directrice d’ATD Quart Monde, dont l’objet est justement d’éradiquer la misère. C’est faire sienne la formule qu’aimait à redire son fondateur, Joseph Wresinski : « les pauvres sont nos maîtres (30) ! »


La justice comme équité
Pour Simone Weil, « l’égalité est un besoin vital de l’âme humaine. Elle consiste dans la reconnaissance publique, effective, exprimée réellement par les institutions et les mœurs, que la même quantité de respect et d’égards est due à tout être humain, parce que le respect est dû à l’être humain comme tel et n’a pas de degrés » (31). Pour elle, le sentiment d’injustice, et donc d’inégalité, vient du fait que les différences nécessaires qui existent entre les hommes sont vécues comme des différences de respect. Pour cela ne soit pas senti comme une différence de respect il faut s’efforcer, « de combiner égalité et différence ». Parmi les moyens à notre portée pour établir cet équilibre, la philosophe nous rappelle que la première méthode est la proportionnalité, et elle l’applique en premier lieu aux responsabilités : « elle imposerait des charges correspondantes à la puissance » (32). Ce qui revient à dire qu’à moyens inégaux doivent être demandées des actions inégales. Ainsi au soignant, en situation de puissance supérieure par son savoir mais aussi par sa situation sociale, il incombe une charge, une attention plus grande vis-à-vis du patient plus celui-ci est vulnérable. Loin de nous l’idée de justifier un paternalisme autoritaire, mais notre responsabilité devrait être engagée d’autant plus que grandit la misère du patient. Ce serait lui rendre justice. Cela n’est pas sans rappeler la vision aristotélicienne de la justice : « voilà ce qui est juste : le proportionnel. Ce qui est injuste, en revanche, c’est ce qui est disproportionnel » (33). La proportionnalité a donc pour fonction d’équilibrer les déséquilibres, les inégalités. Il utilise pour cela le mot « epieikia » que Bodéüs traduira par « honnêteté » et d’autres par « équité ». Celle-ci est,« un correctif de ce qui est légalement juste […] un correctif de la loi dans les limites où elle est en défaut en raison de son universalité » (34). Cela nous permet d’accepter une différence dans la façon de soigner nos patients les plus pauvres notamment en y consacrant plus de temps et de moyens. Ricoeur, dans Soi-même comme un autre, insiste sur l’importance de la supériorité de l’équité sur la justice car elle a « la fonction singularisante de la phronesis ». Or, la rencontre du médecin avec son malade est qualifiée de face-à-face singulier, la singularité est donc le lieu où il exerce son métier. L’équité doit donc être l’horizon de sa justice. Cela lui permet d’éviter les écueils précédemment décrits où égalitarisme et indifférence sont mépris de la singularité du patient sous couvert d’universalité. Peut-être la question à se poser, en situation est : dans quelle mesure ce soin, cet accompagnement, cette relation, ce face à face est-il singulier ? Gageons que cela garantisse une certaine équité.
La justice, dans sa dimension d’ajustement et son invitation à l’équité singularité habite le cœur même de nos métiers, dans la relation soignant-soigné. Charge au soignant de préserver ce face-à-face, de lui dédier le temps nécessaire, de l’habiter avec une position humble « du plus petit vers le plus grand », pleine de sollicitude (36). Peut-être est-ce pour cela, que le docteur Delbende, dans le Journal d’un curé de campagne, connu pour soigner les plus miséreux, déclare : « Je ne suis pas de ces types qui n’ont que le mot de justice à la bouche » (37) et nous apprend dans la même conversation que la devise qu’il s’est choisie est : « Faire face. (38). »


Du métier de soignant au métier d’homme : le rôle politique du soignant ?
Ainsi, le soignant peut dans le face à face qui l’unit au patient, aussi pauvre soit-il, participer à un soin juste, s’exercer au juste soin, c’est là son métier de soignant. Nous l’avons vu, en filagramme dans cet article, c’est aussi son « métier d’homme » qui est questionné par la misère d’autrui. Eradiquer la misère est le premier devoir social écrivait Péguy et après lui de nombreuses institutions ou associations. Bachelard, dans la préface de Je-Tu reprend les mots de Buber pour dire cette corrélation entre la chose publique et la situation singulière : « La chose publique, la chose résistante entre toutes, c’est là l’épreuve essentielle de l’homme au singulier » (39). Cette épreuve du singulier n’est donc jamais peine perdue, elle est notre participation, à notre petite mesure, à la vie publique. Bachelard nous invite dans ce même texte, à la suite de Buber, à ne pas « manquer au devoir de substituer à ce qui est ce qui devrait être » (40). Voilà un bel enjeu pour nos futures consultations.
En cherchant un soin juste et ajusté dans sa relation avec chaque patient, le soin peut être pour le patient une voie d’émancipation et pour le soignant l’occasion de s’accomplir dans sa vocation de soignant mais aussi dans son métier d’homme. La grande pauvreté agit alors comme un révélateur de cette dimension politique du soin. Pour éviter les nombreux écueils qui le guettent dans le soin à porter aux patients subissant la misère, le soignant peut se rappeler la formule de Simone Weil quant à l’obligation : « c’est donc une obligation éternelle envers l’être humain que ne pas le laisser souffrir […] quand on en a l’occasion de le secourir » (41). Voilà une bonne question à nous poser en situation clinique : de quoi le soin (aujourd’hui et avec ce patient-là) est-il l’occasion ?

 


BIBLIOGRAPHIE
(1) Quelques exemples disponibles en ligne : Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale : onpes.gouv.fr/Rapports du SAMU Social : www.samusocial.paris/lobservatoire
ATD-quart monde : www.atd-quartmonde.fr/publications/
(2) La Constitution a été adoptée par la Conférence internationale de la Santé, tenue à New York du 19 juin au 22 juillet 1946, signée par les représentants de 61 Etats le 22 juillet 1946 et est entrée en vigueur le 7 avril 1948.
(3) Péguy C., De Jean Coste, gallimard, Paris, 1938, p. 16.
(4) Idem, p. 21.
(5) ATD Quart Monde et Oxford University, « Les dimensions cachées de la pauvreté »  disponible en ligne sur : www.atdquartmonde.fr/wpcontent/uploads/2019/05/DimensionsCacheesDeLaPauvrete_fr.pdf, p. 4.
(6) Péguy C., De Jean Coste, Paris, gallimard, 1938, p. 18.
(7) Weil S., L’Enracinement, Paris gallimard, 1990.
(8) Conseil National de l’Ordre des médecins, Code de déontologie médicale, 2021, article 7, disponible en ligne : www.conseil-national.medecin.fr/sites/default/files/codedeont.pdf
(9) Bourdieu P., Le sens pratique, Ed. de Minuit, 1980, pp. 88-89.
(10) Chauvaine C. et Fontaine O., Le vocabulaire de Bourdieu, Paris, Ellipses, 2003, p. 50.
(11) Bourdieu P., Le sens pratique, op. cit., p. 122.
(12) Idem., p. 123.
(13) Article 1er de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 disponible en ligne sur : www.legifrance.gouv.fr/contenu/menu/droit-national-en-vigueur/constitution/declaration-des-droits-de-l-homme-et-du-citoyen-de-1789
(14) Kymlicka W., Les théories de la justice une introduction, Ed. de la découverte ; Paris, 2003, p. 11.
(15) Idem., p. 12.
(16) Idem., p. 65.
(17) Bernanos G., Journal d’un curé de campagne, 1936, Librairie Plon, Paris, p. 71.
(18) La Charte d’Ottawa a été adoptée le 21 novembre 1986 lors de la Première Conférence Internationale pour la promotion de la santé (OMS) disponible en ligne sur : www.euro.who.int/__data/assets/pdf_file/0003/129675/Ottawa_Charter_F.pdf
(19) Ibid.
(20) Illich I., Némésis Médicale, Paris, Ed. du Seuil, 1975, p. 75.
(21) Idem, p. 54.
(22) Idem., p. 64.
(23) Ibid.
(24) Idem., p. 61.
(25) Idem., p. 64.
(26) Idem., p. 66.
(27) Idem, p. 55.
(28) Rancière J., Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éd., 2008, p. 14.
(29) Rancière J., Aux bords du politique, Paris, La Fabrique éd., 1998, p. 84.
(30) Il emprunte la formule à Camille de Lellis (1550-1614) qui fonda en 1582 en Italie un ordre religieux pour le soin des malades (Camilliens)
(31) Weil S., L’enracinement, op. cit., p. 26.
(32) Idem., p. 28.
(33) Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., 1131 b 17-19, p. 240.
(34) Idem., 1137 b 10-29, pp. 280-281.
(35) Ricoeur P., Soi-même comme un autre, Paris, Ed. du Seuil, 1990, p.304.
(36) Idem, p 222
(37) Bernanos G., Journal d’un curé de campagne, p. 101.
(38). Ibid.
(39) Buber M., Je Tu, p. 31.
(40) Ibid.
(41) Weil S., L’Enracinement, op. cit., p. 13.

 

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news-4839 Mon, 03 Apr 2023 10:56:26 +0200 Un livre de Jean-Yves L'HOPITAL, conférencier du mercredi 12 avril 2023 à l'Ecole des Ingénieurs de la ville de Paris https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-livre-de-jean-yves-lhopital-conferencier-du-mercredi-12-avril-2023-a-lecole-des-ingenieurs-de-la-ville-de-paris Jean-Yves L'HOPITAL Nous avons partagé le quotidien de nos jours. Le dialogue incessant entre l'élève et le professeur, L'Harmattan, 2021.

 

Un professeur de philosophie revient sur sa vie consacrée à l'enseignement. Il s'adresse à un élève symbolique, Benoît, qui représente tous les élèves et étudiants avec lesquels il a cherché à dialoguer. Que dire de la diversité et de la profondeur des entretiens multiples entre le professeur et ses étudiants ? Cela suppose évidemment des deux côtés une grande ouverture d'esprit pour accueillir sans préjugés préalables des convictions parfois très éloignées des siennes.
Ce professeur a au moins acquis la conviction que la vraie richesse est dans l'échange, l'échange constant dans une vie où tout est partagé.

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news-4838 Mon, 03 Apr 2023 10:48:27 +0200 La vertu de tact en médecine https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/la-vertu-de-tact-en-medecine La vertu de tact en médecine

Par Stéphanie LÈBRE


Diplômée infirmière en 2002, Stéphanie LÈBRE a exercé dans des secteurs de soins très variés. Depuis 6 ans, elle occupe pour le Pôle de Santé du Plateau (Hauts de Seine), la fonction de coordinatrice de soins au sein d'un soin de suite et réadaptation à orientation cancérologique et soins palliatifs.

Article référencé comme suit :
Lèbre, S. (2023) « La vertu de tact en médecine » in Ethique. La vie en question, avril 2023.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

« Le tact est une qualité qui consiste à peindre les autres tels qu’ils se voient. »
Abraham Lincoln.

 

« Dîtes-moi la vérité docteur ! » Voilà une injonction qui semble définir ce qu’attendent aujourd’hui les patients du médecin et plus généralement de la médecine. Une transparence totale sur leur état de santé, sur l’évolution d’une maladie, un pronostic sombre. Si à la lumière de la pensée kantienne la vérité se pose en impératif moral inconditionnel, nous sommes en droit de nous demander quelle valeur éthique cette dernière possède, dans son essence, dans la manière d’en user, dans les fins recherchées. Aussi, il nous semble que la vérité ne peut pas faire cavalier seul. Le tact nous apparaît être le compagnon de route idéal. Et si Abraham Lincoln, cité ci-dessus, qualifie le tact de qualité, nous nous permettrons d’apporter une nuance de taille en requalifiant le tact en vertu. Si les qualités sont naturelles à l’homme, la vertu exige travail, effort et recherche perpétuelle du bien. « Peindre les autres tels qu’ils se voient », parvenir à faire ce pas de côté, à comprendre l’autre dans ce qu’il perçoit de lui-même, demande nécessairement un véritable effort de recherche de justesse.

Mensonge et vérité : une fausse dualité
Nous ne ferons pas là l’apologie de la « bonne vérité » face à « l’immoral » mensonge. Non. Réduire les possibles à cette opposition de manière si tranchée n’aurait aucun sens dans la réalité contingente de la relation soignant- soigné. Si le mensonge peut être condamnable, une vérité assénée brutalement ou au mauvais moment peut avoir des effets plus dévastateurs encore. De tout temps, la question de la vérité dans le discours médical a mené à des réflexions éthiques sur les pratiques soignantes. Le rapport du médecin au malade est-il toujours marqué du sceau du discours vrai ? Les lois prônent aujourd’hui une information claire, loyale et appropriée et mettent en avant le principe d’autonomie du patient. Nous sommes face à une exigence de vérité. Pour autant, est-il envisageable de livrer chaque information au patient dès lors que celle-ci est connue du soignant ? Comment en pratique, annoncer des vérités difficiles à dire mais aussi et surtout, dures à entendre ? Comment le médecin peut-il jauger de la capacité qu’a le malade à accueillir une nouvelle grave voire condamnante, souvent violente ?
Nombre de débats philosophiques et réflexions éthiques ont été publiés ou disputés sur le mensonge. A l’image de la célèbre controverse faisant s’affronter E. Kant et B. Constant (1), l’issue semble manifestement aporétique en cela que nous trouvons autant d’arguments à défendre une position et son opposée. Alors plutôt que d’éclairer la réflexion par le prisme de la morale, tournons-nous vers ce que notre humanité nous dicte. Au regard du principe de bienfaisance, il nous semble indispensable de rechercher la juste mesure dans notre discours à l’autre. Il n’est pas de bonne ou mauvaise vérité.  Mais il est de bonnes et mauvaises manières d’en user. Le parcours de soins du patient est jalonné de moments différents qui nécessitent chacun une réflexion sur ce qu’il convient de dire ou de taire. Il s’agit donc de convenir, d’être en harmonie avec la situation, d’agir de manière adéquate. La véracité ne s’inscrit pas nécessairement ici. Si elle doit rester la lumière du phare qui guide le couple soignant-soigné dans ce périlleux voyage, elle ne doit pas devenir celle qui l’aveuglera par sa violence, finissant par faire dériver l’embarcation vers des zones d’ombres entraînant angoisse et désespoir. La relation doit se construire dans une vérité accessible, entendable et en cela, empreinte de tact.

Le tact au sens du toucher
Etymologiquement, le tact est issu de tactus. Il renvoie à la perception du toucher. A l’origine, c’était ce mot qui figurait dans la liste des cinq sens avec l’ouïe, la vue, l’odorat et le goût. C’est en ce sens que la philosophie sensualiste du XVIIIe siècle l’entendait. Il s’agissait de prendre con-tact avec les choses, c’est-à-dire de manière tactile.
Sans le toucher, l’homme ne saurait survivre. Il permet de se repérer, de sentir, d’identifier les zones de danger. Il est une appréciation du dehors avec sa difformité. Il permet d’évaluer la continuité ou discontinuité des choses, la rugosité ou au contraire la douceur. Il donne du relief au monde et permet une prise de conscience de son hétérogénéité. Il définit la frontière de notre être, la peau comme limite du moi. Notre identité corporelle est circonscrite, à l’image de l’expérience de pensée de la statue de Condillac (2), qui prend conscience d’elle-même avant tout par le toucher. Le toucher est une rencontre entre le dehors et le dedans, entre le moi et ce qui est hors de moi. Il s’agit d’une intelligence subjective, qui fait suite à la perception de la conscience que nous avons de nous-même. En cela, le tact relève à la fois du sensitif et du réflexif. Ce que nous percevons par le sens nous fait prendre conscience de ce que nous sommes un être dissociable de notre environnement.  
Le toucher nous permet d’entrer en contact physique avec l’autre. Il est une rencontre de deux peaux, de deux êtres. La frontière de la pudeur du corps est franchie. Il est question d’un partage. Dans la relation de soins, il est un sens indispensable à la reconnaissance de l’autre. Il vient asseoir la considération du soignant à l’endroit du patient, en cela qu’il le reconnaît dans sa corporalité.
Le tact a cette particularité d’appartenir au registre du tangible et à celui du sentiment. Il est primitivement le sens du toucher, mais il est aussi sensibilité, c’est-à-dire qu’il exprime ce que nous ressentons en touchant.  Sur un autre versant, le tact est un art de juger et une manière de se conduire.

Du toucher à l’intangible

« Le tact enjoint de ne pas toucher, de ne pas prendre ce qu’on prend, ou plutôt de ne pas se prendre à ce qu’on prend. Tact au-delà du contact. » (3)
Une distinction est faite entre le toucher et le tact. Le tact ne doit pas toucher. Il y a une contemporanéité entre l’action de toucher et celle de prendre, au sens de la prise de pouvoir sur l’autre. Le tact lui ne prend rien, dans la mesure où il n’est que perception. Il n’a de prise que dans le « prendre soin ».  Nous pouvons comprendre Derrida et cette idée de « tact au-delà du contact » dans notre pratique, comme une nécessité d’éclipser le corps « tangible » du patient (corps concret comme matière perceptible avec les mains) pour accéder à ce qui se trouve au-delà du corps, son intimité.
L’intangible se définit comme ce qui ne peut pas être touché par principe, ce qui échappe au sens du toucher. Le tact trouve sens ici en cela qu’il n’y aura jamais de contact. Mais il est une forme de toucher par la perception. Nous accédons à la connaissance de l’autre à distance. « Le tact, c’est toucher sans toucher. » (4).
 Le sens métaphorique que nous donnons au tact aujourd’hui est celui d'une intuition, un flair, concernant ce qu’il convient de dire ou de faire au moment opportun. Il est une saisie du sens de l’instant présent, souvent en détour ou rebond. Une faculté à l’adéquation à une situation, sans confrontation. C’est une intuition juste, tel l’eustochia (5) dont parle Aristote, alliant sagacité et vivacité d’esprit. Il conjugue finesse et justesse en étant attentif aux nuances et aux circonstances.
Avoir du tact, c’est être soucieux de notre manière de faire ou de dire. L’homme de tact attache l’éthique à la forme, de façon à avancer vers l’autre avec attention. Il s’entoure de la délicatesse. Il préserve l’autre en lui laissant un espace de liberté à différencier de la mise à distance propre au respect, en cela que cet espace prend la forme d’une proximité respectueuse. Elle s’applique à l’autre avec ses particularités, c’est une distance « personnalisée », un espace dans lequel le patient garde ses repères. Le tact est élevé au rang d’un art : celui de la distinction et de la reconnaissance de la singularité.
Le tact n’a pas l’ambition de séduire ou de faire de la rhétorique. Mais son lieu est assurément celui du langage. Il est le toucher du langage. Nous sommes touchés par les mots de l’autre. La parole empreinte de tact ne veut pas malmener et vise à donner confiance. Avec des mots abrupts, malveillants ou lâchés brutalement, nous pouvons blesser la personne à qui nous nous adressons, salir ce dont nous parlons. Avec des paroles bienveillantes et chaleureuses, les mêmes choses sont dites mais celui qui les reçoit est préservé. Notre façon de dire ou faire est ce que nous donnons à voir aux autres. Notre façon de nous exprimer est ce que nous présentons à l’autre. Se moquer de la façon de faire en revient à mépriser le regard de l’autre, ne lui donner aucune place dans la relation, à le nier. Le langage demande du tact parce qu’il consiste à aller toucher la personne où elle se trouve. A marquer la distance, tout en la franchissant. En manquant de tact, en parlant mal, nous dépassons certaines limites et ne sommes plus à notre place. Ce qui revient à manquer de respect. Rentre alors en jeu la dimension morale du langage. Parler avec tact, c’est respecter l’autre, respecter la distance qui permet d’assurer un espace de protection ou de liberté à l’autre et de le reconnaître dans sa différence. A contrario, manquer de tact consiste toujours à passer en force, ne pas tenir compte de l’autre. Le manque de tact s’accompagne de violence, violence que Kant oppose au respect. Le tact est un phénomène sensible au double sens de la sensualité qu’il requiert et de la moralité. Il s’agit de procéder à des évaluations morales avec sa propre sensibilité. Nous devons habiter nos façons de parler et ne pas glisser vers des façons de parler toutes faites.

Le tact n'est pas la civilité
La civilité, autant que le tact, semblent être tous deux des attitudes de considération de l’autre, une forme d’altruisme. Mais nous aurions tort de confondre l’un et l’autre. Erasme fait apparaître la civilité en publiant en 1530 De civilitate morum puerilium. Dans cet ouvrage, il nous apprend les manières et convenances à respecter pour se rendre aimable en société. Il s’agit davantage de bienséance, d’usage des règles socialement acceptables. La civilité apparaît donc comme une convention tacite des règles sociales, une conduite à ne pas enfreindre. Elle a pour mission de réguler et faciliter les échanges entre les hommes, afin de maintenir une harmonie dans la vie de la société.
 A contrario, le tact apparaît là où aucune préconisation n’existe. Il pallie cette absence. Si nous en appelons au tact, c’est parce qu’il n’existe pas de règle qu’il conviendrait de suivre. « Nous entendons par tact la sensibilité déterminée à des situations dont nous n’avons aucune connaissance dérivée de principes généraux, de même que la capacité à les sentir, elles et les comportements à s’y tenir. Ainsi appartient-il par essence au tact de rester implicite et de ne pas pouvoir accéder à la formulation expresse ou à l’expression » (6). Au-delà de la civilité, se laisse entrevoir « une politesse de l’esprit et du cœur. » (7)
Avoir du tact c’est moins avoir de bonnes manières que des manières bonnes. L’homme qui a du tact est le contraire de l’homme maniéré. L’homme de tact s’oppose au formalisme au profit de l’attachement éthique à la forme, au sens où celle-ci est une manière d’aller vers l’autre, à sa rencontre. Il y a dans le tact, une finesse, une délicatesse qui ne peut s’exprimer par un code de bonne conduite. Dès lors que nous essayerions de démontrer ce qu’est le tact, nous en manquerions indubitablement. A l’image du silence, aussitôt que nous le nommons, le tact n’existe plus. Son caractère insaisissable le rend fugace et soumis à une vigilance de tous les instants.

Une vertu de peu ?
Un peu désuet, le tact n’a pas beaucoup alimenté les ouvrages philosophiques. Ce concept n’a pas enflammé le cœur des philosophes ni donné lieu à de grands débats. Sans facette politique il ne pèse guère dans la balance face à la justice. N’ayant rien de spectaculaire, il ne peut se confronter au courage ou à la force. Non, le tact ne séduit pas les foules. C’est une petite vertu, presque invisible mais que nous ne devons pas sous-estimer ou négliger. Car il est soucieux du lien avec l’autre. C’est une vertu altruiste. L’homme qui a du tact ne cherche pas à paraître, il cède la place à ce qui l’intéresse : cet autre qui lui fait face.
Son charme réside dans cette quasi-invisibilité. Le tact s’inscrit dans la discrétion, l’humilité. Il est attentif à l’autre. « Le tact est une vertu typiquement sociale ou interpersonnelle. Sa valeur ne réside pas dans l’harmonie interne ou l’excellence de l’agent en tant qu’être humain, mais principalement dans le fait de faciliter les relations humaines (…). Il concerne la valeur de l’intimité, et exprime une attention personnelle à la singularité de la situation humaine. » (8). Avec ce souci constant de nuance et d’attention à l’autre, le tact n’est pas très éloigné de la phronésis aristotélicienne (prudence ou sagacité).
Aujourd’hui, dans une société de plus en plus individualiste où chacun recherche le bien pour lui-même, il semble absolument urgent de réhabiliter le tact. Et s’il est un lieu où nous nous devons d’en faire l’éloge, c’est bien au cœur de la relation de soins.
 
Vecteur de la confiance dans la relation de soins
La confiance se définit étymologiquement par la foi en quelque chose ou en quelqu’un. Il s’agit de se fier à l’autre, se confier. Elle est avant tout une rencontre, un partage de sensibilités. La confiance se construit en commun. Dans le monde médical, elle est un élément indispensable au couple soignant-soigné. C’est une relation humaine de réciprocité qui dans le cadre de la relation de soins demande écoute, bienveillance, respect et tact.
La médecine fut une des premières à faire une place au tact. Dans le serment d’Hippocrate, il est mentionné sous la forme d’un devoir de discrétion. Mais en filigrane de la parole hippocratique, nous voyons se dessiner l’esquisse d’une vertu de tact par la suggestion d’une conduite, d’un sens de la retenue et d’une manière de se tenir. Aujourd’hui la vertu de tact est clairement énoncée dans les codes de déontologie des métiers du soin. Le tact renvoie à l’idée du geste adéquat, de la parole appropriée. Il est une conscience aiguë de ce qu’il convient de dire ou faire et de quelle manière. Il ne nous dit pas seulement « comment faire » mais « comment bien faire ». Il est une capacité à discerner, à s’ajuster. En médecine, le tact est nécessaire pour les soins du corps et pour les soins de l’âme. Il permet de pressentir le moment où nous pouvons engager notre parole. Il s’inscrit dans un moment opportun. « dans l’intérêt du malade et pour des raisons légitimes, un malade peut être tenu dans l’ignorance d’un diagnostic ou d’un pronostic graves » (9). Cette phrase extraite du code de déontologie médicale exprime de manière implicite le devoir de tact du médecin. Il ne s’agit pas de cautionner le mensonge, mais de savoir reconnaître au patient la possibilité ou non d’entendre une douloureuse vérité. C’est un acte d’altruisme pur, qui n’est guidé que par le désir de justesse dans la relation à l’autre. Il n’est possible que lorsque la confiance est à son paroxysme. Le soignant doit pouvoir se porter garant d’une parole empreinte de tact. Nous le savons, la maladie est source d’angoisse et de souffrances. Dans cette aventure de vie, le patient doit pouvoir être soutenu dans ses moments de faiblesse et accompagné quand la force de vie reprend de l’ampleur. Il doit pouvoir compter sur le respect et la bienveillance du corps médical. Pour cela, il est indispensable que chaque décision soit prise après une réflexion attentive, annoncée avec une respectueuse délicatesse au moment opportun.

Contemporain du kairos
Le tact met au jour un paradoxe de la conception du temps. S’agit-il d’agir de manière fulgurante, dans l’instant ou au contraire, de faire preuve d’un doigté progressif dans l’appréhension de la situation ou de l’autre ?  De par son intuitivité, la singularité qu’il exige et la justesse qu’il requiert, le tact ne peut pas s’inscrire dans le chronos. Il trouve sa temporalité en regard du kairos.
Dans la mythologie grecque, Kairos est le dieu de l’occasion opportune. Il est souvent représenté comme un jeune homme ayant une épaisse chevelure à l’avant d’une tête chauve à l’arrière. Il s’agit de le saisir par les cheveux lorsqu’il passe…toujours vite. Avant, il est trop tôt, après, il est trop tard. C’est une allégorie de l’occasion favorable. Il est le temps de l’individu et de la société, non celui de la nature qui se trouve chez Chronos. Dans l’Antiquité, il a été utilisé dans le domaine médical chez les disciples d’Hippocrate. Ces derniers décrivaient deux manières d’échouer dans le traitement d’une maladie : intervenir trop tôt ou trop tard, alors qu’il existe un moment opportun pour soigner. Aristote est venu ensuite ériger le kairos en catégorie centrale pour faire l’analyse des actions humaines en général et en médecine en particulier :« pour juger de l’opportunité, il y a […] en matière de maladie, la médecine ; et pour juger de la mesure, il y a en nutrition, la médecine et en matière d’efforts, l’éducation physique.» (10)
Cet instant fugace mais essentiel, est soumis au hasard des conditions mais lié à l’absolu. En effet, le kairos relève de la nature des choses, d’un sentiment, mais aussi du savoir comme la connaissance du médecin. Le kairos n’est rien sans le savoir qui permet de le reconnaître. Un homme non éclairé ne reconnait pas le kairos qui lui apparaît comme un événement parmi d’autres. Pour celui qui sait, il est ce qui lui révèle son propre savoir. L’art de saisir l’occasion n’est pas une science exacte. Cela réclame de la finesse, de l’intuition. Le médecin, en plus des éléments tangibles dont il dispose, des résultats scientifiques qui prouvent l’avancement de la maladie ou l’inefficacité d’un traitement, doit savoir mettre ses sens en éveil pour mieux voir, entendre, sentir le patient afin de lui annoncer au moment le plus juste sa décision. Le kairos nous apparaît être un élément constitutif du tact, pour ne pas dire essentiel.  

Conclusion
Le tact serait donc une intuition, s’entourant de délicatesse et de doigté. Il repose également sur la connaissance et s’inscrit dans le registre de l’intelligence. Celui qui fait preuve de tact se rapproche du phronimos, cet homme vertueux décrit par Aristote (11) qui possède le savoir et la maîtrise du kairos.
Certains l'accuseront d’être un moyen de légitimer le mensonge, d’être l’alibi d'un manque de courage du mot qui fait mal, que nous ne voulons pas dire ou entendre. Nous savons que nommer les choses les fait exister et qu’il est souvent difficile d’énoncer la parole qui plongera le patient dans la peur, l’angoisse et la tristesse. A partir de l’annonce d’une vérité douloureuse, nous soignants, avons conscience de matérialiser une fracture dans la vie du patient. Il y aura un avant et un après ce moment pour le patient et son entourage. Mais ne nous y trompons pas. Le tact prend justement toute sa valeur ici. Au sens où il s’utilise avec justesse et donc respect, conditions indiscutables à la confiance. Et c’est ce que nous attendons d’une relation de soins :  une confiance réciproque basée sur un respect mutuel.  Dans notre questionnement de départ, la dualité n’oppose pas l’obligation de dire la vérité à celle de proscrire le mensonge. La loi elle-même nous met face à des injonctions paradoxales : elle incite à la transparence mais permet de ne pas tout dévoiler. Notre réflexion porte sur cette nécessité de questionner l’éthique dans la difficile relation soignant-soigné, dans un parcours où certaines vérités doivent être dites. Comment s’assurer d’adopter la bonne posture ? Une juste mesure est à rechercher. Ce parcours est à inventer à chaque nouvelle relation soignant-soigné. Il se doit d’être singulier, unique, et nécessite un engagement sincère. Dans cette rencontre à deux, la confiance est le socle qui offrira une base et des appuis solides pour évoluer ensemble dans le respect de la relation qui lie le soignant au patient. Rien n’est acquis. Chaque nouvelle vérité est un nouveau moment de doute où le médecin doit engager sa réflexion et chercher le moyen le plus juste d’annoncer l’information au patient. C’est ici que le tact s’élève au rang de vertu.

 

Notes
(1) Constant B. / Kant E., Le droit de mentir, recueil, Clamecy, Mille et une nuits, 2003.
(2) Condillac E., Traité des sensations, 1754.
(3) Derrida J, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000.
(4) Van reeth A /Fiat E, La pudeur, Paris, Plon, p120, 2016.
(5) Aristote, Ethique à Nicomaque 1142 b 5 ; trad. Richard Bodéüs, Paris, Flammarion, 2004, p.323 et Aristote, Seconds Analytiques I 34 89b, trad. Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, 2005 p.237.
(6) Gadamer H-G, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, coll. L’ordre philosophique, §22,32, 1996, p.32.
(7) Bergson H., La politesse in Ecrits Philosophiques. Présentation F.Worms. Paris, PUF quadrige Les Grands Textes, 47-58, 2011.
(8) Heyd D., Tact: sense, sensibility and virtue. Inquiry, vol.38, n°3, pp.217-231, 1995 (cité in E. Prairat, « Reconsidérer le tact », Recherches & éducations, Juin 2017).
(9) Ordre National des Médecins, Code de déontologie médicale, figurant dans le Code de la Santé Publique sous les n° R.4127-1 à R.4127-112, édition février 2021.
(10) Aristote, Ethique à Nicomaque 1096 a 33-34 ; trad. Richard Bodéüs, Paris, Flammarion, 2004, p.61.
(11) Idem, concept philosophique employé par Aristote pour définir l’homme qui parvient toujours à percevoir où se situe le juste-milieu, cette médiété qui n’est pas la tiédeur mais qui consiste à trouver la juste mesure entre le vice par excès et le vice par défaut.

 

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news-4708 Thu, 02 Mar 2023 16:54:24 +0100 Un livre d'Elsa GODART https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-livre-delsa-godart De l’anonyme le plus discret au professeur le plus admiré, nombre d’entre nous cherche son quart d’heure de gloire. Ce penchant, exposé, exploité et nourri par la présence des médias et des réseaux sociaux dans notre quotidien devient un phénomène de société majeur. Quelle est l’origine de ce besoin de visibilité, de cette quête insatiable de notoriété, de cette soif inextinguible de reconnaissance ? Après quoi court ce monde qui tourne autour de la popularité ?
Pour répondre à ces questions, Elsa Godart en appelle à la philosophie. Elle sonde les caractéristiques typiques d’une époque exhibitionniste et développe l’idée selon laquelle cette quête de célébrité, et plus largement de « reconnaissance », cache le vide de nos vies, nos manques-à-être, nos absences, nos vacuités, nos disparitions, nos oublis et nos contresens. Mais plutôt que de chercher à exister à tout prix, ne serait-il pas temps de recommencer à vivre ?

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news-4707 Thu, 02 Mar 2023 16:45:09 +0100 Beauté du fragile : dernières nouvelles de Charles Gardou https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/beaute-du-fragile-dernieres-nouvelles-de-charles-gardou Beauté du fragile : dernières nouvelles de Charles Gardou


A propos de l’ouvrage de Charles Gardou : La fragilité de source, Ce qu’elle dit des affaires humaines, Toulouse, Erès, 2022.

Par Bertrand QUENTIN
Agrégé de philosophie,
Directeur du LIPHA (EA7373)
MCF HDR Université Gustave Eiffel

 

Article référencé comme suit :
Quentin, B. (2023) « Beauté du fragile : dernières nouvelles de Charles Gardou » in Ethique. La vie en question, mars 2023.

 

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

 

Nous avions quitté Charles Gardou en 2012 avec un petit livre blanc intitulé : La société inclusive, parlons-en !, chez érès. Il y déployait les fondements d’une « société inclusive » qui n’en resterait pas aux mots et terminait par un plaidoyer pour la « mosaïque d’étrangetés » qui forme l’humanité – le propos étant en lien fort avec la situation de handicap. « Une société inclusive est une société sans privilèges, sans exclusivités ni exclusions » (1).
C’est avec plaisir qu’après dix années, nous retrouvons Charles Gardou avec un nouveau livre agrémenté d’une couverture reprenant un tableau délicat de Monet : « La Pie ». Le livre s’intitule La fragilité de source. Ce qu’elle dit des affaires humaines, toujours chez érès.
D’emblée nous sommes cueillis par la gravité du propos, alliée à un ton différent : celui de la confession. Gardou a pris sa retraite universitaire récemment. Il est dans la situation de celui qui veut fermer les dossiers et le faire de la bonne façon. Mais ici on pourrait presque dire qu’il ouvre un dossier plutôt qu’il ne le ferme.

 

Onze courts chapitres vont se succéder. Le premier s’intitule « A la fête ou à la peine » - sorte de préambule qui nous fait part d’une vision, ou peut-être est-ce un souvenir réel ? Au milieu des passants concentrés sur leur réveillon à venir, l’Auteur aperçoit une jeune femme « aussi vacillante que la flamme d’une bougie exposée au vent ». Ce pourrait être une dite « SDF ». « Aujourd’hui, ils veulent tout voir, sauf cet être interlope. Ils la voudraient invisible. Elle est trop visible. Ce n’est pas une femme comme il faut. Avec son allure de pantin désarticulé, elle est indésirable en ce jour de fête, qu’elle aimerait neutraliser […] Elle est en trop ; elle le sait, sans parvenir à s’y accoutumer. Elle jette des coups d’œil affolés autour d’elle. Vers qui aller ? Elle ébauche un signe, en attente d’une main tendue. Echo sans résonnance. Seulement une collection de visages inconnus et indifférents. Chacun de son côté de la vie ; chacun son Noël, doux ou amer. A la fête ou à la peine » (10). Cette jeune femme peut être la métaphore de toutes les personnes vulnérables qui ne sont pas à la fête dans notre société insuffisamment inclusive.


L’ouvrage commence donc avec cette vision qui nous rappelle le goût de l’Auteur pour les écarts en prose poétique. Charles Gardou a toujours aimé ainsi nous délivrer de petits morceaux choisis, délicats au sein de textes qui pouvaient se vouloir théoriques. Cela va avec le projet de fond de cet ouvrage dédié avant tout à « Marie, ma fille, fragile cristal de neige ». Marie sa fille diagnostiquée avec un syndrome de Rett - fluctuation génétique qui paralyse le développement mental et moteur, comme une cinquantaine d’enfants chaque année en France. Marie, dont il n’avait pas parlé, durant toutes ces années où il œuvrait sur de nombreux fronts pour promouvoir la parole des personnes en situation de handicap. « Jamais jusqu’à ce jour, je n’avais pu envisager de rompre le pacte de discrétion, tacitement scellé, pour écrire le tourbillon de pensées qu’elle nourrit en moi » (14). Pourquoi en parler maintenant ? « si l’on n’apprend jamais tout à fait à être orfèvre de sa propre histoire, peut-on couper une vision de la condition humaine et de la société de son aventure existentielle ? » (14-15). « cet ouvrage-camaïeu […] conjugue ma posture de père et celle d’universitaire » (16). Il dira plus loin : « fait-on jamais le compte de ce que l’on doit aux vies délicates, discrètes, insaisissables ? » (44).
Ayant séjourné auprès des Marquisiens, Gardou a donné à cette fille le surnom de Tahia Hanau Puna Tai (« Celle qui naquit d’une source marine »). « ce corps-à-corps avec sa fragilité de source est en quelque sorte mon plan incliné pour dialoguer avec le monde, les autres et un au-delà de moi-même » (20).


L’ouvrage n’est certes pas qu’une ode romantique à une fille aimée. Il prend acte de la difficulté de vivre qui a été échue à Marie et c’est elle qui a fait de lui, selon le terme de Pessoa, un « intranquille ». Si le visage de Marie « apparaît curieusement sans âge, il garde des expressions d’enfant à la sensibilité à fleur de peau, sans le moindre écran entre elle et ce qui l’entoure. On la dirait vouée à ne jamais sortir d’une enfance qu’elle n’a pas eue. Aussi persistante que le lierre enserrant l’arbre qui le supporte, la maladie a pris en elle ses quartiers généraux. Elle poursuit son travail de sape et, sans faire de tri, elle s’empare de tout » (21-22). « Créature innocente, elle a commencé de guingois. Comme à bien d’autres, la naissance lui a dérobé le plus sacré : son droit d’enfance, son intégrité et son futur, avec leurs présages d’espérance et de liberté » (22). On le voit, l’ouvrage ne se complaît pas à dresser un portrait ripoliné de la vie avec handicap lourd. Marie « se débat avec [son corps] contrainte à accomplir d’épuisants efforts pour s’asseoir, se lever, se doucher, s’habiller, manger, effectuer un simple geste. Elle doit se mouvoir avec des précautions d’artificier. Elle marche d’un pas heurté, en zigzag, butant au passage. Parfois, tourne sur elle-même et perd l’aplomb. Elle cherche inlassablement la bonne posture pour ne pas rompre un équilibre aussi précaire que celui d’une chaise avec un pied défaillant » (24). « Sa vie est une histoire de chutes, de précaires redressements et de maux qui la harcèlent, sans être à même de les verbaliser » (24-25). Pas de romantisme déplacé ici, pas d’ode à la différence : « Curieux programme pour une vie au rabais, amputée de sa plus grande part. Où trouver des compensations quand, seuls, des restes affleurent ? » (28). « Il est une certitude, sa vie est âpre. Ce n’est pas une fiction : le réel n’y laisse pas place à de plus douces créations de l’imaginaire » (29).


L’Auteur relate la difficulté de parler du handicap à ceux qui en sont éloignés : « je n’aurai pas raison de ceux qui, n’osant pas se risquer sur le terrain du handicap, ferment leurs écoutilles, par déni ou simple refus de voir l’évidence. L’exercice leur apparaît trop corrosif. Il leur faut s’en protéger, maintenant et à tout prix » (30-31). Les humains sont ainsi faits : tant que l’expérience ne les touche pas dans leur chair, ils ont bien du mal à être perméables à ces vies dérangeantes. Gardou relate les bribes d’une conversation au seuil d’un restaurant :

« Regardez cette jeune femme là-bas ! On ignore ce qu’elle a vraiment mais on voit bien qu’elle n’est pas normale. Elle est venue plusieurs fois déjeuner ici et ce n’est pas la seule, depuis qu’un centre spécialisé s’est implanté chez nous. Que voulez-vous, cela ne rassure pas.
-Pourquoi vous inquiéter ainsi ? Vous n’avez aucune raison d’avoir peur et de vous sentir en danger.
-Je ne comprends pas qu’ils ne restent pas dans leur institut. Leur place n’est pas au restaurant. Et puis, je ne veux pas être prophète de malheur, mais ces personnes-là, vous savez, elles ne sont pas comme nous ! »
(35-36).

        Cet échange nous dit beaucoup des angoisses des gens - qui les rendent imbéciles - et qui sont les réels obstacles à une société plus inclusive. Ces gens qui, selon la jolie formule de l’Auteur, n’arrivent pas à admettre « notre part d’argile ». Par delà l’irréductible diversité des humains Gardou rappelle ce désir identique de vivre. « [les humains] sont tous « issus de la diversité », contrairement à l’expression consacrée qui fait accroire que seuls quelques-uns le seraient […] On préfère penser que nos semblables en situation de handicap constituent une confrérie d’êtres atypiques, qui auraient l’exclusivité de la différence » (52).
        Mais pour accéder au désir, encore faut-il pouvoir bénéficier de l’accueil de la société humaine qui, après notre naissance biologique, nous fait naître une seconde fois. « [les êtres humains] sont intronisés en existence par leurs semblables. Cette gestation par autrui et par la communauté n’est pas une indulgence mais une condition première » (55-56).
        Nous sommes tous dépendants les uns des autres, mais là où nous pouvons nous représenter alternativement comme créanciers et débiteurs, les personnes en situation de handicap massif se représentent essentiellement comme des personnes débitrices. « La vie des personnes avec un polyhandicap est particulièrement susceptible d’être aliénée et transformée en « vie nue », selon les termes de Walter Benjamin. Elle est exposée à des accompagnants, parfois tentés de vouloir régner parce qu’ils « donnent ». On n’apprend des Aborigènes qu’« un don n’est un don que lorsque vous donnez à quelqu’un ce qu’il désire. Ce n’est pas un don quand vous lui donnez ce que vous voulez qu’il ait. Un don est sans attache » » (64).

 

        Gardou rappelle le vécu de tout parent d’enfant handicapé. Les métaphores de navigation au grand large abondent alors : « On reçoit le verdict du handicap comme un paquet de mer au visage, sans être préparé au flot d’écueil qui s’annoncent » (64-65). Une carapace sociale devint de mise : « On fait bonne figure, on joue la comédie de la force. Plus ou moins bien. On simule sur la scène sociale, où l’on s’applique à improviser, souvent aux dépens de soi-même, une partition acceptable, malgré un cœur et un esprit à marée basse » (65). Une légèreté a définitivement disparu. Le bonheur ne sera plus là : « La souffrance d’un enfant est une amputation d’une partie de soi. Bon an mal an, on continue sans en guérir, porté par le courant. C’est en soi, diffus, tapi dans l’ombre. Deuil jamais accompli » (66). « Nul n’est prédisposé à cette sorte de noviciat sans fin. On mâchonne sans cesse une herbe au goût amer : on avait rêvé un enfant libre et le voilà captif. On doit renoncer aux bonheurs espérés : ce dont on avait rêvé pour lui ne sera pas. Il faut se contenter de petites clartés comme autant de parenthèses : un sourire esquissé au sortir d’un bain, un plaisir gourmand au cours d’un repas, quelques instants de bien-être sous les rayons de soleil. Ce n’est pas le bonheur, mais un peu de détente » (66-67)).
        La solitude au milieu des autres est alors de mise : « En dépit de quelques présences sporadiques, familiales, amicales ou associatives, et d’une secrète complicité avec ceux qui font partie de la même communauté de destin, on s’aperçoit très vite que l’on se retrouve seul […] Un barrage sépare les parents qui peuvent tout attendre pour leur enfant, des autres qui, eux, doivent se satisfaire des petits riens qu’ils peuvent espérer pour lui » (68). Les parents d’enfants handicapés n’attendent pourtant pas de grandes phrases de compassion qui - comme Nietzsche l’avait bien vu dans le Gai savoir - sont le plus souvent les plus creuses et les plus vaines : « Elle ne méritait pas ça », « vous êtes si courageux », « Il faut l’accepter ».  Gardou fait un sort à ce lieu commun compassionnel : « la différence est une chance ». Une chance, pour qui ? Pour elle qui la porte ou pour ceux qui en parlent avec des mots aussi vite effacés que quelques traits sur une ardoise » (69). Loin des discours bravaches de plateaux télévisés, « de cette expérience sidérante qui reconfigure le parcours d’une vie personnelle et familiale où elle fait irruption, on en sort transformé mais pas nécessairement fortifié » (69). En revanche « Les plus discrets se montrent souvent les plus solidaires et les plus disponibles à offrir, sans mièvrerie, une épaule où parfois s’appuyer. Parce qu’ils écoutent plus qu’ils ne parlent, ils évitent les paroles superflues ou blessantes. C’est le sceau du respect et de l’élégance. L’excès de recommandations est pire que l’excès de retenue » (68-69).

 

        Il y aura ici aussi un mot pour les aidants, pour les professionnels qui, sans toujours le savoir, infusent de la force aux parents en déshérence. Sa gratitude reste pudique mais il monte aussitôt au créneau quand se profile le thème politique de la désinstitutionalisation pensée comme suppression pure et simple des établissements destinés aux personnes handicapées. « Le mouvement de désinstitutionnalisation, couramment caricaturé, appelle à la nuance […] On ne saurait […] assimiler toute institution à […] [des] lieux aux pratiques déshumanisantes » (71).  Les politiques de nos jours sont prompts à se saisir de thématiques qui si elles sont judicieuses pour certains enfants ou adultes capables de davantage de participation peuvent aussi lâchement renvoyer le poids financier et psychique aux familles. « Il ne suffit pas de supprimer les institutions pour assurer leur pouvoir d’agir et leur liberté de s’autodéterminer. Un biais interprétatif amène à confondre dés-institutionnalisation et dés-institution […] Non les défaire pour les défaire, mais les désenkyster, par touches successives, déterminées, réfléchies. Non les fermer mais les ouvrir sur la Cité et à la Cité, au temps et à l’espace commun […] La pluralité des situations des personnes et de leurs familles nécessite la diversification des voies offertes » (72).

        Gardou revient une dernière fois sur le débat sémantique à propos du terme « inclusion ». L’ouvrage de 2012 avait surtout mis en avant « l’inclusion » contre « l’insertion ». Ici il reconnaît les problèmes sémantiques que pose le terme. Etymologiquement « l’inclusion » a été un terme de tératologie spécifiant la  présence d’un corps étranger dans un ensemble homogène auquel il n’appartient pas et susceptible d’altérer les propriétés de l’ensemble. Le vocable paraît alors soudain moins sympathique... Gardou en revient donc au fond pour ne pas être importuné par des arguties : « il s’agit moins de les y inclure [les êtres en situation de handicap], parce qu’ils seraient par nature exclus, que de ne pas les exproprier et les déshériter » (89). Et de remarquer d’une jolie formule qu’en rester aux grands mots est souvent un leurre mortifère : « [avec] la poussée de fièvre inclusionniste […] nombreux sont ceux « en inclusion » côté jardin et « en exclusion » côté cour » (89). « Combien d’enfants dits « en inclusion scolaire », ou d’adultes « en inclusion professionnelle », présents dans une école ou une entreprise, s’y sentent relégués et désaffiliés ! » (89). Et de conclure d’une nouvelle formule bien sonnée : « La voie étroite entre, d’un côté, le Charybde d’une mise à la marge et, de l’autre, le Scylla d’une mise au format » (90).
        Il termine l’ouvrage sur l’émouvant hommage à sa fille qu’il se sent rejoindre dans la réconciliation d’un silence infini. Il est « quelque part et partout avec elle » (120).

        On regrettera quelques incursions philosophiques un peu discutables. Pascal est accusé de limiter la dignité humaine à l’exercice de la pensée. Nous avons montré dans La Philosophie face au handicap (2) qu’une pure capacité intellectuelle était vaine pour le philosophe français si elle n’était pas au service de ceux qui souffrent davantage que soi. Pascal définit une gradation des valeurs de l’existence caractérisant trois ordres distincts : le corps, l’esprit et la charité. « La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité […]  Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est un ordre infiniment plus élevé » (3) Ce n’est donc pas dans l’intellectualisme, dans une œuvre purement théorique que Pascal voit l’accomplissement humain, mais dans une vie orientée vers autrui. Les associations qui luttent en faveur d’une meilleure intégration des personnes en situation de handicap réclament certes aujourd’hui une attitude légaliste plutôt que des gestes de charité. Tout est affaire d’époque. Ajoutons que Pascal ne pense pas la souffrance des autres simplement de l’extérieur. Il a connu dans sa propre chair la situation de handicap physique (maladie chronique) voire psychique et Charles Gardou le sait fort bien puisqu’il en a fait une description marquante dans son bel ouvrage : Pascal, Frida Kahlo et les autres (4).
        On regrettera encore cette citation approximative de Descartes : « L’Homme qui se veut maître et possesseur de la nature, selon la thèse cartésienne » (39-40). Nous rappelons l’importance du « comme » chez Descartes, puisque la thèse cartésienne développée en son entier est qu’« il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et […] au lieu de cette philosophie spéculative, […] on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux […] nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (5). Le « comme » signifiant bien que l’homme n’est pas « maître et possesseur de la nature » puisque seul Dieu l’est. Nous sommes les jardiniers de la nature et nous en serons comptables à la fin. Il est dommage que Descartes serve ainsi de « tête de Turc » philosophique à tous les environnementalistes bruyants – qui sont pourtant certainement satisfaits que nous puissions faire des moulins à eaux et des moulins à vent pour moudre la farine. Mais nous nous égarons… Charles Gardou ne fait bien entendu pas partie de ces pseudos-intellectuels sectaires.
        On regrettera également quelques lieux communs ou des facilités qui semblent bien naïves lorsqu’il nous parle « des répressions militaires contre la liberté des peuples, des innocents entre les mains de bourreaux, des actes racistes ». La « diversité étouffée par les normes », « les possessions superflues qui devraient être justement redistribuées ». Ici c’est l’individualisme qui est l’origine du mal, là la hiérarchie. A un autre moment encore est regretté le temps ancien où le patriarche dirigeait la famille - sans bien voir que cela avait aussi ses faces déplorables.
        
        Qu’importe ! On pardonnera volontiers à Charles Gardou ces petites faiblesses pour souligner la richesse de ce livre qui fourmille d’anecdotes et de citations fortes : Anton Tchékhov, le chef indien Seattle, Martin Seligman et son « impuissance apprise » (« learned helplessness ») etc. Ce livre est rempli de formules élégantes marchant à pas d’oiseau pour ne pas redoubler la brutalité de la réalité qu’il nous évoque. Si le fond théorique n’est pas ici original, Gardou a sa manière à lui de le métaboliser à travers une langue, on l’a dit, poétique.
        Charles Gardou est un grand Monsieur du monde du handicap. Quelqu’un qui a eu une importance fondamentale en France en faveur de l’universitarisation de ces thèmes. Nous invitons le lecteur à le rejoindre, ainsi que sa fille Marie, avec ce petit livre délicat.


Références :

(1)    Cf : notre article de l’époque : « Si tous n’entrent pas dans la Cité, je reste dehors » in Ethique. La vie en question, avril 2013.
(2)    Quentin B., La Philosophie face au handicap, Toulouse, érès, 2013 (réédition 2017).
(3)    Pascal, Les Pensées [1662], Paris, gallimard, La Pléiade, 1954, p.1342 (Br.793).
(4)    Gardou C., Pascal, Frida Kahlo et les autres, Toulouse, érès, 2009.
(5)    Descartes, Discours de la méthode, Partie VI, AT VI : 61-62 ; I p.634.

 

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news-4657 Wed, 01 Feb 2023 19:33:21 +0100 Un livre publié par Clément Bosqué https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-livre-publie-par-clement-bosque  

L'art de diriger, contre toutes attentes. Essai sur le management en secteur social et medico-social

Depuis Platon, les philosophes s’interrogent sur la meilleure manière de diriger les activités humaines, et cherchent à définir la « vertu » de celui qui exerce l’art de gouverner. Recherche d’un « bien » transcendant, et conséquentialisme immanent, se disputent le terrain.
À ces diverses attentes (dont nous aurons à détailler les objets), le directeur est, a priori, en situation de répondre. N’est-il pas le « responsable ? » Il peut ne pas répondre du tout. Il peut répondre » à côté ». Il peut faire attendre, c’est-à-dire faire durer l’attente. Toutefois, comme on le verra, il ne s’agit jamais simplement de répondre, ou de ne pas répondre, à ce qui est attendu du directeur ; il ne s’agit pas de « donner » ou ne pas donner cette chose qui est attendue. Plus profondément, nous espérons montrer qu’il y va d’un jeu entre des attentes, exprimées plus ou moins intensément, et des réponses plus ou moins satisfaisantes. En musique, l’accord de quinte attend, irrésistiblement, la résolution sur la fondamentale. Il y a, dans l’attente, de la tension.
La direction d’établissement de soin, dans le champ hospitalier, du « care » est, toujours et partout, « attendue au tournant ».

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news-4656 Wed, 01 Feb 2023 18:40:19 +0100 L’accompagnement des adultes en situation de handicap mental - au risque d’une protection abusive https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/laccompagnement-des-adultes-en-situation-de-handicap-mental-au-risque-dune-protection-abusive Par Olivier CARRÉ


Olivier Carré a été éducateur, chef de service éducatif et directeur de différents établissements dans le secteur du handicap. Ces dernières années, pour le compte d’une fondation, il a accompagné, dans un rôle de conseil des directeurs dans l’exercice de leur fonction. Il intervient, également, comme formateur auprès de travailleurs sociaux.

Article référencé comme suit :
Carré, O. (2023) « L’accompagnement des adultes en situation de handicap mental – au risque d’une protection abusive » in Ethique. La vie en question, février 2023.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

"L’accompagnement des adultes en situation de handicap mental - au risque d’une protection abusive"

 

 

Préliminaire : La manière de répondre à une demande dans un foyer de vie pour personnes en situation de handicap mental

Quatre adultes en situation de handicap mental, deux hommes et deux femmes, résidents d’un foyer de vie ont demandé un entretien au directeur. En amont de ce rendez-vous, ils se sont préparés et ils savent précisément ce qu’ils vont demander. Ils sont accompagnés par deux éducateurs qui connaissent parfaitement le but de cet entretien et qui soutiennent activement les résidents dans leur démarche. L’exposé a été rapide : Jacques, qui était chargé de formuler la demande, s’est embrouillé dans ses explications et les autres résidents n’ont pas réussi à l’aider véritablement. C’est donc Bruno, l’un des deux éducateurs, qui a explicité les propos de Jacques : les quatre résidents souhaitaient aller en boîte de nuit un samedi soir et les deux éducateurs présents étaient prêts à les accompagner dans le cadre de leur fonction. Le directeur a trouvé que c’était une bonne idée, mais qu’il en avait une, meilleure, à leur proposer : il allait se charger de louer une boîte de nuit sur une journée et ainsi l’ensemble des résidents de l’établissement pourrait en profiter. Ils auraient même la possibilité d’inviter d’autres résidents d’autres institutions. Ce serait beaucoup mieux ainsi. Le petit groupe, résidents et professionnels, a acquiescé. Quelques semaines après, une boîte de nuit avait ouvert ses portes, un après-midi. Rien n’avait été modifié à l’intérieur du dancing, seuls les verres, pour boire les jus de fruits amenés par l’établissement, avaient été remplacés par des timbales en plastique jugées moins dangereuses pour les résidents. Une soixantaine de personnes handicapées avaient bénéficié de cette journée festive, qui depuis est reconduite chaque année.  


Première proposition du concept d’« empêchement » :

A la lecture de la vignette clinique ci-dessus, le lecteur pourrait être en droit de s’interroger sur la véracité de cette dernière. L’auteur ne serait-il pas tombé dans la caricature, dans l’exagération, pour muscler son propos ? Pour nous, il n’en n’est rien, car si nous avons décidé de retenir cette situation réelle c’est qu’elle nous semble être, trop souvent, à l’image d’une réalité que nous connaissons très bien. En effet, dans les couloirs de certains établissements médico-sociaux, nous avons souvent eu le sentiment d’être dans un autre univers, à l’orée de la vie des « ordinaires ». Nous percevions, alors, les personnes handicapées, comme faisant partie intégrante d’un peuple caché, perçu comme des enfançons malhabiles introduits dans des corps de femmes et d’hommes. Parfois, nous les avons entendus murmurer quand ils étaient pris dans des pièges, par l’une de leurs pattes ; ils étaient entravés, empêchés dans leur marche en avant pour vivre socialement de façon ordinaire, car la perception de leur handicap, par leur monde environnant, ne leur permettaient pas de continuer à avancer vers le monde des « normaux ». C’est pour cette raison, que nous proposons de les nommer les « empêchés ». Nous rappelons que le verbe « empêcher » est issu du bas latin Impédicare « prendre au piège, entraver » dérivé de Pedica « piège pour prendre des animaux par la patte ».
Il est important d’indiquer que les pièges susnommés sont d’un alliage étonnant constitué, en grande partie, d’une protection à outrance, les empêchant d’accéder à des libertés essentielles. Enfin il est aussi important d’indiquer que par le passé nous avons été aussi un poseur de piège.
    Mais alors, que faut-il faire pour dépasser le stade du constat, au risque de la désespérance ?  Il nous semble qu’il faut, dans un premier temps, se poser une question simple : pourquoi peut-on être témoin d’une telle situation encore aujourd’hui ? Pour ce faire, allons voir si l’Histoire et le comportement des personnes avec handicap mental, peuvent nous donner des clés de compréhension, quant à leur situation sociale actuelle.  

 

Le poids de l’Histoire et du handicap mental

Quand nous plongeons dans le passé, nous pouvons nous apercevoir que la conception moderne du handicap (défini, catégorisé, évalué, …) ne correspond pas à celle ancienne où était mêlée une multitude de situations (fous, déficients, malades, infirmes, asociaux, …). Ainsi, cet ensemble hétéroclite subira pendant longtemps le même sort et ce n’est que par l’intervention de quelques penseurs, médecins, hommes de pouvoir, que des distinctions vont se réaliser (lentement).  Nous pouvons voir également, en filigrane de l’Histoire, que le positionnement à l’égard des personnes handicapées oscillait, entre la protection de ces dernières et la protection de la société. Bien souvent, force est de constater que c’est la communauté des gens ordinaire qui primait. Qu’en est-il aujourd’hui ?  Nous pouvons affirmer que la volonté de la société à l’égard de ces personnes est de les protéger et de les rendre libre autant que possible. Les textes de lois, les moyens mis en œuvre suffisent à en témoigner. Mais la société cherche-t-elle malgré tout à se protéger de cette frange de la population ? Rien d’explicite, au travers des textes de lois et des volontés politiques, ne va dans ce sens. Pour autant, si le lien avec le passé est ténu, il reste néanmoins véritable et, nous semble-t-il, perceptible dans certains aspects. Leur mise à l’écart dans des établissements, loin de la vie de la cité, reste bien trop souvent d’actualité et nous semble être une certaine réminiscence du passé asilaire.
   Mais les personnes en situation de handicap mental ne sont-elles pas responsables de leur situation ? Pour essayer de répondre à cette question, nous allons essayer de comprendre leur fonctionnement cognitif. Ainsi, on considère globalement que la personne utilise des traitements de l’information limités, en lien avec un déficit de l’attention sélective (les bonnes informations ne sont pas retenues), un déficit de la mémoire, un manque de stratégie cognitive. Les bases de connaissances sont pauvres et mal organisées. Par ailleurs, l’expérience de l’échec étant, de fait, fréquente, certaines difficultés non cognitives s’associent à la déficience intellectuelle : une faible motivation, une certitude anticipée de l’échec, une faiblesse du degré d’exigence, un système d’attribution des échecs inadapté (s’attribuer un échec qui est dû à l’environnement), une absence de scénario de vie. De plus, on trouve très régulièrement chez la personne déficiente intellectuelle une absence de désir qui se traduit bien souvent par l’appropriation des désirs des autres. L’émergence d’un désir propre à la personne en situation de handicap mental constitue souvent une difficulté pour nombre de professionnels. Pour la personne déficiente, le sentiment plus ou moins conscient d’être différent, les pousse parfois dans une hyper adaptation bien souvent vouée à l’échec. L’ensemble de ce qui précède, nous démontre bien que la qualité du soutien apporté à l’égard du sujet déficient est primordiale et que le handicap mental peut rendre difficile l’intégration sociale des personnes qui en sont porteuses. On voit aussi à cette occasion que ces personnes ont besoin d’être protégées au risque d’une mise en danger évidente. Par ailleurs, au regard de ce qui précède, elles ne peuvent pas être responsables de leur position sociale dégradée qui est inhérente à une déficience intellectuelle que l’on nomme handicap dans notre société ; une communauté d’hommes qui prône la rapidité, la performance, la réussite. Mais alors, quelle est leur place véritable ?

 

La liminalité

Dans les sociétés traditionnelles, quand un enfant doit acquérir le statut d’adulte, il entre pendant un temps déterminé dans une phase liminale où détaché de l’état de l’enfance, par un rite, il subit une préparation à la vie d’adulte. Avant de naître à une sorte de nouvelle vie, il subit une mort sociale temporaire qui autorise cette mutation. Une fois cette phase terminée, il entre dans le statut d’adulte, grâce à de nouveaux rites de passage. Selon Robert Murphy, anthropologue et handicapé, qui a développé ce concept par rapport aux personnes handicapées, celles-ci sont dans une situation intermédiaire entre deux statuts de validé. On dit, alors, que les sujets sont dans un état liminal dans la mesure où ils sont « sur le seuil » de la société. Selon Robert Murphy : « les handicapés à long terme ne sont ni malades ni en bonne santé, ni morts ni pleinement vivants, ni en dehors de la société ni tout à fait à l’intérieur (1). »
   Si ce concept de liminalité, nous semble bien être en lien étroit avec la situation clinique que nous avons décrite, il nous faut poursuivre notre réflexion avec les rites de maintien décrit par Paul Fustier (2). Ces rites n’ont pas pour objet de produire une transformation de l’identité des participants, ils visent au contraire à montrer que rien ne bouge, que le présent coïncide avec le passé. Notre situation clinique nous semble être le parfait exemple d’un rite de maintien. Alors que le fait d’aller en boîte de nuit pour la première fois peut, dans une vie ordinaire, être vécu comme un rite de passage vers la vie d’adulte, dans cette situation il n’en n’est rien. En effet, à cette occasion nous ne sommes pas dans une dynamique de l’ordre d’un rite de passage, car ce qui est visé par cette « sortie boîte de nuit » n’est pas un retour dans le milieu d’origine avec un statut nouveau (celui d’adulte par exemple), mais à une action qui permet de maintenir une situation en l’état. Les personnes concernées vivent alors une expérience de ségrégation qui accentue les caractéristiques de leur handicap et les maintient dans cette situation de liminalité. A la manière de Paul Fustier, nous pourrions dire qu’un groupe d’adultes en situation de handicap mental pour lequel on organise une vie collective qui se situe dans « l’entre-soi » vit une expérience d’exclusion qui rend impossible un changement de position ou d’identité et est victime, par là-même, d’une forme d’injustice sociale.    

 

Le concept de capabilité

Aussi, afin de promouvoir la justice et éliminer, par là-même l’injustice touchant les adultes handicapés mentaux, il nous semble intéressant de nous appuyer sur le concept de capabilité de l’économiste Amartya Sen (3) ; les analyses de ce dernier s’inscrivent dans les perspectives théoriques de John Rawls (4) même si son modèle veut s’en démarquer. Selon ce concept de capabilité, le bien-être d’une personne ne peut être évalué en fonction de son utilité ou des ressources dont elle dispose mais au regard de sa liberté effective à accomplir son projet de vie. Selon A. Sen, la véritable égalité à chercher, et par là-même la vraie justice à atteindre, est celle des capabilités. La valeur de ces dernières est le degré selon lequel l’individu peut choisir la forme de sa vie. La liberté effective des individus fait ainsi partie des responsabilités sociales d’une société à l’égard de ses membres. Le rôle de chacun des acteurs entourant les personnes en situation de handicap mental est ainsi à réinterroger.

Il faut demander aux personnes handicapées comment penser leur accompagnement.    
Il faut mettre en exergue la nécessité de ne jamais « oublier la personne en situation de handicap mental ». En effet sans volonté malveillante, bon nombre de personnes de son environnement peuvent ne s’arrêter qu’aux apparences d’une personne handicapée, qui dans une volonté d’être « aimée », va épouser les désirs des autres, quitte à gommer les siens et à les laisser pour mort-nés ; l’exemple de la vignette clinique semble aller dans ce sens. Mais cette forme d’hyper-adaptation n’est-elle pas une nouvelle forme d’« empathie égocentrée (5) » ? Ce concept, développé par Bertrand Quentin, indique que les personnes valides qui essaient de se mettre à la place des personnes handicapées le font, bien souvent, « en conservant les réflexes de la personne valide » ; c’est une empathie faite de projection illusoire qui ne traduit pas les souhaits, les désirs, de la personne handicapée mais ceux de la personne qui exerce cette forme d’empathie.
   De façon surprenante, Alexandre Jollien, qui a vécu dix-sept dans une institution pour personnes handicapées moteur cérébral, nous montre à voir que le problème de l’empathie égocentrée n'est pas l’apanage de la personne valide : « Mon histoire m’a sensibilisé à certains mots trompeurs. Souvent, je procède par raccourcis ou analogies, je projette, je déforme, je me mets à la place de l’autre. Le danger est évident : attribuer aux autres les caractéristiques de mon mental (6). » En tout état de cause, les mêmes maux provoquent les mêmes effets : l’incapacité de comprendre véritablement « l’autre » ; « l’empathie égocentrée partagée » peut fausser notre compréhension de la personne handicapée, qui en voulant se mettre « à notre place » nous brouille les pistes qui nous permettraient de mieux la comprendre. Pour faire face à cette difficulté, il faut alors être tout ouïe afin de percevoir, dans les propos énoncés, les subtilités qui doivent nous permettre d’atteindre l’essence même du sujet et, par là-même, ses véritables désirs. Mais, s’il est essentiel de prendre en compte les paroles des personnes avec un handicap mental, comment faire avec celles qui ne peuvent pas s’exprimer oralement ?   
   En tout premier lieu, il nous semble important d’enfoncer une porte ouverte au sujet des personnes qui ne s’expriment pas oralement : ce n’est pas parce qu’elles ne parlent pas qu’elles n’ont rien à dire ! Aussi, peu importe la gravité du handicap, il faut absolument se demander de quelle manière on peut accéder à l’humanité de la personne qui ne parle pas afin de l’autoriser à faire des choix, si petits soient-ils, qui lui permettent de satisfaire à des souhaits, de répondre à des désirs. En la matière, il faut être inventif, ne jamais se résigner à l’avance.   Aussi, il nous faut évoquer la maïeutique. Cette méthode qui désigne l’art de la sage-femme ; l’histoire veut que la mère de Socrate fût accoucheuse et que le philosophe, par analogie, se veuille, quant à lui, l’accoucheur des âmes. Ainsi, Socrate aide ses interlocuteurs à accoucher de la vérité qu’ils portent en eux. Il ne vise pas à imposer un discours mais cherche à développer chez chacun l’autonomie intellectuelle qui mène à la vérité.
   Bien évidemment, la méthode de la maïeutique doit être prise avec précaution car les fragilités cognitives des personnes concernées pourraient rendre difficile la démarche. Néanmoins, faire confiance à la personne, agir avec humilité, écouter avec attention, nous semblent être les préalables d’un bon accompagnement. L’accompagnement, « d’inspiration maïeutique », mis en œuvre ainsi, ne pourrait-il pas être à l’origine de l’accouchement des désirs des personnes handicapées ? On ne parlerait plus alors des désirs morts/nés mais des désirs pleinement vivants, pleinement exprimés. Dans ce registre, la famille a un rôle essentiel ; sa qualité d’écoute, en raison de son expertise, est fondamentale pour la bonne qualité de vie de leurs enfants.   Mais les familles, ne peuvent-elles pas, pour certaines, les empêcher de faire de véritables choix de vie ?

 

Il est nécessaire d’aider les familles

Il n’est pas question de généraliser des propos qui seraient injustes. Pour autant, l’influence de la famille n’est pas toujours positive, et peut amener, parfois, des conséquences graves. Pour expliciter notre propos, nous allons évoquer des mesures de protection exercées par les parents à propos du sujet, épineux, de l’argent laissé à disposition des personnes handicapées. Il est important de noter que la loi n° 2007, du 5 mars 2007, qui régit les mesures de protection des majeurs protégés, a inscrit un principe de priorité familiale dans l’exercice des mesures de protection.   
   Dans les établissements, la majorité des usagers bénéficie d’une protection juridique exercée par leur famille. Dans le meilleur des cas, le tuteur familial apparaît comme un véritable « ange gardien » donnant les moyens de réaliser des projets, de vivre sa vie d’adulte, à l’aide de son argent. Dans le pire des cas, l’ange gardien se transforme en gardien de prison, lui empêchant toute manipulation d’argent significative, rationnant tout pour constituer une épargne qui fait fi des choix de la personne protégée. Dans l’exercice d’une protection juridique les risques de maintien en situation de dépendance sont possibles, particulièrement au travers de la gestion de l’argent. La complexité de cette tâche mérite donc réflexion et aide de la part de tous les partenaires. Ainsi pour les tuteurs familiaux, les professionnels des établissements peuvent être des partenaires essentiels. Grâce à un dialogue constant entre la personne   protégée, le membre de la famille, exerçant la mesure de protection, les professionnels, il est possible d’adapter les mesures et leur application à l’évolution de la personne. Le concept d’équité d’Aristote (8) prend alors toute sa place et sa pertinence. Ce concept qui autorise une justice en action et qui permet d’ajuster la loi sans pour autant s’en écarter, mais en étant plus juste à l’égard des personnes concernées.     
   Mais ce travail avec les familles fait échos à un certain nombre d’autres concepts développés par Aristote. Par exemple, pour ce dernier ce qui distingue la décision, des autres actes lui ressemblant, c’est qu’elle est obligatoirement précédée de la délibération. Cette délibération qui est essentielle, pour décider juste, et qui doit permettre de trouver les « bons mots » à prononcer aux parents pour le bénéfice de la personne accompagnée.  Mais le moment pour rencontrer la famille ne le sera pas moins. Le kairos ; « le bien du point de vue du temps », a alors toute sa place, car le moment opportun pour la rencontre est essentiel. Mais ce travail ne pourra se faire qu’à l’aide d’une vertu incontournable : le courage. En effet cette vertu, définie par Aristote comme la juste mesure, se situant entre la lâcheté et la témérité, pourra être l’élément qui ne fera pas fléchir au détriment de la personne handicapée. Si ce travail fait échos à la pensée d’Aristote, il peut être en lien également avec celles de Socrate et Platon. En effet, la dialectique socratique pourrait être l’outil de prédilection pour travailler avec les familles. En effet, cet art du dialogue qui permet d’établir, en commun, une vérité partagée nous semble être d’une grande pertinence pour l’intérêt de l’usager. Nous venons de traiter de l’aide aux familles, allons voir maintenant du côté des professionnels qui, eux aussi, doivent trouver une juste posture qui autorise les personnes handicapées à énoncer leurs réels désirs et à faire des choix véritables.     

 

De la distance professionnelle à la juste proximité

Quelle posture doivent adopter les professionnels ? Cette question est récurrente et vaste. Ainsi dans les centres de formation pour tenter d’y répondre, on enseigne aux futurs professionnels d’adopter une distance professionnelle, une bonne distance ; il faut traduire ces deux expressions par distance suffisante pour ne pas mettre en péril le professionnel et la personne en situation de handicap. Il est vrai qu’une certaine distance est nécessaire afin que le professionnel puisse conserver sa sphère privée et que la personne en situation de handicap ne se perde pas dans un imbroglio affectif inhérent à une confusion de sentiments. Pour autant, il nous semble que la bonne distance n’existe pas. Pour nous, il n’existe que la juste proximité celle qui permet de dépasser le stade des professionnels/techniciens pour atteindre la relation d’homme à homme ; peu importe que l’un soit valide, et professionnel, et l’autre handicapé, et usager.  Cette position de proximité ne met pas en cause la place de chacun. Bien évidemment, la juste proximité nécessite d’adopter une distance nécessaire, mais celle-ci est d’équilibre fragile et délicat car issue directement du magma humain où elle prend sa source. Cette pratique n’a rien de naturelle, elle est nécessairement construite au fil de l’expérience professionnelle. Celle-ci doit permettre de faire grandir l’autre grâce à une écoute véritablement attentive, une proximité bienveillante, qui est nécessairement teintée d’une forme d’amour. En effet, nous sommes persuadé qu’il faut aller au-delà du respect, qui permet de prendre en considération l’autre, mais avec distance et avec nécessairement une certaine froideur, et tendre vers le verbe aimer, qui autorise une forme de chaleur propice à l’épanouissement. Pour poursuivre notre réflexion sur le sujet, il nous faut nous appuyer sur le grec pour dire l’amour car le français est bien trop étroit pour être précis. Donc en grec, il y trois mots pour dire aimer : Eros, Philia et Agapé. Le premier a été traduit par désir, le second par amitié et, enfin, le troisième par charité. Pour le secteur du médico-social, nous pourrions penser que Agapé, qui est traduit par charité, est celui qui convient le mieux. Il est vrai que la charité est la francisation du latin caritas, tatis, dérivé de l’adjectif carus, à la fois « cherté, prix élevé » et figurément « tendresse, amour, affection » ; L’Agapé serait : « ce qui fait le ferment de la communauté des hommes (8). » De plus Eros, propriété de l’amant et de l’être aimé, ne pourrait être usité, afin de décrire une relation entre une personne handicapée et un professionnel. Mais qu’en n’est-il de la Philia ? De l’amitié dans cette relation entre professionnels et personnes handicapées ? Aristote, pour penser la Philia, dit qu’un homme libre peut avoir un esclave pour ami « dans la mesure où il est un homme ». Aussi si nous suivons la pensée d’Aristote et que l’amitié lie les hommes, la Philia peut concerner cette relation particulière de personne handicapée à professionnel ; le professionnel et la personne en situation de handicap ne sont-ils pas des hommes ? La Philia n’étant pas l’Eros, la morale n’est pas en jeu, les lois ne sont pas piétinées. Alors les propos d’Alexandre Jollien, qui essaie de définir les éducateurs qui l’ont aidé véritablement, sonnent étrangement : « Ils nous aimaient. Ils avaient confiance en nous, en nos possibilités (9). » Aussi, pour nous, l’accompagnement peut être empreint d’une forme d’amitié qui doit participer à la reconnaissance de la condition humaine des personnes en situation de handicap.

 

Aider les directeurs à être courageux et à pratiquer la phronesis

Les directeurs sont amenés à prendre une multitude de décisions. Ces dernières ne sont pas nécessairement philosophiques et éthiques. Pour autant, aux détours de décisions liées à des sujets qui semblent a priori anodins, comme la logistique, les ressources humaines, les aspects budgétaires, des questions éthiques apparaissent au directeur. Dans ces situations, il est dur de décider de façon éthique et, par là-même de façon courageuse. Quand le courage est absent, les décisions justes sont également absentes ; ou alors si elles le sont, c’est par pure inadvertance. Pour autant, dans le courage on trouve de la peur. Mais c’est d’une peur raisonnable dont il s’agit, de celle qui permet, par exemple, de décider, en conséquence, au bon moment. Par ailleurs, il faut : « Pratiquer le courage sans excès, mais avec endurance (10). » Le directeur doit donc être un coureur de fond qui maîtrise son énergie, fait face à sa fatigue, dépasse « le coup de pompe » des matins grisâtres où des lambeaux de brume empêchent les doux rayons du soleil de venir réchauffer les corps et les cœurs. Bien évidemment, la fonction de directeur nécessite du courage, mais l’homme qui incarne la fonction n’est fait que de chair et de sang. Il faut donc l’aider à être courageux. Les proches collaborateurs, les directeurs généraux, les présidents d’associations, doivent le soutenir en diminuant cette pression liée aux risques inhérents à la vie humaine. Et de la vie humaine, il y en a à ras bord dans les établissements, de celle qui donne sens à nombre de métiers, y compris celui de directeur. C’est cette humanité qui doit permettre à celui qui a perdu le fil de son courage de le retrouver pour tisser sur son métier une toge chaude aux couleurs tendres pour faire face aux moments de turpitude ; le directeur a le droit à un moment de manquer de courage, à la condition de se ressaisir dès qu’il en aura la possibilité.
   Si le courage est essentiel dans l’exercice de la fonction de directeur, il doit être traité à l’aide de la sagesse pratique, « la phronesis », qui est une habilité orientée vers le bien.  Aristote définit la phronesis comme une vertu intellectuelle de l’action (de la praxis) : « un état vrai, accompagné de raison, qui porte à l’action quand sont en jeu les choses bonnes ou mauvaises pour l’homme (11). » Ce qui est le propre de l’homme sagace (le phronimos) que le philosophe définit de la façon suivante : « Il semble que le propre de l’homme sagace soit la capacité de parfaitement délibérer quand est en jeu ce qui est bon pour lui et utile, si l’enjeu […] est de trancher […] la question générale de savoir ce qui permet de vivre bien (12). » L’homme sagace, l’homme de la tempérance, est celui qui indique, au travers de la vertu, la voie pour atteindre le bonheur et peut définir ce qui est sain et bon pour les hommes. Au regard des propos d’Aristote, il apparait évident que la sagacité est la vertu du chef. En effet, il n’y a pas besoin de sagacité pour être un bon citoyen, mais pour être capable de commander le bien, elle est incontournable, essentielle. Si nous revenons à notre vignette clinique, il nous semble que ce qui manque dans la décision du directeur c’est la sagacité ; la capacité de parfaitement délibérer pour tendre vers le « bien vivre » des personnes concernées par la demande de sortie en boîte de nuit. En amenant la sagacité dans la lumière de ce qui fait le secteur du médico-social aujourd’hui, nous pourrions dire que c’est du « savoir-faire » et du « savoir-être » au bénéfice de la liberté des personnes handicapées.  

 

Lutter contre la liminalité

Nous souhaitons maintenant nous arrêter sur le sujet des actions qui peuvent contribuer à lutter contre la liminalité. Pour ce faire, nous allons à nouveau nous appuyer sur notre vignette de départ ou tout du moins sur son contraire. Ainsi, l’histoire commence de la même façon (une demande pour une sortie en boîte de nuit) dans la même période, dans un établissement de même facture, mais ne se termine pas de la même manière. En effet, cette demande sera acceptée, avec à la clé une organisation adéquate : quatre personnes handicapées avec deux éducateurs (avec horaires de travail aménagés) susceptibles d’être relayés par des cadres d’astreinte. Cette sortie se passera bien (d’autres auront lieu) et aura, un temps donné, permis à des personnes handicapées de sortir de cette forme de liminalité présentée auparavant. Pour preuve cette résidente, qui ne présentait aucun trait physique de son handicap, qui se fera « draguer » lors de cette soirée par un homme des plus ordinaires.
   A la lecture des propos précédents, certains pourraient nous rétorquer que nous ne sommes pas très ambitieux, que ce n’est pas d’actions inclusives que les personnes handicapées ont besoin mais d’une société susceptible de leur faire une place à part entière. Mais on ne décide pas d’une telle société. On peut l’espérer, la souhaiter, au mieux on peut contribuer à ce qu’elle le devienne, à petits pas. L’exemple que nous venons de donner est de cette veine-là. Il faut pour cela piétiner l’indolence, qui bien souvent est inhérente au secteur du handicap qui reste dans l’entre-soi. Il faut faire bouger les lignes du monde ordinaire. Nous avons bien conscience que nos propos pourraient être accusés de simple militantisme. Ce n’est pas le cas. On peut juste nous reprocher le militantisme de l’émotion vécue et d’une humanité de terrain.

 

En guise de conclusion

Nous l’avons affirmé : à trop vouloir protéger les personnes handicapées on risque de les empêcher d’accéder à des libertés essentielles. Pour autant, le vrai sujet est le juste équilibre à trouver entre leur protection, à l’aune de leur handicap, et leur liberté à choisir leur vie. Ce juste équilibre, cette juste mesure si chère à Aristote, nous semble possible à la condition que les radars des questionnements éthiques soient d’une grande efficacité, capables de percevoir les éléments de vie de l’ordre de l’infiniment petit, des presque riens, de ceux qui sont amenés à destituer ces personnes de leur condition humaine. Ces gens bancals du dehors, bancals du dedans, qui dans leur apparente faiblesse, nous ont donné tellement de leçons de force que le souvenir de leur présence à nos côtés est semblable à un chemin dans la nuit éclairée par une multitude de falots aux lumières vacillantes mais doucereuses. Des flammes qui peuvent éclairer, mais qui peuvent aussi réchauffer l’homme errant pour peu qu’il veuille bien s’en approcher, en douceur pour ne pas risquer de les étouffer.  

 

Notes

(1)     R. Murphy (1987), Vivre à corps perdu, Paris, Plon, 1993, p. 184.

(2)     P. Fustier, Le lien d’accompagnement, Entre don et contrat salarial, Paris, Dunod, 2000, p. 200.

(3)  Sen. A., (2009), L’idée de justice, Paris, Flamarion, 2010 ; Sen. A., (1992), Repenser l’inégalité, Paris, Seuil, 2000.

(4)     Rawls. J., (1987), Théorie de la justice, Paris, Point, 2009.

(5)     Quentin. B., (2013), La philosophie face au handicap, érès, 2018.

(6)     A. Jollien (2002), Le métier d’homme, Paris, Seuil, 2013, p. 70/71.

(7)    Aristote, (2004). Éthique à Nicomaque, Livre V, trad. R. Bodéüs. Paris, France : Flammarion.

(8)    C. Fleury, La fin du courage, Paris, Fayard, 2010, p. 78.

(9)    A. Jollien., op. cit., p.61.

(10) C. Fleury, op, cit., p.18.

(11) Aristote, L’éthique à Nicomaque, Paris, Flammarion, 2004, 1140 a 34-1140 b2, p. 303.

(12) Ibid., 1140 a 26-28 ; p.302-303.

 

 

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news-4440 Mon, 19 Dec 2022 18:47:08 +0100 Un livre de Pierre Le Coz : L'ÉTHIQUE MÉDICALE Approches philosophiques https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-livre-de-pierre-le-coz-lethique-medicale-approches-philosophiques C'est un livre de Pierre Le Coz paru avant le Covid mais dont la qualité des réflexions reste pérenne et utile pour les étudiants en éthique, aux Presses Universitaires de Provence :

 

Annoncer une mauvaise nouvelle, décider d’un arrêt de traitement, tenter une opération risquée, réanimer un patient suicidaire... les dilemmes moraux ne sont pas rares en médecine. Les problèmes éthiques ont néanmoins revêtu une acuité particulière de nos jours du fait des progrès techniques, du coût des thérapeutiques innovantes, de l’évolution des mœurs, du vieillissement de la population. Cette nouvelle conjoncture conduit peu à peu à changer les façons d’exercer la médecine. Une culture du partage s’instaure avec les soignants, le monde associatif ou les sciences humaines et sociales. La philosophie morale se trouve également mise à contribution. Car pour être une démarche rigoureuse, l’éthique biomédicale ne doit pas se réduire à un échange d’opinions informelles et spontanées. Elle doit se nourrir de la connaissance des travaux des philosophes d’hier et d’aujourd’hui. A cette fin, le présent ouvrage propose aux professionnels de santé et à tous ceux qui sont concernés par leurs décisions de découvrir les grands principes et les principales théories de la philosophie morale. De l’éthique des vertus au contractualisme moral, en passant par le probabilisme, le déontologisme, l’utilitarisme, le libertarisme, l’éthique de la sollicitude ou l’éthique narrative, l’histoire de l’éthique est riche en ressources. Chaque théorie morale apporte un éclairage nouveau et fournit des repères, tant pour l’élucidation des problèmes d’éthique au quotidien que pour la compréhension des débats de société autour de la bioéthique.

 

 

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news-4439 Mon, 19 Dec 2022 17:04:16 +0100 Peut-on toujours respecter l’autonomie du patient ? Le cas de l’anorexie mentale https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/peut-on-toujours-respecter-lautonomie-du-patient-le-cas-de-lanorexie-mentale Par Samantha OLIÉRIC

 

Samantha OLIÉRIC est infirmière au sein du GHU Paris psychiatrie & neurosciences. Elle a exercé en service de réanimation neurochirurgicale et travaille actuellement à l’hôpital de jour TCA (Troubles du Comportement Alimentaire) /Addictologie.

 

 

Article référencé comme suit :

Oliéric, S. (2022) « Peut-on toujours respecter l’autonomie du patient ? Le cas de l’anorexie mentale » in Ethique. La vie en question, décembre 2022.

 

 

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

 

L’anorexie mentale est un trouble à expression multiple encore mal connu et que les intrications somatiques viennent complexifier. Elle est aujourd’hui considérée comme une addiction comportementale, ce qui explique en partie l’ambivalence des patientes face aux soins : elles veulent s’en sortir mais l’arrêt des comportements compensatoires et la reprise de poids leur sont insupportables. Pourtant, la renutrition est à ce jour le traitement primordial de l’anorexie mentale. On considère que les patientes dénutries doivent reprendre du poids jusqu’à atteindre un IMC (Indice de Masse Corporelle) normal. Lors de l’hospitalisation, tout est mis en œuvre pour normaliser rapidement le poids : apports alimentaires importants, surveillance des comportements, pesées surprises, « renforçateurs » etc. Les patientes, malgré leur hospitalisation en soins libres, sont continuellement surveillées car les « astuces » sont nombreuses pour ne pas prendre du poids.

Ce traitement démontre son efficacité à court terme. En effet, les patientes reprennent du poids jusqu’à atteindre un IMC considéré comme normal. Néanmoins, dès qu’elles sortent d’hospitalisation et retrouvent leur liberté, on constate un nombre de rechutes important avec souvent, une chronicisation du trouble.

Le caractère coercitif du cadre de soins interroge. Permet-il réellement de respecter l’autonomie des patientes hospitalisées ? Depuis plusieurs décennies, le respect de l’autonomie du patient est prôné dans le domaine du soin au détriment d’une conception paternaliste qui se veut révolue. En théorie, il semble que le respect de l’autonomie contribue plus globalement au respect du patient en tant que sujet pensant et capable de s’autodéterminer et qu’une vision paternaliste, au contraire, ne puisse que réduire la personne au rang de sujet passif. En pratique, il reste délicat d’appliquer ce principe en tant que principe absolu et notamment dans les situations où les patients se nuisent à eux-mêmes.  

 En effet, entre ambivalence face aux soins et autodestruction dans le pire des cas, on perçoit les limites de ce nouveau paradigme. Quel comportement adopter face à ces patientes déchirées par l’ambivalence ? Comment favoriser leur autonomie tout en nous tenant en sentinelles de leur bien-être physique et psychique ?

 

 

Du bon usage du concept d’autonomie

Le concept d’autonomie fait l’objet d’un usage constant dans notre société ; on parle de l’autonomie d’une personne, d’une cité, d’une entreprise ou bien encore d’une batterie de téléphone. La médecine en a fait un de ses principes éthiques fondamentaux mais son application dans la pratique quotidienne reste complexe pour plusieurs raisons. La première est d'ordre sémantique : le terme « autonomie » est employé à la fois pour définir « l’absence de dépendance », « la liberté d’un être humain », « la capacité à se gouverner soi-même » et plus généralement « la capacité pour un sujet d’assurer les actes de la vie courante ». Cette multitude de sens peut nous mener à des incompréhensions et même à des erreurs de jugement dans notre pratique soignante. De quoi parle-t-on réellement lorsque l’on parle d’autonomie ?

Du grec autos, soi-même, et nomos, loi, l’autonomie est, d’après son étymologie, le fait de se donner à soi-même sa propre loi. Mais de quelle loi parle-t-on exactement ? Avant d’affiner cette définition, nous devons nous attarder sur l’histoire de ce terme et notamment sur son évolution dans le domaine médical.

 

 

Le consentement éclairé, un premier pas vers l’autonomie

Après les expérimentations nazies commises lors de la Seconde Guerre mondiale, le Code de Nuremberg de 1947 pose le principe du consentement libre et éclairé. Tout patient faisant partie d’un protocole doit préalablement avoir donné son consentement de façon libre c’est-à-dire sans qu’il y ait été contraint. Pour ce faire, le médecin a l’obligation de transmettre une information claire, adaptée et loyale sur les risques encourus par le patient afin que celui-ci puisse prendre sa décision.  

C’est un nouveau paradigme qui s’esquisse dans le domaine médical. Le patient considéré auparavant comme ignorant, passif et dépendant change de statut. Il doit dorénavant être acteur de sa prise en charge afin de ne pas subir des soins auxquels il n’aurait pas consenti. Le consentement donné par le patient serait en quelque sorte l’expression de son autonomie. Est-ce réellement le cas ? En réalité, il s’agit davantage d’une autonomie procédurale qu’une autonomie en soi. Le patient reçoit l’information éclairée et donne formellement son consentement. Certes, cette procédure est nécessaire mais il existe des situations de soins mettant en péril l’autonomie des patients sans que celles-ci aient donnés lieu à l’obligation de demander un consentement éclairé.  Dès qu’elle entre dans le système de soins, la personne est susceptible de voir son autonomie bafouée ou au mieux réduite à son simple « consentement éclairé ».

 

Le principe de « non-nuisance »

Dans le langage commun, l’autonomie est la capacité d’agir librement et indépendamment d’autrui. Cette définition peut nous laisser croire que l’autonomie c’est la liberté d’agir sans contrainte ni limites. Il n’en est rien.

La conception anglo-saxonne et libérale de l’autonomie portée par John Stuart Mill (en prenant à son compte l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789) nous aide à poser des limites à cette liberté : chaque individu peut dire et faire ce qu’il souhaite tant que cela ne nuit pas à autrui. Dans son ouvrage De la liberté, Mill écrit que les décisions prises par l’individu ne devraient pas être soumises au contrôle de l’État si celles-ci n’ont pas de répercussions négatives sur autrui (1). C’est le « principe de non-nuisance ».

 Ce principe a été repris dans le domaine médical par le modèle dit « autonomiste ». Désormais, le patient doit avoir la liberté de choisir ce qui semble être le mieux pour lui quand bien même il mettrait sa vie en péril : « La loi du 4 mars 2002 renforcée par la loi du 22 avril 2005 a consacré le droit pour tout patient de refuser des traitements, même au risque de sa vie (2) ».

Ce modèle s’oppose au modèle paternaliste à l’œuvre jusque dans les années cinquante. Le médecin était considéré comme étant la seule personne compétente pour prendre les décisions concernant le patient. L’asymétrie reconnue et acceptée laissait peu de place à l’expression du patient et au respect de son autonomie.

Ce changement de paradigme interroge l’ancien modèle. En effet, de quel droit le soignant déciderait-il à la place du patient ? Aujourd’hui, il semble évident qu’on ne peut imposer des soins à une personne tant que celle-ci ne nuit pas à autrui. Néanmoins, qu’en est-il des pathologies psychiques où le sujet souffrant se nuit à lui-même ? Devons-nous le laisser agir librement sous prétexte que nous respectons son autonomie ?

Pour Mill, l'individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit. Aucun argument ne peut alors légitimer l’intervention d’un tiers pour éviter les dommages qu’il pourrait s’infliger. Il met ici en lumière la liberté individuelle de chacun, toujours dans les limites du principe de « non-nuisance » envers autrui.

Si l’on suit ce raisonnement, il semblerait cohérent de laisser à la jeune femme anorexique la possibilité de prendre les décisions concernant son alimentation et son poids pour éventuellement travailler d’autres aspects de la maladie mais c’est prendre le risque d’une aggravation sur le plan somatique. Que faut-il alors privilégier ?

L’autonomie est ici perçue comme un droit intangible donné à l’individu. Elle est, selon Mill, la condition nécessaire pour le bonheur et le progrès social. On peut tout de même s’interroger sur la distinction établie entre les atteintes faites à soi-même et les atteintes faites à autrui. Lorsqu’un individu s’autodétruit, ne porte-t-il pas préjudice à la société dans laquelle il évolue et à l’humanité-même ? En tant qu’être humain, avons-nous une responsabilité envers-nous-même ?

 

L’autonomie, un concept moral

Emmanuel Kant dans son œuvre Fondements de la métaphysique des mœurs définit l’autonomie comme étant l’obéissance d’un sujet à la loi qu’il s’est prescrite. Mais il ne s’agit pas ici d’une loi contingente qui serait définie au gré des envies de l’individu. C’est une loi nécessaire et universelle issue de la raison pratique.

Chez Kant, le concept d’autonomie est fondamentalement moral. En effet, la loi dont il parle est la loi morale. Elle indique à l’individu ce qui est juste ou ce qui est injuste sans pour autant lui dicter ce qu’il doit faire. L’individu doit déterminer sa volonté au travers de la loi morale qui lui est donnée par l’impératif catégorique : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle (3) ». Le sujet a comme impératif d’agir non pas en fonction d’un but recherché qui serait bon en soi mais uniquement en fonction de la possibilité d’universaliser son action.

Cette conception de l’autonomie rend le sujet absolument responsable de son jugement et de ses actions puisqu’il est autolégislateur. En effet, la loi morale outrepasse l’expérience et donc les lois extérieures telles que les lois de la cité ou encore les lois de Dieu. Pour Kant, l’autonomie est ce par quoi un individu peut se libérer et c’est pourquoi elle doit être comprise comme instrument de libération plutôt que la liberté elle-même. En effet, l’autonomie est ce qui permet à une personne de se libérer de ce qui l’enferme dans une situation d’hétéronomie.

Comment interpréter cette conception de l’autonomie si on l’applique au domaine médical ?

Si être autonome implique d’être libre et responsable alors il paraît évident qu’un patient vulnérable atteint d’une pathologie addictive n’est pas autonome. L’addiction positionne la personne malade comme sujet hétéronome, soumis à ses « inclinations sensibles. » Mais alors, qui doit prescrire ? Qui doit décider ?

 

 

Une autonomie possible ?

Enjoindre une personne vulnérable à être autonome peut générer en elle une grande culpabilité du fait de ne pas parvenir à sortir de ses troubles mais dire que son autonomie est illusoire, c’est l’abandonner à sa condition de sujet vulnérable incapable de se libérer de sa pathologie. Prétendre que l’autonomie est possible sans qu’elle devienne pour autant une injonction morale, c’est permettre à la personne de croire en son autonomie et à sa capacité d’être libre.

Dans le cas de l’anorexie mentale, le piège est de considérer la patiente comme dépourvue de la raison lui permettant de prendre les bonnes décisions. Si l’addiction relève bien de l’hétéronomie, il n’en résulte pas que la raison du sujet est totalement anéantie.

 

 

 

L’autonomie comme projet

Corine Pelluchon dans L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie écrit : « Dans la situation clinique, l’autonomie du patient est davantage un point d’arrivée qu’un point de départ. Les soignants doivent créer les conditions permettant au patient de prendre une décision. Le respect de l’autonomie du malade exige qu’il soit engagé dans la prise de décision, ce qui suppose que le médecin parvienne à nouer un véritable dialogue avec le patient et qu’il veille à ce que les informations soient comprises (4) ».

En effet, l’état de vulnérabilité dans lequel se trouve le malade a « brisé » son autonomie. Notre travail consiste à reconstruire cette autonomie. Il s’agit avant tout d’évaluer le degré d’autonomie pour pouvoir élaborer un projet de soins approprié. En effet, dans le cas de l’anorexie mentale, toutes les patientes n’en sont pas au même niveau d’autonomie. Certaines patientes la recherchent âprement tandis que d’autres semblent l’avoir abandonnée. Nous retrouvons cet abandon de l’autonomie dans l’institutionnalisation de certaines patientes chroniques.

On parle d’anorexie mentale chronique lorsque la durée des troubles dépasse cinq ans. C’est le cas d’un grand nombre de patientes. Elles sont généralement bien connues des services de soins tant elles ont été hospitalisées. Ces prises en charge au long cours reflètent souvent des difficultés dans l’élaboration d’un projet de soins, ce qui peut décourager et parfois provoquer un sentiment de fatalité chez les soignants comme chez les patientes.

La rechute est difficile à vivre. Elle est perçue comme un échec, une chute douloureuse et réelle dont la possibilité de se relever semble bien incertaine. Elle provoque de la culpabilité, de la colère, de la honte, de la tristesse. Ainsi naît au fil des années de maladie un sentiment d’incurabilité et parfois même d’indignité. Le temps, les années de souffrance viennent cristalliser l’impression de fatalité, de détermination à être malade. Elles abandonnent alors leur désir d’autonomie et se laissent charrier par les soins pour mieux rechuter ensuite. Ces oscillations vertigineuses entre dénutrition et renutrition sont délétères pour le corps et l’esprit. Pour ces patientes, le rétablissement d’un poids normal ne fait qu’effacer les symptômes visibles de la maladie.

Ces situations sont très souvent aporétiques. On aurait envie de maintenir l’hospitalisation de ces patientes jusqu’à ce qu’elles recouvrent l’autonomie leur permettant de vivre indépendamment des soins mais l’on constate que les hospitalisations au long cours ainsi que la multiplication de celles-ci contribuent à la perte d’autonomie. Le remède devient le poison. On peut se questionner sur les causes de cette perte d’autonomie. L’institution n’est-elle pas responsable de cet effet iatrogène de l’hospitalisation ?

Ce constat semble révéler la persistance de comportements paternalistes dans la conception et la mise en œuvre des soins. Ces comportements viennent entraver le processus de rétablissement en santé mentale qui consiste avant tout en un cheminement personnel. Ce cheminement vers le rétablissement implique pour la personne malade de faire des choix et de prendre des décisions concernant ses soins.

Bien souvent, les patients chroniques sont considérés comme incapables de s’autodéterminer. L’autonomie est oubliée au lieu d’être projetée.

 

L’autonomie de façade

La préoccupation pour le respect de l’autonomie a permis de mettre en lumière des problématiques insoupçonnées ou étouffées jusqu’alors par le modèle paternaliste. Réduire l’asymétrie entre pouvoir du soignant et pouvoir du patient permet de penser la relation thérapeutique autrement : collaborer avec l’autre plutôt qu’imposer. Mais cette collaboration doit être pensée par le soignant avec discernement.

La conception « autonomiste » voudrait accorder à tous une autonomie absolue, inaltérable mais l’anorexie mentale emprisonne, altère, abîme. L’individu qui souffre est vulnérable. Nier cela c’est nier la condition de l’homme souffrant. Eriger le principe d’autonomie en principe absolu c’est risquer l’autonomie de façade ; cette autonomie dépourvue de sa substance et qui empêche le sujet souffrant de réellement évoluer.

Il est aujourd’hui d’usage de critiquer l’ancien paradigme paternaliste. On idéalise le concept d’autonomie en lui octroyant la fonction de rendre à l’homme sa « dignité » ; pour être digne, la personne soignée devait être apte à s’autodéterminer ? Qu’en est-il alors des personnes qui sont dans l’incapacité de prendre des décisions ou encore de s’exprimer ? Perdent-elles leur dignité parce qu’un tiers a dû décider à leur place ? Nous sommes parfois contraints de décider à la place du patient lorsque celui-ci est dans un état de vulnérabilité tel qu’il ne peut faire appel à sa raison. Pourtant, sa dignité, sa valeur en tant qu’être humain reste intacte.

Il semble hypocrite d’accorder au concept d’autonomie une valeur absolue lorsqu’il est appliqué au domaine du soin. La pratique nous confronte instantanément à l’état de vulnérabilité des patients souffrant de troubles psychiques et fait surgir l’idée que l’autonomie comme valeur absolue est une illusion. Pour éviter de tomber dans l’illusion, il faut reconnaître et accepter l’asymétrie non pas du pouvoir mais de la dépendance. Dans certains moments de leur vie, les jeunes femmes anorexiques sont dépendantes du soin et nous devons les amener à accepter cela pour mieux les en défaire.

 Les patients, comme la plupart des individus, souffrent d’être dépendants et notre société accentue ce sentiment. L’autonomie comprise comme indépendance est valorisée dans le discours public mais l’émancipation du patient recherchée au travers de ce concept ne doit pas se transformer en une injonction qui serait contraire à son principe même.

 

 

La normalisation du poids, un échec thérapeutique ?

Le désarroi dans lequel nous plonge l’échec thérapeutique semble révéler l’espoir que nous avons de voir un jour ces personnes malades aller mieux et même guérir. Cet espoir est certainement l’une des raisons pour lesquelles nous continuons à « vouloir à la place du patient ».

Croyant détenir la solution à l’équation de la maladie, les soignants s’épuisent en essayant de convaincre le patient de mettre en œuvre des changements « pour son bien ». Ainsi, ils enjoignent aux patientes dénutries de reprendre du poids pour aller mieux. Le raisonnement est fallacieux. Ce n’est pas par la reprise du poids que ces jeunes femmes iront mieux, c’est parce qu’elles iront mieux qu’elles reprendront du poids. Ce raisonnement s’explique en partie par la peur des complications somatiques qui sont bien réelles et parfois mortelles. Par ailleurs, l’expérience clinique montre que plus une patiente perdra du poids, plus les cognitions anorexiques s’aggraveront.

Néanmoins, vouloir à tout prix qu’une patiente anorexique atteigne un poids normal malgré la verbalisation de son refus, c’est prendre le risque de renforcer ses résistances au changement. En s’obstinant à lui faire changer d’avis soit par la contrainte, soit par la manipulation, le soignant s’épuise et abîme l’alliance thérapeutique pourtant si difficile à tisser.

Le dialogue permet la remise en question du raisonnement des deux parties. Les difficultés qu’éprouvent les patientes viennent bien souvent bouleverser et même détruire nos assertions qui reposent pourtant sur des faits scientifiques. Nous ne pouvons ignorer leur opinion même si nous la considérons comme pathologique ; favoriser l’expression de la maladie c’est nous permettre de mieux en comprendre les fondements.

 

Pour une dialectique

Plutôt qu’imposer une vision normée et inflexible, il s’agit plutôt de se servir de la règle, la norme, pour initier le dialogue avec le patient. La norme doit être un moyen et non une fin en soi. En effet, les résistances que la norme crée doivent permettre au soignant de créer une dialectique avec le patient.

Nous employons ici le terme de dialectique pour mettre en exergue l’importance du discours de la personne soignée. Même s’il peut paraître irraisonné, pathologique et parfois même délirant, il est la source de notre raisonnement. En effet, c’est à partir de cette source que nous, soignants, nous élaborerons notre discours en vue de créer une synthèse fertile au cheminement de la personne soignée. Mais pour ce faire, il nous faut dépasser les apparentes incompatibilités de nos savoirs scientifiques et des savoirs expérientiels des patients.

 

Redéfinir le rôle de chacun

Il est rare de rencontrer des patientes souffrant de troubles alimentaires qui soient enclines à la remise en question de leurs principes et de leurs vérités. Difficile d’imaginer que le soin puisse prendre la forme d’une remise en question du fonctionnement psychique alors que l’esprit représente à leurs yeux la partie rationnelle de leur personne. Il est tout aussi difficile pour le soignant de remettre en question ses principes et savoirs.

La posture que prend le soignant laisse à penser qu’il détient la vérité grâce aux savoirs plus ou moins scientifiques qu’il a pu acquérir au cours de ses années d’expérience. Si l’on caricature la relation, le soignant se positionne comme le maître et le patient prend, bien souvent malgré lui, la place de l’élève.

On retrouve l’idée de relation maître/élève au travers des termes institutionnels tels que « l’éducation thérapeutique » ou encore « la psychoéducation ». Malgré l’évolution des paradigmes, certains termes pourtant surannés perdurent. Il est difficile de se délier de l’histoire et de la valeur des mots usités. Leur emploi traduit une vision du monde et tend à la perpétuer malgré nous.

Acquérir une réelle autonomie est l’un des objectifs de l’éducation thérapeutique mais l’autonomie ne s’acquière pas seulement par l’apprentissage de vérités scientifiques telles que la valeur d’un IMC de santé ou bien le nombre de calories présentes dans une ration alimentaire normale. Il s’agit plutôt pour le patient de comprendre le fonctionnement de sa maladie, la fonction du symptôme et de prévenir les complications.

Même si les soignants peuvent apporter informations, concepts, conseils etc., le patient est le seul à pouvoir comprendre son propre fonctionnement et à le redéfinir. Comme tout un chacun, lui seul peut sonder son for intérieur à la recherche du sens de son existence car c’est surtout de cela dont il est question. À quoi bon connaître sa maladie sur le bout des doigts si l’on ne peut y donner du sens ?

 

 

Le rétablissement en santé mentale

Le rétablissement en santé mentale est une notion qui se développe depuis peu en France. Elle a émergé au cours des années 1980 dans le monde anglo-saxon et est à ce jour considérée comme une conception du soin contribuant à un véritable changement paradigmatique en santé mentale.

Le rétablissement est à distinguer de la notion de guérison dans le sens où il n’est pas évalué en fonction de critères psychopathologiques : « il s’avère en réalité possible de “sortir de la maladie mentale” sans pour autant attendre que la maladie ait complètement disparu (…) à condition que la personne parvienne à se dégager d’une identité de “malade psychiatrique” et à recouvrer une vie active et sociale, en dépit d’éventuelles difficultés résiduelles (5) ». Les critères du rétablissement sont davantage basés sur le ressenti du patient et son intégration dans la vie sociale que sur des critères purement objectifs.

 

 

 

Le rétablissement expérientiel

Le rétablissement expérientiel correspond au cheminement personnel du patient. C’est un « processus de redéfinition d’un sens de soi (sense of self) et d’une sortie de “l’identité de malade” (Davidson, 2003) (6) ». Il s’agit pour la personne souffrant d’une maladie psychique de se réapproprier le sens de son existence par le biais de son identité narrative. L’identité narrative est définie comme étant la capacité d’une personne à mettre en récit de manière concordante les événements de son existence.

On perçoit dans la redéfinition d’un sens de soi l’importance de l’autonomie dans le rétablissement en santé mentale. Se dégager de « l’identité de malade » implique pour la personne de s’autodéterminer en outrepassant notamment l’objectivisation faite par la science médicale.  La médecine catégorise afin de déterminer le meilleur traitement possible mais ce travail scientifique semble bien souvent condamner les personnes malades à être assimilées à leur pathologie, comme si la maladie devenait leur essence. Elles-mêmes ne s’identifient plus que par leur diagnostic : « je suis anorexique », « je suis boulimique », « je suis borderline ». L’existence d’un être ne se résume pas à un diagnostic médical dépersonnalisant.

Qui mieux que la personne malade peut dire ce qu’elle ressent, ce qu’elle vit, qui elle est et ce qu’elle désire ? Qui mieux que la jeune femme souffrant d’anorexie mentale peut définir le poids lui permettant d’exister ? « Exister c’est peser ! Et accepter de peser, accepter son poids, c’est aussi assumer son existence (7) ». Il nous semble que pour la jeune femme souffrant d’anorexie mentale, il s’agit d’assumer son existence avant de pouvoir assumer son poids.

 

L’autonormativité

L’autonormativité est un concept qui a été créé par Philippe Barrier, philosophe souffrant de diabète de type I. L’autonormativité est d’après lui « ce qui permet au patient, par un processus d’appropriation de la maladie, de déterminer lui-même une “norme de santé globale”, qui établit un rapport harmonieux entre le sujet, sa maladie, son traitement, et sa vie en général, dans toutes ses dimensions (8) ».

Sa réflexion s’enracine dans la conception canguilhemienne du vivant et de la normativité. En effet, pour Georges Canguilhem, « la polarité dynamique » du vivant se prolonge dans la conscience humaine. La polarité dynamique est entendue comme force orientée vers une finalité précise, laquelle est le maintien de la vie malgré les écueils rencontrés dans son milieu. Canguilhem précise que ce prolongement dans la conscience humaine est plus ou moins lucide. Philippe Barrier nous dit que cette précision nous révèle le caractère « éducable » de cette tendance c’est-à-dire qu’elle peut être favorisée, encouragée, consolidée etc. Il serait en effet possible pour le sujet humain, par le biais de sa conscience, de modeler son existence selon « une norme de santé globale » celle-ci s’établissant entre autres sur les valeurs du sujet malade.

Ce concept vise à renforcer l’alliance thérapeutique en mettant en valeur la potentialité de l’individu à se reconstruire par lui-même malgré sa situation d’interdépendance : « Il permet de concevoir qu’on puisse être autonome dans une situation d’interdépendance reconnue et finalement consentie, […] comme on peut ne pas être autonome au sein d’une liberté totale d’action, incapable de se penser des limites et des exigences  (9) » Il semble en effet plus aisé pour le patient de tisser le lien avec le soignant lorsqu’il est certain que son autonomie ne sera pas bafouée.

 

L’autonormativité dans l’anorexie mentale

Philippe Barrier a développé ce concept en s’appuyant sur l’observation et l’analyse de patients chroniques souffrant notamment de diabète insulino-dépendant. Il nous semble intéressant de l’appliquer à l’anorexie mentale, pathologie psychique mais dont les conséquences sont aussi somatiques.

Lorsque l’on accompagne des patients souffrant d’une pathologie chronique telle que le diabète de type I, on reconnaît volontiers le caractère inéluctable des troubles. On se dit que la personne doit apprendre à vivre avec, qu’elle doit en quelque sorte s’adapter à ses troubles. Dans le cas des addictions telles que l’anorexie mentale, l’approche est différente. La patiente doit s’adapter non pas à ses troubles mais à la prescription médicale, laquelle est avant tout, la reprise de poids et le sevrage des comportements compensatoires. Les symptômes sont alors cachés sous le poids du traitement mais ils restent néanmoins bien présents.

Le sevrage est le traitement de prédilection des addictions. On empêche la personne addicte de consommer le toxique et l’on tente par différents moyens thérapeutiques de maintenir le sevrage. Dans le cas de l’anorexie mentale, ce qui est au cœur du comportement addictif est « à portée de main » (hyperactivité physique, potomanie…) ce qui rend le sevrage délicat et le maintien souvent impossible. Par ailleurs, la jeune femme anorexique perçoit le traitement (la renutrition) comme un poison, ce qui ne fait que renforcer son rejet de la nourriture.

On octroie au sujet souffrant d’addiction la capacité à « sortir » de son trouble, en partie par la force de l’esprit. L’opinion commune pense qu’il suffit de le vouloir pour le pouvoir et que si l’individu est sevré, cela signifie qu’il est guéri. En réalité, le sevrage n’est qu’une étape sur le chemin du rétablissement qui reste long, laborieux et semé de nombreuses rechutes. L’anorexie mentale est une pathologie psychique qui impacte profondément et durablement le sujet. Selon les chiffres de l’Inserm, 21% des personnes soignées pour anorexie mentale souffrent de troubles chroniques (10). Ces chiffres correspondent à des études statistiques se basant principalement sur l’IMC. Pourtant, nous savons que l’IMC n’est pas le seul paramètre à prendre en compte. On peut tout à fait avoir un IMC normal en ayant un trouble du comportement alimentaire handicapant et pourvoyeur d’une grande souffrance psychique.

Ces jeunes femmes que nous suivons pendant des mois, voire des années, nous prouvent à quel point cette pathologie est chronique. Les symptômes physiques oscillent, évoluent, se taisent parfois mais la rechute reste possible, elles le savent. Cette vulnérabilité ne signifie pas que le rétablissement soit impossible et qu’elles ne puissent s’épanouir dans leur vie.

Le concept d’autonormativité nous permet de changer de perspective quant à l’anorexie mentale. Il ne s’agit pas de guérir à tout prix mais d’accompagner la jeune femme malade sur le chemin du rétablissement en lui signifiant sa capacité à s’approprier la maladie. Plutôt qu’étouffer le symptôme vainement, il s’agit de revaloriser la vie malgré la maladie, revaloriser l’existence en y trouvant un sens lorsque cela est possible.

 

 

Conclusion

La prise en charge de l’anorexie mentale basée sur la renutrition est considérée comme une nécessité vitale mais dans le même temps, elle fomente les cognitions anorexiques telles que le traitement défini par la science médicale semble devenir le poison de ces jeunes femmes.

Cette idée de transmutation du traitement en poison semble être renforcée par l’injonction soignante à reprendre du poids pour atteindre la norme pondérale. La norme est considérée par les soignants comme une vérité absolue à laquelle la jeune femme anorexique doit se plier pour espérer aller mieux ; comme si la corrélation devenait la causalité. Mais la reprise de poids n’est pas la cause du rétablissement. Elle n’est que la réponse à l’exigence médicale qui considère la statistique comme valeur de référence.

Le rétablissement en santé mentale est un processus de redéfinition de soi et qui ne peut être mené que par la personne malade. Elle seule peut déterminer le sens qu’elle veut donner à sa vie. Il peut sembler naïf de faire cette assertion lorsque l’on traite de l’anorexie mentale puisque cette conduite ordalique semble justement traduire un non-sens de l’existence ou du moins, un sens dont on ne peut se satisfaire. Cependant, contraindre une personne à choisir le sens qui nous rassure est vain.

Il semble encore difficile aujourd’hui de dépasser le caractère aporétique du traitement de l’anorexie mentale. Néanmoins, certains concepts tels que « l’autonormativité » peuvent nous aider à trouver notre juste place en tant que soignants. Ce concept qui relie à la fois la notion d’autonomie et celle de normativité permet de penser l’anorexie mentale comme une maladie chronique dont le rétablissement est possible mais long.

Cette conception de la maladie et du soin permet de penser l’accompagnement autrement et notamment l’accompagnement des patientes chroniques qui se trouvent en situation d’impasse thérapeutique. On retrouve souvent dans les services de soins et notamment en psychiatrie, ces patients institutionnalisés qui semblent avoir perdu leur autonomie et dans le même temps, leur estime de soi. Ils ont si souvent « rechuté » qu’ils n’ont jamais cessé d’être hospitalisés, les soignants cherchant vainement à leur faire recouvrer la santé. Ces patients maintenus en vie qui semblent avoir tant perdu, sont-ils encore vivants intérieurement ?

 

 

Références bibliographiques :

(1)    Mill J.S., De la liberté, Paris, Gallimard, « Folio essais », [1859] 1990

(2)    « Fiche 13 : j’exprime mon consentement » in solidarites-sante.gouv.fr dans le pavé « Système de santé et médico-social »

(3)    Kant E., Fondements de la métaphysique des mœurs, France, Librairie Générale Française, « Le Livre de poche », [1785] 1993, p. 94.

(4)    Pelluchon C., L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, Paris, PUF, 1re édition « Quadrige », 3e tirage, [2009] 2019, p. 46.

(5)    Pachoud B., La perspective du rétablissement : un tournant paradigmatique en santé mentale in Les Cahiers du Centre Georges Canguilhem, n°7, 2018, pp. 165-180.

(6)    Koenig M., « Une approche du rétablissement expérientiel » in Santé mentale et processus de rétablissement, Champ social, 2017, pp. 184-193.

(7)    Lesage B., La danse dans le processus thérapeutique. Fondements, outils et clinique en dansethérapie, Toulouse, Érès, 2009, p. 73. 25.

(8)    Barrier P., « L’autonormativité du patient chronique : un concept novateur pour la relation de soin et l’éducation thérapeutique » in ALTER, European Journal of Disability Research 2, 2008, pp. 271–291.

(9)    Barrier P, Le patient autonome, Paris, Presses Universitaires de France, [2014] 2015, p. 11.

(10)    « Anorexie mentale Un trouble essentiellement féminin, à la frontière de médecine somatique et de la psychiatrie » in www.inserm.fr/dossier/anorexie-mentale/  

 

 

 

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news-4395 Fri, 04 Nov 2022 10:41:02 +0100 Parution du dernier livre de Corine PELLUCHON https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/parution-du-dernier-livre-de-corine-pelluchon Le dernier livre de Corine PELLUCHON est paru aux PUF :

Paul Ricoeur, philosophe de la reconstruction
Soin, attestation, justice


Comment retrouver sa capacité d’agir quand les repères s’effondrent à la suite de crises ou de traumas ? Quelle conception du sujet rend justice à la dimension narrative de l’identité ainsi qu’au rôle décisif joué par autrui et par les normes sociales dans la constitution de soi ? Quelle philosophie de l’agir peut rendre compte de la condition d’un être soumis à la passivité, mais également capable d’initiative, et dont l’effort sans cesse recommencé pour définir les valeurs en lesquelles il croit, lui permet de vivre bien avec et pour les autres ?

Telles sont les questions servant de fil directeur à ce livre. Issu d’un séminaire visant à rendre accessibles les thèmes principaux de Soi-même comme un autre, il est centré sur la notion d’attestation qui donne un contenu moral à l’identité et répond aux critiques des postmodernes. Corine Pelluchon montre la pertinence de l’herméneutique ricœurienne pour penser le soin et le rapport entre éthique et politique, mais aussi pour trouver un équilibre entre universalisme et historicité, conscience de sa faillibilité et estime de soi.

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news-4394 Fri, 04 Nov 2022 10:15:57 +0100 Paradoxes du silence en soins palliatifs https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/paradoxes-du-silence-en-soins-palliatifs « Silence, ici, on meurt ! »

Paradoxes du silence en soins palliatifs


Par Marie BOURGOUIN



Marie Bourgouin est généraliste spécialisée en médecine palliative et exerce depuis huit ans une activité de médecin d’équipe mobile douleur-soins palliatifs au sein de l’Institut Universitaire de Cancérologie de Toulouse. Elle participe activement au Comité d’éthique de son établissement et à l’Espace de Réflexion Ethique Occitanie.


Article référencé comme suit :
Bourgouin, M. (2022) « « Silence, ici, on meurt ! » Paradoxes du silence en soins palliatifs » in Ethique. La vie en question, novembre, 2022.


NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.




Mehdi a 27 ans. Il est atteint d’un cancer du rein métastatique qui a progressé très vite, tellement vite qu’aujourd’hui Mehdi est à bout de souffle et qu’aucune chimiothérapie n’a réussi à freiner l’évolution de son cancer. Il est hospitalisé, incapable de faire le moindre geste, de prononcer le moindre mot sans avoir à reprendre son souffle. Devant son épuisement, sa lutte acharnée pour respirer, communiquer, l’équipe médicale et soignante lui propose « d’être endormi ». Mais Mehdi multiplie les refus, attisant l’incompréhension des uns et la colère des autres : « C’est inhumain de le laisser vivre comme ça. » Mais Mehdi ne veut pas dormir.


La sédation est aujourd’hui présentée comme l’ultime soin, le soin du dernier recours, celui permettant de répondre à l’injonction d’apaisement de toutes les souffrances de fin de vie ( ). Elle constitue pour les soignants – comme pour la plupart des patients – l’espoir d’une possibilité d’apaisement, même dans les situations les plus difficiles. Elle apparaît dans ces situations comme une possibilité de réponse face à l’impuissance ressentie par les soignants dans les situations de souffrance extrême. Elle devient alors une évidence. Pourtant, la sédation apporte aussi un flot d’incertitudes venant sans cesse interroger la justesse du soin proposé. Est-elle la bonne décision ? Est-elle faite au bon moment ? Le patient est-il soulagé ? Que ressent-il ? Une seule certitude semble s’imposer : celle du silence auquel elle laisse place. Y a-t-il des conséquences à ce silence ?


Les paradoxes du silence

Comment d’abord définir le silence ? Le silence vient de sileo, silere, taire, se taire en latin ( ), mais également de taceo, tacere, dont le substantif est silentium ( ). Leur proximité sémantique recoupe les notions de tranquillité, d’absence de mouvement et de bruit, de secret même, en plus du lien étroit à l’absence de parole. Le silence apparaît se définir dans un contraste, une négation, une absence : il n’est pas le bruit, il n’est pas la parole. Mais peut-on seulement le percevoir ? Quelle expérience en avons-nous ?

Le silence moderne
« La modernité est l’avènement du bruit. Le monde résonne sans relâche des instruments techniques dont l’usage accompagne la vie personnelle ou collective ( ). » Le monde moderne est submergé par les bruits qui rythment notre quotidien. L’ambiance sonore devenue notre environnement coutumier – de la sonnerie de notre réveil jusqu’aux alarmes de nos appareils électro-ménagers en passant par le vrombissement du moteur de notre voiture ou du bruit rythmé de la rame de métro sur les rails, sans oublier les notifications incessantes des sms, e-mail et autres transmises par un smartphone qui ne nous quitte plus – aura su rendre le silence inhabituel et étrange. Pour autant, le silence peut-il être défini comme l’absence de bruit ? « Le silence n’est pas l’absence de sonorité, un monde sans frémissement, étale, où rien ne se ferait entendre. Le degré zéro du son, s’il peut être expérimentalement produit dans un programme de déprivation sensorielle, n’existe pas dans la nature ( ). » Ainsi, par un premier paradoxe, si la technique moderne semble avoir annihilé le silence, elle en est pourtant la seule possibilité de création ! Et si l’exposition au vacarme constant peut être fuie, s’aventurer plus de quelques minutes dans le silence absolu d’une chambre anéchoïque ne pourra qu’être source de malaise, trouble de l’équilibre et hallucinations. Le bruit est ce qui nous lie au monde vivant. Les sons nous bercent déjà dans notre vie in utero, et même dans le plus grand silence environnant nous percevrons toujours les battements de notre cœur et le bruit de notre souffle. « Toujours l’existence palpite et fait entendre une rumeur qui rassure sur la persistance des repères essentiels ( ). » Il existe un lien étroit entre les perceptions sensorielles et le vécu émotionnel. Les bruits quotidiens revêtent un caractère rassurant, ils sont un repère à mon existence. L’absence de ces bruits, le silence, va apparaître comme une rupture inhabituelle. Parfois recherchée, comme une quête de sérénité lors des retraites spirituelles ou de la pratique de la méditation par exemple, ce silence pourra également être une source d’inquiétudes voire d’angoisse, à l’image de l’enfant qui seul dans le noir cherche à être apaisé par la voix d’un être cher. Le silence est ainsi source de sentiments paradoxaux, apaisement et sérénité pour certains, angoisse infinie pour d’autres, ou encore subtils mélanges de ces sentiments, mais il s’inscrira toujours en rupture avec l’ordinaire.


Il en est de même dans le quotidien des soignants. Le monde du soin, et particulièrement l’univers hospitalier, est un milieu particulièrement bruyant. Alarme des sonnettes des chambres, bruits des pompes alimentant les perfusions, du gonflement des brassard à tension, des lunettes à oxygènes, etc. Il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre les patients satisfaits de pouvoir rentrer chez eux pour se reposer tant ils ont été dérangés par les bruits environnants ! Le silence constitue ainsi un inhabituel pour le soignant, souvent craint d’ailleurs. En effet, c’est bien la communication avec le patient qui sera source d’informations précieuses pour établir un diagnostic et orienter la prise en charge. La confrontation au patient silencieux – on peut penser au très jeune enfant, au patient très âgé ou encore mutique ou comateux – constitue un véritable défi pour le soignant. De la même façon, l’absence de « bruits organiques » constitue une source d’inquiétudes pour le médecin : absence de murmure vésiculaire signant un épanchement pleural ou une infection pulmonaire sévère, absence de bruits hydro-aériques signant l’occlusion digestive, assourdissement des bruits cardiaques en cas d’atteinte cardiologique grave. C’est aussi dans l’échange verbal avec le patient qu’est pensée, bien souvent, la possibilité d’apaisement, à l’image de la psychanalyse mais également de l’accompagnement dans la pratique palliative, la possibilité d’apaisement étant pensée à travers l’espace d’échange et de confiance offert au patient au rythme des rencontres. Cet espace de parole en lui-même étant considéré à vertu thérapeutique.


Pourtant, la sédation, par l’altération de la vigilance engendrant la privation de ces échanges, condamnant le patient à la seule possibilité du silence, sera finalement envisagée comme l’ultime possibilité d’apaisement de la souffrance du patient en toute fin de vie. Paradoxe immense semble-t-il…


Il semble ainsi que, face à l’expression d’une extrême souffrance en situation de fin de vie, le silence imposé par la sédation devienne la seule possibilité acceptable. Les plaintes incessantes, les cris, les pleurs, les éléments de détresse exprimés par le patient, apparaissent comme intolérables à des soignants confrontés à l’irréversibilité d’une situation qui conduira nécessairement au décès du patient. Le silence semble devoir s’imposer, même quand il n’émane pas de la demande du patient. On peut ainsi s’interroger sur les motivations amenant le soignant à proposer une sédation voire à en convaincre le patient alors que ce dernier ne la souhaite pas. On pourrait avancer qu’en faisant taire le patient, le soignant fait taire en lui la souffrance que fait naître cette confrontation à la souffrance de fin de vie. Ou encore, avançons qu’il est plus rapide pour un soignant pressé de prendre soin d’un patient sédaté que d’un patient s’épanchant sur l’ampleur de sa souffrance liée à la confrontation à la mort prochaine. Nous avons envie de penser que ces situations restent marginales et que si le soignant est convaincu du bien-fondé de cette sédation qu’il propose, c’est bien qu’il cultive l’illusion, entretenue par le texte de loi lui-même, que la sédation permet « d’apaiser toute souffrance ( ). » Mais le silence prolongé qui lui succède n’est-il pas celui qui éveille le doute ?

Le silence et la parole
La relation de soins s’établit, dans la très grande majorité des cas, dans les échanges verbaux et la communication entre le patient et les soignants. Nous ne pouvons traiter ici du silence sans envisager le lien étroit qu’il entretient avec la parole. En effet, si le silence semble initialement se définir comme l’absence de parole, leur lien est en réalité éminemment plus complexe.


L’homme entretient par la parole, le langage, une relation au monde, qui s’illustre d’ailleurs dans la traduction du terme λόγος. A l’origine du mot logique, le λόγος ne peut pas être réduit à une simple approche de logique linguistique. Heidegger, dans Être et Temps, soulignera la complexité de la sémantique grecque du λόγος et la diversité des notions qu’elle embrasse – raison, jugement, conception, définition, rapport – et auxquelles aucune traduction ne rend exhaustivement hommage ( ). Heidegger choisira le terme « parole » (die Rede en allemand) pour le traduire et en souligner la dimension apophantique. « Le λόγος fait voir quelque chose (φαίνεσθαι), cela justement sur quoi il est parlé et il le fait voir à celui qui parle (médiateur) aussi bien qu’aux entreparleurs ( ). » Le langage a une fonction de révélation : il met à jour, il montre, il fait apparaître, il dévoile. Si l’on reconnaîtra ici le langage comme une caractéristique humaine, il ne nous faudra pas le considérer comme l’unique possibilité de communication. « Quand l’homme se tait il n’en communique pas moins ( ). » En effet, une seule partie de la communication se fait par le langage, la majeure partie de la communication concernant en réalité les échanges non verbaux. « Les paroles et le style du discours mis en œuvre ne font pas l’essentiel de la conversation, le rythme de l’échange, la voix, les regards, les gestes, la distance où l’on se tient de l’autre apportent leur contribution à la circulation du sens ( ). » Le contenu verbal n’est pas ainsi le seul, portant le signifiant de la communication. Le terme de communiquer est d’ailleurs issu du latin communico, dérivant lui-même de communio, ayant initialement eu le sens d’accomplir ensemble son devoir et ayant par la suite conservé le sens de « commun », c’est-à-dire partagé de tous. La communication est ainsi l’idée d’un partage de sens tout comme celui de la relation permettant ce partage. Ainsi, dans cet espace de communication, « le silence n’est jamais le vide mais le souffle entre les mots, le court repli qui autorise la circulation du sens, l’échange des regards, des émotions la brève pesée des propos qui se pressent sur les lèvres ou l’écho de leur réception, le tact qui permet le tour de parole par une légère inflexion de la voix aussitôt mise à profit par celui qui attendait le moment favorable ( ). » Ainsi, le silence ne peut se définir uniquement comme contraire à la parole, puisqu’il en est également condition. Plus que cela, « le silence est l’élément dans lequel se forment des grandes choses ( ). » Si l’usage quotidien de la parole – ce que Heidegger dans Être et Temps nommera « les bavardages » (en allemand : das Gerede) – est plutôt le reflet du rapport superficiel que nous pouvons entretenir avec le monde, certains actes de parole révèlent nos pensées les plus existentielles et les plus intimes. Ces révélations nécessitent une rupture du rythme du discours, une suspension. Ainsi, un silence prolongé permettra de tracer ce chemin vers l’intimité. Ce silence n’est pas permis entre tous, expliquant le malaise qui s’installe lorsque le partage de cette intimité n’est pas souhaité et justifiant la reprise des bavardages. « Se taire revient à afficher son visage, ses mains, à livrer son corps à l’indiscrétion de l’autre sans pouvoir se défendre de son attention réelle ou imaginaire ( ). » La parole rassure, là où le silence inquiète. Ainsi, certaines sociétés ont la coutume de sectionner le frein de la langue du nouveau-né pour que sa parole ne soit surtout jamais entravée ( ). Pourtant, le silence est bien la condition pour que les choses importantes soient dites. Il marque un virage dans la conversation, propice aux aveux, aux confidences. Ce qui est prononcé après un tel silence n’est généralement jamais oublié, ni de celui qui le formule, ni de celui qui l’entend…


Comment alors envisager le silence prolongé induit par la décision d’une sédation ? Si ce silence est initialement pensé comme signe d’apaisement face à l’expression de la souffrance de fin de vie, n’est-il pas finalement celui qui confronte le soignant à l’intimité et à la grande vulnérabilité du patient qui va quitter ce monde ?


Derrière le silence

Si le silence de la fin de vie emprunte toute une palette de nuances – jamais un patient n’est totalement silencieux avant que la mort ne se soit installée – il n’en est pas moins vrai qu’il constitue une rupture dans le quotidien du soignant.


Le silence est une phase nécessaire du processus du mourir. Durant la phase agonique, l’état d’altération neurologique présenté par le patient ne lui permettra plus aucune communication, apparenté à ce que l’on pourrait décrire comme un coma, le patient verra progressivement sa respiration se ralentir, avant la survenue du décès. En l’absence de sédation, cette phase agonique, « silencieuse » – même si sources de bruits de fin de vie tels que les râles – est de courte durée, quelques heures. Mais, lorsqu’on se trouve dans une situation de sédation, cette phase, ou ce qui y ressemble, est créée « artificiellement » par l’administration d’un traitement sédatif, et peut se prolonger plusieurs jours.

Privation des « bavardages » et souffrance
Face à la souffrance de fin de vie, la sédation apparaît souvent aujourd’hui comme certitude inconditionnelle d’apaisement. Aux gémissements du patient, à ses pleurs, ses plaintes, elle fait succéder un silence interminable, ponctué simplement des bruits respiratoires allant du filet de souffle, aux râles bronchiques sonores, en passant par le bruit des lunettes distribuant l’oxygène. Les échanges verbaux qui avaient fait le lit de la relation de soin ont disparu, et avec eux les « bavardages ».


L’homme est un être parlant et la communication par le λόγος est une dimension essentielle de son existence. Si le λόγος dans sa traduction de « parole » emprunte un rôle de dévoilement, le langage n’est pas toujours parole. Heidegger distingue cette parole apophantique – qui dévoile – de ce qu’il nomme « bavardage » ou « on-dit ». Si la parole a une fonction de révélation, de dévoilement de ce qui est, cette modalité de la parole n’est pas l’usage que l’on en fait au quotidien où elle prend la forme des bavardages. Il ne faut pas y voir une signification péjorative mais la façon qu’a le Dasein, l’être, d’entendre et d’expliciter ( ). Le langage à travers la parole pourra ainsi avoir parfois le rôle du parler-vrai, du dévoilement, et d’autres fois un « simple » objectif relationnel dans l’établissement de la communication, permettant la manifestation de l’être dans sa relation à autrui. Le bavardage sera ainsi le mode d’existence quotidien de l’être-au-monde, de sa présence au monde, dans le monde et aux autres. La chambre d’un patient en soins palliatifs nous paraît ici parfaitement illustrer cette conception du langage. Elle est un espace communicationnel particulier où, plus qu’ailleurs, des questionnements existentiels vont pouvoir être abordés. A la proximité de la mort, souvent, les patients peuvent s’interroger : « Que va-t-il se passer ? », « Comment va se terminer ma vie ? », « Vais-je souffrir ? », « Et après ? ». Il y a, à la proximité de la fin de vie, comme une urgence à bouleverser son rapport au monde, une quête de dévoilement, une recherche de sens, rendus possibles par une prise de conscience aiguë de ce temps qui passe. La teneur des conversations change et les questions posées éprouvent bien souvent les soignants au chevet de ces patients. Si certains pourront choisir de poursuivre cet échange, d’autres pourront faire le choix d’éviter ces conversations en entrant dans la chambre du patient uniquement en ayant la certitude d’être interrompu par l’arrivée d’un autre intervenant – à l’heure du repas par exemple – ou en orientant l’espace de parole sans jamais laisser la place au développement de ce type de question. En bavardant. Une fois la sédation mise en œuvre, par l’absence de possibilité d’expression du patient, on pourrait penser que la confrontation à ces questionnements existentiels, à ces doutes qui viennent résonner si fort quand on interroge le sens même de l’existence humaine et son lien éphémère au monde, s’interrompe. Mais est-ce réellement le cas ou leur écho se fait-il encore plus grand dans le silence ? Car si la manifestation de la « parole » est rendue impossible, il en est de même pour les bavardages qui avaient la capacité de nous faire oublier ce à quoi nous préférions ne pas penser. Il y a quelque chose comme une voix qui résonne dans le silence et adresse les questions qui pouvaient être mises en sourdine par les bavardages et qui viendront inévitablement bouleverser le soignant dans son rapport au monde et à lui-même. Si ces questionnements peuvent être l’objet de certains philosophes, mis en alerte par la curiosité et la recherche d’une vérité dévoilée par le langage, le soignant y s’y trouve confronté sans l’avoir choisi et ceci paraît être la source d’une souffrance existentielle et d’un épuisement…

Silence et privation d’un mode d’existence ?
L’homme est parce qu’il existe. « Le Dasein est son ouvertude ( ). » Heidegger nous explique qu’on ne peut envisager l’être humain sans envisager son existence ; entendons par exister le fait de se dresser hors de, de s’élever, de surgir, d’apparaître ( ). « Les existentiaux fondamentaux qui constituent l’être du là, l’ouvertude de l’être-au-monde, sont la disposibilité et l’entendre ( ). » Ce qui permet la relation de l’être au monde c’est sa disposibilité, c’est-à-dire, son état d’humeur ( ), et son entendre, c’est-à-dire sa compréhension et son pouvoir-être ( ), tous deux « cooriginalement déterminés par la parole ( ). » La parole apparaît ainsi comme un élément caractéristique de la nature humaine en permettant en même temps la manifestation extérieure, c’est-à-dire son existence. La parole est le fondement de l’existence. Le terme sanskrit Om̐, son primordial, vibration primitive à l’origine, dans la tradition hindouiste, de la constitution de l’univers et source de toute existence, en est une belle image.


La parole conditionne ainsi la relation de l’être au monde et permet son existence, son apparition, son surgissement. Néanmoins, la maladie, la souffrance, le handicap, sont autant de phénomènes qui viennent bouleverser la capacité de l’homme dans son usage de la parole à travers le langage, bouleversant son rapport au monde, aux autres et à lui-même. L’évolution de la maladie jusqu’à l’installation progressive du processus du mourir va progressivement placer l’homme dans un état de rupture vis-à-vis du monde des vivants, l’installant dans un silence irréversible, accéléré et prolongé par la mise en place d’une sédation. Comment analyser le fait de « réduire l’autre au silence », comme le dirait l’expression populaire ? Le terme de réduire étant, ici, important. La sédation, par ce silence imposé, n’expose-t-elle pas à un risque de négation de l’existence d’autrui ? Le terme même de sédation peut illustrer ce risque d’objectivation lorsqu’on sait qu’il est issu de sedeo, sedere en latin, ayant le sens de calmer, apaiser, destiné à des objets soulevés par l’agitation de la tempête ( ). « Lorsque, placé en face d’un homme qui est mon Tu, je lui dis le mot fondamental Je-Tu, il n’est plus une chose entre les choses, il ne se compose pas de choses ( ). » Dans Je et tu, Buber révèle l’importance de la parole adressée dans la constitution de l’être en tant que personne. Le langage fonde l’existence. Comme le souligne Bachelard dans la préface de l’œuvre de Buber : « le moi s’éveille par la grâce du toi ( ). » C’est dans ce dialogue entre mon Je et le Tu d’autrui, dans la relation qui en est issue, que se constitue l’existence d’autrui comme la mienne. Sans cet échange, il n’y a pas de fondement à l’existence humaine, et Je comme Tu resteront cantonnés au domaine des choses que Buber nomme le monde du Cela. C’est à travers le je adressé à autrui que je prends conscience du moi en tant que sujet pensant, isolé du domaine des objets. C’est cette prise de conscience de ma subjectivité qui me distingue justement de l’objet au sein du monde. « Dans la subjectivité mûrit la substance spirituelle de la personne ( ). » Cette relation s’établit entre une conscience qui parle à une autre conscience à qui la parole est adressée, comme cela est soulignée dans la préface de l’œuvre de Buber ( ). Est-ce à dire que lorsque cette relation, établie par la parole entre deux consciences fondant l’existence de chacune d’elle, n’est plus possible, l’existence n’est plus ? La personne disparaît-elle au profit de l’objet parmi les objets ? Qu’arrive-t-il alors ? « Ce qui se produit est un tête-à-tête avec soi-même qui ne peut être une relation, ni une présence, ni une réciprocité féconde, mais une simple division interne ( ). » Face à l’impossibilité de relation, l’homme s’isole, ne pouvant exister en tant que tel, il n’est plus en lien qu’avec lui-même et le monde des objets, il perd pied. Ce clivage n’est-il pas celui qui peut conduire à la folie ? Ce malaise peut en tous cas probablement expliquer le mal-être émanant du soignant dans l’incapacité de créer cette relation à autrui.


Comment dépasser ce qui semblerait une impasse ? Buber trouve ici la réponse dans le développement d’un lien transcendant à une divinité. Cette réponse ne nous paraît pas pouvoir être proposé au monde laïcisé des soignants. Pourrait-on alors envisager une proposition du « faire comme si » ? Faire comme si le patient était toujours conscient, continuer de lui adresser une parole, qui, si elle n’est pas entendue, permettra toujours de le considérer en tant que personne. C’est probablement ce que choisi de faire le Robinson Crusoé moderne du film Seul au monde en personnifiant son ballon Wilson ( ) pour éviter de sombrer dans la folie. Cela suffit-il et surtout cela ne s’épuise-t-il pas ? « L’homme […] en vient toujours à découvrir la fausseté trompeuse de cette interprétation. Il est là au bord de la vie. Un espoir s’était réfugié dans une apparence d’accomplissement ; à présent il tâtonne dans les labyrinthes où il s’enfonce de plus en plus ( ). » L’homme a beau se bercer d’illusions, se faire croire que de cette façon il maintient la relation et les dimensions existentielles du lien qui l’unit à autrui, il finit par se rendre à l’évidence. Cette prise de conscience le fait vaciller dans son humanité. Il ne sait comment rétablir ce lien qui permettait l’existence de chacun et se trouve dans un climat de non-sens responsable d’un glissement dans les abîmes de l’angoisse. En privant autrui de la parole, malgré toutes nos attentions bienveillantes, il est nécessairement un instant où nous appréhendons le fait que nous le privons d’une dimension de son existence. Et si « exister, c’est se tenir et être tenu hors du néant ( ) », la sédation nous y plongerait-elle ? N’est-ce pas ce goût du néant qui amène ce sentiment de non-sens souvent évoqué par les soignants ? « Ce temps ne sert à rien. » Comment alors réinventer la relation de soin pour remédier à cette difficulté de l’existence ?

Le silence comme entrave à la relation ?
La relation de soins est souvent illustrée par l’œuvre de Ricoeur Soi-même comme un autre. Ricoeur décrit la relation à autrui comme s’appuyant sur la notion de sollicitude ( ). La sollicitude s’inscrit dans un mouvement vers autrui dans l’établissement d’un lien basé sur une « spontanéité bienveillante ( ) » recherchant à cultiver l’estime réciproque. Si la relation initiale à autrui s’envisage par une dissymétrie, l’autre souffrant m’assignant à la relation par l’engagement de ma responsabilité, la sollicitude est basée sur « l’échange entre donner et recevoir ( ). » Par sa reconnaissance, autrui participe à construire l’estime de soi et la considération de ses bonnes actions. Cet échange dialogal participe à me conférer un sentiment d’accomplissement. Dans cet échange, mon regard, ma présence, participe à éviter le regard de pitié qui me conduirait à cantonner autrui à sa vulnérabilité d’être souffrant, alors même que c’est sa présence, sa rencontre, qui me permet de me constituer en tant que moi. Me constituant, cette relation permet également de redonner à autrui sa place de vivant parmi les vivants. Cet échange se poursuit jusque dans les derniers instants : « C’est peut-être à l’épreuve suprême de la sollicitude, que l’inégalité de puissance vienne à être compensée par une authentique réciprocité dans l’échange, laquelle, à l’heure de l’agonie, se réfugie dans le murmure partagé des voix ou l’étreinte débile de mains qui se serrent ( ). » Mais ici, jusque dans les dernières heures, il persiste quelque chose d’autrui, un regard, un murmure, une étreinte qui, malgré la faiblesse qui l’envahit progressivement, permet le maintien d’une forme de présence dans sa plus grande vulnérabilité, participant à maintenir ce lien dialogal et l’exercice de ma sollicitude. Mais, lorsque ce regard, ce murmure, cette étreinte sont rendus impossibles, comment maintenir la relation ? Si cette phase d’altération de la vigilance modifiant ma présence au monde est une phase nécessaire de la fin de vie – l’agonie – elle reste une phase de courte durée, quelques heures, précédée parfois d’une phase de conscience fluctuante plus longue – phase pré-agonique – encourageant soignants comme proches à un maintien du lien par une stimulation douce recherchant la présence d’autrui dans ses plus fines et brèves manifestations. La modification durable de l’état de conscience s’installant de façon imprévisible et incertaine, conduit à maintenir cette attention vers l’émergence de la présence de l’autre. Il en est de même lors de certaines situations de coma prolongé et d’autres altérations neurologiques où le soignant reste en quête de l’émergence du moindre signe de la présence d’autrui. La sédation, prolonge artificiellement cette période et surtout l’instaure de façon décisionnellement irréversible. Qu’en résulte-t-il ? Probablement un sentiment d’inutilité vis-à-vis des tentatives vaines de maintien de la communication, là où la phase pré-agonique entretenait la surprise face à l’émergence inattendue des signes de la présence d’autrui : tout à coup, ce patient a ouvert un œil à l’écoute de ma voix, celui-ci a esquissé un sourire, ou encore celui-là m’a repoussé lors du soin que j’allais réaliser. Cette présence que le soignant n’attendait pas, crée et recrée la rencontre maintenant le lien de sollicitude. La sédation, plutôt que d’entretenir ce sentiment d’estime de soi par la reconnaissance créée dans l’échange, ne fait-elle pas naître un sentiment d’absurdité et ne contribue-t-elle pas à une considération d’inutilité ?


Pourtant, c’est bien le silence qui marque dans nos existences les moments d’une particulière importance. « Car les paroles passent entre les hommes, mais le silence, s’il a eu un moment l’occasion d’être actif, ne s’efface jamais, et la vie véritable, et la seule qui laisse quelque trace, n’est faite que de silence ( ). » Comme le souligne Maeterlinck, le silence est bien souvent celui qui nous permet l’accès à « la vie véritable », et c’est bien souvent dans « le malheur que le Silence nous embrasse ( ). » Quel plus grand malheur que celle de la mort d’un être ? Le silence a ici la puissance de nous plonger dans les profondeurs de l’apocalypse, qu’elles soient celles des profondeurs labyrinthiques décrites par Buber, ou au contraire celle de l’άποκάλυψις grecque, celle qui dévoile, révèle participant à nous révéler notre nature humaine, ontologiquement mortelle, mais révélant également ce lien unique entre tous les êtres humains, cette communauté de nature teintée de mystère, révélation profonde de cette égalité entre les hommes. Et quelle plus grande égalité que celle d’un être devant la mort ? Le soignant, placé devant ce témoignage de l’humanité dans sa plus grande fragilité se trouve changé, bouleversé. C’est aussi à lui-même qu’il se révèle, gardien de ce lien unique qui l’unit encore à cet autre qui se meurt, gardien de cette part d’humanité, qui, si elle ne peut être entretenue par la sollicitude, se révèle encore par cette prise de conscience ontologique.

Conclusion

Si la sédation peut apparaître dans bien des situations comme une perspective d’apaisement, elle peut également être source d’un bouleversement dans la relation qui s’établit entre un soignant et son patient. Par le silence qu’elle impose et la rupture qu’elle induit dans le quotidien des soignants, la sédation ne doit jamais être considérée comme un acte banal. Le silence, inhabituel, étrange, insolite vient toujours bouleverser un quotidien bruyant, et même s’il est recherché, de façon prolongée sa présence peut vite devenir pesante, assourdissante. Par la sédation, ce silence prolongé vient probablement révéler au soignant ce qu’il tentait d’oublier. Prise de conscience d’une négation d’une part de l’existence du patient, place vide laissée aux questionnements existentiels grandissant, et bouleversement de la relation de soins entravant la sollicitude : le silence se place comme un parfait ébranlement pour le soignant, pouvant le conduire à une véritable perte du sens du soin. Mais le silence est aussi révélation, révélation de ce lien qui unit l’homme à ces semblables et à un profond sentiment d’humanité.


Face à ce sentiment d’absurdité vécu dans la confrontation au silence en fin de vie, quelle piste de résolution alors ? Peut-être celle de la nécessité d’une ouverture à la réflexivité. Mais, il faut peut-être également envisager qu’il puisse être des fins de vie qui ne seront ni calmes ni silencieuses que les injonctions d’apaisement inconditionnel de la souffrance ne sont pas choses humaines, et qu’il est nécessaire d’abandonner nos illusions de maîtrise face au mystère de l’être et de l’existence. Si la sédation est utile est-elle toujours nécessaire ? Laissons-donc à Mehdi la possibilité de nous dire non tout en restant à son chevet pour l’écouter…



Notes :


(1) Loi n° 2016-87 du 2 février 2016, Art. L. 1110-5-2.
(2) Ernout A. et Meillet A., Dictionnaire étymologique de la langue latine, retirage de la 4° édition, Klincksieck, 2020, p. 625.
(3) Id., p. 673.
(4) Le Breton D., Du silence, Paris, Éditions Métailié, 2015, p. 14.
(5) Id., p. 150.
(6) Ibid., p. 150.
(7) Loi n°2016-87 du 2 février 2016 dite Claeys-Leonetti, art. L. 1110-5-2.
(8) Heidegger M., Être et Temps, Paris, Éditions Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1986 [1976], p. 59.
(9) Id., p. 59.
(10) Le Breton D., Du silence, op.cit., p. 25.
(11) Id., p. 25-26.
(12) Ibid., p. 25.
(13) Maeterlinck M., Le silence, Rennes, Éditions La Part Commune, 2021, p. 11.
(14) Le Breton D., Du silence, op.cit., p. 46.
(15) Id., p. 65.
(16) Heidegger M., Être et Temps, op. cit., p. 60.
(17) Id., p. 177.
(18) Vocabulaire européen des philosophes, Le dictionnaire des intraduisibles, Paris, Éditions du Seuil, 2019, p. 402.
(19) Heidegger M., Être et Temps, op. cit., p. 207.
(20) Id., p. 178.
(21) Ibid., p. 188.
(22) Ibid., p. 177.
(23) Ernout A. et Meillet A., Dictionnaire étymologique de la langue latine, Histoire des mots, p. 609-610.
(24) Buber M., Je et tu, Roubaix, Aubier, 2012, p. 41.
(25) Id., p. 26.
(26) Ibid., p. 98.
(27) Ibid., p. 16.
(28) Ibid, p. 104.
(29) Zemeckis R., Cast away trad. Seul au monde, 2000.
(30) Buber M., Je et tu, op. cit., p. 104.
(31) Maritain, Sept leçons sur l’être, in Vocabulaire européen des philosophes, Le dictionnaire des intraduisibles, op. cit., p. 402.
(32) Ricoeur P., Soi-même comme un autre, Lonrai, Éditions du Seuil, 1990, p. 211.
(33) Id., p. 211.
(34) Ibid., p. 220.
(35) Ibid., p. 223.
(36) Maeterlinck M., Le silence, op. cit., p. 13-14.
(37) Id., p. 17.


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news-4320 Mon, 03 Oct 2022 18:02:42 +0200 Le dernier livre de Véronique Lefebvre des Noëttes vient de paraître https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-dernier-livre-de-veronique-lefebvre-des-noettes-vient-de-paraitre La force de la caresse
Prendre soin des plus fragiles avec le coeur, aux Editions du Rocher.



Quoi de pire qu'une vie sans contact, sans douceur et sans caresse ? Dans le monde du soin, on confond trop souvent l'efficacité avec une froideur impersonnelle. Pourtant, une main qui se pose sur notre bras peut apaiser bien des chagrins, des douleurs et des souffrances.
Mais d'où vient le pouvoir de ce geste ancestral, la caresse ? Que pensent les philosophes du rôle du toucher dans notre rapport à l'autre ? Que disent les scientifiques de son effet sur notre santé physique et mentale ? Comment garder sa place à la tendresse dans l'accompagnement des plus fragiles, dans une empathie pleine de respect ?
Le docteur Véronique Lefebvre des Noëttes, qui travaille auprès des personnes âgées, en fait l'expérience tous les jours. Elle nous invite ici à redécouvrir le sens du toucher. Et à réinscrire, par la caresse, de l'humain au coeur des soins.


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news-4318 Mon, 03 Oct 2022 17:09:44 +0200 Evidence Based Medecine et utilitarisme : un modèle efficace et simpliste comme unique boussole pour la médecine ? https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/evidence-based-medecine-et-utilitarisme-un-modele-efficace-et-simpliste-comme-unique-boussole-pour-la-medecine  

Par Charles MIDOL

 

 

Charles MIDOL est médecin interniste et vient de finir son internat au CHU de Lille. Il étudie actuellement la théologie à l’Université pontificale grégorienne à Rome.

 

Article référencé comme suit :

Midol, C. (2022) « Evidence Based Medecine et utilitarisme : un modèle efficace et simpliste comme unique boussole pour la médecine ? » in Ethique. La vie en question, octobre 2022.

 

 

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

 

L’Evidence based medicine (EBM) prend son essor dans les pays anglo-saxons à partir des années 1980 pour faire face au nombre croissant des publications médicales (1). Le clinicien souhaitant s’appuyer sur les données de la science afin de prodiguer les soins les plus adaptés à ses patients n’a matériellement plus le temps de consulter toutes les études disponibles dans son secteur d’activité. D’un point de vue méthodologique, toutes ne se valent pas et il est nécessaire d’opérer un certain tri afin de sélectionner les essais assurant avec le plus de certitude la fiabilité de traitements concurrents… Il s’agit donc de combiner le meilleur du donné scientifique avec l’expérience du clinicien afin d’apporter le traitement adéquat. David Sackett, un des pères de l’EBM, définit cette médecine fondée sur les preuves comme « un usage consciencieux, explicite et judicieux des meilleures preuves actuelles dans la prise de décision dans les soins donnés à un patient individuel (2) ».

Une méthodologie propre se constitue, elle permet d’une part de hiérarchiser les données de la littérature selon leur niveau de preuve et d’autre part d’élaborer des recommandations pour la pratique clinique, lignes de conduite concrètes pour la décision thérapeutique. Il est nécessaire d’accorder plus d’importance à l’étude possédant la méthodologie jugée la plus rigoureuse, afin d’assurer qu’une expérience thérapeutique insuffisamment formalisée ne puisse faire émerger un résultat faussement positif. Le respect des standards méthodologiques dans la réalisation d’un essai, l’utilisation des méthodes statistiques les plus adaptées permettent de limiter la subjectivité de l’investigateur, source d’erreur… L’essai clinique randomisé en double aveugle possède le plus haut niveau de preuve, le cas clinique ou l’avis de l’expert, le plus mauvais, et sont donc insuffisants pour guider à eux seuls l’élaboration des recommandations de bonne pratique (3).

Ce modèle conquiert peu à peu l’enseignement de la médecine. En témoignent la place croissante de la LCA (lecture critique d’articles) dans les études médicales ou l’invitation pressante à se doter d’un master de statistiques. La méthodologie de l’EBM et les statistiques sont devenues indispensables dans la recherche comme dans la pratique médicale. Quelles sont les racines philosophiques de ce nouveau paradigme de la médecine scientifique ? Sur le plan épistémologique, elles sont multiples. Si la structure de l’essai clinique n’est pas sans rappeler la médecine expérimentale de Claude Bernard, elle s’en éloigne tout autant par le rôle central accordé à la preuve statistique. La question de la causalité de l’effet observé et le recours à l’induction statistique la rapprochent de l’empirisme anglais. La théorie des probabilités ébauchée par Jacques Bernoulli et perfectionnée par les statisticiens anglo-saxons de la première moitié du XXe siècle, l’essor des méthodes quantitatives en sociologie et en économie en sont les véritables moteurs. Nous nous intéresserons ici à ses racines éthiques. Son affinité, voire son obsession, pour la quantification ainsi que son lien intime avec l’évaluation médico-économique la situent dans la continuité de l’utilitarisme. À travers les principes de quantification et d’utilité ce modèle apporte de façon tout à fait séduisante, un cadre éthique à l’EBM. Le concept de QALY (4) – lointain descendant de l’espérance mathématique ébauchée par Pascal – l’illustre particulièrement. Le modèle utilitariste est-il alors suffisant pour justifier le bien-fondé éthique de la médecine fondée sur les preuves ? Est-il adapté pour rendre compte des motivations profondes de la pratique soignante ? Ne cacherait-il pas une indigente définition de la personne humaine ?

 

Le principe d’utilité selon Bentham

Bentham introduit une rupture avec les morales principalistes de son époque. Alors que Kant s’évertue à fonder métaphysiquement une morale basée sur le devoir, Bentham élabore un système éthique d’une radicale nouveauté où la justification philosophique de l’action semble contingente face à un principe volontairement réducteur : l’utilité. Avec détermination, il tourne le regard du moraliste non pas vers le but ou la justification de l’action mais vers ses conséquences, qu’il regroupe sous le terme d’utilité (utility) : « par utilité est entendue cette propriété présente en tout objet et par laquelle il tend à produire un bénéfice, un avantage, un plaisir, un bien ou un bonheur […] ou (ce qui correspond au même) d’empêcher la survenue d’un désavantage, d’une douleur, d’un mal ou d’une détresse (5) ». La justesse ou la moralité d’une action ne se trouve alors plus dans sa maxime mais dans les conséquences qu’elle portera. Un acte apportant un bénéfice ou un plaisir est un acte juste. L’analyse éthique se dégage des conditions a priori pour se focaliser sur le bénéfice attendu. L’utilité est le principe central, l’étalon or de la morale : « ce principe qui approuve ou désapprouve chaque action quelle qu’elle soit (6) » accède ainsi à l’universalité. Les concepts de bien ou de mal, incapables d’appréhender correctement l’utilité de l’action, se trouvent relégués au deuxième plan. Bien plus, ils ne peuvent prétendre à aucune valeur régulatrice, car l’utilité prend le rôle – pour autant que cela soit possible – d’un principe absolu : « le principe d’utilité ne requiert ni n’admet d’autre principe régulateur que lui-même (7) ».

Toutefois, le principe d’utilité n’abandonne pas l’individu à la recherche de son seul bonheur : il s’agit plutôt d’une appréhension intuitive de ce qui apportera un plaisir ou un bien à la fois à l’agent et à la communauté. L’élément fondamental qui différencie l’utilitarisme de l’autocratie est l’intégration de la communauté dans l’agir éthique. La pensée de la globalité ne repose alors plus sur l’universalisabilité du motif de l’action mais sur son bénéfice concret à l’échelle de la communauté. Est utile ce qui apporte le plus grand bien au plus grand nombre. Bentham introduit un paramètre dans la démarche éthique qui est strictement étranger au déontologisme, l’idée de quantification. Celle-ci assurera la comparabilité des différentes possibilités et permettra donc de hiérarchiser les options selon l’utilité attendue (8). Dans ce modèle arithmétique, où utilité est synonyme de moralité, l’intérêt public n’est que la somme des intérêts particuliers : « Qu’est-ce qu’alors l’intérêt de la communauté ? La somme des intérêts des différents membres qui la composent (9) ». L’utilitarisme de Bentham semble apporter une adéquate réponse à la question soulevée par les limites du déontologisme : comment quantifier la moralité d’une action ? L’utilité serait alors une valeur mesurable, reproductible et donc comparable.

Il est particulièrement facile d’étendre le concept d’utilité au domaine de la médecine. Étant entendu que « la santé est l’absence de maladies, et par conséquent de toutes les formes de douleurs qui comptent au nombre des symptômes de la maladie (10) » il apparaît aisé de transposer cette morale quantitative à l’homme malade et aux essais thérapeutiques. Un traitement utile sera un bon traitement dans la mesure où il est capable de soulager une douleur ou d’exercer un bénéfice (et donc une utilité) sur les symptômes de la maladie. L’utilité attendue d’un traitement ne se mesure alors pas uniquement à l’échelle de l’individu mais de la société. La capacité de travail de l’agent, et donc sa propension à être utile à la société, est dépendante de sa bonne santé (11).

 

Mill et l’approche populationnelle

Précisant la doctrine de Bentham, Mill conserve les principe d’utilité et du plus grand bonheur en y apportant deux compléments : à la notion de quantité d’un plaisir il ajoute celle de qualité (12) et formalise l’approche populationnelle. L’utilité reste la « pierre de touche de la moralité (13) » et l’utilitarisme une philosophie selon laquelle « les actions sont bonnes [right] ou sont mauvaises [wrong] dans la mesure où elles tendent à accroître le bonheur, ou à produire le contraire du bonheur (14) ». Cependant, se dégage une notion extrêmement fructueuse qui distinguera le bien ou le bonheur propre à l’individu et celui qui procurera un bénéfice à la communauté. L’expédient [expedient] n’apporte un avantage qu’à l’agent et donc une valeur morale limitée, l’utile [useful] désigne un bénéfice et donc un bien pour l’ensemble de la communauté (15). Mill introduit ainsi une nuance importante dans l’approche éthique : le bien de l’individu et la communauté peuvent se recouper mais l’un l’emporte sur l’autre. Cette priorité de la communauté sur l’individu vient pondérer le bénéfice escompté. Un bénéfice apporté à une population aura plus de valeur que le même bénéfice accordé au seul individu. L’arithmétique du bonheur ou de l’utilité ne se limite plus au sujet mais s’étend à la communauté. Il est ainsi permis de calculer le bénéfice populationnel comme la somme des bénéfices individuels et de considérer a retro le bénéfice individuel comme la moyenne arithmétique du bénéfice communautaire. L’idéal ainsi atteint « n’est pas le plus grand bonheur de l’agent lui-même mais la plus grande somme de bonheur totalisé [altogether] (16) ». La moralité de l’acte est alors corrélée au bénéfice attendu à l’échelle de la population.

Comment articuler la définition utilitariste de la moralité avec le concept de devoir, qui persiste malgré le renversement opéré par Bentham puis par Mill ? Il semblerait que celui-ci s’applique a posteriori, exerçant au besoin une censure sur la décision prise, sans consister en un critérium indispensable de moralité : « nos actes, dans la proportion de quatre-vingt-dix-neuf sur cent, sont accomplis pour d’autres motifs [que le devoir], et, tout de même sont des actes moraux si la règle du devoir ne les condamne pas (17) ». Le devoir n’est alors plus le prérequis indispensable à l’acte éthique mais vient couronner une action ou au contraire en freiner le développement. Si l’utilitarisme ne renonce pas complétement à une vision déontologique de l’action il vient consacrer la suprématie de la fin sur le motif ou la maxime. Cette souplesse de l’utilitarisme convient parfaitement à la recherche où il s’agit avant tout de maximiser un bénéfice tout en limitant les dérives éthiques. Dans ce sens, le concept de maximisation rapproche la démarche éthique de celle des statistiques en cherchant à mesurer l’effet du bénéfice à l’échelle de la population.

Mill expose avec justesse une notion indispensable à l’approche populationnelle et donc à l’appréhension de l’EBM et des essais cliniques. Il s’agit de la comparabilité des individus qu’il déduit du concept d’impartialité, selon lequel « chacun doit compter pour un, personne pour plus d’un (18) ». Le principe est clair : pour conduire à l’idée de plus grand bonheur, il est nécessaire que les individus puissent être considérés comme des unités strictement égales. Cette égalité sur le plan moral a pour corollaire une égalité statistique permettant la sommation (on ne peut additionner que des chiffres possédant la même unité), la comparabilité statistique (un événement favorable est comptabilisé comme tel, indépendamment du sujet qu’il concerne) mais aussi une moyenne du bien qui se définit alors par le quotient du bien total par le nombre d’individus. La notion de comparabilité statistique est indispensable à la compréhension de l’approche populationnelle en médecine ; le droit au bonheur comme celui du bénéfice d’un traitement ou le risque de contracter une maladie sont une chance ou un aléa équitablement réparti entres les sujets. La prétention naturelle à une issue favorable n’est pas un droit de l’individu en tant que tel mais du fait de sa participation à la société. La mesure des droits individuels est un quotient entre une quantité de bonheur collective et le nombre de sujets composant la communauté.

 

Utilitarisme et EBM

La philosophie utilitariste colle à l’EBM comme un gant s’ajusterait à une main. Le rôle central de la quantification et l’approche populationnelle sont au cœur de ce nouveau mode d’élaboration de la connaissance pratique. Le concept d’utilité est aussi bien au service de la mesure de l’effet attendu que la justification éthique de l’essai. L’application d’un modèle utilitariste à l’EBM permet d’y discerner quelques principes fondamentaux.

La comparabilité statistique des individus. Élément indispensable de la méthodologie statistique, la comparabilité des individus est un axiome de l’approche utilitariste. Tous les individus se valent, non pas au nom d’une égale dignité mais en raison d’une égale participation à la communauté. L’individu se définit avant tout comme unité de base de la population et ne prend de sens que relativement au tout. L’originalité de l’utilitarisme est de faire coïncider une égalité de droit avec une égalité de mesure plaçant au même niveau l’individu d’un point de vue éthique et statistique.

L’approche populationnelle du bénéfice. À l’échelle de la population, bénéfice devient synonyme d’effet et par mouvement inverse, l’effet observé par la loi des grands nombres se communique comme bénéfice à l’individu. Le bénéfice d’un antihypertenseur sur une population donnée – défini comme la plus faible probabilité d’un événement cardiovasculaire par rapport à une population non traitée – s’applique par un mouvement de va-et-vient à chaque individu qui viendra à bénéficier du traitement. L’utile étant supérieur à l’expédient, il apporte éthiquement plus de procurer un bénéfice à l’ensemble plutôt qu’au sujet isolé.

L’effet est condition de moralité. Des précédents principes découlent un automatisme décisionnel. Puisque tous les individus des populations sont comparables, puisque qu’un bénéfice a été prouvé à l’échelle de la population et puisque le bénéfice et donc l’utilité est le principe qui approuve l’action quelle qu’elle soit¸ il est éthiquement nécessaire de le faire profiter du traitement.

Quantité et qualité. Comment prouver un effet à l’échelle de la population ? L’utilité est quantifiée à travers un événement mesurable (un décès, un infarctus, un accident vasculaire cérébral) qui se révèle plus ou moins fréquent (plus s’il est bénéfique, moins s’il est préjudiciable) que dans la population témoin. A l’échelle de l’individu il s’agit d’une variable qualitative (survenue ou non de l’événement) à l’échelle de la population d’une proportion et donc d’une variable quantitative. Le glissement de la qualité à la quantité est permis par l’approche populationnelle, notons cependant que le processus inverse n’est pas aussi simple. Le passage de l’individu à la population est épistémologiquement et éthiquement facile à appréhender grâce à l’utilitarisme alors que l’inverse est plus délicat. Il est nécessaire d’écarter l’absence de restriction logique (l’individu auquel j’applique l’approche probabiliste doit pouvoir théoriquement appartenir à la population sur laquelle l’étude a été menée) et de justifier la moralité de l’action entreprise (le clinicien doit être intimement convaincu de l’importance du traitement dans ce cas particulier). Sur ce point, la philosophie de l’utilité ne nous éclaire que partiellement.

Un nouveau mode d’agir. L’EBM souhaite écarter du clinicien les catégories empiriques que sont l’expérience et l’intuition en proposant un agir standardisé dont il ne reste plus qu’à vérifier les conditions d’application. Il devient donc de plus en plus difficile de différencier la décision scientifiquement juste (guidée par les preuves scientifiques) de l’agir éthiquement juste puisque ces deux catégories se regroupent sous une seule, celle de l’utilité. Dans le cas d’un essai thérapeutique c’est le bénéfice sur la population étudiée et la projection sur la population réelle qui justifie le risque encouru par le patient. La quantification du plus grand bien pour le plus grand nombre devient donc la mesure du juste et de l’injuste...

 

Espérance mathématique et QALY

L’utilitarisme comme l’EBM accordent une place de choix à la quantification. Répondant à un déontologisme jugé trop restrictif, la philosophie de l’utilité introduit un concept neuf, celui de comparabilité des actions. Le bien objectif apporté par une action (l’effet sur la santé d’un médicament pour soigner l’hypertension, mesuré comme une plus faible probabilité de présenter une maladie cardio-vasculaire) est pondéré par le bien réel apporté à l’échelle de la population. Cette valeur du bénéfice estimée par la modélisation statistique devient valeur du bien et critère d’éthicité lorsqu’elle s’applique à la décision. Les comparaisons de l’effet de différents médicaments sur la santé de la population sont ainsi permises : le meilleur traitement sera celui dont l’utilité est la plus grande.

Le concept d’espérance mathématique naît dans une lettre de Pascal à Fermat datée du 29 juillet 1654 (19). Le premier adresse au second une nouvelle réponse à un problème mathématique qui agitait les mathématiciens depuis le XVIe siècle (20), le problème des partis. La question posée est la suivante : deux joueurs sont engagés dans un jeu de hasard pour lequel ils ont misé la même somme mais ils doivent interrompre la partie (21). Quelle somme revient à chacun en fonction des manches déjà remportées et comment calculer cette somme pour n’importe quel nombre de manches ? À cette question posée par le Chevalier de Méré, Pascal répond en introduisant dans la pensée mathématique, une géométrie du hasard, autrement dit, il fait émerger l’idée d’un calcul des chances à travers la notion d’espérance mathématique. Le génie de Pascal est d’associer à un gain la probabilité de l’obtenir. C’est la définition de l’espérance mathématique : moyenne pondérée des valeurs que peut prendre une variable donnée. Pour passer des fractions qu’utilise Pascal à une probabilité au sens actuel du terme manquent deux références : l’approche populationnelle et la théorie des grands nombres. La première est fournie par les théories utilitaristes et portera l’idée de comparabilité statistique des événements et des individus. La seconde permettra de faire coïncider – sur le plan pratique et épistémologique – probabilité (calculée) et fréquence (observée). Pascal ne recourt pas encore à la généralisation de la géométrie du hasard et se limite à ses aspects techniques : il s’agit d’une question posée dans un cadre spécifique amenant à une théorie mathématique et non pas de l’utilisation d’une théorie générale des probabilités dans un cas particulier.

Le concept de QALY (quality-adjusted life year, année de vie pondérée par la qualité) est un exemple concret d’utilisation de l’espérance mathématique dans l’analyse médico-économique. Une année en bonne santé correspond à un QALY d’un, le décès à la valeur zéro, entre zéro et un sont quantifiées des interventions thérapeutiques (un traitement médicamenteux ou une opération chirurgicale) qui prolongeront l’espérance de vie mais avec une qualité de vie moindre, le handicap qui altère l’existence est alors estimé par un coefficient situé entre zéro et un. Un tel procédé peut étonner en France mais reste un des fondements de l’analyse médico-économique au Royaume-Uni où la capitation (l’allocation d’une somme d’argent par patient et par maladie) est la règle. Il permet alors de comparer diverses interventions thérapeutiques et d’optimiser le rendement de chaque technique : faut-il proposer une chimiothérapie ou une intervention chirurgicale à un patient atteint d’un cancer du pancréas ? Pour répondre à cette question, les QALY quantifient non seulement le gain d’espérance de vie offert mais aussi sa pondération par un coefficient reflétant le confort de vie restant en fonction de l’alternative thérapeutique. La valeur du QALY joue un rôle majeur dans la politique de santé et l’accès au remboursement puisqu’elle incitera les pouvoirs publics à rembourser uniquement l’alternative possédant la valeur la plus élevée.

Quelles vies faut-il sauver ? Quelle est la valeur d’une vie ? Telles sont les questions soulevées par Richard Zeckhauser et Donald Shepard, économistes de la santé, pour définir le concept de QALY en 1976 (22). Ainsi formulée la question paraît choquante. D’autant plus que la notion de valeur fait explicitement référence à une valeur monétaire. Dans l’esprit des auteurs, il s’agit plutôt d’optimiser le coût des soins médicaux dans un contexte d’inflation des dépenses de santé. Les ressources allouées à la santé étant limitées, comment distribuer de la façon la plus équitable les moyens disponibles ? Cette question fait la part belle au principe de justice dans sa définition anglo-saxonne. Il ne s’agit pas d’une référence à un principe extérieur de justice mais plutôt à un principe d’équité ou de proportionnalité des dépenses entre les individus. Une fois de plus l’approche populationnelle l’emporte sur la vision individuelle, le coût des soins auxquels peut prétendre un citoyen n’est que le quotient de la dotation de santé par le nombre d’individus. Cette approche est pourtant loin de faire l’unanimité. Dès 1987, John Harris en dénonce les limites : une vie humaine ne peut être quantifiée (23). Ce rappel de la valeur intrinsèque de la vie montre à quel point l’analyse médico-économique a pu occulter les préoccupations soignantes de la médecine… Pour le médecin comme pour les pouvoirs publics « la priorité est de sauver le plus grand nombre de vies possibles et non pas le plus grand nombre d’années de vie (24) ». Par ailleurs, Harris reproche aux QALY d’être bâtis sur une fausse vérité selon laquelle « s’il lui en était laissé le choix, une personne préférait une vie courte en bonne santé à une longue période de survie dans un état d’inconfort grave (25) ». Cette critique met le doigt sur une ambiguïté majeure dans l’approche utilitariste de la médecine. Le primat de la vie en bonne santé sur une vie considérée comme diminuée ne repose pas sur un choix individuel mais sur un argument d’utilité sociale. Une personne saine est beaucoup plus profitable à la société qu’une personne malade et limitée dans sa capacité de participation. Un recul est nécessaire pour distinguer l’option la plus favorable pour l’individu et pas uniquement pour la communauté (26) …

 

Number neaded to treat

Un autre outil est utilisé par les études cliniques pour mesurer l’impact d’un traitement sur une population. Le number neaded to treat ou nombre de sujets à traiter se définit par le nombre de patients à traiter pour éviter la survenue d’une maladie ou d’une complication. Ainsi, dans l’étude HOPE-3, le nombre de patients à traiter par rosuvastatine pour éviter la survenue d’un événement cardiovasculaire est estimé à quatre-vingt-onze (27), autrement dit, en prescrivant ce traitement à quatre-vingt-onze patients, le clinicien peut espérer éviter une complication cardiovasculaire chez l’un d’entre eux. Plus ce nombre est élevé moins la thérapeutique sera considérée comme efficace. Du point de vue des probabilités, il s’agit de l’inverse de la différence de risque entre la population non traitée et la population traitée. Concrètement, cet outil offre un utile reflet de l’impact thérapeutique et aide le clinicien à juger du bénéfice attendu suite à sa prescription. Une différence de risque de cinq pourcent par an semble peu parlante, elle correspond cependant à un nombre de sujets à traiter de vingt pour éviter un événement. Le raisonnement sera le même pour exprimer le bénéfice d’une vaccination à grande échelle : combien de personnes faut-il traiter pour éviter un décès ? Pour Rose, qui popularise ce concept dès 1981, cette mesure illustre le paradoxe de la prévention : « une mesure qui apporte de grands bénéfices à la communauté offre peu à chaque individu participant (28) ». Ce paradoxe exprime une véritable difficulté de l’approche populationnelle à exprimer un bénéfice individuel. Clinicien et patients peinent à apercevoir l’effet réel d’un traitement et la conviction dans l’approche communautaire du bénéfice reste indispensable. Il est intéressant de noter que cette démarche de quantification constitue un des seuls exemples d’utilisation à rebours de l’approche utilitariste du bénéfice : étant connu ce qui est espéré pour la population, qu’attend-on pour un individu donné ? Une telle démarche repose une fois de plus les principes de comparabilité statistiques des unités composant la communauté et sur la loi des grands nombres qui assurent in fine l’adéquation de l’observé au prévisible.

 

Une résistance à l’uniformité statistique ?

Il apparaît difficile au clinicien que nous sommes de réduire le cadre éthique de la pratique médicale, même basée sur les preuves, à un utilitarisme. La spontanéité de la démarche soignante ne se fonde-t-elle pas sur un aspect complètement ignoré par cette philosophie (29), la singularité du malade ? Dans quelle mesure les informations extraites d’une cohorte d’individus concernent-elles le patient qui se présente aujourd’hui ? L’utilisation du principe d’induction, permettant la généralisation d’un effet constaté lors d’une étude (les décès d’origine cardio-vasculaires sont moins fréquents chez les patients de la cohorte ayant reçu un traitement hypolipémiant par rapports aux autres) à la population générale (les patients recevant des traitements hypolipémiants décèdent moins fréquemment dans les suites de maladies cardio-vasculaires) n’est limité que par des considérations épistémologiques : la population de l’étude est-elle représentative de la population générale ? N’ai-je pas introduit de biais dans la mesure de l’effet ? Celles-ci sont extérieurement résolues par l’application des critères méthodologiques de l’EBM. Le moment déductif de ce processus (prescrire un hypolipémiant à mon patient le protégera d’un décès d’origine cardiovasculaire) est beaucoup plus difficile à appréhender. La relation causale est partielle (avec une probabilité d’un sur quatre-vingt-onze), complexe (il existe de nombreux autres facteurs que je ne peux prendre exhaustivement en considération) et donc inconstante. La force de l’association est simplement maintenue par le caractère prédictible de la présence de l’effet. L’association quantitative, si utile à l’utilitarisme, est impropre à répondre à la question : ai-je vraiment aidé mon patient ? Si l’utilitarisme permet le passage de la qualité à la quantité, il est incapable de justifier éthiquement celui de l’universel au singulier.

Comme le rappelle Canguilhem, l’irrégularité que présente l’individu à l’échelle statistique, n’est pas un écart ou une exception à une loi qui se dessine à l’échelle de la population mais l’expression d’une originalité intrinsèque et non contrôlable : « l’irrégularité, l’anomalie ne sont pas conçues comme des accidents affectant l’individu mais comme son existence même (30) ». Ce n’est pas l’irrégularité qui est exception à la loi statistique mais la loi qui constitue une simplification dont la réduction de l’individu à l’unité statistique est le prix à payer. À juste titre, Hannah Arendt discerne dans cette obsession statistique un idéal politique¸ le devenir d’un peuple serait enfin compris et prédictible, l’avenir d’un groupe se maîtrise par des variables qu’il suffirait d’ajuster :

« Dans la statistique, le fait est mis en évidence par le nivellement des fluctuations. Dans la réalité, les actions ont de moins en moins de chances de refouler la marée du comportement de masse, les événements perdent de plus en plus leur signification, c’est-à-dire leur pouvoir d’éclairer l’Histoire. L’uniformité statistique n’est en aucun cas un idéal scientifique inoffensif ; c’est l’idéal politique désormais avoué d’une société qui, engloutie dans la routine de la vie quotidienne, accepte la conception scientifique inhérente réellement à son existence (31). »

La résistance à l’uniformité statistique prend plusieurs formes. D’abord dans l’affirmation d’une liberté de l’individu par rapport à la conduite moyenne de la population ; liberté passive d’échappement à loi statistique par une originalité intrinsèque, liberté active de refuser le traitement ou la solution qui apportera le plus grand bien. Les penseurs de l’EBM expriment avec difficulté ce qui fait justement l’individualité du patient à l’origine du caractère personnel de sa décision. Les idiosyncrasies personnelles de Bradford Hill (32), les valeurs ou les préférences (33) – composantes échappant à la modélisation – ne témoignent que confusément de la particularité du malade. Ces expressions traduisent une indigence conceptuelle du système utilitariste. Ne chercherait-il pas à réduire la personne à l’individu ? Le clinicien devrait alors, comme le souligne Emmanuel Housset, rendre à la personne ce qui fait son épaisseur ontologique, la relation :

« La personne n’est donc pas un simple individu puisque l’individu comme catégorie qui s’étend à tous les étants, est ce que l’on ne peut pas diviser et est l’exemplaire d’une espèce. En effet, entre les individus d’une même espèce, il n’y a qu’une différence numérique, c’est-à-dire une différence accidentelle […]. La personne ne se laisse pas comprendre comme un individu qui a conscience de lui-même, parce que son être est d’être justement relation à autre chose que soi : elle ne se définit pas comme un étant car tout son être est de se porter vers le monde (34). »

L’EBM s’est donné pour objectif de faire profiter de la façon la plus large possible du progrès des techniques médicales. L’ambition d’une avancée constante dans la précision et l’efficacité thérapeutique justifie une permanente remise en question de l’état de l’art et de l’évaluation des soins prodigués. L’approche quantitative et utilitariste s’ajuste avec souplesse à nos modèles scientifiques, éthiques et politiques. L’EBM est un outil adapté pour guider le médecin dans la recherche d’un soin aux standards toujours plus élevés. Ses traits les plus saillants sont le recours explicite ou implicite au principe d’utilité – par lequel efficacité et moralité de l’action deviennent synonymes – et sa capacité à appréhender le bénéfice à l’échelle de la population. Une médecine fondée sur les preuves apporte une réponse simple, pratique et efficace à une société en attente des meilleurs soins. Mais l’utilitarisme s’adapte peut-être trop aisément à l’EBM. La grande qualité de la doctrine de l’utile est également son principal défaut : une simplification à outrance par laquelle l’effet estimé devient critère de moralité. Mais comment mesurer ce qui n’a pas de dimension ? Comment juger de la moralité d’une action dont on ne peut modéliser l’effet ? L’utilitarisme, morale provisoire de la recherche clinique et de l’EBM, ne saurait suffire au clinicien. C’est à lui qu’il revient de considérer la personne et non l’individu, en ne réduisant pas le malade à ses caractéristiques mesurables…

 

Notes :

(1) Daly J., « Chercheurs d’or : médecine evidence-based et science de la clinique » in L’émergence de la médecine scientifique, Paris, Éditions Matériologiques, 2012, pp. 181-198.

 (2) Sackett D., « Evidence based medicine: what it is and what it isn’t » in British Medical Journal, 1987, pp. 71-72.

 (3) Haute Autorité de Santé, Niveau de preuve et gradation des recommandations de bonne pratique, Paris, avril 2013. En ligne : https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/201306/etat_des_lieux_niveau_preuve_gradation.pdf [consulté le 07.02.2020]

 (4) Quality-Adjusted Life Year : année de vie pondérée par la qualité.

 (5) Bentham J., An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, Londres, T. Payne and Sons, 1789, I,3.

 (6) Bentham J., An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, op. cit., I, 2.

 (7) Idem, II, 19.

 (8) Idem, I, 6.

 (9) Idem, I, 4.

 (10) Idem, VI, 7.

 (11) Ibidem.

 (12) Mill J., L’utilitarisme, Paris, Flammarion, 1988, trad. Georges Tanesse, p. 51 : « Alors que dans l’estimation de toutes les autres choses, on tient compte de la qualité aussi bien que de la quantité, il serait absurde d’admettre que dans l’estimation des plaisirs on ne doit tenir compte que de la quantité. »

 (13) Idem, p. 78.

 (14) Idem, pp. 48-49.

 (15) Idem, pp. 75-76.

 (16) Idem, p. 57.

 (17) Idem, p. 68.

 (18) Idem, p.153.

 (19) Pascal B., « Lettre de Pascal à Fermat du 29 juillet 1654 » in Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1972, pp. 43-46. 

 (20) Trotignon N., Pascal, Fermat, et la géométrie du hasard, Mémoire sous la direction d’Évelyne Barbin, IUFM de Créteil, 1998, p. 2. https://arxiv.org/pdf/1309.2824.pdf

 (21) « Voici à peu près comment je fais pour savoir la valeur de chacune des parties, quand deux joueurs jouent, par exemple en trois parties, et chacun a mis trente-deux pistoles au jeu » in Pascal B., « Lettre de Pascal à Fermat du 29 juillet 1654 », op. cit., p. 43.

 (22) Zeckhauser R. et Shepard D., « Where now for saving lives? » in Law and Contemporary Problems, 1976, vol. 40, n. 4, pp. 5-45. Le QALY n’est que le lointain héritier du Wergled, concept issu du droit germanique et désignant l’indemnité donnée en réparation d’un meurtre, celle-ci étant fonction de la force de travail de la victime.

 (23) Harris J., « QALYfying the value of life » in Journal of medical ethics, 1987, pp. 117-123.

 (24) Idem, p. 120.

 (25) Idem, p. 118.

 (26) Le concept de QALY reste un facteur important de jugement pour évaluer l’efficience d’un traitement sur une population et semble plus adapté d’un point de vue socio-économique que médical. Une récente étude utilisant la méthodologie des QALY montre une efficience supérieure de la stratégie de vaccination contre le COVID 19 par rapport à la distanciation sociale : Sandmann F., « The potential health and economic value of SARS-CoV-2 vaccination alongside physical distancing in the UK » in The Lancet Infectious Diseases, 2021, pp. 962-974.

 (27) Yusuf S. et coll., « Cholesterol Lowering in Intermediate-Risk Persons without Cardiovascular Disease » in The New England journal of medicine, 2016, pp. 2021-2031.

 (28) Rose G., « Strategy of Prevention: Lessons From Cardiovascular Disease » in British Medical Journal, 1981, p. 1850.

.(29) Nous envisageons ici essentiellement l'utilitarisme de Bentham ainsi que ce que l'utilitarisme a eu comme influence majeure sur les idées au XXe et XXIe siècles, mais nous n'ignorons pas que l'utilitarisme de John-Stuart Mill est plus complexe et qu'il souligne le droit à l'excentricité. Mill : «  la tyrannie de l'opinion est telle qu'elle fait de l'excentricité une honte, il est souhaitable, pour ouvrir une brèche dans cette tyrannie, que les gens soient excentriques. L'excentricité et la force de caractère vont toujours de pair, et le niveau d'excentricité d'une société se mesure généralement à son niveau de génie, de vigueur intellectuelle et de courage moral. Que si peu de gens osent maintenant être excentriques, voilà qui révèle le principal danger de notre époque » Mill, J.-S. [1859]. De la liberté, Paris, Gallimard, 2018, p.164.

(30) Canguilhem G., « Le normal et le pathologique », in La connaissance de la vie, op. cit. p. 204.

 (31) Arendt H., Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, op. cit., p. 111.

 (32) Bradford Hill A., « The clinical trial » in The New England Journal of Medicine, 1952, p.115 : « our personal idiosyncrasies (our likes or dislikes consciously or unwittingly applied) ».

 (33) Brun-Buisson C., « Plaidoyer pour l’EBM. Ou comment nier les évidences » in L’émergence de la médecine scientifique, Paris, Éditions Matériologiques, 2012, p. 258.

 (34) Housset E., La vocation de la personne – L’histoire du concept de personne, de sa naissance augustinienne à sa redécouverte phénoménologique, Paris, PUF, 2007, pp.22-23.

 

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news-4266 Fri, 02 Sep 2022 11:10:52 +0200 Un nouveau livre de Anne-Lyse CHABERT : Vivre son destin, vivre sa pensée chez Albin Michel. https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-nouveau-livre-de-anne-lyse-chabert-vivre-son-destin-vivre-sa-pensee-chez-albin-michel Anne-Lyse Chabert vient de publier Vivre son destin, vivre sa pensée
André Comte-Sponville l'a préfacé.
Ci-après quelques mots de ce dernier :

"Ce que montre ce petit et grand livre, c’est que le handicap se situe toujours à la croisée entre un organisme et une société, entre une déficience, qu’elle soit innée ou acquise, et un environnement, sur lequel on peut et doit agir. On ne vit pas tout seul, ni hors du monde ou de la Cité.
Ce livre de sagesse est aussi un livre de citoyenneté, qui donne à penser, donc aussi à débattre, autant qu’à admirer. Anne-Lyse Chabert, comme écrivain et comme philosophe, se veut le porte-parole de tous ceux, parmi nous, qui sont confrontés au handicap, et spécialement « de ceux qui ne peuvent souvent pas dire, qui ne sont donc pas vraiment écoutés ». Ouvrage d’utilité publique, qui s’adresse à tous, qui nous aide à comprendre, qui nous pousse à réfléchir, à discuter, à agir peut-être".

André Comte-Sponville

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news-4265 Fri, 02 Sep 2022 10:53:45 +0200 « L’École éthique de la Salpêtrière : un combat pour le sens » https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/lecole-ethique-de-la-salpetriere-un-combat-pour-le-sens Nous proposons ici un article vigoureux de Pierre Magnard. Retraçant son parcours philosophique au cours du XXe siècle, il fustige les penseurs de la déconstruction pour revendiquer avec la création de l’École éthique de la Salpêtrière en 1995 un travail de pensée plus attentif à ce qui résiste aux séductions sophistiques sans ancrage. Nietzsche, Heidegger, Blanchot, Steiner seront des jalons forts pour maintenir haut le pari du sens des choses et des êtres. « L’École éthique de la Salpêtrière : un combat pour le sens »

Pierre MAGNARD

Article référencé comme suit :
Magnard, P. (2022) « L’École éthique de la Salpêtrière : un combat pour le sens » in Ethique. La vie en question, septembre 2022.

 

Célébrant le vingtième anniversaire de l’École éthique de la Salpêtrière, j’avais rendu hommage à Claude Bruaire, premier anneau d’une chaîne d’or, dont les étudiants et chercheurs de l’École sont les maillons vivants, en charge de la transmission d’un patrimoine intellectuel et spirituel qui se renouvelle et s’enrichit à tout passage de relais.

Pourquoi transmettre ? Pour garantir le sens, donc la direction de la marche humaine en un temps de déni de mémoire généralisé. En allusion au laboureur du douzième siècle qui, au petit matin, marche à l’étoile pour ouvrir son premier sillon, j’avais stigmatisé ces « voleurs d’étoiles » qui plombaient notre nuit, les « soutiers de la déconstruction », Gilles Deleuze si féroce dont sa hargne contre l’enracinement qu’il préfère le rhizome à la racine, Michel Foucault qui entend la culture comme l’élevage « hors-sol » d’une humanité sans ancêtre, Pierre Bourdieu qui récuse comme aliénante la condition d’héritier, Jacques Derrida qui, dans son irrépressible ressentiment à l’endroit d’un patrimoine spirituel qu’il ne peut s’approprier, sape la fondation de l’édifice et en dépose les murs porteurs. Toujours le même déni de mémoire au préjudice du sens. Comment a-t-on pu faire de tels auteurs des maîtres à penser ?

Le sens c’est ce que nous révèle le sentiment, et la mémoire en est comptable. Évoquons Marcel Proust à Combray, la petite madeleine trempée dans la tasse de thé, une saveur retrouvée remémorant l’idée platonicienne de l’innocence et du bonheur. C’est d’abord une affaire de goût, une sensation, une tonalité gustative aux harmoniques si riches et si puissantes qu’elle recrée tout un passé. Le sens, c’est le sentir, mais c’est aussi cette harmonisation des impressions dans l’anamnèse, c’est cette répétition qui fait du vécu d’un instant un moment d’éternité. Il y va, dans toute sensation, de la réminiscence de ce que Baudelaire appelait la « vie antérieure. » C’est cette dimension du sens qu’il nous faut retrouver.

L’aurions-nous donc perdu ? Peut-être pas tout à fait. Cependant Richard Millet diagnostique dans le « mal-être » actuel une « fatigue du sens », allant jusqu’au « vertige du néant. » Fatigués du sens, nos contemporains ne feraient plus l’effort qu’il réclame de nous et céderait au « nihilisme ». De cette crise, je parlerai en témoin, remontant dans mon vécu aussi loin que possible pour y retrouver cette injonction de Martin Heidegger : « Marcher vers une étoile, rien d’autre. Pensez, c’est se limiter à une unique idée, qui un jour demeurera comme une étoile au ciel du monde . » Nous sommes en 1947. Les khâgneux d’Henri IV dont je suis reçoivent par leur professeur de philosophie, Jean Beaufret, ce message de Martin Heidegger. Dans quelques semaines, ce sera la Lettre sur l’humanisme. En attendant, Beaufret nous délivre un enseignement sur les fondements des sciences. Citant Heidegger, il nous dit : « La science ne pense pas. Seule la pensée peut lui assigner un horizon, en orienter la marche, lui donner des principes (archê) » ; or archê signifie à la fois « commencement et » commandement. C’est donc la pensée qui inaugure la démarche du savoir, la fonde, et la conduit, la délimite aussi, car elle en mène la critique : sapere est le fait de goûter, mais aussi l’acte de la sagesse, c’est le sens en son acte dans toutes les acceptions du mot. La pensée donne et ce qu’elle donne s’appelle précisément le sens. La science et la technique, sans la gouverne de la pensée, sont insensées, privées de sens. Il suffit de voir pour s’en convaincre les effets de ce que bientôt Heidegger appellera le Gestell, cet « arraisonnement » de la nature par une raison forcenée parce qu’elle a cessé de penser. Biologie et médecine n’y échappent pas, comme nous l’avons vu tout au long de cette année. Pensez c’est rapporter toute chose aux limites de l’homme, c’est faire de l’homme sa propre mesure ; celui-ci est la fin parce qu’il est l’origine, car toujours la fin doit rejoindre l’origine. Or la pensée de l’origine c’est encore la mémoire, Mnémosyne, mère des muses que les Grecs situaient avant la naissance des dieux. Laisser penser la pensée, c’est permettre le sens ; c’est retrouver aussi le réel, car avec la science et la technique, on n’est plus dans le réel, mais dans le simulacre.

1947 c’était pour les khâgneux d’Henri IV l’enseignement de Martin Heidegger par le truchement de leur maître en philosophie, mais ce fut aussi la découverte d’un penseur qui devait avoir grande influence sur toute ma génération, Maurice Blanchot (1907–2003). Un jour un de mes camarades jeta sur la table de notre turne un livre étrange, paru en 1943 et intitulé Faux pas, qui mettait les grandes œuvres littéraires à l’épreuve corrosive de l’air du temps. Toutes, jusque-là s’inscrivaient dans une tradition, s’enracinaient dans un terroir, se recommandaient d’une identité culturelle, nationale, régionale, religieuse, voyez Barrès, Daudet, Bourget, Bordeaux, René Bazin, Martin du Gard, Mauriac, Jules Romains… Or pendant la guerre et les années suivantes, les frontières se sont déplacées, les appartenances se sont confondues, les identités se sont quelque peu brouillées. Fidèle de Charles Maurras, Blanchot s’est retrouvé associé à des résistants communistes en 1944, pour faire passer en Suisse des proches d’Emmanuel Levinas, menacés par les lois antijuives, au point qu’un jour mis au mur par la police allemande, il n’échappera que par miracle au peloton d’exécution, désormais encore au monde, sans être de ce monde. Comment alors s’approprier un patrimoine intellectuel ou spirituel qu’on a quelque mal à revendiquer ? On connaît le mot du poète René Char dans ses Feuillets d’Hypnos de 1943 : « notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » C’est dire que nous n’étions pas accrédités à hériter, que l’héritage fût frappé d’interdit ou que nous en fussions déclarés indignes. Une tache noire obnubile notre mémoire d’un passé proche, tandis que l’histoire cesse de transmettre quand elle traite sur le mode de la mauvaise conscience des pans entiers du roman national. Blanchot se fera, sa vie entière, l’analyste du « désastre », désignant par ce mot la perte du sens ou plus précisément la perte de l’astre qui orientait notre marche.

Le sens était en grand décri à cette époque. Maurice Merleau-Ponty, qui fréquentait Blanchot et dont je suivis les enseignements de 1951 à 1961, posait inlassablement la question du sens. Alors qu’on investissait encore beaucoup dans les téléologies, il niait que l’histoire non plus que la vie puisse avoir un sens, mais en revanche on pouvait parler du sens d’une étoffe, d’un velours, d’un tapis, d’une fourrure, comme aussi du sens d’une rivière. Prendre un velours ou une peau de chagrin à rebrousse-poil peut faire grincer des dents. De même on répugne à prendre à contresens le sens commun, mais cela va-t-il plus loin ? Merleau-Ponty écrira Sens et non sens, relevant les « effets de sens » nés de la disposition respective des signes linguistiques, mais aussi des objets naturels ou des symboles sociaux. Gilles Deleuze en reprendra l’idée dans sa Logique du sens, jouant sur la perversité des rapprochements incongrus. Si tout écart à une valeur sémantique il n’est que de déplacer les écarts pour faire parler autrement la « prose du monde ». La « déconstruction » en saura user, mais alors que Martin Heidegger ne fait état que d’une seule disjonction, entre l’un et l’être, dont il refuse la convertibilité, Derrida généralise le procédé et introduit des écarts partout, « différance » qui se veulent productrices de lumières nouvelles et c’est ainsi qu’on fait prévaloir le non-sens sur le sens. Ainsi procèdent nos « voleurs d’étoiles ».

Tous se réclamaient de Blanchot, nul ne lui fut fidèle. D’où ce livre qu’il donnera en 1980 pour faire taire les malentendus et produire enfin son diagnostic sur le mal du siècle, l’Ecriture du désastre. Le désastre c’est la perte de l’astre et cette perte désoriente. Emmanuel Kant avait écrit Comment s’orienter dans la pensée ? s’y référant à deux réalités, « le ciel étoilé au-dessus de nos têtes et la loi morale au fond de notre cœur. » L’étoile, c’est la transcendance au sein de l’immanence. Mais Blanchot ne regarde pas en arrière ; dès le seuil de ce monde sinistré, il peut reprendre à son compte le mot de Nietzsche : « Nous entrons dans un temps où l’homme ne pourra plus mettre d’étoile au monde. » Sans son étoile, l’homme est désorienté : droite et gauche se confondent, haut et bas ; on est passé de l’autre côté du miroir. En cet univers fantomatique cependant la maison est toujours debout, alors qu’elle est déjà ruinée, menaçant de crouler, inconsistante qu’elle est devenue : « Nous sommes au bord du désastre, écrit Blanchot, sans que nous puissions le situer dans l’avenir : il est plutôt toujours déjà passé et pourtant nous sommes au bord ou sous la menace, toute formulation qui impliquerait l’avenir si le désastre n’était ce qui ne vient pas, ce qui a arrêté toute venue. Penser le désastre … c’est n’avoir plus d’avenir pour le penser. » Le désastre a-t-il déjà eu lieu où est-il sur le point de se produire ? Il est dans l’infinie précarité des choses et des êtres. Dire que choses et êtres sont précaires, c’est dire qu’ils ne doivent leur subsistance qu’à notre prière. C’est donc avec précaution, avec dévotion que nous devons pénétrer dans la vieille maison. Nous savons en effet que « le désastre ruine tout en laissant tout en l’état ». D’où l’illusion d’une maintenance de ce qui est déjà ruiné.

Dans la maison il y a des livres qui retiennent captif un sens caché ; il faudrait savoir les ouvrir, en dérouler les parchemins, les interpréter. Faute de savoir le faire on peut tenter d’écrire ; ainsi pourra-t-on, disait Blanchot, « veiller sur le sens absent  » non pas sur le non-sens qui ne réclame aucune vigilance, mais sur cette présence d’absence d’un sens qui fait défaut, d’un sens en creux  que l’écriture a pour vocation de faire surgir : « Ecrire, former dans l’informel  un sens absent. Sens absent, non pas absence de sens. Ecrire c’est peut-être amener à la surface quelque chose comme du sens absent, accueillir la poussée passive qui n’est pas encore la pensée, étant déjà le désastre de la pensée . » En ces temps crépusculaires, où la mort est sinon déjà passée du moins imminente, l’écriture est la seule vigile de l’esprit. Écoutons encore Blanchot : « écrire c’est ne plus mettre au futur la mort déjà passée mais accepter de la subir sans la rendre présente à elle , savoir qu’elle a eu lieu… et la reconnaître dans l’oubli qu’elle laisse et dont les traces qui s’effacent appellent à s’ excepter de l’ordre cosmique là où le désastre rend le réel impossible et le désir indésirable  » Mais alors l’écriture n’a-t-elle pas cessé d’être un exorcisme ? N’est-elle plus capable de faire du sens ? C’est l’écriture à la limite, écriture atone qui ne chante plus, écriture blanche qui ne brille plus, écriture froide qui ne brûle plus, précisément « l’écriture du désastre », cette écriture par laquelle, disait Blanchot, tout est mis en cause et d’abord l’idée de Dieu, du moi, du sujet, puis de la vérité et de l’un, puis l’idée du livre et de l’œuvre, en sorte que cette écriture… loin d’avoir pour but le livre, en marquerait plutôt la fin, écriture qu’on pourrait dire hors discours, hors langage  » Il s’agit bien d’une écriture à la limite qui serait justement la « fin du livre ». La quatrième de couverture de la réédition de Faux pas nous le dit : « N’avoir rien à exprimer doit être pris dans le sens le plus simple. Quoi que l’écrivain veuille dire, ce n’est rien. Le monde, les choses, le savoir ne lui sont que des points de repère à travers le vide. Et lui-même est déjà réduit à rien. Le rien c’est sa matière. Il rejette les formes par lesquels elle s’offre à lui comme étant quelque chose. » Rejeter les « formes », c’est rejeter les idées platoniciennes, fort desquelles le langage sauvait la matière de son inconsistance. Sans le truchement de la forme ou idée, le monde n’est plus qu’ombres qui se défont. Parvenu à ce degré zéro de l’écriture, que peut-on faire, fatigué du sens, pris de vertige sur le bord du néant ?

Blanchot reste dans l’indécision, non pas nihiliste, tout juste sceptique, s’attachant à dire : « Le scepticisme ne détruit pas le système il ne détruit rien, c’est une sorte de gaieté sans rire, en tout cas sans raillerie, qui tout à coup nous désintéresse de l’affirmation et de la négation  » Voilà pour les « déconstructeurs », quand bien même ceux-ci se réclameraient de lui.

Blanchot nous aura du moins appris l’esquive d’un sens qui se cache quand nous n’avons plus le courage de le porter. Il faudrait restaurer les conditions du sens devant l’énormité de la difficulté, on préférera nier le problème et achever de détruire les conditions du sens ; c’est à quoi consciemment, posément, méthodiquement, s’attacheront les « soutiers de la déconstruction ». Au nom d’une éthique de la permissivité et du moindre effort, où il est interdit d’interdire et/ou punir est un délit, ils vont s’ingénier à constituer un univers fantasmatique de structures molles, où l’on n’est plus à se mesurer à l’obstacle et où l’on pourrait, à moindre risque, s’abandonner. « Barbare, disait Nietzsche, que de ne prendre une chose que par son côté faible ; au contraire (on doit) prendre une chose de telle sorte qu’au lieu de sa faiblesse, l’on sache poser sa propre force et ainsi l’enrichisse. » Ce n’est pas ce que choisiront nos « voleurs d’étoile », ne faisant qu’ajouter aux malheurs du temps.

Contre les partisans du sens à moindre frais, du sens à moindre effort, nous avons essayé de restaurer quoi qu’il puisse en coûter, les conditions du sens. Telle fut la tâche qui s’imposa à moi quand s’offrit l’opportunité de créer notre centre d’éthique médicale. J’étais parti en 1993 d’un état des lieux que j’avais dressé à la demande du Ministère de l’enseignement et de la recherche. La métaphysique était en déshérence : la disjonction de l’un et de l’être avait eu raison de l’onto- théologie ; la convertibilité de l’être, de la puissance et du devenir n’étant plus de rigueur, on ne reconnaissait plus de sens à l’histoire ; l’être lui-même s’était délité, décomposé, allégé, au point de perdre toute consistance et toute solidité ; de sorte qu’il n’était plus l’étalon de mesure, a fortiori le module d’une analogie universelle ; réduit à son unidimensionnalité, l’individu n’était plus que la misérable synecdoque de la foule, l’homme de sable, un grain de silice semblable à tous les autres, dont on peut juste faire un tas ! Est-il alors encore possible de penser ? Pourtant sciences et techniques poursuivent leur développement frénétique sans que rien ne soit capable de les contenir, faute d’un principe et faute d’un horizon. Prophétiquement, un siècle plus tôt, Nietzsche, dans le Gai savoir mettait en scène « l’insensé », qui avait détaché la terre de son soleil et d’une éponge effacé l’horizon. Un siècle plus tard, les sophistes modernes l’avaient emporté, imposant leur idéologie. Est-il encore une nature des choses quand l’anomal est de rigueur ? Le corps sans organes, imaginé par Gilles Deleuze, est devenu un modèle social ; la dédifférenciation a raison de toute organicité. Contre les identités subsistantes, le « nomadisme » jetait la confusion dans la famille et dans la société ; on préférait la « meute » à la famille, la « horde » à la tribu ; l’anti-Œdipe était devenu le nouvel évangile. Derrida poursuivait le travail de sape de Deleuze, quand un autre sophiste venu d’outremont, allait lui donner la main, le très coruscant Umberto Eco. Comment reconstruire ce qui avait cédé au mal du siècle et à l’acharnement d’aussi habiles artificiers ?

Du sens, faux-sens, contresens ou non-sens, on avait à foison. On ne voulait plus de celui que la nature des choses nous aurait suggéré, alors on suscitait des « différances », sachant que tout écart est diacritique. Libertinage grammatical, libertinage syntaxique, libertinage sexuel, voilà qui va à contresens mais non sans apporter aux praticiens de ces exercices, sinon du sens, du moins de la sensation et de la jouissance. Le procédé est vieux comme l’enfer ; le marquis de Sade s’y illustra, il fit école. La Révolution s’y emploiera : on allait dénaturer pour mieux régénérer. Il s’agissait de susciter une nouvelle humanité, comme l’a bien montré Xavier Martin. Dans les années cinquante, Georges Bataille s’en souviendra quand il créera le Collège international de sociologie et la revue Acéphale-cou coupé. Plus de principe : le père, le maître, le roi, Dieu lui-même tout y passe. Toute référence aux principes est présumée coupable. « Le rhizome est une anti généalogie, c’est une anti mémoire, » dira bientôt Deleuze. C’est un déni de paternité ». Sans feu ni lieu, l’arborescence errante se déplace au flanc du nu du désert. L’anarchie (an-archè) préside au corps sans organes. Avec Mille plateaux (1980), la subversion est à son comble : discours sans prémices, écriture sans règles, musique sans gamme, arbre sans racines, corps sans cœur, lignée sans ancêtre, famille sans père, nation sans roi, monde sans Dieu, ne laissant plus à qui voudrait encore penser qu’un « je fêlé et un moi dissous . »

Deleuze, Foucault, Eco, malins génies d’une école où l’on s’en prendrait à la grammaire. Celle-ci n’est-elle pas l’organon de la pensée. Pour affranchir cette dernière, il suffit de subvertir en effet la grammaire. Les cinq prédicables de Porphyre (le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident) ont permis de constituer le savoir sur le mode justement d’un arbre, référant à la substance les prédicats dans l’ordre de leur subordination. Si l’on rejette cet ordre, en autorisant des séquences contre nature, pourquoi ne pas imaginer « un arbre composé uniquement de différences » ? L’ontologie traditionnelle était réglée par une stricte nécessité : la différence correspondait à la forme et le genre à la matière et de même que forme et matière constituaient la substance, de même genre et différence constituaient l’espèce. Voyez à quels hybrides monstrueux on parvient à déplacer les éléments du système. Les idéologies qui inspirent les lois sociétales d’aujourd’hui sont déjà là. Le désastre s’amplifiait. Que faire ? Je n’hésitais plus à engager mes amis dans le combat. J’obtins la création de notre centre d’éthique médicale, dont je confiais la charge à Dominique Folscheid avec la mission de reconstruire. Éric Fiat et Bertrand Quentin aujourd’hui continuent cette tâche. Ils sont les maîtres d’œuvre, vous êtes les compagnons. Reconstruire c’est d’abord recréer les conditions du sens ; nous allions oser naviguer à contre-courant.

Comment le grand livre de la nature peut-il à nouveau faire sens ? C’est à vous tous que je me dois de le demander, car « fatigués du sens » assurément vous ne l’êtes pas, ayant reçu par transmission et transmettant vous-mêmes cette architectonique sans laquelle il ne saurait y avoir de pensée. En sont la preuve tous vos débats comme aussi les mémoires que j’ai encore l’honneur d’évaluer, autant de témoignages d’une tradition créatrice qui induit le sens de sa marche de son interprétation de la nature des choses. Du grand livre vous aurez su sauver les caractères, respecter les intervalles, conserver le tempo, de sorte que vous le comprenez parce que vous vous laissez lire par lui, avant même de le lire vous-même. Le livre de la nature et le livre de l’homme s’ouvrent l’un sur l’autre. Le sens est dans ce règlement réciproque. Et pourtant, me direz-vous, les bouleversements biotechnologiques sont là, qui nous sollicitent : ne devons-nous pas changer de paradigme ? On voudrait faire bénéficier l’humanité des progrès de nos disciplines, on reste cependant obligé par la déontologie du passé. Qui arbitrera le débat ? C’est là que ressurgit la question du sens.

Georges Steiner voulait que toujours l’on pariât sur le sens du sens. Il évoquait le cri de l’insensé de Nietzsche dans le Gai Savoir. « Dieu est mort » ; en désenchaînant la terre de son soleil, les hommes ont perdu « le sens de la terre », une terre qui ne connaît plus le haut ni le bas et qui roule tête-bêche à l’infini. Il voulait que l’on retrouvât un certain usage du platonisme qui nous enseigna l’exigence de signification et cette transcendance qui ne laisse pas de travailler le sensible, dès qu’on cherche à discerner l’idée. Un tableau de Vermeer, une toile de Kandinsky portent notre regard au loin, vers ce qui est essentiellement lointain et hors de prise. À la prison du moi, à l’enfer du sujet de droit qui s’enivre de sa toute-puissance, nous saurons échapper en passant non plus de l’autre côté du miroir, mais dans l’envers du tableau, cet « arrière-pays », dont Yves Bonnefoy a gardé le secret, à moins que nous ne suivions Tobie, l’ange et le chien, avec Christian Bobin qui sut prendre la vie dans le meilleur des sens.


Références :
Heidegger, [1947/ 1954] « L’expérience de la pensée » in Questions III, gallimard, 1990.
Heidegger, [1954] "La question de la technique" in Essais et Conférences, Paris, gallimard, 1990.


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news-4237 Mon, 04 Jul 2022 12:09:47 +0200 Podcast France Culture LES CHEMINS DE LA PHILOSOPHIE avec Bertrand QUENTIN https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/podcast-france-culture-les-chemins-de-la-philosophie-avec-bertrand-quentin Série « Philosophie du handicap » Épisode 1/4 : Bertrand Quentin, y a-t-il un concept de handicap ? Vous pouvez écouter cet été le podcast des Chemins de la philosophie sur France Culture avec Adèle VAN REETH et Bertrand QUENTIN

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/les-chemins-de-la-philosophie-du-lundi-14-fevrier-2022-6642158

 

Bel été  !

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news-4236 Mon, 04 Jul 2022 11:38:30 +0200 Ce qu’attendre veut dire. Esquisse d’une conduite de direction face à l’attente https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/ce-quattendre-veut-dire-esquisse-dune-conduite-de-direction-face-a-lattente Un article de Clément BOSQUÉ Ce qu’attendre veut dire.
Esquisse d’une conduite de direction face à l’attente


Par Clément BOSQUÉ

Agrégé d'anglais, directeur d'établissement sanitaire, social et médico-social formé à l'École des Hautes Études en Santé Publique et à l'Institut Pasteur-CNAM, Clément Bosqué est aussi diplômé en philosophie éthique de l'Université Gustave Eiffel. Il est aujourd'hui directeur Île-de-France pour l'Institut National de Formation et d'Application (Fondation INFA) et est l’auteur du Petit traité de la fonction de direction dans le secteur social (Champ Social, 2021).

Article référencé comme suit :
Bosqué, C. (2022) « Ce qu’attendre veut dire. Esquisse d’une conduite de direction face à l’attente » in Ethique. La vie en question, juillet-août. 2022.


NB : le PDF est accessible en bas de document

 



                                                                               « J’attends, je demande, j’implore ;
                                                                  Je penche tour à tour mes urnes pour avoir
                                                                                 De chacune une goutte encore ! »
                                                                                                                    Victor Hugo

                                             « Paroles sur la dune », Les Contemplations, Livre V, 13.


    Qu’attend-on de la direction ? Et qu’attend la direction ? Sous les auspices du réalisme aristotélicien, on pourrait s’attacher à définir l’attente par ses principales fonctions, ses principaux attributs, ses principaux objets.
    L’attente met en jeu une relation teintée de pouvoir : j’attends quelque chose de l’autre, mais l’autre aussi peut, en retour, attendre quelque chose de moi, qui conditionne la satisfaction de mon attente.
    Bien sûr, l’attente convoque des modalités de rapport au temps, et en particulier au sentiment d’urgence. Il est des urgences qui ne sauraient attendre ; il est, a contrario, parfois urgent d’attendre.
    Dans le contexte de la relation directeur – dirigés, on peut dresser une typologie du quadruple objet de l’attente : attente de cadre, de confiance, de considération, de conduite.
    De surcroît, nous pouvons caractériser deux dimensions de l’attente. D’abord, une attente de « prendre soin », très prégnante dans les établissements et services hospitaliers, au sens large. Ensuite, une fonction « dilatoire » de l’attente, qui suppose constamment un « préalable » au bien, et en particulier, dans une organisation, au « bon » fonctionnement.
    Nous proposons ici de nous pencher sur « ce qui se cache » derrière l’attente ; de nous attacher à repérer ses raisons d’être profondes, ses significations. Pour ce faire, il s’agit de formuler le plus justement possible les lieux, les modalités, les postures qui incarnent, donnent à voir et à comprendre en quoi le sujet de l’attente peut être dit, dans l’expression de Montaigne, « vain, divers et ondoyant » ; par l’effet de quels dispositifs l’attente se frustre elle-même chroniquement – quelle irrémédiable insatisfaction gît en son cœur. Nous verrons qu’attendre, c’est toujours attendre une chose et son contraire ; qu’attendre, c’est toujours attendre autre chose ; et qu’on n’en a jamais fini d’attendre.


L’attente d’une chose et de son contraire

    Pour Freud, l’ambivalence est un « phénomène fondamental de notre vie affective (1) ». Jankélévitch l’a montré à sa manière : vouloir quelque chose, c’est toujours vouloir un peu autre chose. On peut bien croire qu’on est libre de vouloir : on n’est libre que tant qu’on n’a pas choisi entre a et b, tant que l’on n’a pas décidé, opté. Une fois que l’on a exercé son vouloir, on ne veut plus, on ne peut plus vouloir, on a choisi, c’est trop tard. D’où cette fascinante « hésitation du vouloir devant la bi-possibilité », ce mystérieux « bi-vouloir (2) », ou encore « l’intime contre-volonté du bon vouloir » par laquelle Jankélévitch caractérisait ce qui fait résistance à nos efforts vers la vertu (3). Plus loin, c’est sous l’admirable expression de « ferveurs contradictoires » (4) que l’auteur du Traité des vertus épingle cet homme affolé entre plusieurs pulsions et instincts, d’accord avec le scepticisme de Montaigne pour qui « il n’y a aucune constante existence, ni de notre être, ni de celui des objets », les choses vont « roulant et coulant sans cesse », et tout est « en continuelle mutation et branle » (5).
    Comment s’étonner que le « Conflit, cet antagonisme créaturel qui fait le fond de notre condition d’alternative (6) », cette difficulté à prendre un parti et à s’y tenir, ce défi que représente l’impératif de cohérence et de conséquence, excède souvent les modestes capacités humaines ? C’est ainsi qu’il n’est rien de plus fréquent que l’attitude consistant à vouloir une chose, et même son contraire, simultanément ou consécutivement. « Le désir veut tout cela, le désir veut n’importe quoi (7) ».
    Ainsi on réclame l’application d’un cadre universel et identique pour tous, mais on exige la prise en compte des contextes individuels. Il faut traiter tout le monde pareil, mais reconnaître les mérites particuliers. On retrouve ici la tension, toujours susceptible de dégénérer en conflit, entre le besoin d’attention individuel et le soin collectif, la souffrance privée et la santé publique, comme le rappelle Paul Ricœur (8).
    On demande de participer à la décision, mais on refuse d’en porter, même partiellement, la responsabilité. On demande d’être conduits (dites-nous où nous allons, où nous devons aller), mais aussi de participer collectivement à la détermination des directions à prendre. On porte la critique, mais on refuse d’être force de proposition. Ainsi des représentants du personnel peuvent-ils dire : « nous, on ne sait pas ce qu’il faut faire, ce n’est pas notre rôle… c’est à la direction de dire ce qu’elle va faire… nous, on interroge ».
    On réclame l’intervention de la hiérarchie, tout en la contestant au nom de l’égalité, contestation inévitable en régime démocratique, comme l’avait prévu Alexis de Tocqueville (9).
    On demande à cor et à cri une « bonne » gestion, mais on répudie les gestionnaires chargés de tels arbitrages, assimilées aux basses œuvres budgétaires et financières, et aux « mesures gestionnaires », toujours impopulaires. Des réductions de postes ? Oui… mais pas dans mon service !
    Pour ménager son crédit, on se drape dans une posture de questionnement des notions et des mots, qui laisse à penser que l’on n’est pas dupe. Je pense à cette élue du personnel qui m’avait déclaré théâtralement : « vous parlez de gestion… moi, cela m’inquiète parce que la gestion, je ne sais pas bien ce que c’est… » À quoi j’avais répondu laconiquement, faisant de l’Aristote sans le savoir, en proposant de définir la gestion comme « délibération sur les moyens rapportés aux fins ».
    Tout se passe, en fait, comme si on attendait tout et son contraire du directeur. Il faut recadrer, mais pas sanctionner. Former les managers, mais ne surtout pas parler de « management ». Le directeur doit faire confiance, mais aussi rassurer – dire toute la vérité, et ne pas la dire toute. Il doit être paternel ou fraternel. Énoncer les limites – les abolir. Savoir prendre des risques, prendre des mesures. Donner la direction, mais ne pas donner de directives. Des consignes ? « Vous nous infantilisez ». Pas de consigne ? « Vous nous abandonnez ». Une procédure ? « Vous nous ôtez de l’autonomie ». Une solution collaborative ? « Vous placez trop de responsabilité sur les équipes ». Et cætera.
    Par conséquent, l’attente est toujours déçue. La règle pourrait être, comme celle de l’Abbaye de Thélème de Rabelais, « fais que voudras « ; « décide que voudras » : on attend que la direction décide, mais la décision, quelle qu’elle soit, sera critiquée. La direction produit un organigramme ? Mais ce n’est pas un organigramme qu’attendent les équipes, c’est un projet d’établissement. On lance une démarche de projet d’établissement ? Ah ! Non, ce sont des fiches de poste dont nous avons besoin. La direction définit des fiches de postes ? Impensable sans un organigramme, etc. La décision n’a pas été assez anticipée et vient trop tard – elle n’est pas assez concertée et vient trop vite – elle n’est pas prise du tout – elle n’est pas la bonne. Ce n’est pas celle qu’on attendait.
    La demande, tantôt diffuse, tantôt explicite et revendiquée, de « soin » des soignants eux-mêmes par leurs directions et gestionnaires, est a priori évidente. Le directeur n’est pas auprès des situations de souffrance. Beaucoup de choses l’en séparent : ses missions propres, administratives ; des différences de culture professionnelle ; la distance hiérarchique, procédurale, induite par la géographie des locaux, des bureaux, ou encore par les pratiques de communication via écrans et mails. Au résumé, le directeur est toujours trop loin. Il n’est pas, contrairement aux « opérateurs de terrain », en première ligne, face aux angoisses du soin, de l’accompagnement. Il faudrait donc les lui donner à voir, les lui représenter : « qu’il descende un peu voir dans les services, comment les choses se passent ! »
    Et pourtant, le directeur qui s’invite en réunion de service, qui « descend » dans le service, c’est impensable, c’est au moins incongru. Que veut-il, que nous veut-il, de quoi se mêle-t-il ? Que cherche-t-il à savoir, à contrôler ?




L’attente, juge infaillible du présent

    L’expression de l’attente est susceptible d’obéir à diverses stratégies, d’ordre rhétorique notamment. Le réel vient toujours, à mesure que le futur se mue en présent, avérer ou ne pas avérer les pronostics émis. Par conséquent, les discours par lesquels on évalue le présent à l’aune de l’accomplissement ou de l’inaccomplissement des attentes du passé, prennent place et sens dans une économie générale, un « ordre du discours » (10), celui de l’établissement, de la multiplicité des voix émises au sein du collectif de travail.
     Shakespeare fait dire à la Comtesse de Roussillon, à propos de sa pupille Hélène : « J’attends d’elle le bel avenir que son éducation promet » (11). L’attente consiste à établir un rapport entre une perspective donnée au préalable, et ce qu’il est réellement advenu. De l’attente découle la mesure d’une distance entre ce qui « devait être », ce qui était « prévu », et ce qui se passe effectivement ou, comme le dit la langue commune, l’écart « entre la promesse et les actes ». Certaines promesses sont tenues, d’autres non. De même, certaines prophéties s’accomplissent, et d’autres non. Il est concevable de « faire mentir » une prédiction : la mythologie fournit beaucoup d’exemples de héros cherchant à échapper au destin qui, à en croire l’oracle, les attend.
    Ce qui vient bouleverser l’ordre immuable de ce à quoi on sait pouvoir s’attendre, engendre la crainte. Les régimes et les pouvoirs institués redoutent les « nouveautés » : c’est ainsi que le christianisme, dans le monde juif et romain du premier siècle, apparaît comme une « nouveauté », en grec « ti neoteron », et donc nécessairement, comme le peint l’historien Flavius Josèphe, comme une « sédition » (12). Phénomène que l’on n’attendait pas, et par conséquent inquiétant.
    Les chrétiens, à l’inverse, n’auront de cesse d’inscrire le récit de la venue de Jésus-Christ comme la « manifestation » du Messie qu’attendent les juifs. Pour eux, le Christ répond à l’attente d’un nouveau Moïse, d’un nouvel Élie, d’un nouveau Jean-Baptiste, qui restaurera la pureté endommagée du peuple élu. En quelque sorte, le Nouveau Testament répond aux attentes de l’Ancien.
     Sous cet aspect, l’attente apparaît moins comme une attitude prospective, une disposition vis-à-vis de l’avenir, que comme une méthode d’exercice du jugement, et du discours, qui convoque et confronte le passé et le présent. Qu’elle prophétise l’accomplissement ou le non-accomplissement, l’attente rend le présent comptable et justiciable des promesses du passé. Elle autorise à mesurer le présent à la toise de ce que le passé en avait prédit.
    Or, se poser en juge, en esprit libre et critique portant des jugements sur le monde, ne permet-il pas d’afficher, fût-ce passagèrement, une forme de souveraineté ? « Juger, et non pas subir, c’est le moment du souverain », disait Alain (13). Stratégie essentielle dans le jeu de pouvoir au sein des établissements et services, quelles qu’ils soient, pour des représentants du personnel qui se posent volontiers en évaluateurs, en instituteurs de l’institution, en « directeurs de conscience » des directions.
    Notons que cette souveraineté de la prévision est largement illusoire. Bergson nous y a rendu attentif : nous croyons toujours qu’il était prévu que ce qui s’est passé, se passât, « de là notre prétention d’anticiper en toutes occasions l’avenir ». Nous passons notre temps à relire le passé pour y lire des « directions », là où il n’y eut que des « trajets ». Aussi ferions-nous mieux, avec humilité, de retracer « les ondulations du réel » (14).
    Le discours de l’attente est donc un discours souverain sur le présent, tenu sous le magistère d’une évaluation de « conformité » aux promesses du passé. Ce qui semble plus digne encore d’être observé, c’est que ce magistère du jugement échappe à l’impératif de non-contradiction, comme nous allons le montrer.
    Je peux dire, en effet, que je « n’attends plus rien » de la direction. Si la direction ne fait rien, cela donnera raison à mon pessimisme. Si la direction agit favorablement, je pourrai me dire surpris, comme l’enseignant contraint de relever le bon résultat inhabituel du cancre. Au contraire, si je dis attendre énormément de la direction, je m’expose à la satisfaction ou à l’insatisfaction. Satisfaction que j’enregistrerai en l’assortissant d’une nuance ou d’une réserve (décerner un pur satisfecit risquerait d’inciter la direction à relâcher ses efforts). L’insatisfaction me permet de dire rondement ma déception.
    Il peut arriver que notre lecteur trouve notre argument déloyal, en ce que nous prendrions, exprès, des exemples de postures qui trahissent une forme de mauvaise foi ou de déloyauté. Les promoteurs de l’éthique de la discussion (15) pourraient objecter que ce jeu tactique d’énonciation des attentes devrait se résoudre par la vertu de bonnes pratiques managériales et d’un bon dialogue social, dans des engagements pris en commun et dont il conviendrait de s’assurer conjointement, direction et personnel, de la bonne réalisation.
    Mais tout autre est notre recherche, notre souci, notre intérêt qui porte sur le « così è » machiavélien, sur les jeux et les louvoiements du pouvoir dans le ventre des institutions.



L’attente, toujours recommencée

    L’attente, jamais satisfaite, comme le tonneau des Danaïdes qui se vide à mesure qu’on le remplit, trouve toujours des objets à attendre : quelque chose d’autre, de nouveau, de supplémentaire. Pour parler comme les psychanalystes lacaniens, la « jouissance » est toujours « reportée ». C’est d’ailleurs ainsi qu’usuellement, dans les réunions de travail, « l’éternel retour » de certains sujets à l’ordre du jour est-il référé à « l’Arlésienne », attendue longtemps, qu’Alphonse Daudet, puis Bizet, rendirent célèbre (16). Et l’on se souvient de la Madeleine, non point de Proust, mais de Jacques Brel, qu’il attend, ce soir, mais qui « ne vient pas ».
     Si homo sapiens attend perpétuellement, est-ce parce qu’il a eu besoin, pour survivre, de ne jamais s’autoriser à s’endormir sur ses lauriers ; qu’il a dû, pour s’endurcir, cultiver l’inquiétude ? « L’homme est homme parce que son comportement n’est ni immédiat ni local (17) », dit Bachelard. Pascal ne dit pas autre chose, revisitant Sénèque dans cet admirable fragment des Pensées :

    « Nous ne tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt ; si imprudents, que nous errons dans des temps qui ne sont pas nôtres [...] Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais » (18).

    Autrement dit, l’homme ne peut s’empêcher de rêver d’un ailleurs, d’un autre temps. Il prévoit, anticipe, spécule, bref : attend, et escompte que l’avenir lui apportera ce qu’au présent il ne possède pas encore, fût-ce la confirmation d’une permanence, d’une perdurance : « je m’attends à ce que cela se passe comme d’habitude. » Cioran, en son noir pessimisme, reprend le jugement pascalien : « tous les hommes ont le même défaut : ils attendent de vivre […] nous n’habitons pas un présent concret et vivant, mais un avenir lointain et insipide » (19).
    Les hommes du Moyen-Âge étaient pénétrés de la notion de l’immortalité de l’âme, et redoutaient l’Enfer et la damnation éternelle plus que la mort elle-même. Le Purgatoire, pour ceux qui n’avaient pas fait suffisamment pénitence, redoublait l’attente terrestre. Ainsi Dante peut y croiser « des ombres » qui ont, comme dans une véritable « salle d’attente », « l’air d’attendre » (20).
    La Renaissance s’affranchit de ces croyances (21). Dans la vision du monde qu’elle inaugure, il y a toujours une chose nouvelle à rechercher, à trouver, à attendre sur terre. La théologie protestante de la prédestination tient que c’est dans cette vie qui m’est donnée que je peux attendre que se vérifie, que se réalise, que « s’actualise », pour parler en aristotélicien, ma « potentialité », autrement dit ce que Dieu a prévu pour moi. Le moderne, le bourgeois attend toujours davantage, il attend toujours mieux (22). Il se conforte dans l’idée qu’il « peut mieux faire », comme l’inscrit le professeur dans le bulletin trimestriel. La vie n’est plus un temps de préparation et d’attente de l’au-delà, mais un temps laissé à l’homme pour s’accomplir, conquérir, explorer et jouir.
    Don Juan est ainsi un entrepreneur moderne de la séduction. Si Chérubin rêve et Papageno cherche, Don Juan, lui, n’attend pas et conquiert (et comme on s’en souvient, il tient un décompte de ses actifs que ne renierait pas le plus scrupuleux des boutiquiers). De même Balzac a peint César Birotteau, pétri d’espoirs, d’ambitions, d’attentes. Dickens capte cet état d’esprit dans la classe moyenne anglaise du XIXe siècle, et intitule son avant-dernier roman Great Expectations, traduit en français par Les Grandes Espérances, mais que l’on eût pu rendre par le terme « d’attente ». Pour preuve, son préfacier G. K. Chesterton note qu’on trouve chez le romancier

    « partout l’attente brûlante de tout ; de la prochaine personne qui prendra la parole ; de la prochaine cheminée d’où sortira la fumée, du prochain événement, de la prochaine extase ; du prochain assouvissement de n’importe quel désir humain (23). »

    L’attente ne peut pas finir, sans doute parce qu’il n’y aurait plus, si elle finissait, rien à désirer. Il n’y aurait plus rien à revendiquer. Il n’y aurait plus rien à vouloir. Il n’y aurait plus de sujet de plainte. Or, s’il n’y a plus lieu de se plaindre, de quoi y a-t-il encore lieu ? Où le plaintif, toujours en risque de se métamorphoser en plaignant, ira-t-il « déposer plainte » ? Si l’on ne se plaint plus, prendra-t-on encore soin de nous ? De fins observateurs ont analysé cette impossible « fin de la plainte » (24).
    Éteindre la plainte, étancher cette soif permanente, vouloir clore l’attente, ce serait peut-être attenter à ce qui est proprement vivant, parce que proprement désirant, dans l’âme humaine. C’est ce que Paul Valéry nous dit sans ces lignes : « Mon âme a plus de soif d’être étonnée que de toute autre chose. L’attente, le risque, un peu de doute, l’exaltent et la vivifient bien plus que ne le fait la possession du certain » (25) ; ou dans son ode aux « pas retenus » de l’être aimé, dans « Les Pas » :

                                                                                     « Ne hâte pas cet acte tendre,
                                                                                    Douceur d’être et de n’être pas,
                                                                                      Car j’ai vécu de vous attendre,
                                                                        Et mon cœur n’était que vos pas » (26).

    Comme le désir ou le Phénix mythique, l’attente renaît de ses cendres. Vision plus sombre, plus inquiétante : à l’image du foie de Prométhée dévoré par l’aigle, l’attente se recrée toujours, pour être à nouveau dévorée. Nous en émîmes l’intuition, en introduction : l’attente est nécessaire. Lancinante et toujours frustrée, elle ne cesse, ni ne cède. Elle est aporétique : elle ne trouve pas d’issue. Dans notre quatrième partie, nous en tirerons les conclusions.
    Avant de clore cette troisième partie, il nous faut insister sur cet aspect monstrueux que revêt l’attente, par son pouvoir dévorant. Le foie de Prométhée se recrée pour être dévoré, et par ce singulier spectacle, n’est-il pas aussi horrible que l’aigle qui l’engloutit ? L’attente, jamais satisfaite, se trouve toujours de nouveaux objets. Que n’attend-on pas, aujourd’hui, du travail ? Bienveillance, prise en charge de la santé mentale, reconnaissance, « sens », bien-être… l’attente se mue en impatience lorsque le réel résiste, que la souffrance subsiste, que la reconnaissance tarde à venir. Alors l’attente de « prendre soin » devient hostile. L’expression se fait âpre : « Mais enfin… qu’attend la direction ? »
    S’exposant continuellement au jugement implacable des représentants du personnel, la direction, pendant ce temps, produit : chartes, procédures, notes, fiches de fonction. La direction propose : réunions, groupes de travail thématiques, médiations. La direction promet : plus de clarté, plus de temps d’échange.
    Dans ces conditions, comment ne pas imaginer un directeur plongé dans l’amertume, qui est un sentiment fort vilain ? Un directeur qui ne s’attendrait plus qu’à ce déplacement permanent de l’objet de l’attente ? Un directeur acculé, coincé, attaqué de toute part, tourmenté d’inquiétudes, réduit dans une forme de souffrance ; un directeur condamné à décevoir perpétuellement les attentes de ses équipes, et donc condamné lui-même à ne plus rien en attendre ? On est loin de la sérénité de l’empereur Alexandre qui, à en croire Montaigne, dormit et fit la grasse matinée avant d’aller affronter son adversaire Darius (27).
    Nous aurions plusieurs raisons puissantes de prôner une position stoïque extrême, une ataraxie ou apathie radicale, comme seul moyen d’atteindre à quelque quiétude. Le risque, désastreux, serait d’en perdre la capacité de se soucier du monde. On songe à l’empereur Charles Quint, qui, dégoûté, se retire au monastère de Saint-Yuste en 1557 pour y finir sa vie, dans l’isolement et le renoncement.

    Cette sorte de cartographie morale de « l’espace de l’attente » devrait nous permettre de rechercher ce que pourrait être la clé d’un rapport juste à la fonction de direction ; d’esquisser les éléments d’une conduite de direction face à l’attente.
    Bergson écrit : « L’intelligence (...) nous a été donnée, comme l’instinct à l’abeille, pour diriger notre conduite (28). » Face à l’attente, ambivalente, insatisfaite et incessante, qu’est-ce que diriger sa conduite ? Si l’on rejette de notre esprit un optimisme excessif (s’attendre à être compris, être remercié, etc.) comme un pessimisme excessif (s’attendre à être agressé ou à passer en procès), sur quelle « intelligence » fonder un art de se diriger, ce que les anciens appelaient une « psychagogie », à la hauteur de cette tâche difficile consistant à diriger les autres ? Comment définir un comportement vertueux pour le directeur ?
    L’attente pose problème, avons-nous dit. Peut-être devrions-nous, au terme de « problème », préférer celui de « mystère », en reprenant la distinction opérée par Gabriel Marcel : « Le problème est quelque chose qu’on rencontre, qui barre la route. Il est tout entier devant moi. Au contraire le mystère est quelque chose où je me trouve engagé, dont l’essence est par conséquent de n’être pas tout entier devant moi (29). »  Car l’attente, avons-nous dit, est une incorrigible inconsolable. Or, précisément, c’est une fonction – dite « parénétique » – attribuée à la philosophie, que de consoler. La philosophie vient donc au secours du directeur pour répondre à la question : « Que faire ? » – question que l’on peut déplier en : « que faut-il vouloir faire, que faut-il savoir faire ? » Face à l’attente, comment concevoir une « capacité de commander aux hommes » avec justice, ou mieux, avec justesse ? Comment agir avec courage, tempérance, sagesse (30), prudemment, au sens qu’Aristote donne au terme de phronesis ?
    La pensée commune exige le oui, le non, attend la simple affirmation ou négation, ce que faisait remarquer Hegel : « L’opinion envisage l’opposition du vrai et du faux d’une façon rigide ; ainsi d’un système de philosophie donné elle a coutume d’attendre ou un accord ou une contradiction (31) ». Précisément, les lignes que nous avons consacrées à « l’ambivalence » de l’attente n’ont d’autre motif que de suggérer qu’il ne s’agit pas simplement, pour le directeur, de répondre, ou de ne pas répondre, à l’attente. L’attente ne se laisse pas résoudre dans une réponse monovalente, dans un choix, une option, une réponse binaire. Agir en responsable, diriger, c’est donc non pas chercher à répondre, mais à se tenir, comme le navire tient sa course sur la mer furieuse et face aux vents changeants. Se tenir, se conduire, diriger avec justesse ferait appel à une « psychagogie », une disposition (hexis) à la conduite réflexive de l’âme.
    Il se pourrait que cette disposition repose sur des manières de comprendre, de dire, de faire. Comprendre que l’attente nécessite d’être travaillée, qu’elle est matière à reposer les termes du principe d’économie, c’est-à-dire de la juste proportion entre les moyens et les fins. Dire lorsqu’il est nécessaire, en mettant un terme à l’attente, dans une forme de vérité, de dire vrai (parrhèsia), qui soit aussi l’occasion pour le directeur de dire ce que lui-même attend. Enfin, faire, c’est peut-être « faire avec » l’attente, la laisser être, la laisser venir à soi. In fine, une direction « hospitalière » pourrait être définie comme faisant hospitalité à l’attente. Il s’agirait d’accueillir, d’admettre et, résolument, d’attendre l’attente.


Notes :
(1) Freud S., Totem et Tabou, tr. fr. S. Jankélévitch, Paris, Payot Rivages, [1913] 2001, p. 180.
(2) Jankélévitch V., Traité des vertus I, Le sérieux de l’intention, Paris, Flammarion, p. 52.
(3) Op. cit., p. 20.
(4) Ibid., p. 76.
(5) Montaigne M., Les Essais, II, 12, Paris, PUF, [1590] 2004.
(6) Ibid., p. 140.
(7) Ibid., p. 182.
(8) Ricœur P., « Les trois niveaux du jugement médical », Esprit, 1996, pp. 21-33, et Le Juste 2, Éditions Esprit, Paris, 2001.
(9) Tocqueville A., De la démocratie en Amérique, Paris, Vrin, [1835-1840] 1990.
(10) Foucault M., L’ordre du discours, Paris, Gallimard, nrf, 1971.
(11) Shakespeare W., Tout est bien qui finit bien, tr. fr. François-Victor Hugo, Œuvres complètes de Shakespeare, Paris, Pagnerre, [1623] 1869, p. 191-322.
(12) Le terme, de même que ?e?te??p???a?, désignant l’esprit de sédition ou de révolution, apparaît à plusieurs reprises sous la plume de Flavius Josèphe. Edition consultée : Flavii Iosephi opera, B. Niese, Berlin, Weidmann, 1895, Livre II, section III-1, accessible sur : remacle.org/bloodwolf/historiens/Flajose/guerre2gr.htm En Français on peut se reporter à : Guerre des juifs, V, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Classiques en poche » N° 118, 2017.
(13) Cité par Lacroix J., Panorama de la philosophie française contemporaine, Paris, PUF, 1966.
(14) Bergson H., La Pensée et le mouvant, Genève, A. Skira, [1939] 1956, pp. 24-34.
(15) Habermas J., De l’éthique de la discussion, Paris, Flammarion, 2013.
(16) Daudet A., Lettres de mon moulin, 1869.
(17) Bachelard G., La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, [1938] 1975, p. 250.
(18) Pascal B., Pensées, fragment 172, Paris, Flammarion, [1670] 1952, pp. 199-200.
(19) Cioran E., Sur les cimes du désespoir, Livre de poche, [1934] 1990, p. 116.
(20) « Tra l’altre vidi un’ombra ch’aspettava / in vista » : Dante, Purgatoire, 13.
(21) Bloch E., La Philosophie de la Renaissance, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1975.
(22) C’est ce qu’a étudié Weber M. dans son ouvrage l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme [1904-1905].
(23) “All is books are full of an airy yet ardent expectation of everything; of the next person who shall happen to speak; of the next chimney who shall happen to smoke, of the next event, of the next ecstasy; of the next fulfilment of any eager human fancy”, Charles Dickens, Great Expectations, J. M. Dent & Sons, Londres, [1861] 1955, p. vii. Nous traduisons.
(24) Roustang F., La fin de la plainte, Paris, Odile Jacob, 2001.
(25) Valéry P., Monsieur Teste, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », [1927] 1998, p. 40.
(26) Valéry P., Charmes, dans Poésies, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », [1922] 1966.
(27) Montaigne M., op. cit., I, 14.
(28) Bergson H., op. cit., p. 86.
(29) Marcel G., Tu ne mourras pas, Paris, Arfuyen, 2005, p. 38.
(30) Ce qu’il est convenu de rassembler sous le vocable des « vertus cardinales ».
(31) Hegel, Préface à la phénoménologie de l’esprit, tr. fr. J. Hyppolite, Paris, Aubier, [1807] 1966, p. 17.

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1) Porosité des normes

avec Inès HARDOUIN, Johann CAILLARD, Hélène de GUNZBURG, Gwendolyn PENVEN

2) La psychiatrie et ses démons

avec Guillaume MONOD, Isabelle BLONDIAUX, Jean-Paul PESTRE, Jean-François CALAS

3) Vieillir, où est le problème ?

avec Nelly LE REUN, Clément CORMI, Anne GRINFELD, Véronique AVEROUS et Véronique LEFEBVRE DES NOETTES

4) Un monde nouveau à gérer ?

avec Ronan LE REUN, Maylis DUBASQUE, Gwenaëlle CLAIRE, Nadine BENSCRI et Cyril GOULENOK

 

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news-4133 Mon, 30 May 2022 10:31:54 +0200 Dans la relation de soins, la confiance n’est plus ce qu’elle était https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/dans-la-relation-de-soins-la-confiance-nest-plus-ce-quelle-etait Un article de Christian TANNIER sur les nouvelles relations de confiance dans le soin Dans la relation de soins,

la confiance n’est plus ce qu’elle était 

 

Par Christian TANNIER

 

 

Ancien interne et chef de clinique au CHRU de Montpellier de 1970 à 1978, thèse de médecine en 1975. Chef du service de neurologie au CH de Carcassonne jusqu’en 2010. Président du comité d’éthique hospitalier du CH de Carcassonne de 2008 à 2018. Thèse de philosophie pratique (direction E. Fiat) en 2013.

 

 

Article référencé comme suit :

Tannier, C. (2022) « Dans la relation de soins, la confiance n’est plus ce qu’elle était » in Ethique. La vie en question, juin 2022.

 

 

NB : le PDF est accessible en bas de document

 

 

« C’est certain, aujourd’hui encore, médecins comme patients valident l’importance de cette relation médecin-patient […], se retrouvant à l’unanimité autour d’un seul mot pour la définir : « LA CONFIANCE ». Ainsi conclut une enquête du Conseil National de l’Ordre des Médecins (CNOM) sur la relation médicale, 20 ans après la loi Kouchner (1). La confiance est donc « le cœur de la relation entre médecin et patient », comme l’affirme également l’Association médicale mondiale (2).

Mais peut-on définir plus précisément ce qu’est la confiance dans le cadre de cette relation interpersonnelle si particulière ? Et si, comme le dit le CNOM dans la même enquête, « le colloque singulier n’a plus rien à voir aujourd'hui avec celui des origines (3) », qu’en est-il de la confiance, s’est-elle transformée de la même façon ? Quelles sont les conditions de la confiance, à l’ère de l’autonomie du patient ?

 

 

 

Peut-on définir la confiance ?

 

La confiance, pour Mark Hunyadi, constitue un trait structurel fondamental de notre relation au monde, une force de liaison élémentaire qui connecte l’individu au monde qui l’entoure (aux choses, aux personnes, aux institutions…), s’opposant au modèle de l’individualisme, où chacun est comme un pilote dans son cockpit, face à un monde dont il gère les informations à son bénéfice (4).

La confiance suppose l’existence d’une incertitude (chacun sait qu’elle peut être déçue ou trahie), sinon on est dans le domaine de la croyance (la confiance aveugle) ou d’un savoir absolu. Mais, comme le dit Gildas Richard, « qui ne sent que faire confiance doit signifier bien autre chose que prendre un risque calculé ou mesurer le probable ? » (5).

Pour continuer à suivre M. Hunyadi, la confiance est à la fois un sentiment et un pari, qui réfèrent à une attente de comportement. Avoir confiance d’abord, c’est le sentiment que ce en quoi ou en qui j’ai confiance va se comporter conformément à mes attentes (par exemple, ce médecin m’inspire confiance). C’est un état de sécurité relevant plus de l’intuition que de la certitude, ajoute le CCNE (6). Faire confiance ensuite, c’est s’engager dans une action en faisant un pari sur les comportements attendus, en comptant sur la manière dont se comporteront les choses, les personnes ou les institutions (pour cette opération, je fais confiance à ce chirurgien).

En fait la confiance ne se décline pas de la même façon selon le degré de conscience associé à la situation. Souvent la confiance est automatique, une habitude, une routine, et l’incertitude est minimale, le comportement prévisible (cette voiture va bien s’arrêter au feu rouge ; mon médecin que je vois régulièrement depuis vingt ans me connait bien, je me fie à lui). Mais lorsque la situation sort de la routine, et c’est souvent le cas dans la relation médicale, la confiance s’intègre au sein d’une rencontre interpersonnelle complexe, dans laquelle la liberté des deux parties est impliquée : la confiance ne se décrète pas (7), elle ne s’exige pas (8), elle s’accorde, et elle se donne. La liberté peut abdiquer de son fait, on s’en remet alors absolument à la conscience et à la bienveillance de l’autre, dans un mouvement qui s’apparente à la soumission. Elle peut être revendiquée et la relation tend vers un engagement mutuel, qui implique reconnaissance et respect de chacun comme condition de la confiance. Alors la confiance se construit et se partage.

C’est ce passage de la confiance-soumission à la confiance-liberté puis à la confiance construite que nous allons tenter de commenter, dans le cadre de l’évolution de la relation médecin-patient.

 

 

 

La confiance, du paternalisme à la contractualisation

 

Historiquement (disons avant 1990), la relation médicale a été marquée par le paternalisme (9) : le médecin savait ce qui était bon pour le patient, qui s’en remettait totalement à lui, tel un enfant à son père. Détenteur du savoir et du pouvoir de soigner, il recommandait, voire ordonnait, en conscience, tandis que le soigné faisait don de sa confiance. Cette position est illustrée par les formules souvent citées de L. Portes, président du Conseil de l’Ordre des Médecins :  « Face au patient inerte et passif, le médecin n’a en aucune manière le sentiment d’avoir affaire à un être libre, à un égal, à un pair ; tout patient est et doit être pour lui comme un enfant à apprivoiser, […] Le médecin, par contre, quand il domine sa pitié et que sa conscience reste en éveil, est seul à pouvoir exercer une volonté agissante […] Tout acte médical n’est, ne peut être et ne doit être qu’une confiance qui rejoint librement une conscience » (10)

Ainsi, de la confiance légitime liée à son autorité épistémique (celle de l’expert qui sait quelle est la maladie et ce qui est bon pour la santé), le médecin tirait abusivement une autorité déontique (celle qui repose sur l’obéissance et la soumission), gommant ainsi la liberté de décision du patient. Le médecin devenait le juge légitime de l’intérêt physique et moral de son patient, dans un souci d’humanité compte tenu de la position de faiblesse et de vulnérabilité de celui-ci. Quant au patient, il était en position de sujet passif, dans un état de confiance-soumission.

Bien sûr cette description est caricaturale et n’épouse pas toute la diversité des relations, d’autant qu’au début du XXème siècle, la confiance épistémique pouvait être mal placée, tant la médecine était encore balbutiante dans son efficacité et sa fiabilité ; de plus, la confiance était souvent trompée, tant la vérité était occultée, partiellement ou totalement et les patients n’étaient pas toujours dupes.

On peut néanmoins estimer qu’au début des années 2000, ce paternalisme est (partiellement ?) révolu. Sous l’influence du progrès des sciences et techniques médicales, de la démocratisation de l’enseignement et de l’accroissement des connaissances des citoyens, qui ont accès aux sources d’information d’une science médiatisée et numérisée, sous l’influence aussi de l’attraction du modèle alternatif nord-américain basé sur l’autonomie et la contractualisation, la relation médecin-malade devient plus égalitaire : la compétence professionnelle du médecin qui diagnostique et informe s’adresse à la « compétence personnelle » du patient qui sait ce qui est bon pour lui, consent et décide en connaissance de cause. Au principe de bienfaisance, s’ajoute le principe d’autonomie.

              Présentant son projet de loi sur le droit des patients à l’Assemblée nationale en octobre 2001, Bernard Kouchner résume bien la philosophie d’une éthique de l’autonomie centrée sur des relations contractuelles et égalitaires entre médecins et malades, redéfinissant de ce fait le modèle de confiance médecin-malade. Il s’agit « d’adapter le système de soin français au monde moderne, en privilégiant les relations contractuelles […] La qualité devient la pierre angulaire, et elle n’existe que dans une confiance réciproque. Le projet a pour objectif de rétablir cette confiance en rééquilibrant la relation entre médecin et malade, désormais à égalité […] Notre objectif est bien de revoir les fondements mêmes de l’éthique médicale […] Sous prétexte d’agir pour leur bien, les médecins décident trop souvent à la place des malades. Notre objectif est que désormais ils décident avec eux. Ce respect de l’autonomie du malade doit être au fondement de l’éthique clinique » (11).

L’enquête précitée du CNOM montre que la loi du 2 mars 2002 a profondément modifié la relation médicale, même si elle reste encore trop largement ignorée dans la population. Le patient devient donc acteur de sa santé ; informé, il donne son consentement (ou son refus) aux traitements et aux soins (12). Mais la contractualisation, même tacite, est-elle le meilleur modèle pour assurer une relation de confiance ? En fait, de nombreuses critiques ont été émises à l’encontre d’une dérive libertaire et utilitariste du contrat de soins, plus courante d’ailleurs dans les pays anglo-saxon qu’en France. Le risque est que le médecin devienne un pur prestataire de service « producteur de soins » et le patient un pur client, « consommateur éclairé ». Dans ces conditions on pourrait par exemple imaginer que le médecin oublie que son patient n’est pas toujours capable de maîtriser les informations qu’on lui donne, par internet autant qu’en consultation ; la tentation pourrait être d’asséner des vérités dans une certaine indifférence et sans empathie, dans un but de protection, psychologique et juridique. Du côté du client, le risque est que l’autonomie se transforme en tyrannie de désirs irrationnels ou de peurs incontrôlées, avec une exigence d’examens complémentaires inappropriés, aboutissant au nomadisme médical ou à des notations du médecin sur des sites d’évaluation. La pente est celle de l’introduction du médico-légal dans la relation, et on peut lire dans l’enquête du CNOM que « le patient peut à tout moment se retourner contre son médecin, cela a induit une méfiance de la part des médecins et cela a eu un impact sur la relation de confiance » ; ou encore : « La définition de la relation a changé au fil du temps. La confiance s'est transformée en défiance, des 2 cotés ». Le CCNE liste les raisons expliquant les difficultés de créer et maintenir une relation de confiance dans la relation de soins (13) : la place de l’incertitude dans l’agir médical, le manque de temps ou l’urgence, la multiplication des soignants dans certains parcours de soin avec des avis ou des messages divergents, le manque de lieu dédié propice à une communication de qualité … On peut ajouter que la confiance institutionnelle a elle-même été érodée par des affaires médiatisées (sang contaminé, médiator…), par les rigidités bureaucratiques et administratives de l’hôpital, par des débats anxiogènes d’experts dans la crise du covid etc.

Plus que dans un contrat égalitaire, c’est donc dans un partenariat et une alliance entre le patient et son médecin que la relation de confiance va pouvoir s’épanouir. Qu’est-ce à dire ? Quelles pourraient être, 20 ans après la loi Kouchner, les conditions d’une confiance partagée entre le médecin et son patient ?

 

 

La confiance, un engagement réciproque dans un partenariat

 

La médecine moderne est devenue d’une efficacité impressionnante pour guérir ou traiter nombre d’affections aiguës ou chroniques. Mais cette médecine technoscientifique est potentiellement déshumanisante, parce qu’elle favorise l’objectivation du corps aux dépens de la subjectivité de l’être, l’universel et la statistique par rapport au singulier, l’image aux dépens de l’écoute et de l’examen clinique, le codage technique du savoir par rapport à la narration. Être un bon médecin, c’est d’abord être compétent et expert dans son domaine. Mais c’est aussi arriver à appliquer humainement ce qu’il sait (14). C’est sur ces deux piliers, de la compétence et de la relation humaine, que repose la confiance à l’ère du partenariat de soins.

Le partage des compétences

La compétence est la première des éthiques, elle s’inscrit dans la conscience du médecin, elle fonde la confiance du patient ; et celle-ci s’accommodera mal des errements, des erreurs, des incertitudes, des imprécisions, des hésitations, des inquiétudes inutiles, des examens redondants, de la désinvolture, de l’absence d’actualisation des connaissances … On peut ajouter que le manque de confiance en soi du médecin ne facilitera pas la mise en confiance du patient.

Le patient lui aussi a une compétence et le pacte de confiance demande au médecin de la reconnaître. Il s’informe sur internet, il sait des choses, souvent mal digérées, mais est en demande d’un dialogue et n’apprécie guère d’être considéré comme un demeuré. Il peut même devenir expert lorsque sa maladie devient chronique, et c’est vraiment une alliance thérapeutique qu’il recherche alors avec le corps médical. Sa compétence concerne aussi l’évaluation de sa situation personnelle en regard des décisions que le médecin jugerait les plus appropriées et que celui-ci expose le plus clairement et loyalement possible. Le but est donc de construire avec le malade une vérité qu’il peut s’approprier, basée sur la confiance et le partage des connaissances.

 

Une relation humaine entre autonomie et vulnérabilité

Prendre en compte la vulnérabilité autant que l’autonomie constitue au sein de la relation médicale une ligne de crête sur laquelle surfe la confiance. La dissymétrie fondamentale de la relation ne peut être gommée : sont face à face des niveaux de savoir et des niveaux de souffrance différents. Comme le dit Jacques Ricot : « il convient de ne pas enfermer l’autonomie du sujet dans une souveraineté qui nierait sa vulnérabilité » (15). Ce qui rejoint des paroles de patient recueillies par l’enquête du CNOM (16) : « il s'agit de prendre soin d'un sujet malade, d'une personne souffrante, et non d'un patient-objet à observer puis à réparer. Avoir un échange humain, et donc individualisé, améliore considérablement la qualité des soins ». Pour le CCNE (17), il est important de prendre en considération ce paradoxe : nous avons besoin d’autrui pour être autonome lorsque nous sommes malades et cela nécessite de la confiance.  Consentir et accorder sa confiance ne relèvent pas d’une perte d’autonomie.

En pratique, y-a-t-il des recettes ? Point. Des manières d’être qui se cultivent ? Probablement.

 

De l’écoute empathique à la décision partagée

Il faut insister sur l’écoute attentive, cette manière de consacrer quelques minutes, parfois un peu plus, à écouter sans interrompre, sans préjuger, sans connaissance a priori du contenu qui va se révéler. Seule cette étape d’écoute permet d’accéder à l’empathie, qui, outre la capacité d’être affecté par ce que ressent autrui, est aussi un effort pour entendre les affects et les représentations du patient, une attention et une disponibilité à sa souffrance ainsi qu’à ses questionnements. Savoir faire un « pas de côté » par rapport à ses propres conceptions du monde, c’est pour le soignant à la fois reconnaitre et respecter son patient en tant que sujet autonome et s’enrichir soi-même à son contact. Le but étant d’aboutir à une décision médicale partagée, comme l’exprime A. Grimaldi : « On attend du médecin empathique non seulement une information adaptée sur les différentes possibilités thérapeutiques, mais aussi une facilitation de l’expression du malade sur son vécu, ses représentations de la santé, ses choix de vie, ses ambivalences et, finalement, une aide à faire un choix réaliste raisonnable » (18). Il s’agit d’une décision délibérative, engagée, mais qui reste à responsabilité médicale.

 

La confiance construite et partagée

Ainsi le patient, reconnu et respecté dans son autonomie comme dans sa souffrance, pourra-t-il plus facilement s’en remettre à la compétence et à la conscience de son médecin, donc lui faire confiance, sans se soumettre ni se défier.

Le médecin de son côté pourra aussi faire confiance à son patient et éviter autant que faire se peut le nomadisme et l’inobservance thérapeutique, en particulier dans la maladie chronique. 

La confiance est un sentiment, un pari, elle se donne, mais aussi se construit ; oui, cela demande un peu de temps, de la disponibilité, de la bienveillance, mais le médecin n’est-il pas un artiste autant qu’un technicien ?

 

 

 

Au total, la confiance n’est plus ce qu’elle était. Comme la relation médicale, elle a évolué. La confiance-soumission est devenue confiance-liberté et finalement confiance construite. Certes, nombreux sont les obstacles pouvant conduire à la défiance, alors que paradoxalement la médecine est devenue beaucoup plus efficace et fiable qu’avant. Mais laissons la conclusion (optimiste) au CNOM, dans la synthèse de son enquête récente : « médecins comme patients sont majoritairement revenus aux fondamentaux du lien qui les unit dans cette relation si particulière consacrée au soin et dont certains disent même qu’aucune loi ne peut régir. Ce sont l’écoute, la bienveillance, l’humanité, le respect, le dévouement, se retrouvant à l'unanimité autour d'un seul mot pour la définir et qu’il nous faut retenir : la confiance » (19).

 

 

Notes

 

(1) Conseil National de l’Ordre des Médecins, La loi Kouchner 20 ans après, février 2022, p. 44.

(2) AMM, Déclaration de Cordoue sur la relation entre médecin et patient, adoptée par la 71ème assemblée générale de l’AMM, Cordoue, Espagne, octobre 2020.

(3) CNOM, op.cit., p. 8.

(4) M. Hunyadi, Au début est la confiance, Le bord de l’eau, 2020.

(5) G. Richard, « De la confiance », philo.pourtous.free.fr/Articles/Gildas/delaconfiance.htm, p. 4.

(6)CCNE, avis 136, L’évolution des enjeux éthiques relatifs au consentement dans le soin, avril 2021. p. 17.

 (7) Michela Marzano, Eloge de la confiance, Arthème Fayard/Pluriel, 2012, p. 20.

(8) « Qu’un soignant dise, en préambule de son intervention, « Vous pouvez me faire confiance » au patient vulnérable devant lui, et celui-ci ne pourra que considérer qu’il n’a guère d’autre choix. » P. Sureau, De la confiance dans la relation de soins, SOINS, N° 824, avril 2018, p. 45.

(9) CNOM, op.cit. p. 7.

(10) L. Portes, A la recherche d’une éthique médicale, Paris, PUF, 1964, pp. 163, 164, 168.

(11) B. Kouchner, première lecture à l’Assemblée nationale, 2 et 3 octobre 2001.

(12) Il peut aussi désigner une « personne de confiance » qui pourra porter sa parole si sa maladie le rend hors d’exprimer sa volonté. Il s’agit de restituer le plus fidèlement possible les préférences de la personne malade.

(13) CCNE, avis 136, op.cit. p. 16.

(14) C. Tannier, C. Frot, T. du Puy-Montbrun, C. Martens, L. Gontard, S. Perrot, V. Lefebvre des Noëttes, Médecine narrative et philosophie, in Médecine narrative, F. Goupy et C. Le Jeunne, Paris, Med-Line éditions, 2016, pp 37-50.

(15)J. Ricot, Éthique du soin ultime, Rennes, Presses de l’EHESP, 2010, p. 145.

(16) CNOM, op.cit. p.41.

(17) CCNE, avis 136, op.cit. p.15.

(18) A. Grimaldi, « les deux versions de la décision médicale partagée  in La Lettre du Neurologue,  Vol. XXIII - n° 3 - mars 2019, p.65.

(19) CNOM, op. cit. p.49.

 

 

 

 

 

 

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news-4084 Sun, 01 May 2022 16:46:25 +0200 Un livre de Jean-Marie GOMAS et Pascale FAVRE : https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/un-livre-de-jean-marie-gomas-et-pascale-favre Fin de vie : peut-on choisir sa mort ?

Chaque semaine des patients, des familles, des membres d'équipes de soins s'interrogent sur la sédation profonde, l'euthanasie, le suicide assisté, avec de fréquentes confusions. Les soignants sont souvent confrontés à ces demandes difficiles, en faisant face à des préjugés souvent bien ancrés.

Ce livre  - préfacé par Marie de Hennezel - est destiné particulièrement aux acteurs de santé. Très solidement argumenté, ce travail explique et clarifie les enjeux de la fin de vie dans notre pays, met en lumière les risques majeurs de la mort provoquée, et précise la réalité des pratiques au Canada, en Suisse, en Oregon, en Belgique...

 

« Je veux choisir ma mort, c’est ma liberté ! » Cette parole de personne bien-portante témoigne du décalage avec la réalité de ce que vivent les malades à l’approche de leur fin de vie. La question de l’euthanasie, masquée derrière l’expression trompeuse « d’aide médicale à mourir », s’avère très présente dans l’actualité politique. Or le sujet est régulièrement abordé avec des confusions majeures concernant le suicide assisté, l’euthanasie, la sédation profonde… Ce livre clarifie le vocabulaire et propose de revisiter les croyances et préjugés qui obscurcissent la question de la fin de vie, en interdisant un véritable débat. Il donne les éléments éthiques et médicaux nécessaires à la compréhension des enjeux de la mort provoquée. Beaucoup plus largement, il y est question du chemin du mourir et de la finitude. Chaque fin de vie se révèle une histoire singulière jusqu’au bout, imprévisible, appelant des soins adaptés et toujours créatifs. Basé sur une longue expérience clinique des auteurs dans le domaine des soins palliatifs et sur un travail universitaire autour de l’impact de l’acte euthanasique sur le praticien, il est à destination du grand public comme des professionnels du soin.

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news-4083 Sun, 01 May 2022 16:00:13 +0200 « De la médecine expérimentale à l’Evidence based medicine : une continuité philosophique et une rupture méthodologique » https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/de-la-medecine-experimentale-a-levidence-based-medicine-une-continuite-philosophique-et-une-rupture-methodologique

Par Charles MIDOL

Charles MIDOL est médecin interniste et vient de finir son internat au CHU de Lille. Il étudie actuellement la théologie à l’Université pontificale grégorienne à Rome.



Article référencé comme suit :
Midol, C. (2022) « De la médecine expérimentale à l’EBM : une continuité philosophique et une rupture méthodologique » in Ethique. La vie en question, mai 2022.

NB : le PDF est accessible en bas de document.



À première vue, l’Evidence based medicine (EBM) présente de multiples similitudes avec la médecine expérimentale de Claude Bernard. La référence est d’abord historique et implicite.
La méthode théorisée par Bernard est une pierre fondatrice de l’expérimentation dans le domaine biologique, à tel point qu’il est d’usage depuis Bergson, de comparer l’Introduction à la médecine expérimentale au Discours de la méthode : « deux fois seulement dans l’histoire de la science moderne, et pour les deux formes principales que notre connaissance a prises, l’esprit d’invention s’est replié sur lui-même pour s’analyser et pour déterminer ainsi les conditions générales de la découverte scientifique (1) ». Placer Claude Bernard dans le sillage de Descartes n’est pas anodin : au-delà du caractère fondateur de chacune de ces philosophies, c’est insinuer que la méthode de connaissance et d’expérimentation du vivant est aussi légitime et logique que celle proposée pour bien conduire sa raison.
Comme la médecine expérimentale, l’EBM se définit comme une pratique rationnelle de l’expérimentation sur le vivant en proposant une méthode de confrontation entre rationalisme et empirisme (2). La question posée au vivant est formulée a priori puis confirmée par les résultats d’une expérience conçus précisément pour prouver l’effet prédit. Comme la médecine expérimentale, l’EBM accepte de remettre en cause ses hypothèses si celles-ci sont infirmées par l’expérimentation – même s’il convient avant de les abandonner de s’assurer que l’expérience était adaptée… Engagé dans un fructueux dialogue entre l’esprit et la nature (3), l’expérimentateur tire le meilleur parti du rationalisme et de l’empirisme afin de créer une connaissance dans un domaine qui en était dépourvu. L’originalité de ces deux méthodes et de faire surgir le probable là où il n’y avait que de l’incertain, ou comme le formule Claude Bernard, ramener « l’indéterminé au déterminé (4) ».
Pourtant, les points de divergences apparaissent tout aussi clairement : la statistique, science reine de l’EBM, est violement rejetée par Claude Bernard. Pour ce denier, les probabilités sont impropres à établir à un établir une relation de causalité. Comment relire, entre continuité et rupture, l’apport de ces deux paradigmes à la pratique médicale ? Quel mouvement commun peut on discerner dans leur appréhension de l’être humain ?

Le travail de l’esprit scientifique
Chacune à sa façon, l’EBM et la médecine expérimentale supposent l’idée d’un tri des hypothèses scientifiques : dans la sélection des essais les plus pertinents ou dans la recherche de l’expérience la plus adaptée. Dans le premier cas, le critère est méthodologique (un essai randomisé en double aveugle bien mené possède un niveau de preuve plus élevé qu’une série de cas cliniques), dans le second cas c’est l’adéquation de l’observation à l’hypothèse d’étude qui fournit une preuve indiscutable (5). Dans ces deux domaines, c’est une méthodologie analytique qui légitime la scientificité du résultat. Dans l’expérience de Claude Bernard comme dans l’essai clinique de Bradford Hill il s’agit de réaliser une expérience comparative sur des sujets qui ne divergent que par un seul point, c’est pourquoi il est possible de conclure ceteris paribus que ce seul paramètre permet d’expliquer la différence observée (6). Cette méthode est commune à nos deux philosophies médicales, tout comme l’idée qui en découle, l’acheminement vers un savoir médical sans précédent :
« Il est ainsi évident pour tout esprit non prévenu que la médecine se dirige vers sa voie scientifique définitive. Par la seule marche naturelle de son évolution, elle abandonne peu à peu la région des systèmes pour revêtir de plus en plus la forme analytique, et rentrer ainsi graduellement dans la méthode d’investigation commune aux sciences expérimentales (7). »
Tout autant que l’EBM, la médecine expérimentale cherche de façon louable et concrète à obtenir le meilleur traitement pour le bien du patient. L’idée sous-jacente est que le traitement dont le bénéfice est établi avec le plus haut niveau de scientificité sera le meilleur traitement, l’allégorie d’une science médicale surgissant directement au secours du malade. Bernard appuie ses dires sur l’exemple de la gale. Des traitements pour cette maladie étaient connus de longue date, notamment l’application cutanée de soufre, mais son déterminisme, c’est-à-dire le rôle pathogène du sarcopte n’avait été établi que plus tardivement. La constance de ce déterminisme dans la déclaration de la maladie est le signe de l’entrée dans l’ère analytique et l’avènement de la thérapeutique scientifiquement fondée. Cet automatisme entre connaissance fiable et efficacité de la thérapeutique, permet de discerner un nouvel horizon : « on guérit toujours et sans exception quand on se place dans les conditions expérimentales pour atteindre ce but (8) ».
Notons un dernier point dans cette analogie, l’utilisation de chacune de ces méthodes comme confirmation d’une hypothèse scientifique. Cet élément dépasse le cadre de notre exposé et traduit une caractéristique générale de la méthode scientifique. C’est bien l’investigateur qui pense et non pas la méthode : la technique ne remplace pas le travail de l’esprit dans l’émergence d’un nouveau savoir. Cette conception de la vérité scientifique est fondamentale. Comme le souligne Bergson, elle confère à l’esprit de l’investigateur un rôle actif et quasi créateur dans l’émergence du savoir (9). Toute démarche scientifique révèle une originalité propre à l’investigateur. Le recueil des observations n’est pas qu’un catalogue borné et passif mais déjà un travail de généralisation. Dans les termes de Bernard, la méthode n’est pas un palliatif à l’ignorance mais la mise en exergue d’une idée novatrice : « la méthode expérimentale ne donnera donc pas des idées neuves et fécondes à ceux qui n’en n’ont pas ; elle servira seulement à diriger les idées chez ceux qui en ont et à les développer afin d’en retirer les meilleurs résultats (10) ». Ce principe créateur de l’idée scientifique nous invite à tirer le meilleur de l’EBM, à considérer le savoir recueilli par la méthode statistique et passé au crible du niveau de preuve non seulement comme un événement nouveau mais aussi comme une originalité singulière conférée par son auteur. Il faudrait alors reconnaître une certaine subjectivité dans la méthode…

Un violent refus de la preuve statistique
Nous ne pourrions continuer à comparer ces deux méthodes sans faire apparaître un point de rupture fondamental. Claude Bernard se situe de façon catégorique dans le refus de la preuve statistique : « jamais la statistique n’a rien n’appris ni ne peut rien apprendre sur la nature des phénomènes (11) ». Comment comprendre un refus aussi universel de la méthodologie statistique ? Le lecteur de l’Introduction à la médecine expérimentale est confronté à deux types d’arguments. Le premier est essentiellement épistémologique et relève d’une prudence de l’esprit scientifique vis-à-vis d’une réduction excessive par la quantification. Le second est plus subtil et fait émerger une tension entre certitude statistique et scientifique. Il se résume ainsi : comment une modélisation statistique pourrait-elle être aussi précise qu’une loi de la nature ?
La prudence du scientifique concernant la réduction quantitative est de bon aloi. Elle ne vise pas tant à minimiser la véracité de la mesure réalisée dans le cadre d’une expérience que de considérer avec précaution toute généralisation qui pourrait émerger de résultats quantitatifs. Pour Bernard, le raisonnement expérimental est un processus extrêmement rigoureux qui permet de faire émerger le processus physiopathologique de façon incontestable. L’analyse quantitative, notamment celle des moyennes, passe pour inacceptable car elle accorderait un aspect scientifique à des données sans reposer sur un raisonnement certain : « l’emploi des moyennes en physiologie et en médecine ne donne le plus souvent qu’une fausse précision aux résultats en détruisant le caractère biologique des phénomènes (12) ». Si la critique du scientifique perd parfois de son objectivité pour devenir sarcasme – il reproche à l’un de ses contemporains de rechercher dans les toilettes publiques d’une gare l’idée d’urine moyenne européenne (13) – l’idée maîtresse reste la même : il ne faut pas réduire un phénomène à une moyenne. Derrière ce scepticisme quantitatif se cache l’idée d’une spécificité du phénomène biologique. Si celui-ci peut être expliqué à travers des processus physico-chimiques, il persiste un caractère biologique des phénomènes qui échappe à une réduction simplement quantitative (14). Et c’est là toute la justification de la méthode expérimentale : le système biologique est complexe et il n’existe pas de modèle satisfaisant pour se passer de l’expérience sur le vivant. Pour autant, le déterminisme physico-biologique ne perd pas de sa constance et se retrouve dans chaque animal étudié. L’erreur serait de suivre aveuglément un raisonnement paraissant mathématique et qui, sous ses airs scientifiques ne serait qu’une tentative de simplification du réel et donc l’introduction d’une subjectivité ruinant l’objectivité de l’expérience. Le vivant tient une place à part notamment en raison de sa complexité et ne se laisse pas réduire à des formules de géomètres ou à des comptes d’apothicaire. Cette délicatesse du phénomène biologique justifie le rôle du physiologiste qui, à la différence du physicien, ne se limite pas à une modélisation simplificatrice d’un réel dense et complexe, mais y adhère intimement (15).
Le refus de la quantification n’est pas non plus radical, un rôle lui est concédé dans la mesure des facteurs d’association : « c’est par la détermination quantitative d’un effet relativement à une cause donnée que la loi des phénomènes peut être établie (16) ». Par cette utilisation de la quantification comme méthode de preuve (un effet quantifiable est un effet existant), Claude Bernard se rapproche des théoriciens de l’EBM. Une loi des phénomènes peut bel et bien émerger de mesures expérimentales si les conditions de scientificité ont été respectées (17). Cependant, s’il reconnaît une causalité établie par l’expérimentation, il émet de sérieux doutes sur la capacité de la statistique à faire émerger le même type de connaissance :
« même par hypothèse, je ne saurais admettre que les faits puissent jamais être absolument identiques et comparables dans la statistique, il faut nécessairement qu’ils différent par quelque point, car sans cela la statistique conduirait à un résultat scientifique absolu, tandis qu’elle ne peut donner qu’une probabilité jamais une certitude (18) ».
Pourquoi faut-il nécessairement qu’un résultat obtenu par la méthode expérimentale soit plus fiable qu’un résultat obtenu par le traitement statistique d’observations isolées ? Pourquoi la statistique ne pourrait-elle pas égaler la science dans l’acquisition de la connaissance sur le vivant ? Car la science institue une certitude, c’est-à-dire une relation nécessaire entre une cause et un effet, alors que la statistique n’établit la même relation que de façon probable ou très probable.



Le contact avec le réel
Avant de tirer des enseignements de cette comparaison entre médecine expérimentale et EBM, un dernier point concernant la philosophie de Claude Bernard mérite notre attention. Quelle compréhension du monde apporte la méthode expérimentale ? L’expérimentateur qu’est Claude Bernard, si sûr d’avoir trouvé la voie scientifique définitive de la médecine, nous propose-t-il de progresser dans la connaissance de la nature afin d’aboutir à la vérité sur le vivant ? Loin s’en faut : « l’essence des choses devant nous rester toujours ignorée, nous ne pouvons connaître que les relations de ces choses, et les phénomènes ne sont que des résultats de ces relations (19) ». Quelle surprise de lire que la méthode expérimentale est inapte à nous communiquer l’essence des choses et que notre connaissance devrait se limiter à celle de relations entre des causes et des effets (20) ! Les causes premières sont inaccessibles. Claude Bernard ferme définitivement et radicalement tout questionnement sur la portée ontologique ou métaphysique de la science : « nous ne connaîtrons jamais ni l’esprit ni la matière […]. Il n’y a pour nous que des phénomènes à étudier, les conditions matérielles de leurs manifestations à connaître, et les lois de ces manifestations à déterminer (21). » Comment interpréter ce refus radical de la méthode expérimentale à donner accès à la vérité ? N’oublions pas que Claude Bernard se place explicitement dans un positivisme qui discrédite toute connaissance spéculative, en particulier d’ordre philosophique (22). Dans le domaine du vivant, il se positionne comme théoricien d’une médecine scientifique, en opposition avec une pratique empirique qui prévalait à l’époque. Pour Claude Bernard, le médecin empirique tire des conclusions trop hâtives, basées sur une expérience personnelle de la maladie, donc subjective et partielle. Les phénomènes seraient trompeurs et ne donneraient pas accès à une vérité sous-jacente, seule une méthodologie scientifique serait à même de faire émerger une connaissance solide sur les manifestations ou les conditions matérielles. Claude Bernard ouvre la voie à une pratique scientifique de la médecine qui jette un soupçon permanent sur la capacité du clinicien à dire le vrai. Que reste-t-il à l’expérimentateur s’il est incapable de saisir la vérité ? l’étude et la quantification des relations. En d’autres termes, il s’agit d’une science des effets. La quantification participe pleinement à cette méthode scientifique : là où la relation s’effectue avec la constance du rapport mathématique, cause et effet se voient indéniablement prouvés.
Il est impossible de ne pas souscrire à cette démarche scientifique de la médecine : seule une approche rationnelle du diagnostic et du traitement des maladies permet de progresser dans leur compréhension et d’écarter les incertitudes d’une médecine complètement empirique. Dans ce sens, nous comprenons qu’un doute puisse être jeté sur la perception de la maladie. Le clinicien peut se laisser convaincre par l’effet faussement bénéfique d’un traitement suite à une poignée d’expériences biaisées ou mal interprétées. Le doute qui prévaut alors sur la perception des phénomènes ne doit pourtant pas sombrer dans l’excès coupable de Claude Bernard en concluant qu’aucune réalité ne persiste dans notre connaissance de la maladie : « Il n’y a aucune réalité objective dans les mots vie, santé, maladie. Ce sont des expressions littéraires dont nous nous servons parce qu’elles représentent à notre esprit l’apparence de certains phénomènes (23) ».

Quatre points de convergence
Il nous semble particulièrement fructueux de comparer ces deux modèles de médecine scientifique. Certes, ils s’opposent sur un point fondamental : leur mode d’acquisition de la connaissance. La méthode expérimentale de Claude Bernard propose une géniale mise en œuvre de la preuve scientifique par l’expérimentation sur le vivant. Ne pouvant dénombrer tous les facteurs qui interagissent sur celui-ci, il propose d’étudier le système dans sa complexité. Le mécanisme physiopathologique qui en découle, son déterminisme a force de preuve. Un siècle plus tard, des statisticiens anglais appellent de leur vœux une médecine fondée sur les preuves et proposent un modèle de comparaison imparable, deux groupes que rien ne doit distinguer reçoivent un traitement ou un placebo. Tout effet mesuré dans le groupe recevant le traitement lui est automatiquement et indubitablement attribué puisque c’est le seul facteur qui varie. Cette fois-ci, la preuve revient à la méthode statistique : la comparaison des moyennes avec une incertitude connue et jugée acceptable affirme que la différence observée n’est pas due au hasard. Ajoutons que la défiance de Claude Bernard pour la preuve statistique n’a d’égale que le refus des théoriciens de l’EBM pour l’argumentation physiopathologique (24)… Exceptée cette opposition fondamentale, il existe de nombreux points communs à chacune de ces deux philosophies médicales. Nous souhaitons relever quatre caractéristiques communes nous éclairant sur la portée de ces deux modèles.
La voie scientifique. Comme Claude Bernard inaugurant la voie scientifique définitive de la médecine, l’EBM s’érige en modèle de scientificité en rupture avec un modèle dit empiriste qui faisait la part belle à l’expérience personnelle du clinicien mais aussi à l’argument d’autorité (25). L’émergence de ce nouveau modèle se caractérise par une rupture avec l’ancien et par son caractère consensuel. Toute remise en cause de l’application de ces deux modèles est un refus de la science elle-même.
La spécificité du vivant. Nous avons déjà souligné chez Bernard l’idée d’une complexité du phénomène vivant qui échappe au réductionnisme de la modélisation mathématique. Pour autant, le déterminisme physico-chimique reste le modèle prototypique du mécanisme physiopathologique. En faisant passer le niveau d’expérimentation de l’individu à celui de la population, l’EBM reconnait implicitement une forme de complexité du phénomène vivant qui ne se laisse démasquer qu’à l’échelle du grand nombre. Un phénomène est incertain au niveau de l’individu car trop fluctuant et son observation trop subjective, mais il devient objectivable à l’échelle de la population. Autrement dit, le phénomène étant trop complexe pour être simplement divisé en une série de réaction physico-chimiques, il est plus aisé d’en tirer des enseignements d’un point de vue extérieur et sur un grand nombre d’individus.
L’intolérance à l’incertitude. Cette intolérance prend des proportions plus importantes dans l’EBM. La médecine expérimentale résolvait le problème de l’incertain par une expérimentation permettant d’acquérir une certitude d’ordre scientifique. L’EBM traite la question par un moyen détourné, elle quantifie une probabilité, plus celle-ci sera élevée, plus elle se rapprochera de la certitude. Il se dessine ici un point de rupture avec la pratique médicale classique. Celle-ci se définit par un contrat tacite entre médecin et patient, l’un devant soulager la plainte de l’autre, avec un certain niveau d’incertitude dans la réalisation effective de cette tâche. Si l’anéantissement de l’incertitude est impossible, l’EBM propose au moins de la quantifier et de la minimiser. Ce rejet de l’incertitude a pour conséquence la mise au second plan du jugement médical, et tout particulièrement de la clinique (26).
L’incapacité à dire le vrai. En affirmant ne jamais pouvoir connaître ni l’esprit ni la matière Claude Bernard s’inscrit volontairement dans un type de connaissance scientifique qui refuse toute démarche possédant une visée ontologique. Il lui importe peu de connaître les causes premières : « la recherche des causes n’est pas scientifique (27) » ! Ce qu’il souhaite c’est comprendre les relations et de prédire les phénomènes physiologiques. Par son point de vue externaliste et par son refus de l’argument physiopathologique, l’EBM se place dans une position similaire. La visée n’est pas de comprendre la nature profonde de l’homme – malade ou bien portant – mais d’exercer un effet sur cette maladie. La connaissance qui en est retirée n’est pas de l’ordre du vrai mais de l’utile. Ce parti pris de la connaissance médicale va teinter le rapport au réel de ces méthodes ayant pour conséquence d’attribuer plus d’importance au phénomène lui-même qu’à l’individu qui le représente.


Chacune à leur façon, médecine expérimentale et EBM ouvrent une nouvelle voie vers une médecine scientifique toujours plus attentive à la rationalité de ses outils. Ces deux paradigmes médicaux offrent une part majeure à l’expérimentation, promettant de faire du clinicien non seulement un soignant mais aussi un scientifique. Claude Bernard étudie la complexité du vivant à l’échelle de l’animal pour comprendre les mécanismes physiopathologiques qui gouvernent la vie, l’EBM étudie des populations et des sujets d’expériences afin de mettre au point la méthode thérapeutique la plus efficace ou d’identifier les facteurs de risque les plus significatifs. Le cadre expérimental connaît un changement d’échelle, de l’individu à la population, mais la méthode reste sensiblement la même : prouver un effet en comparant deux sujets ou deux groupes qui diffèrent sur un seul facteur, objet de l’expérience. Le modèle épistémologique connaît, lui, un important changement. Dans la méthode expérimentale, la relation de la cause à l’effet est nécessaire et indubitable, pour l’EBM, la preuve est d’ordre statistique, c’est-à-dire établie avec une probabilité connue. La médecine devient plus efficace et plus utile à l’homme. La conséquence de cette scientificité croissante est la restriction du champ d’étude : le vivant est trop vaste pour être immédiatement connu, on se limite à un mécanisme, un facteur de risque, une intervention thérapeutique. La vision d’ensemble repose sur le clinicien, à condition qu’il y soit attentif ! L’être humain, expérimentateur ingénieux, brille par son esprit d’analyse. Il identifie les mécanismes et les causes sous-jacentes, fait triompher l’esprit scientifique mais il est aussi source d’erreur… La subjectivité qu’il introduit dans le système expérimental pourrait causer sa faillite, il faut donc la traquer et réduire son emprise. Un autre mouvement s’affirme clairement : une mise à distance du médecin par rapport au réel. Le clinicien est faillible, sa capacité à dire le vrai limitée. L’expérimentation ou les instruments de mesure proposent des résultats plus solides, moins discutables. La médecine scientifique se détache un peu plus de sa composante anthropologique : plus que de chercher ce qu’est l’homme elle veut trouver ce qui lui sera utile.


Notes :
(1) Bergson H., « La philosophie de Claude Bernard, discours prononcé à la cérémonie du centenaire de Claude Bernard au Collège de France le 30 décembre 1913 » in La Pensée et le Mouvant, Paris, Flammarion, 2014 [1934], p. 255-256.
(2) Tröhler U., « Surmonter l’ignorance thérapeutique : un voyage à travers trois siècles » in L’émergence de la médecine scientifique, Paris, Éditions Matériologiques, 2012, pp. 32 sqq.
(3) Bergson H., « La philosophie de Claude Bernard … », op. cit., p.256.
(4) Bernard C., Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, Flammarion, 2008 [1865], p.245.
(5) Bernard relate une expérience intéressante sur la section du nerf sympathique chez le lapin. Cette expérience, que ses prédécesseurs et lui avaient menée avec une hypothèse de travail fausse se révélait inféconde. Avec la bonne hypothèse, il s’aperçoit d’un fait nouveau déjà présent dans les précédents essais mais mal interprété. Celui-ci permet alors de conclure positivement l’expérience. Idem, pp. 293-296.
(6) Idem, p. 33 :« La méthode expérimentale considérée en elle-même, n’est rien autre chose qu’un raisonnement à l’aide duquel nous soumettons méthodiquement nos idées à l’expérience des faits […]. Le raisonnement sera toujours juste quand il s’exercera sur des notions exactes et sur des faits précis. »
(7) Idem, p.32.
(8) Idem, p. 364.
(9) Bergson H., « La philosophie de Claude Bernard… », op. cit., p.257.
(10) Bernard C., Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, op. cit., p. 83.
(11) Idem, p. 243.
(12) Idem, p.238. Cf  Bernard C., Le cahier rouge, Paris, Gallimard, 1942, p.49 : « [En physique] On pourra également prendre des moyennes, on ramènera tout à une même quantité. Tout cela se peut parce que les conditions du phénomènes sont toujours les mêmes et général peu complexes. Mais, en physiologie, ce serait absurde d’agir ainsi. Les moyennes les ramenages (sic) au kilo, tout cela est sans utilité et même nuisible, parce que cela paraît exact et que c’est faux. »
(13) Ibidem : « Le sublime du genre a été imaginé par un physiologiste qui, ayant pris de l’urine dans un urinoir de la gare du chemin de fer où passaient des gens de toutes les nations, crut pouvoir donner ainsi l’analyse de l’urine moyenne européenne ! »
(14) Bergson H., « La philosophie de Claude Bernard… » op. cit., p.258-259. Pour Bergson, il existe chez Claude Bernard une forme de vitalisme. Sa négation du principe vital ne viserait qu’une catégorie de vitalistes métaphysiques chez qui le fondamentalisme l’emporterait sur la science. Cf  Bernard C., Le cahier rouge, Paris, Gallimard, 1942, p.59 : « Il [le physiologiste] doit être vitaliste, car la vie ne se manifestera que dans ses manifestations ».
(15) Bernard C., Introduction, op.cit., pp. 87-88.
(16) Idem, p. 230.
(17) Idem, p. 159.
(18) Idem, p. 242.
(19) Idem, p. 132.
(20) Idem, p. 73 : « En instruisant l’homme, la science expérimentale a pour effet de diminuer de plus en plus son orgueil, en lui prouvant chaque jour que les causes premières ainsi que la réalité objective des choses, lui seront à jamais cachées et qu’il ne peut connaître que des relations. »
(21) Idem, p. 132.
(22) Bernard C., Le cahier rouge, Paris, Gallimard, 1942, pp.131-132.
(23) Bernard C., Introduction, op.cit., p. 133.
(24) Daly J., « Chercheurs d’or : médecine evidence-based et science de la clinique », op. cit., p.191.
(25) Ibidem : « la formation médicale et le bon sens sont des guides fortement inadéquats pour décider si quelque chose est scientifiquement valide ».
(26) Ibidem : « l’expérience clinique a de sévères limites comme guide pour comprendre ce qu’apportent les tests diagnostiques, comment un traitement marche ou quel est le pronostic ».
(27)  Bernard C., Le cahier rouge, op.cit., p.39.


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news-3932 Wed, 09 Mar 2022 12:04:31 +0100 Julien NOSSENTY est devenu Docteur en philosophie pratique de l'Université Paris-Est https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/julien-nossenty-est-devenu-docteur-en-philosophie-pratique-de-luniversite-paris-est Julien NOSSENTY a été élevé au titre de Docteur en philosophie pratique de l'Université Paris-Est
le lundi 7 mars 2022 à l'Institut de France

Sa thèse était intitulée " La phronêsis : une philosophie morale et politique pour repenser le système technicien de santé et médico-social"
et se faisait sous la direction de Chantal DELSOL.

Composaient le jury :
Philippe BENETON,
Pierre MAGNARD,
Joanna NOWICKI,
Bertrand QUENTIN
et Jean-Jacques WUNENBURGER.

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news-3931 Wed, 09 Mar 2022 11:51:52 +0100 Souvenons-nous de Vladimir Jankélévitch https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/souvenons-nous-de-vladimir-jankelevitch Un article d'Alain Vernet qui nous parle de la vie de Jankélévitch, qu'il a un peu connu, et de ses fulgurances philosophiques et musicales "Souvenons-nous de Vladimir Jankélévitch"

 

par Alain VERNET

 

Alain VERNET a exercé pendant quarante-deux ans la profession de psychologue clinicien, dans divers services hospitaliers; retraité depuis août 2020 il continue à avoir une pratique d'expert judiciaire, étant par ailleurs titulaire d'un DESS de Droit Médical.

 

Article référencé comme suit :

Vernet, A. (2022) « Souvenons-nous de Vladimir Jankélévitch » in Ethique. La vie en question, mars 2022.

 

 

Pose d’une plaque à Bourges par un matin de novembre, froid et brumeux

En ce matin du vingt-neuf novembre 2003, lors de la cérémonie au cours de laquelle fut dévoilée la plaque indiquant, au 13 boulevard Gambetta, que la maison sur laquelle elle était posée, était la maison natale de Vladimir Jankélévitch, qu’il y avait vécu son enfance, jusqu’à l’âge de douze ans environ, jusqu’à son entrée en 6ème, il y eut des discours, mais pas de musique ; et pourtant, qu’un peu de musique eut contribué à réchauffer l’atmosphère frigorifiée de cette matinée, qui suait de tristesse, et qui pourtant, malgré elle, pris des allures un peu cocasses !

C’est un matin de novembre, froid et brumeux. Roland Narboux, maire-adjoint en charge du tourisme, avait organisé l’événement. Le maire de Bourges, Serge Lepeltier est la puissance invitante, accompagné de son conseil municipal. Un certain nombre de représentants de la société civile et de représentants d’administration ont été invités. Il y a aussi quelques curieux. Au total peut-être quatre-vingt personnes et qui se gèlent…

Il a été convenu qu’il y aurait deux discours : celui du maire ; et celui de votre serviteur, en tant qu’ancien élève de Vladimir Jankélévitch. L’usage protocolaire dans ce genre de cérémonie veut que l’invitant s’exprime entre une et cinq minutes plus longtemps que l’invité. J’ai donc envoyé mon discours à l’avance, au cabinet du maire, afin que le discours que lui a préparé son cabinet s’articule avec le mien.

Serge Lepeltier parle le premier en s’adressant à moi. Je lui réponds, mais j’ai continué jusqu’à la dernière minute à travailler mon propos, de ce fait un peu plus étoffé ; et, qui plus est, emmené par le sujet, j’improvise : total dix minutes de plus que prévu. Il faut donc rétablir l’équilibre ; aussi le maire reprend la parole, pour quinze minutes ; et évoque notamment, à son tour, l’un de ses professeurs : Alain de Benoist ; un philosophe certes, mais théoricien du mouvement qu’on a appelé « La Nouvelle droite » ; voisinage saugrenu pour celui qu’on avait en son temps surnommé « Le marcheur de la Gauche ».

Mais le plus intéressant était de voir les mines impatientées du conseil municipal tendues dans l’espérance que tout ceci s’arrête vite pour retrouver la douce chaleur du foyer. Et au rhume majuscule que je rapportais de l’événement, j’imagine les coryzas, cathares, toux et autres expectorations, qui sans doute affligèrent nombre d’élus et d’obligés à la fréquentation de la cérémonie. Ce qui, sans nul doute, aurait beaucoup amusé Vladimir Jankélévitch, qui n’en eut pas espéré autant.

 

La rencontre d’un philosophe

Ma rencontre avec Vladimir Jankélévitch relève du hasard. J’ai peut-être quinze ans, - je crois me souvenir qu’on est en 1970 ou 1971 - je regarde la télévision : une émission dans laquelle deux avocats de profession s’affrontent sur un sujet de société pour convaincre un jury qui doit trancher entre deux thèses opposées. Chaque avocat dispose de quatre témoins en faveur de sa thèse, qui se succèdent, un pour une thèse, l’autre pour son contraire, etc. Ce soir-là le thème est la vitesse. Je me souviens que l’avocat en faveur de la vitesse s’appelle Robert Badinter (qui fera une plaidoirie brillante), et que l’avocat hostile à la vitesse se nomme François Sarda. Parmi ses témoins, j’ai souvenir de l’écrivain Robert Sabatier, plutôt bougon. Le quatrième témoin présenté par Maître Badinter est un monsieur qui me semble (pour le gamin de quinze ans que je suis alors) déjà âgé, à cheveux gris, avec une longue mèche retombant sur le côté. C’est un philosophe, avec un nom à consonance étrange : Vladimir Jankélévitch. Il commence son intervention en posant la question : « Mais pourquoi suis-je dans votre camp, moi qui aie eu tellement de difficultés à obtenir le permis de conduire » ; et il répond : « peut-être parce que je suis le professeur de la Sorbonne qui parle le plus vite ! ». Et il va enchaîner pendant dix minutes une prestation éblouissante, dont le sens m’échappe, dont je ne me souviens plus de l’argumentation, mais qui me semble rendre plus intelligent celui qui l’entend. Aussi j’ai cherché à l’écouter à chaque fois que je voyais qu’il passait dans une émission de télévision. A vrai dire il y passa de plus en plus souvent au fur et à mesure que perdaient en influence les tenants des pensées structuralistes et marxistes, qui, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, dominaient les cercles intellectuels. L’apothéose fut son passage le dix-huit janvier 1980 dans l’émission de Bernard Pivot, « Apostrophes », dont le thème était « A quoi servent les philosophes », où son humour, sa finesse, sa vivacité d’esprit, furent contagieux (1).

Personnellement après la fin de mes études de psychologie, en dilettante, en auditeur libre, je suis allé assister à certains de ses cours magistraux, dans l’amphithéâtre Cavaillès, à la Sorbonne. La salle était souvent comble, composée d’un public cosmopolite : étudiants, lycéens de classe terminale cherchant à aller au-delà de leur enseignement obligatoire de philosophie, quelques visages médiatiques, quelques clodos cherchant la chaleur (et du chauffage ; et peut-être de la pensée), femmes du monde, et au premier rang, un groupe de femmes plus jeunes, des groupies, dont certaines de ses assistantes : Catherine Clément, Elizabeth de Fontenay, notamment, qui étaient surnommés « les baronnes », et aux charmes desquelles il était loin d’être insensible.

Comment se fait-il que je réussis à lui dire un jour que j’étais originaire de Bourges ? Je ne sais plus. Mais toujours est-il qu’à la fin du cours il me demanda si j’étais pressé, et me proposa de le raccompagner chez lui, à pied, au 1 quai aux fleurs, au chevet de Notre Dame, en passant par le pont de l’Archevêché, et en marquant un temps d’arrêt devant le « monument mémorial de la déportation ; « ça me fait plaisir de parler de Bourges », m’avait-il dit alors ! Arrivé devant chez lui, il me proposa de monter jusqu’à son appartement, au premier étage, pour me présenter à sa femme : Lucienne. Et c’est assez fréquemment qu’il recevait ses étudiants chez lui, n’ayant pas de bureau à la Sorbonne, tout en disant, au cours de la conversation : « ces jeunes gens sont assez envahissants », mais il ajoutait : « ils m’amusent beaucoup ; de toute façon tous mes amis sont jeunes ».

« Passez à côté », c’est-à-dire au salon, avait dit Lucienne. Le salon, pièce principale de la maison, avec deux pianos dans un angle, un demi-queue, et un droit, un bureau massif, très encombré, et des rayonnages de livres : d’un côté, à portée de mains, sans avoir à bouger de son siège, des ouvrages de philosophie, dont certains, très usés, à force d’avoir servi, et d’autres, un peu plus luxueux, dont une édition de Platon, reliée en simili-cuir ; sur un autre pan de mur, des ouvrages, en russe ; et sur un autre pan, des partitions musicales en nombre.

 

Un philosophe dans la vie (2) : l’avant-guerre

Vladimir Jankélévitch est né à Bourges, le 31 août 1903. Sa famille, juive, a fui les pogroms de Russie, quelques années auparavant. Son père, Samuel, venu d’Odessa, a fait sa médecine à Montpellier, puis s’est installé à Bourges, comme oto-rhino-laryngologiste. Cet homme est un intellectuel, passionné par la philosophie (3), et c’est lui qui poussera son fils (qui dira n’avoir jamais eu de vocation) vers cette discipline, et qui aurait souhaité qu’il s’intéressât à la philosophie russe. D’ailleurs, après que la famille eut rejoint Paris, ils iront régulièrement, l’un et l’autre, les dimanches, rendre visite à deux philosophes russes émigrés : Léon Chestov, philosophe qui sera un critique du rationalisme, et qui développera une sorte d’herméneutique de l’ancien testament, et surtout Nicolas Berdiaev, philosophe chrétien, qui réside à Clamart, et qui pense qu’il n’y a pas d’essence universelle de l’homme, mais que ce qui fait marqueur d’humanité, c’est la liberté qu’a l’homme de choisir de faire le bien ou le mal, puisque la mort du Christ sur la croix a libéré l’homme de tous les autres déterminants. On retrouvera cette influence chez Jankélévitch, lorsqu’il dire « n’écoutez pas ce qu’ils disent, regardez ce qu’ils font », l’homme se définissant par l’action plus que par l’intention, ce qui n’est pas si loin de l’existentialisme Sartrien, à cette nuance près que Sartre s’engagea d’abord par les mots, et que Jankélévitch se confronta aux risques de l’action, notamment dans la Résistance.

En 1904, ses parents font acquérir au petit Vladimir la nationalité française, tout en conservant pour eux-mêmes leur nationalité russe. On la lui retirera en 1940. Juif et métèque, en voilà beaucoup pour le régime de Vichy qui le privera aussi de sa chaire à l’université.

Une tante, réfugiée avec le reste de la famille, ancienne professeur au conservatoire de Saint-Pétersbourg, lui apprend la musique et le piano. Excellent pianiste, Vladimir Jankélévitch lisait les partitions musicales aussi bien que les livres, et sa bibliothèque rassemblait les unes et les autres dans des proportions identiques. La musique comptera pour lui autant que la philosophie, et il alternera la publication d’ouvrages de philosophie et d’ouvrages de musicologie. En ce domaine, il fera toujours preuve d’une grande coquetterie, car il indiquera qu’il n’a jamais fait de progrès au piano, et qu’il n’est qu’un déchiffreur de musique, et nullement un musicien.

Il fait ses études primaires à Bourges, au petit lycée, annexe du lycée Alain Fournier pour les classes terminales, aujourd’hui musée Estève, avant d’intégrer le lycée de garçons. Puis la famille déménage à Paris où son père s’installe au 53 rue de Rennes. Il fait de brillantes études au lycée Montaigne, puis au lycée Louis le Grand, à Paris. En 1922, il est reçu à l’Ecole normale supérieure, rue d’Ulm. En 1926, Vladimir Jankélévitch sera reçu premier à l’agrégation de philosophie.

A l’école normale supérieure il fréquentera Sartre, Nizan, Aron, Canguilhem, Cavaillès, Brossolette. Il ne sympathisera jamais avec Sartre - antipathie accentuée par la guerre, trouvant que Sartre n’y avait pas brillé par son courage - dont il fera dans ses lettres un portrait critique, fustigeant et son attentisme, et son opportunisme, et même sa lâcheté. Durant ses études, il restera fidèle au Berry, et reviendra souvent passer les vacances d’été à Saint Thibault (près de Saint Satur, dans le Cher), au bord de la Loire, chez des amis de ses parents.

En 1926-1927, il effectue son service militaire, comme officier. Il effectuera jusqu’à la guerre de nombreuses périodes, comme réserviste. Si sa correspondance laisse entrevoir un antimilitariste, une critique des routines et petitesses de l’armée et de ses chefs, jamais il ne fuira les responsabilités qu’il croit avoir envers le pays qui lui a accordé sa nationalité.

En octobre 1927 il est nommé professeur à l’institut français de Prague. En même temps que son enseignement, il organise de nombreux concerts. Il gardera toujours un souvenir vif de cette ville et de sa population. Il y flâne beaucoup, fréquente les salons de thé, car toute sa vie il aura une faiblesse pour les pâtisseries et sucreries, et reste, malgré l’adversité, un épicurien, un goûteur de vie. En particulier il aime et sait danser, et, malgré sa timidité, se plait à séduire. Il aime et pratique aussi la randonnée en haute montagne et ne détestera jamais le sport. En janvier 1933, il se marie avec une jeune fille tchèque « agrégée de fox trot et de tango » (4), qu’il avait rencontré à Prague. Ce mariage sera un échec, et en juillet 1933 le couple se sépare, et divorcera peu après.

En 1933, il est nommé pour quelques mois professeur de philosophie au lycée de Caen. Puis en 1934, il est nommé professeur au lycée du Parc, à Lyon, en khâgne (Classe préparatoire de première supérieure), et assure comme chargé de cours des remplacements à l’université de Besançon. Dans le même temps il adhère au Front populaire et restera toujours fidèle à la Gauche, au combat contre l’injustice et pour le progrès, de toutes les manifestations pour les droits de l’homme. Il sera proche de la Revue Europe (5), dont Jean Cassou est directeur-adjoint, et Jean Guéhenno, directeur. Mais bien que surnommé par certains « le marcheur de la Gauche », il n’adhèrera jamais à aucun parti. Tout de même, en 1981, il se trouve dans la foule immense qui accompagne François Mitterrand au Panthéon, refusant cependant de se trouver aux premiers rangs. Car il reste un homme libre. Et même s’il soutient Israël, il défendra toujours le droit des Palestiniens à la dignité, et saura, quand il le faut, se montrer critique envers l’état hébreu, manifestant devant l’ambassade d’Israël après les massacres de Sabra et Chatila. Cependant, comme Bergson, son maître, il n’abandonnera jamais ses coreligionnaires, surtout après le traumatisme de la Shoah, alors même qu’il restera agnostique et fut toujours un laïque convaincu et militant.

En 1936 il est nommé à la faculté des lettres de Toulouse. Il a déjà de nombreuses publications à son actif, et est un philosophe reconnu, à défaut d’être connu. En 1923 il a rencontré Bergson, et celui-ci préfacera plusieurs de ses ouvrages. Il entretiendra avec lui, mais aussi avec Léon Brunschwig, une importante correspondance. En 1938 il est nommé Maître de conférences à la faculté des lettres de Lille, poste qui le satisfait en raison de sa relative proximité d’avec Paris, où il vient d’emménager au début de 1939 dans un deux-pièces, 1 quai aux fleurs, dont la bibliothèque et le piano sont les pièces essentielles du mobilier. Il explique, dans une interview avoir toujours aimé cette ville de Lille, dont il dit qu’en arrivant à la gare on y sent l’odeur des pommes-frites.

 

Un philosophe dans la vie : la guerre

En septembre 1939, il est mobilisé comme sous-lieutenant à Massy-Palaiseau. Avec son régiment, le 213ème régiment régional, 3ème bataillon, 14ème compagnie, il garde les gazomètres d’Issy les Moulineaux, et quelques autres ouvrages de même importance. Le vingt juin 1940, lors de l’avance allemande il est blessé à hauteur de Mantes la Jolie. Notons bien cette date, qui dit un caractère. Il n’était pas de ceux qui se résignent malgré les propos défaitistes d’un maréchal de France. Il est alors évacué vers l’hôpital militaire de Marmande, où il séjournera deux mois, puis vers Toulouse, où l’université de Lille s’est repliée. C’est là qu’il apprendra sa révocation par le régime de Vichy, à la fois comme juif, et comme étranger, car on l’a privé de sa nationalité française.

Il passera toute la guerre à Toulouse, allant d’adresse en adresse, de cachette en cachette, donnant des cours particuliers dans des établissements privés, corrigeant des copies, pour survivre, et faire vivre sa famille, qu’il a réussi à faire venir, ses parents, sa sœur et son beau-frère Jean Cassou, qui l’ont rejoint.

Notons que les Américains avaient proposé de l'exfiltrer, comme d'autres grandes intelligences, et qu'il avait refusé pour ne pas abandonner les siens.

Vladimir participera à la résistance dans le réseau de Jean-Pierre Vernant, prenant de grands risques. En même temps il continue à vivre, fréquente les cafés où il retrouve ses étudiants, pour leur faire cours, en particulier le café Conti, place du capitole, marche dans la ville, joue, quand il le peut, de la musique, au mépris du danger. Il se cache sous le nom d’André Dumez, de planque en planque. La police française trouvera d’ailleurs, en janvier 1941, des armes dans l’une de ses planques. Jérôme Carcopino, directeur de l’Ecole Normale Supérieure, devenu Secrétaire d’Etat à l’éducation nationale en février 1941, dans le gouvernement Darlan, tentera d’étouffer l’affaire. Dans ces moments difficiles il trouve l’aide de quelques universitaires, des francs-maçons de la région, en particulier Henri Caillavet (6), Monseigneur Bruno de Solages, recteur de l’université catholique qui cherche aussi à l’abriter (et qui, pour sa protection des juifs sera déporté), avec le soutien de monseigneur Saliège, archevêque de Toulouse, le premier qui osera parler contre la déportation des juifs. En 1942 il publie, clandestinement, grâce à d’anciens élèves du lycée du Parc, à Lyon, son ouvrage Du mensonge, publié chez Confluences, maison d’édition courageuse, dont le directeur est René Tavernier, père de Bruno, futur cinéaste. En 1943, avec le MNCR clandestin (Mouvement National contre le Racisme), il publie une brochure contre le racisme, tirée à 5.000 exemplaires. Il travaille aussi à l’une de ses œuvres majeures, le Traité des Vertus, pour toujours faire triompher la vie sur la mort, l’intelligence sur l’obscurantisme, la lumière sur la nuit sans tain de la barbarie.

 

Un philosophe dans la vie : une carrière

A la libération, il deviendra directeur des émissions musicales de Radio-Toulouse - Pyrénées, où, dit-il, la Résistance l’avait déposé, poste qu’il conservera un an, car il est trop indépendant pour accepter certaines compromissions ou injonctions. Il indique qu’il avait envisagé un temps de faire carrière dans ce nouveau métier, mais explique avoir fui devant les chanteuses qui utilisaient tous les moyens pour obtenir des émissions, ce qui obligeait, dit-il, à se fâcher avec beaucoup de monde, et lui était insupportable. Il met cette année toulousaine supplémentaire à profit pour réinstaller son appartement pillé par l’occupant, comme celui de ses parents. Il ne retrouvera rien, et en particulier les autographes de Bergson. Il n’aura pu le revoir avant sa mort en 1941 ; pas plus que Lucien Brunschwig, mort en solitaire, caché, en 1944. Il dira aussi qu’il n’a pas une photo de ses parents antérieure à 1944. En 1945-1946, il donne des conférences au Maroc, en Tunisie, en Algérie. A cette occasion il rencontre Lucienne, qu’il épousera en 1947 à Alger, laquelle lui survivra jusqu’en 2007.

 

Il fera admettre ses parents à la Vallée aux loups, à Chatenay-Malabry, ancienne demeure de Châteaubriand, devenue maison de santé du Docteur Le Savoureux, médecin-aliéniste, qui y avait reconstitué un salon littéraire, puis maison de retraite, jusqu’en 1967 – Léautaud y finit ses jours - et qui avait abrité aussi des réfugiés durant la deuxième guerre mondiale. Ses parents furent donc enterrés au cimetière de Chatenay-Malabry, et c’est la raison pour laquelle lui-même, ainsi que son épouse, y ont leur sépulture : nouveau cimetière, division 3, allée E.

En 1951 il est nommé titulaire de la chaire de philosophie morale à la Sorbonne, où il prend son poste en 1952. Sa fille : Sophie, qui deviendra aussi professeur de philosophie, naît en 1953. La vie a triomphé de la mort. Mais sa vie a changé. Jamais plus il ne lira les philosophes allemands, ne jouera et n’écoutera de musique allemande. Il se tournera vers d’autres sources, ce qui contribuera à donner à sa philosophie cette tonalité si originale, les philosophes russes naturellement, Chestov, Berdiaev, les espagnols, dont Miguel de Unamuno, mais aussi Plotin, Maître Eckart, Saint François de Sales, Fénelon, ou encore Bourdaloue, ce jésuite oublié, lui aussi né à Bourges, dont la renommée de prédicateur allait un temps éclipser celle de Bossuet.

En 1953, il quittera son deux-pièces pour un quatre pièces, toujours 1, quai aux fleurs, où il reçoit volontiers ses étudiants, d’autant plus qu’il ne dispose pas de bureau à la Sorbonne. Bientôt il y aura deux pianos dans l’appartement, un pour lui, et un pour Sophie. Il apprendra à conduire, ce qui lui paraîtra plus difficile et risqué que la résistance.

Il prend sa retraite en 1975, mais conserve un séminaire de doctorat. Il quitte définitivement la Sorbonne en 1979. Il y aura vécu deux événements majeurs : Mai 1968, où il sera le seul mandarin à pouvoir continuer ses cours, très proche des étudiants, jouant parfois sur un piano qui a été installé dans la cour, et en 1975, où il prend la défense (avec Jacques Derrida) de l’enseignement de la philosophie au lycée.

En novembre 1981, il est accueilli à Bourges pour quelques jours. Il y rencontre les lycéens des classes terminales et les élèves du conservatoire de musique dans deux rencontres inoubliables. J'aurai la grande joie de le recevoir à dîner chez moi à cette occasion.

En 1984, il a le projet d’écrire un livre sur le temps. Ces quelques lignes, tracées comme toujours à l’encre bleue, 10 à 12 lignes, sont les dernières qu’il écrit. Il est frappé d’une attaque cérébrale qui l’enfoncera dans la nuit, le dépouillant de sa mémoire et de son intelligence. Il meurt le 6 juin 1985, 1, quai aux fleurs, par un après-midi d’orage. Un juste venait de disparaître, mais dont la petite musique de l’exigence morale continuerait sans discontinuer, comme signe de l’avoir été, que rien, pas même la mort, ne peut faire qu’il n’ait pas existé, et qui rend celui qui fut, infiniment précieux, comme un fragment d’éternité.

 

Des livres comme des pièces musicales

Professeur, accoucheur d’esprit, Vladimir Jankélévitch le fut pleinement. Là était sa vocation. Et les étudiants ne s’y sont pas trompés, en particulier en Mai 1968. Il se lançait sans filet, avec pour seules notes, toujours écrites avec cette même encre bleue qu’il utilisa toujours, quelques lignes, quelques mots sur un minuscule morceau de papier, et il improvisait, cherchant à attraper l’idée au vol, tentant de la saisir dans le filet des mots, qu’il prononçait de cette parole rapide, inimitable, saccadée, avec ce rythme syncopé, si proche de la musique. Et dans ce festival de culture et d’intelligence pouvait à l’improviste apparaître soudain un questionnement marqué par l’humour et la fantaisie, comme ce cours où il s’interrogea tout à coup sur la vitesse de Dieu en plein vol.

Ses livres sont comme des pièces musicales. Le style, infiniment poétique, musical, cherche progressivement à amener au plus près de l’infinitésimal de la vérité, et peut être faut-il, pour apprécier vraiment ses œuvres les lire à haute voix, les entendre, et ainsi seront-elles plus accessibles. Ratimir Pavlovic, poète et critique d’art, écrit de lui qu’il est « un philosophe qui était capable d’aller jusqu’à tremper sa plume dans le feu astral pour dire la vérité. C’est pourquoi ses pensées sont chargées de tant d’étincelles d’immortalité, comme autant de somptueuses victoires sur le néant ». Il a écrit aussi bien sur la musique que sur la philosophie de nombreux ouvrages, dont des œuvres majeures : Bergson, le traité des vertus, philosophie première, la mauvaise conscience, la mort, le pardon, le je ne sais quoi et le presque rien, le paradoxe de la morale, la musiques et les heures, la musique et l’ineffable, etc.…

On l’a peu lu, mais on le découvre aujourd’hui, comme un penseur de premier plan. On découvre aussi la rigueur et l’austérité d’une pensée derrière une virtuosité d’écriture, un style qui cherche à accrocher l’idée, inlassablement à dépasser les mots, forcément limités, organes-obstacles, toujours moins nombreux, plus imprécis que l’exprimable, incapable de traduire une pensée, qu’ils ne peuvent que suggérer, par allusion, mots qui ne diront jamais qu’à mi-voix, l’essentiel étant la recherche de l’invisible, vers l’impénétrable de l’être. « Cherchez et vous trouverez » (7) écrit-il. Il écrit encore « il est un temps pour chaque âge, une loi d’opportunité qui est au principe même de l’initiation. La première fois par exemple on racontera une histoire, plus tard on dévoilera le sens ésotérique de l’allégorie ; à chaque âge sa version ». Et il ajoute que l’important c’est « aimanter l’esprit vers cela seul qui importe, vers un premier matin du monde » (8). Il écrira dans le Traité des vertus que c’est de son propre sortilège qu’il faut délivrer le paralytique, pour lui permettre de retrouver son innocence, la fraîcheur ; en bref la parole perdue.

 

Un philosophe du microscopique

Vladimir Jankélévitch est un penseur solitaire, qui a bâti une œuvre considérable loin des modes et des systèmes, qui a ciselé au scalpel, pour en dégager l’essentiel, des notions aussi fugitives, fugaces, inaccessibles que « l’ineffable », le « presque-rien », le « je ne sais quoi », composant une petite musique de l’imperceptible instant, à peine audible, à peine vécu, presque sans importance, mais qui contient l’essentiel, cette capacité qu’à l’homme d’assumer sa liberté, d’être et d’exister, de faire qu’il peut être différent de la bête, qu’il est toujours un être unique et singulier, capable souvent du pire, et parfois du meilleur. L’œuvre de Jankélévitch est une harmonique, construite comme une œuvre musicale, étant à la pensée ce que Satie, de Falla ou Debussy, sont à la musique, une forme d’air de rien, d’aisance, de facilité, de circularité, qui cherche à piéger l’idée au vertige du mot. Dans ces conditions l’exercice philosophique est pour lui une tentative pour atteindre l’insaisissable, ce qui n’est que « presque », qui n’est pas là quand on croit l’avoir, qui n’est plus là quand on l’a, toujours attendu, jamais satisfaisant, toujours en devenir, et qui n’est qu’à peine et peut être à condition d’être disponible et d’accepter la mise en danger de soi qu’est toujours peu ou prou la recherche de la connaissance. Toujours il aura cherché à mettre en lumière ces instants uniques qui ne se renouvelleront pas, et où tout peut être changé, gagné ou perdu, ces premières-dernières fois qu’il m’appartient de saisir et de passionner : « Chaque fois est une pointe aiguë, unique dans toute l’éternité, et par conséquent incomparable, inimitable, inestimable ; plus que rarissime, précieuse infiniment ; la valeur de l’unique est à proprement parler inévaluable ; tel est le fait d’avoir été, d’avoir vécu, d’avoir aimé » (9). Il a voulu, contre les lourds systèmes, les déterminations aliénantes, mettre en valeur l’inspiration, l’intuition décisive, l’occasion créatrice. Sa morale est donc celle de l’absolue liberté opposée au confort douillet des prêts à penser, car elle fait de l’individu un sujet de quête, jamais satisfait, et qui, dans le vertige du doute, construit sa vérité, met en mouvement son dépassement, affirme son autonomie. La morale que nous livre Vladimir Jankélévitch n’est donc pas constituée de recettes et de règles mais d’un élan imperceptible qui pousse à refuser l’inacceptable et l’injustice pour aller vers la vie, l’amour, la fraternité.

Il aura ainsi choisi de travailler toujours dans l’entre-deux, la crête, le confins, la frontière, avec des concepts, un style, une langue, lui permettant de saisir et de respecter la nuance, si minime et si infime soit-elle. Dans un moment où triomphaient les théories générales bardées de concepts en « isme », les systèmes définitifs et universels, les idéologies rassurantes et toutes-puissantes qui aboutirent finalement à des monstruosités ou à des échecs, la philosophie, qu’on pourrait qualifier de microscopique, de Vladimir Jankélévitch, chercha toujours à saisir le devenir, le moment fugace, imperceptible, du choix qui engage la personne dans un cheminement parfois imprévu, en dehors de tout repère préalable, choix infiniment plus révélateur de la vérité de l’individu que tout ce qu’il pense, dit, croit, pense être, l’individu étant d’abord dans ce qu’il fait, presque sans le vouloir, et même sans le percevoir initialement, ce qui peut le surprendre lui-même. La vérité d’un individu réside donc plus dans d’impalpables instants, mineurs, imperceptibles, modestes, fugaces, que dans des affirmations ou des serments solennels, qui ne sont que des apparences trompeuses.

 

Orient philosophique et acte moral

Pour lui le travail du philosophe, c’est de devenir la pierre philosophale de l’esprit, recherche de la vérité par approfondissement de soi-même, et élimination des faux-problèmes : « Nous autres philosophes, nous ressemblons un peu aux alchimistes qui décomposent les métaux pour isoler l’essence des choses ; cette alchimie décèle pourtant les faux alliages, les synthèses de mauvais aloi ; elle aide notre conscience à fermer ses blessures ; elle nous montre le moi dans la nature, et la nature dans le moi ; elle cherche enfin la pierre philosophale de l’esprit, par laquelle nos viles abstractions deviendront l’or pur de la totalité » (10). Il ajoute « au-delà de la lumière méridienne et plus loin que le proche levant, il y a une contrée baroque, exubérante et monstrueuse, une terre des parfums qui est à l’est de tout ce qui est et qu’on pourrait appeler l’Orient absolu ».

Cet Orient, il le suggère comme une autre connaissance, qui ne s’appréhende que sur le mode d’un engagement, d’une implication totale de soi dans l’acte de connaître, à travers une intuition créatrice, qui considère les individus et les objets dans leur totalité, comme une attitude de quête, un voyage vers l’absolu, qui nous oblige à dépasser nos cadres habituels, y compris ceux de la connaissance, de nos modes habituels de pensée, à transcender notre propre intériorité, notre rapport aux choses, à nous transformer, et par là-même à transformer les choses elles-mêmes. On ne peut donc accéder au réel dans sa globalité qu’en agissant sur soi-même, en se mettant dans un état d’esprit qui est celui d’une quête incessante, non pas de quelque chose, mais en soi-même, de façon à saisir le mystère, l’apparition-disparaissante, l’essentiel qui s’exprime à la manière d’une lumière clignotante, intermittente, qu’il faut découvrir, apercevoir, et qui n’est autre que l’absolue liberté de l’homme, qui lui permet d’exercer le bien comme le mal, en pleine conscience, en pleine lucidité, en pleine liberté, liberté radicale du choisir, qui exprime pleinement le destin de l’homme, ce qui en fait un être de devoir, une créature morale.

L’acte moral n’est pas l’application de tel ou tel précepte, de règles, mais c’est une attitude qui met en cause la personne dans son intégralité comme dans son intégrité, attitude qui rend disponible à l’autre, au monde, qui fait sortir de soi-même pour considérer les richesses environnantes. Il écrit ainsi : « c’est d’abord la voie elle-même qui importe, la voie et ensemble le voyage, et non telle ou telle destination ; et c’est ensuite en cours de voyage la mue soudaine, parce que l’œil s’est fait solaire pour voir la lumière » (11). Il faut se transformer pour lire l’intelligible au-delà du sensible, pour aller vers la connaissance ultime. Et ceci passe par l’engagement, qui restitue la vérité de l’être et du faire. C’est de manière existentielle que le sujet s’approfondit, parce qu’on ne devient soi-même qu’en se cherchant. Le devenir n’est pas une manière d’être, c’est l’être lui-même. On ne peut devenir que ce qu’on est. Il n’y a pourtant jamais de déterminisme, mais une liberté donnée à chacun d’assumer son être, de se déployer entre l’intervalle et l’instant, le commencement et la continuation, le quid qui est l’habitude, mais aussi le quod qui est la rupture, l’improbable avéré, parce que recherché, l’étincelle devenue lumière à force d’avoir voulu la provoquer, réhabilitant la circonstance, et la conscience de celui qui la saisit pour agir d’une manière morale, parce qu’à travers un don de soi, une osmose de soi et de l’événement, et non d’une manière conforme à la morale. Il restitue la spontanéité du « se faisant », la liberté de chaque destinée qui s’incarne dans l’acte, qui transcende de multiples instants, des « presque rien » dans lesquels s’incarne l’essentiel, qu’on ne peut capter qu’à travers un souffle, une saisie pneumatique, intuitive, ésotérique.

 

Une éthique énergétique

Vladimir Jankélévitch nous propose donc une éthique énergétique et non une éthique normative, une morale qui n’est pas un diktat, mais un don de soi vers l’autre, tendu par la vertu capitale de l’amour. La recherche de la vérité doit être la vivante inspiration d’une existence, dans laquelle la connaissance est réconciliée avec le sensible, car dit-il « la vérité est vécue en même temps que la vie, car le savoir devient vivant lorsqu’il est ému par la vérité et non lorsqu’il se contente de la connaître » (12). Ainsi l’homme se rassemble dans l’instant, occasion à saisir, infinitésimale, presque rien indéfinissable, « je ne sais quoi » dans lequel il entrevoit son intériorité, son intégrité, sa trajectoire, sa responsabilité, grâce à cette conversion intuitive qui renoue en soi avec les forces de l’amour, de l’innocence, du printemps, de la vie, dans un centre de l’union mystique où s’éprouve le vertige d’une liberté totale et absolue. L’homme accompli est à la fois expérience, raison, intuition, c'est-à-dire en utilisant les mots du philosophe, empirique, métempirique, métalogique. Il n’existe donc pas de connaissance en soi, mais une connaissance forcément dirigée, orientée, par l’intentionnalité, par la volonté de vouloir, par une tension et une disponibilité qui rend sensible, réceptif à l’événement, ce presque rien qui ne prend son sens qu’à travers la démarche initiatique de construction du sens. L’homme vivant n’existe pas s’il n’existe pas pour les autres, il n’est vivant que s’il se laisse interpeller par l’autre, et le monde, en perpétuel dépouillement de son être pour s’agréger à cette dimension plus universelle, qui en retour saura le constituer et délimiter sa singularité. Cette transcendance de l’un et du multiple, cette dialectique, ce chiasme du soi-même et du tout autre est une création poétique constante, un acte de foi, qui suppose de croire en l’autre. L’homme est perpétuellement naissance, renaissance, toujours nouveau, toujours renouvelé, semblable et toujours différent, comme une mélodie qui module toujours différemment un thème identique, par conséquent toujours apprenti, toujours sujet de quête, quête d’une vérité dont il n’est même pas certain qu’il la connaîtra dans la mort, car ce moment ultime pourra n’être pour lui dans l’instant qu’un organe-obstacle, une apparition-disparaissante, une première-dernière fois, une « pensée à propos » pour les autres, un « presque rien » pour soi, fulgurance basculée dans le néant, par conséquent indicible, parole cherchée, toujours perdue, juste approchée.

L’homme, quoi qu’il fasse, quoiqu’il veuille, est condamné à mourir. Mais la magie, le mystère de l’amour, peuvent l’amener à retrouver l’étonnement de l’enfance, le merveilleux de la naissance, l’interpellation de la vie, tel un phénix toujours renaissant de ses cendres pour retrouver son destin, l’incorporer à celui de l’humanité. Il en est de même de toutes nos petites morts. La mort en effet n’est pas que l’ombre portée du dernier soupir, mais tout ce qui au sein même de l’existence devient opaque et ténébreux. La philosophie doit toujours briser cette croûte, ces raisons secondes, factices, partielles, partiales, parcellaires, pour retrouver le regard qui ouvre à l’inouï, à la lumière, à la joie, regard qui renouvelle et refonde, sans rien oublier, sans rien manquer, sans rien trahir, sans rien obscurcir, pour permettre à chacun de reconquérir sa propre divinité, construire enfin, peu à peu, sa vérité première, essentielle, cristalline, son temple intérieur. Une démarche de vérité, une ascèse vers la pureté, un feu intérieur, ardent, lutte contre l’indifférence et l’inertie.

Celui qui s’engage dans cette démarche accomplit le cycle immémorial du temps : de l’enfant vers l’homme, de l’homme qui revient toujours à l’innocence et à l’émerveillement de l’enfance, finalement joyeux malgré l’aridité du parcours, malgré les drames, les désespoirs, les malheurs, malgré Auschwitz, l’innommable et l’impensable.

 

Philosophe ou musicien ? La trace éternelle du fugace.

Au total la philosophie de Vladimir Jankélévich, est une philosophie de l’instant à saisir pleinement, à faire vivre, à habiter. C’est pourquoi on peut comprendre l’interdépendance qu’eurent toujours chez lui ces deux pôles majeurs de son existence : la philosophie et la musique, qui toutes deux, n’ont pas un caractère d’immédiate utilité, qui ne sont pas faites pour servir à un usage par avance déterminé, et qui toutes deux permettent un vagabondage re-créateur, ce qui est l’essence même de la pensée en acte.

Cette double face qu’il présenta toujours, et qui contribua à ce qu’il se situât toujours en dehors de tous les systèmes, l’a sans doute desservi, à la fois vis-à-vis de la communauté intellectuelle, mais aussi vis-à-vis du grand public. En effet pour les philosophes comme pour les musiciens il pouvait apparaître dilettante, et les philosophes en faisaient un musicologue, et à la rigueur un musicien, tandis que les musiciens en faisaient un philosophe, et peut-être un musicologue.

Par ailleurs sa pensée traitant de thèmes souvent intemporels, alors même que la réflexion sur le temps y est centrale, avec un style déroutant, au service d’une pensée au fond très ascétique, est d’un accès difficile, derrière une apparence marquée par un charme immédiat, presqu’enjôleur, comme peut l’être parfois la musique. Mais les ouvrages de musicologie sont encore plus difficiles d’accès pour qui n’a pas une connaissance du solfège. Et on comprend, en les lisant, ce qu’il voulait exprimer en disant qu’il était d’abord un lecteur de musique, un déchiffreur, avant d’être un interprète. Et ce faisant il pouvait être un découvreur d’œuvres inconnus. Comme il pouvait être dédicataire, en particulier d’œuvres de Federico Mompou.

Son intérêt le portait vers la musique française du 19ème siècle, et du 20ème siècle : Fauré, Satie, Debussy, Déodat de Séverac, Ravel, même s’il est moins séduit par la virtuosité ravélienne ; vers la musique espagnole de la même époque : Albeniz, de Falla, Federico Mompou ; vers aussi certains compositeurs russes : Moussorgski, Rimski-Korsakov. On peut considérer que son intérêt pour ces musiques tient à ce qu’elles sont souvent économes d’effets et de moyens, que d’une certaine manière elles pratiquent aussi l’ascèse, et qu’elles évitent tout pathos, tout sentimentalisme, et ce faisant laissent ouverte la rêverie, l’association, sans les préfigurer par quelques artifices instrumentaux. Ces musiciens sont à l’opposé des romantiques, ce romantisme étant pour lui associé très directement à l’Allemagne, romantisme qu’il considère comme sollicitant, manipulant les émotions brutes, sans pensée, sans filtre, sans possibilité d’écart, de jeu, d’hésitation.

C’est pourquoi ses intérêts musicaux et philosophiques pouvaient se conjuguer. Mais plus encore pour lui la musique, comme la philosophie, était un art du faire, et, même s’il était un lecteur de partitions, (la partition étant organe-obstacle, c’est-à-dire ce qui rend possible, ce qui est nécessaire, indispensable, mais jamais suffisant) il considérait que la musique n’avait pas d’existence sans l’instrumentiste, qui, un moment, lui donnait une incarnation, presque semblable, mais toujours avec un « je ne sais quoi » de différent, permettant de distinguer deux interprétations, et d’en faire, à chaque fois un événement nouveau, une première-dernière fois, apparition-disparaissante s’il en est. La musique en effet est évanescente, insaisissable, fugace, impalpable, de l’ordre de l’ineffable, mais qui, par le fait même d’avoir été, est devenu un événement, que rien, jamais, ne pourra annuler, que rien, jamais, ne pourra faire qu’il n’est pas été, qui restera toujours un presque rien, un souffle, un soupir, à peine entendu que déjà disparu, mais possiblement inscrit en mémoire, à la fois durée, étirement d’un temps sans limitation, et événement, temps limité, circonscrit, à jamais passé et disparu, mais survivant dans la mémoire, qui sans cesse le recrée, le réinterprète, le fait vivre. De ce point de vue la musique est lutte contre l’oubli, alors même qu’elle est trace infime, infinitésimale, virtuelle peut-être, mais par là-même en capacité de soutenir ou d’accompagner des vertus, peut-être de les inventer, en tout cas de les faire vivre, et revivre.

 

Ce texte est en partie issu d’une conférence donnée à la librairie « La Plume du Sarthate », 83 avenue de Voguë, 18.000 Bourges, accompagnée de pièces musicales citées dans certaines œuvres de Jankélévitch, et interprétées par Delphine Bordat, agrégée de musique. Nos remerciements vont à Isabelle Migeon – Le Cléac’h, libraire, pour l’autorisation donnée à la publication du texte de cette conférence.

 

NOTES

(1) Il vendit, après cette émission, plus de livres qu’il n’en avait vendu jusqu’alors, tant son charme fut communicatif, et traversa l’écran.

(2) On découvre de nombreux détails biographiques en lisant la correspondance qu’il a adressée, sa vie durant, à son condisciple de l’Ecole Normale Supérieure : Louis Beauduc (arrivé 2ème à l’agrégation quand Vladimir était premier), publiée sous le titre « une vie en toutes lettres », Paris, 1995, Editions Liana Levi, présentation de Françoise Schwab. Entre 1923 et 1980, ce sont 137 lettres adressées par Vladimir Jankélévitch à Louis Beauduc, conservée par celui-ci, et redonnées à la mort de ce dernier par sa famille à Jankélévitch. Vladimir Jankélévitch n’a pas conservé les lettres de Beauduc, mais de toute façon son appartement avait été pillé et vidé par l’occupant nazi entre 1940 et 1944. Cette correspondance est peut-être la façon la plus simple d’entrer dans la pensée de Jankélévitch.

(3) Le père de Vladimir Jankélévitch, Samuel, traduira en français des philosophes (Hegel, Schelling – philosophe qui sera pris pour sujet de thèse par son fils – Benedetto Croce), des psychanalystes (Otto Rank, Freud, dont il sera l’introducteur en France). Il entretiendra une correspondance avec Freud, hélas disparue, envisagera un ouvrage sur la mort, dont les notes serviront ensuite à son fils pour son propre ouvrage sur la question. Mais à l’inverse de son père, Vladimir Jankélévitch ne manifestera jamais d’intérêt pour la psychanalyse, alors même que « le je ne sais quoi ou le presque rien » ce résidu irrationnel de la rationalité, pourrait avoir des similitudes avec l’inconscient. Mais il trouvait que le concept d’inconscient (et notamment celui d’inconscient collectif de Jung, était trop instrumentalisé pour justifier certaines de nos turpitudes, et abolir la conscience de nos responsabilités.

(4) Une vie en toutes lettres

(5) Fondée en 1923 sur une idée de Romain Rolland, elle sera peu ou prou la revue du Comité de Vigilance des Intellectuels antifacistes, et accueillera les grandes plumes de ceux qu’on pourrait nommer « intellectuels de gauche », dont Louis Aragon et Paul Eluard.

(6) 1914-2013, avocat, homme politique, ancien secrétaire d’état dans les gouvernements de René Mayer et Pierre Mendès-France, longtemps sénateur du Lot et Garonne sous l’étiquette radicale-socialiste, un des fondateurs du Mouvement des Radicaux de Gauche ; il fut souvent porteur de propositions de loi visant à mettre le droit en accord avec les évolutions de la société, en particulier un droit à l’euthanasie ; il fut en effet le fondateur de l’Association pour le Droit à Mourir dans la dignité. Ancien élève de Vladimir Jankélévitch, il tirait de son enseignement, disait-il, des arguments en faveur de cette thèse ; qui nous opposait ; mais une même admiration pour Jankélévitch, comme d’autres engagements humanistes et citoyens nous rapprochaient. Je tiens de lui ces informations relatives à cette protection discrète, plus ou moins lointaine, dont on tenta de faire bénéficier Jankélévitch durant ces années terribles.

(7) L’ironie ou la mauvaise conscience

(8) Fauré ou l’inexprimable

(9) Quelque part dans l’Inachevé, (Entretiens réalisés avec Béatrice Berlowitz)

(10) L’odyssée de la conscience dans la deuxième philosophie de Schelling

(11) Philosophie première, introduction à la philosophie du presque

(12) Le paradoxe de la morale

 

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news-3820 Wed, 02 Feb 2022 09:42:12 +0100 Bénédicte LOMBART (Université Gustave Eiffel) coordonne le Séminaire « Gestes du soin » un mercredi par mois https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/benedicte-lombart-universite-gustave-eiffel-coordonne-le-seminaire-gestes-du-soin-un-mercredi-par-mois  Séminaire « Gestes du soin »

Coordonné par Bénédicte Lombart (Université Gustave Eiffel), avec la collaboration de Martin Dumont (UPEC / Chaire de philosophie à l’Hôtel Dieu) et Nicolas Castoldi (directeur délégué auprès du directeur général de l'AP-HP)

8 mercredis, de 18 à 20h, amphithéâtre Dupuytren

Ce séminaire aura pour but d’éclairer collectivement la pratique du soin infirmier d’un point de vue philosophique et éthique. On cherchera ainsi à décrire au fil des séances une grammaire des gestes de soins en partant de leur description la plus approfondie possible. Cette phénoménologie de la pratique infirmière pourra montrer les tensions propres à chaque geste et inaugurera une réflexion autour des concepts liés au travail infirmier. A chaque séance, dont le travail prendra la forme d’un atelier collectif, une première partie sera consacrée à la description d’un geste du soin et la seconde à un éclairage philosophique des notions qui y sont engagées.
L’enjeu sera alors d’explorer la manière dont le geste infirmier, qu’il soit particulièrement technique ou pas, peut dépasser la fonction de production d’un soin et ainsi construire la relation de soin.

  • 9 février 2022 « Contraindre » présentation phénoménologique Jean Lefevre Utile IDE, PhD Ethique.  Eclairage conceptuel Bénédicte Lombart (Université Gustave Eiffel).
  • 16 Mars 2022 « Sonder, Perfuser » présentation phénoménologique Christophe Pacific IDE, PhD Ethique, éclairage conceptuel Christine Leroy (Paris 8 UMR LEGS) "A travers corps, franchir le seuil pour prendre soin : sonder, transfuser"
  • 6 Avril 2022 « Ecouter » présentation phénoménologique Anne-Sophie Dubue IDE, Phd Ethique, éclairage conceptuel : Jean-Philippe Pierron (Université de Bourgogne) "Ecouter, un geste de soin"
  • 11 Mai 2022 « Parler » présentation phénoménologique Valérie Tambouras IDE, Ms Philosophie, éclairage conceptuel : Frédéric Worms (Ecole normale supérieure)
  • 15 Juin 2022 séance conclusive : « Les gestes du soin » présentation par un patient
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news-3819 Wed, 02 Feb 2022 08:39:59 +0100 Discours de Corine PELLUCHON en réception de la Légion d'honneur le samedi 15 janvier 2022 https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/discours-de-corine-pelluchon-en-reception-de-la-legion-dhonneur-le-samedi-15-janvier-2022 Corine PELLUCHON a été promue le 13 juillet 2021 au rang de chevalier de la légion d'honneur au titre du Ministère de la Transition écologique. Edith HEURGON, directrice du Centre Culturel International de Cerisy, lui a remis l’insigne le samedi 15 janvier 2022.

 

Discours de Corine PELLUCHON :

Remerciements

Edith, je te remercie infiniment d’avoir accepté de me remettre cet insigne de Chevalier de la légion d’honneur. C’est pour moi une double joie de recevoir cet honneur et de savoir que tu es ma marraine républicaine. En effet, même si tu ne partages pas tous mes engagements, un même esprit qui se caractérise par la volonté de proposer des pistes constructives pour orienter le devenir et répondre aux défis de notre temps, nous anime et cet esprit tisse des liens entre toutes celles et ceux qui œuvrent pour que Cerisy continue d’exister. Il y en a ici.

Je remercie la ministre de la Transition écologique, Madame Barbara Pompili qui a donné mon nom pour la Légion d’honneur. Elle devait me la remettre au ministère en octobre, mais j’étais déjà partie à Hambourg, et n’ai pas pu me déplacer à la date choisie par son cabinet. Je n’ai jamais rencontré personnellement Madame Pompili, mais elle m’a écrit pour me dire qu’elle me lisait et s’inspirait de mon approche, notamment dans Réparons le monde. Humains, animaux nature. J’ai très souvent été auditionnée par diverses institutions sur des sujets d’éthique et ai eu l’occasion de travailler ces dernières années avec plusieurs membres du ministère de la Transition écologique sur la question de savoir comment améliorer la condition des animaux tout en aidant les personnes les exploitant à se reconvertir et à procéder aux aménagements nécessaires. Je suis infiniment reconnaissante à Barbara Pompili d’avoir présenté en 2021 une loi aboutissant notamment à la suppression en France de la fourrure et de l’exploitation des animaux sauvages dans les cirques et les delphinariums. Car ces avancées concrètes, qui devront être suivies de beaucoup d’autres, inscrivent la question de nos rapports aux animaux au cœur de la République.

Je suis heureuse que ce soit cette République-là, qui reconnaît les enjeux éthiques, politiques et civilisationnels de nos rapports aux animaux, qui m’honore aujourd’hui. Car j’ai longtemps désespéré qu’un tel progrès puisse advenir dans notre pays, où certaines traditions et certains lobbys s’opposaient à toute évolution et où les difficultés que nous avons à trouver des accords sur fond de désaccords, à négocier, bloquaient toute proposition.

Ainsi, c’est au moment où je n’y croyais plus que des avancées réelles ont été inscrites dans la loi française. C’est souvent comme cela que les choses arrivent. Je pense donc à celles et ceux qui, depuis des années, se battaient pour cela, souvent dans une certaine solitude et non sans susciter l’hostilité des autres. Ces personnes, dont je fais moi aussi partie, ont réussi à faire passer le message. C’est un mouvement irréversible et universel, qui a lieu presque partout dans le monde. L’amélioration de la condition animale devient une finalité du politique, même s’il y a encore un décalage entre la théorie et la pratique. Cette cause qui est importante en elle-même est également considérée dans sa dimension stratégique, c’est-à-dire comme la cause de l’humanité, nos rapports aux animaux creusant les traits de notre visage, dévoilant l’injustice de notre justice et pointant les aberrations de notre modèle de développement et tout ce qu’un système fondé sur l’exploitation illimitée de la Terre et des autres vivants mais aussi de certains humains par d’autres et de certaines nations par d’autres a fait de nous et génère sur le plan à la fois environnemental, sanitaire, social et psychique.

 

Je tiens aussi à saluer très chaleureusement toutes celles et ceux qui sont venues à cette cérémonie, qui se tient en petit comité, parce que les conditions sanitaires ne permettent pas de réunir de grandes assemblées, mais aussi parce que j’ai préféré une cérémonie discrète, avec vous, et chez Isabelle Suret que je remercie du fond du cœur pour sa générosité et son élégance, pour son hospitalité. Il faut entendre dans le mot « hospitalité » tout ce que Derrida, un habitué de Cerisy, y mettait, et qui signifie que toute éthique est une éthique de l’hospitalité - ou bien qu’il n’y a pas d’éthique. Ici, on accueille l’autre, le tout autre, l’autre en tant que tel parce que soi-même, on se sait comme un autre.

 

Enfin, je veux remercier ma mère, Jacqueline Pelluchon. Je ne dirais pas tout ce que je lui dois, car c’est impossible. Par ailleurs, je ne suis pas très douée pour les épanchements en public, mais elle et moi savons que cet honneur qui m’est accordé, et qui rejaillit sur ma famille, a un écho puissant et tisse un lien entre les générations, ainsi qu’entre les vivants et les morts. Il s’adresse aussi à quelqu’un qui n’a pas eu une longue vie. Mais je n’en dirais pas davantage sur la dette ni sur la responsabilité écrasante liée au sentiment de devoir survivre à un autre plus jeune que soi.

 

Je vais commencer à vous parler de ce qu’est pour moi l’honneur. Ce faisant, je rendrai hommage à quelques figures tutélaires, notamment à trois grands philosophes qui ont eu une influence décisive sur moi, même si je ne les ai pas rencontrés : Leo Strauss, Emmanuel Levinas et Paul Ricœur. Puis j’indiquerai le sens de mon engagement en faveur du vivant, des humains, des animaux et de la nature. Je conclurai en précisant l’esprit qui anime mon travail à la fois théorique et pratique, et qui est un esprit de la reconstruction, voire de la réparation, à condition qu’on entende dans « réparation » non l’acte de recoller les morceaux ou de nier l’irréversible et l’irréparable, mais l’effort pour trouver du sens, reconstituer une unité qui n’est jamais préétablie, puisque, comme dans le « tikkoun olam » de la kabbale lourianique, l’unité a été brisée dès le début, dès la création, et que l’attestation, ce en quoi on croit, son autonomie morale comme son engagement font l’épreuve de la crise, des crises.

 

 

Honneur, considération et attestation

 

L’honneur est, pour moi, une notion compliquée, parce qu’elle fait reposer la valeur d’une personne sur ses exploits et sur son mérite. L’éthique de l’honneur est celle d’Homère, et c’est une morale guerrière : la valeur d’une personne et la reconnaissance dont elle jouit dans la Cité dépendent de sa conformité aux codes de l’honneur de cette société et ils sont, pour l’essentiel, associés à la bravoure au combat. Les critères de la morale sont extérieurs, et non dépendants de la conscience individuelle ni même de la raison. Est moral celui qui agit comme un bon citoyen et même comme un bon patriote. Ce sont les valeurs que Créon défend de manière unilatérale dans Antigone avec le résultat que l’on connaît – la mort d’Antigone. La dignité d’un être, dans cette pensée, se confond avec l’obéissance aux lois de la Cité et avec la fonction sociale qui en découle. Au contraire, je suis convaincue de l’égalité morale de chaque être.

Quant au mérite que la République consacre, il a du sens à condition qu’on se rappelle tout ce que l’on doit aux autres et aux institutions, qu’on ait le sens de sa dette, de tout ce qui nous constitue et qui atteste la dialectique entre soi et les autres, entre l’individu et la collectivité. Il y a aussi une part de contingence dans tout succès comme dans le bonheur. Enfin, je suis persuadée que les quelques qualités que nous avons sont des défauts corrigés.

C’est particulièrement vrai dans mon cas, qu’il s’agisse des qualités intellectuelles permettant de mener à bien un travail rigoureux ou des efforts qu’il faut faire pour acquérir des traits moraux permettant de traverser les épreuves sans trop se perdre et de rester disponible à l’appel des autres, humains et non humains. L’équilibre entre la conscience de sa faillibilité et de ses limites et une juste estime de soi permettant, comme dit Ricœur, de vivre bien avec et pour les autres en tâchant de promouvoir des institutions justes ou, du moins, de contribuer à les maintenir est un travail incessant. Ce dernier exige la redéfinition de ses priorités et parfois le dépassement de crises qui attestent le non-recouvrement entre ce que Ricœur appelle l’identité-mêmeté qui est constituée de son caractère, des dispositions innées, des repères sociaux et l’identité-ipséité qui fait qu’on est un soi, et non un moi quelconque. Cette ipséité est la réponse à la question : « mais toi, qui es-tu ? » ou quels est ton désir profond, l’unité de ta vie, malgré la discontinuité ? Il faut aller la chercher au fond de soi, sans céder à l’illusion rétrospective ni à l’autoglorification, et en continuant, malgré les remises en question et les déceptions, dans la voie que l’on juge bonne et juste et qui donne un sens et une unité à la vie par-delà les crises qui produisent parfois un effondrement de la structure psychique et exigent des remaniements difficiles.

Dans mon cas, ce soi, cette autonomie morale s’est constituée en rupture avec certaines normes – ce qui est assez évident quand on est végane – et dans une tension entre la recherche de la vérité, l’idéal de justice donnant leur sens à mon engagement philosophique et politique et la réalité. En parlant de la réalité, je pense à l’Université, qui est quand même un rouleau compresseur et où on a le sentiment d’un conflit entre la recherche de la vérité et la complaisance ou le conformisme qui sont souvent nécessaires pour obtenir un poste prestigieux et des avantages en termes de temps. Je pense aussi aux relations avec les militants ainsi qu’avec les hommes et les femmes politiques. Ces relations ne sont pas faciles et reposent quelquefois sur des malentendus. Elles mettent au jour l’écart entre la pensée et l’idéologie et rappellent la tension entre la philosophie et la Cité, d’une part, et entre le philosophe et le politique, d’autre part. C’est de cette dernière tension qu’il est question dans le dialogue de Xénophon, Hiéron, qui a donné lieu à un échange passionnant entre Leo Strauss et son ami Kojève ( échange publié dans De la Tyrannie).

En outre, l’autonomie morale ou l’attestation dont parle Ricœur dans Soi-même comme un autre et qui désigne ce en quoi on croit, l’ensemble des valeurs dont on se porte garant, dont on témoigne dans sa vie (en allemand, Bezeugung, attestation, a la même racine que Zeugnis, témoignage et conviction, Überzeugung) est une certitude qui n’a pas la solidité des connaissances scientifiques ; elle est fragile, comme toute croyance. Et pourtant, sans elle, on ne peut pas dire : me voici, être responsable, parce qu’on n'a pas d’assise morale, pas de repères. Il faut savoir qui on est, ce qu’on ne veut pas et ce qui compte pour soi, pour résister au cynisme, à la corruption, à l’indifférence morale, au mal politique. C’est particulièrement important quand les lois sont injustes ou inadaptées, que le climat est à la confusion, ou que l’on est placé devant un dilemme moral, c’est-à-dire devant deux principes également importants, comme Créon et Antigone, et comme souvent, en éthique médicale. Dans ces cas-là, la conscience morale est le seul recours pour bien juger parce que les normes n’offrent pas par elles-mêmes d’orientations claires et que la décision à prendre suppose d’exercer son jugement moral en situation, d’avoir la sagesse pratique qui est d’autant plus sage qu’elle a été instruite, écrit Ricœur, par la sagesse tragique, qui rappelle que la défense unilatérale et dogmatique d’un point de vue conduit au drame et qu’il faut inventer des conduites appropriées aux situations en s’écartant le moins possible des règles. Bien penser est parfois la réplique au « souffrir le terrible » répète Ricœur en citant le chœur d’Antigone.

Plus précisément, la conscience est le seul recours, dans ces moments « où les valeurs d’humanité de dignité semblent perdues, et où toute la dignité de l’homme consiste à croire en leur retour », comme dit Levinas. La conscience est alors « cette cabane ouverte à tous les vents dont parle le philosophe dans ce texte poignant de 1966 que l’on trouve dans « Sans Nom » et qu’il a écrit pour parler de l’enseignement que l’on peut tirer des années terribles où « l’on croyait mourir en même temps que la justice ». Je n’ai pas cette « tumeur dans la mémoire », mais je trouve que ce que dit Levinas reste valable de nos jours.

Je dirais donc que, pour moi, l’honneur véritable est un honneur sans pompe ni drapeau, et il est souvent peu visible, parfois insoupçonné. Car les vrais combats sont ceux que l’on mène alors que « l’humanité installée » reste silencieuse, que personne ne bronche, que les institutions perpétuent l’injustice ou que chacun, même sans avoir l’intention de faire le mal s’en rend complice, est un Mitläufer, quelqu’un qui suit, parce qu’il ne veut pas aller contre la norme ou parce qu’il ne veut pas croire ce que pourtant il sait et que la réalité est si monstrueuse, les victimes si nombreuses, la portée de ses actes et de ses modes de vie si étendue dans le temps et l’espace, qu’il ne se sent pas responsable et laisse faire. On sait que c’est ainsi que les catastrophes se perpétuent et se répètent. Ainsi, « Quand la dignité reste à la merci des murmures d’une voix subjective et ne se reflète ni ne se confirme plus dans aucun ordre objectif - voilà le risque dont dépend l’honneur de l’homme… », le salut repose sur « l’obligation d’abriter toute l’humanité de l’homme dans la cabane, ouverte à tous les vents, de la conscience ».

J’ai parlé d’un honneur sans pompe ni drapeau, donc sans médaille. Mais cela ne signifie pas que je méprise les honneurs, ce qui serait injuste. Nous avons tous besoin de reconnaissance et c’est même en ayant la reconnaissance de ses pairs et de la société que l’on peut s’affranchir de ce besoin-là pour passer à autre chose, avoir une autre énergie où l’on ne vit plus dans le regard d’autrui et où surtout on essaie de transmettre un monde habitable. C’est ce que Hannah Arendt appelait l’amour du monde (4ème figure tutélaire). L’amor mundi suppose que l’on ait conscience de cette transcendance dans l’immanence qu’est le monde commun, qui est fait de l’ensemble des générations, du patrimoine culturel et, j’ajoute, naturel. Ainsi, en comprenant que j’appartiens à un monde plus vieux et plus vaste que moi qui m’accueille en naissant et qui survivra à ma mort individuelle, je sais que mon existence a une épaisseur et que vivre, c’est « vivre de » choses naturelles et culturelles, de nourritures, « vivre avec » les humains et les non-humains, avoir toujours un impact, dès qu’on mange ou habite quelque part sur les autres, y compris sur les autres générations et les autres espèces, et « vivre pour », savoir que sa vie est débordée en amont et en aval par celle des autres. Ainsi, on vit pour soi, pour ne pas être trop malheureux, mais on vit aussi en pensant à ce que ses actes et ses pensées font au monde commun. La considération, qui est le fait d’avoir comme horizon de ses pensées et de ses actes le monde commun, conditionne ma capacité à reconnaître la valeur propre des autres et à avoir un rapport sain au monde. « Vivre de », « vivre avec », « vivre pour », telle est sa formule. Elle se fonde sur cette expérience vécue du monde commun que j’appelle transdescendance (une notion empruntée à Jean Wahl, ami de Levinas et de Ricœur ) en parlant non d’un mouvement de bas en haut, d’une ascension vers l’au-delà, comme la contemplation de Dieu, (trans-ascendance), mais d’un mouvement de haut en bas, ou plutôt d’un approfondissement de la connaissance de soi comme être charnel, engendré et mortel, et de ce que cette connaissance et cet être-avec-le-monde qui atteint des couches parfois archaïques du vécu enseignent sur ce qui nous unit aux autres êtres, humains et non humains, ainsi qu’aux générations futures (trans-descendance). La considération ou la transdescendance génère des affects puissants et le désir de faire sa part pour transmettre des créations dignes de durer ou, du moins, qui contribuent à améliorer le monde, à le mettre sur une bonne trajectoire et à empêcher que ce qui ne doit pas être advienne.

Prévenir et punir le mal comme abus de pouvoir, comme violence et domination, et empêcher le mal politique qui est un système fondé sur la domination qui broie les individus et se nourrit en même temps de leur désolation, du fait qu’ils ont perdu tout rapport spontané au monde, qu’ils ne s’éprouvent que comme des consommateurs et des producteurs, tel est le rôle des normes et des institutions. On est ici dans la philosophie politique, dont je viens. Je suis philosophe politique parce que j’ai cette obsession du mal, du mal radical, même si je pense, comme Kant et Ricœur, que, s’il y a en l’humain un penchant au mal, la disposition au bien, qui est plus difficile à atteindre, à encourager, est néanmoins plus profonde, comme si, en faisant le mal on se perdait, tandis que l’action bonne nous remettait dans notre axe.

On peut dire aussi que les grandeurs d’institutions et toutes les marques de reconnaissance ont aussi pour but d’encourager les êtres à participer à cet effort collectif visant à rendre Eros victorieux et à lutter contre la destructivité, contre Thanatos, si puissant en chacun de nous comme dans notre civilisation qui, tant que nous ne nous réconcilierons pas avec notre condition charnelle et terrestre, avec notre finitude et notre vulnérabilité, sera une culture de mort - c’est-à-dire une culture qui fait violence à l’autre, à celui qui n’est pas moi ou qui n’est pas comme moi et que, bien souvent, je réduis à un corps, à un Körper qui n’est même pas reconnu comme Leib, comme chair, comme le corps vécu.

Enfin, le choix de faire de la philosophie politique vient aussi de la conscience de la fragilité de la démocratie qui est le seul régime qui, en dépit de ses imperfections et même grâce à elles - grâce au fait qu’elle vit comme le disait Castoriadis d’une perpétuelle remise en question de ce qui a été institué -, est une alternative à la domination politique. Le problème est, comme l’avait vu Leo Strauss avec lequel j’ai commencé ma carrière philosophique, que la démocratie exige, pour que ses institutions ne soient pas des coquilles vides, que les citoyens acquièrent certains traits moraux et des capacités dialogiques que la culture actuelle, la division du travail, le monde devenu machine dont parle Günther Anders (L’apparate-Welt) et les réseaux sociaux ne favorisent pas.

L’effort pour donner quelques outils permettant aux individus de cultiver des manières d’être rendant possible une vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes, ainsi que le vœu de compléter le libéralisme politique à sa base, au niveau de l’anthropologie philosophique qui le sous-tend, et dans ses institutions, afin d’éviter son retournement en fascisme, de lui permettre d’intégrer la question animale et l’écologie et d’indiquer des critères pertinents pour avoir un usage plus sage des techniques et des biotechnologies : tel est le fil directeur de tout mon travail et du cycle allant de mes premiers travaux sur Leo Strauss, publiés en 2005 à mon dernier livre, Les Lumières à l’âge du vivant (paru en 2021) en passant par l’Autonomie brisée. Bioéthique et philosophie (PUF, 2009), Éléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature (Cerf, 2011), Les Nourritures. Philosophie du corps politique (Seuil, 2015), Manifeste animaliste. Politiser la cause animale (Alma, 2017), Éthique de la considération (Seuil, 2018), Réparons le monde. Humains, animaux, nature (2020) et l’ouvrage collectif issu des actes du colloque de Cerisy, Humains, animaux, nature. Quelle éthique des vertus pour le monde qui vient ? (Hermann, 2020). Sans oublier le livre consacré à Levinas et celui qui paraîtra en septembre 2022 aux PUF : Paul Ricœur, philosophe de la reconstruction. Soin, attestation, justice. Ce cycle se termine, et je reçois donc la légion d’honneur un peu avant d’ouvrir un autre cycle de 10 ans, que j’entamerai probablement cet été.

 

Je vais donc dire deux mots des thèmes principaux et de l’esprit de reconstruction, voire de réparation, qui a caractérisé ce travail et cet engagement.

 

 

Humains, animaux, nature. Anthropologie philosophique et politique

 

Pour moi, on ne peut pas séparer l’interrogation sur les animaux de l’interrogation sur les humains puisque ce que nous faisons de ces autres vivants, dont la vie est aussi importante pour eux que la nôtre l’est pour nous, est le miroir de ce que nous sommes, en dit long sur le quis du qui suis-je ? comme disait Derrida (5ème figure tutélaire). Par ailleurs, j’ai commencé à travailler sur la question animale et ai été kidnappée par elle, jusqu’à souffrir de leur souffrance, alors que, revenant des USA, où j’avais passé un an, de 2006 à 2007, j’écrivais L’Autonomie brisée où il y a la première occurrence de l’éthique de la vulnérabilité qui est une tentative pour penser l’humain en deçà des critères caractéristiques de l’humanisme classique et après avoir passé du temps dans les hôpitaux, notamment en réanimation-anesthésie, dans le service du Prof. L. Puybasset, mais aussi dans des services de soins palliatifs, auprès de malades souffrant d’affections dégénératives du système nerveux.

Je ne confonds pas les deux sujets, mais, quand on travaille sur la vulnérabilité et la responsabilité, il y a des questions que l’on ne peut pas éviter, comme celle de savoir si ce que nous faisons aux animaux est légitime et jusqu’où. J’ai été très inspirée par les soignants et juge que les pratiques précèdent la théorie, qu’elles obligent à reconfigurer nos notions, comme la notion d’autonomie qui ne peut pas être identifiée à l’autodétermination si on veut qu’elle conserve un sens dans la situation clinique. De manière générale, je m’intéresse aux sujets qui mettent à l’épreuve nos catégories éthiques, juridiques, ontologiques, et nous demandent de faire évoluer le cadre servant d’armature conceptuelle aux théories de la justice contemporaine et aux théories politiques. Les questions dites de bioéthique, le rapport aux animaux, le problème de nos usages des écosystèmes et de notre responsabilité à l’ère de la mondialisation et à l’âge atomique, c’est-à-dire à partir du moment où les technologies modifient la puissance de notre agir, constituent mes champs d’interrogation privilégiés. Mon investigation a toujours deux volets : l’un anthropologique, qui est lié à une philosophie de la corporéité, qui a elle-même deux branches. L’une prend en compte la passivité du vivant et de l’humain (vulnérabilité). L’autre concerne la matérialité de son existence et traite de notre habitation de la Terre, c’est-à-dire du fait que je vis toujours de choses naturelles et culturelles, respire, me nourrit, et que ce dont je vis nourrit aussi ma vie, lui donne un sens et une saveur. Notre habitation de la Terre est toujours une cohabitation avec les autres, humains et non-humains et, comme la vulnérabilité ou la possible altération du corps, l’incomplétude du psychisme et les phénomènes qui m’arrivent sans que je puisse les maîtriser totalement (douleur, souffrance, vieillissement, autrui), elle souligne la dimension relationnelle du sujet, notre existence avec les autres et même notre besoin d’eux et de soin. Cette insistance sur la dépendance à l’égard des autres, humains et non humains, et des écosystèmes a des conséquences éthiques et politiques qui obligent de repenser les finalités du politique qui ne peut plus se réduire à la coexistence entre nous, à la sécurité, ni à la réduction des inégalités (nouveau contrat social dans Les Nourritures).

Ainsi, j’articule une phénoménologie très largement inspirée de Levinas mais aussi de Merleau-Ponty à une réflexion politique. Puis je me demande quelle transformation du sujet, quelle éthique des vertus, peut permettre aux êtres humains d’intégrer au cœur de leur bien-être le bien commun qui est élargi aux générations futures, aux autres espèces. Et, récemment, j’ai placé cette interrogation à un niveau civilisationnel dans Les Lumières à l’âge du vivant, qui clôt ce cycle de recherches et annonce le prochain.

 

 

Le parti pris de la reconstruction

 

Bien que je m’intéresse à des sujets à propos desquels on ne sait pas a priori comment statuer et qui sont clivants, je m’efforce de mettre en avant les pistes communes qui permettent de construire un consensus même difficile ou au moins d’avancer. Ce parti pris constructif n’est pas l’expression d’une nature apaisée ou optimiste. Il est certes l’expression d’une certaine croyance au progrès – mais pas n’importe lequel – et à la certitude qu’on peut encore et qu’on doit réorienter le devenir, réenclencher un processus civilisationnel pour sortir de la culture de mort qui est la nôtre et de ce que j’appelle, dans Les Lumières à l’âge du vivant, le Schème de la domination (qui est une triple domination, des autres, de la nature à l’extérieur de soi et de notre propre nature), un Schème qui explique le dévoiement de la raison et le retournement du progrès en régression aux XXe et XXIe siècle ( mais cela a commencé avant). Le parti reconstructif qui est le mien est lié à la hantise de la destruction, de la confusion, et à la responsabilité que je pense que nous avons aujourd’hui et que j’ai à ma manière dans le chantier immense qui consiste à redéfinir les critères permettant d’organiser le travail, de réorienter l’économie, de modifier les modes de production, de penser les usages des écosystèmes et, bien évidemment, de vivre avec les autres, tous les autres.

Ce qui me pousse à écrire est cet effort pour proposer des pistes de réflexion pouvant servir à construire quelque chose. Alors, même si la portée de nos livres est limitée, plus limitée en tout cas que les déclarations à la TV de telle ou telle célébrité, j’écris pour être utile ou parce que je m’attaque à des sujets plus grands que moi et qui sont importants aujourd’hui. Je tente de les éclairer et d’accompagner un mouvement dont je sens des signes avant-coureurs, comme le désir de beaucoup de personnes de se réapproprier leur existence, parce qu’elles ont le sentiment que le processus d’accélération caractéristique de la modernité tardive les aliène et les empêche d’avoir un rapport signifiant et résonant au monde, comme dit Hartmut Rosa. Je pense aussi à l’intérêt pour l’écologie et à la cause animale qui est plus répandu aujourd’hui que lorsque j’ai commencé à travailler sur ces sujets. Pour moi, ce sont les signes avant-coureurs d’un mouvement de fond qui a contre lui des forces puissantes mais que j’ai voulu accompagner en lui donnant une armature conceptuelle solide pour qu’il soit victorieux et qu’on évite les pièges, comme celui qui consiste à jeter le bébé avec l’eau du bain et à multiplier les discours contre les Lumières, voire contre la modernité. Ainsi, dans les Lumières à l’âge du vivant, je parle de nouvelles Lumières qui prennent au sérieux les critiques adressées aux Lumières passées tout en prolongeant leurs piliers et leur esprit. Je montre aussi que ces nouvelles Lumières, qui sont quand même en rupture par rapport à celles du passé, exigent un dépassement du dualisme nature/culture et de l’anthropocentrisme ainsi qu’une époché civilisationnelle, une remise en question des cartes mentales pouvant destituer le Schème de la domination.

À vrai dire, le secret de ma productivité vient de la conscience de m’atteler à des sujets qui sont plus grands que moi en essayant d’être utile et lorsqu’il n’y a pas cet enjeu, qui excède peut-être le temps présent, je vous assure que je peux être très paresseuse et tomber dans la procrastination.

Ainsi, tout mon travail est un travail tendu vers la recherche d’approches constructives. C’est aussi un travail de la reconstruction. Dans la reconstruction, il faut entendre la destruction possible et peut-être passée. C’est même un travail de la réparation, au sens où celle-ci est une méthode, qui consiste, en étudiant, en écrivant, à partir des choses elles-mêmes et de la manière dont elles me sont données – ou pas – afin de dégager leur sens, qui n’est pas unique, mais qui me renseigne sur mon rapport à ces choses. Ce travail permet de modifier nos cartes mentales et de faire l’inventaire de nos pratiques en soulignant celles qui sont faites en dépit du bon sens. Il s’agit aussi de retrouver derrière les normes et les procédures l’idéal d’égalité et le sens de la justice, de faire des choses qui soutiennent le monde, de mettre en œuvre, même quand tout part de travers, des actions justes qui pourront servir d’inspiration quand l’horizon s’éclaircira. Parce que je ne crois pas trop que les choses aillent mieux demain matin. Aussi, il faut regarder un peu plus loin. Enfin, il importe de communiquer une énergie pour proposer non pas une vision des choses totalisante, mais quelques clefs stimulantes permettant d’orienter ou de réorienter le devenir. Je reste persuadée qu’il n'y a pas de fatalité, et que, si nous nous reprenons en main, nous pouvons réenclencher un processus civilisationnel. L’avenir peut être pire ou meilleur qu’aujourd’hui. C’est avec cette responsabilité, celle d’une personne qui sait que nous sommes à la croisée des chemins, que je continue mon travail et accueille avec gratitude cette marque de reconnaissance de la République française - en attendant qu’elle devienne la république animaliste que j’avais peinte dans un conte philosophique publié il y a dix ans : Comment va Marianne ?

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news-3759 Mon, 03 Jan 2022 13:19:29 +0100 L'AEDEES a un nouveau Président et une nouvelle équipe pour 3 ans ! https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/laedees-a-un-nouveau-president-et-une-nouvelle-equipe-pour-3-ans l'AEDEES a élu son nouveau président (Ronan LE REUN) et son nouveau bureau le 15 décembre 2021 Le 15 décembre 2021, l’Assemblée Générale de l’AEDEES (Association des Etudiants et Diplômés de l’Ecole Ethique de la Salpêtrière) a procédé à l’élection d’un nouveau Bureau pour 3 ans :

Ronan LE REUN devient Président de l’Association,

Cyril GOULENOK secrétaire

Dominique PENSO-ASSATHIANY secrétaire-adjointe

Bertrand QUENTIN, trésorier

Patrick De Saint-Jacob, trésorier-adjoint

A bientôt pour leurs photographies en bonne et due forme…

Merci à l’équipe précédente ets urtout à John BALLET et Laurent BERGES pour avoir maintenu avec courage notre association traversée par la pandémie.

 

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news-3758 Mon, 03 Jan 2022 13:02:41 +0100 Devant l'amertume de la vie, savoir passer à autre chose : Cynthia Fleury et son Ci-gît l’amer https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/devant-lamertume-de-la-vie-savoir-passer-a-autre-chose-cynthia-fleury-et-son-ci-git-lamer Article de Bertrand QUENTIN à propos du dernier livre de Cynthia FLEURY Devant l’amertume de la vie, savoir passer à autre chose : Cynthia Fleury et son Ci-gît l’amer

 

 

Par Bertrand QUENTIN

 

Bertrand QUENTIN est directeur du LIPHA (Laboratoire Interdisciplinaire d'étude du Politique Hannah Arendt) (UR 7373), Maître de conférences HDR en philosophie à l'Université Gustave Eiffel, responsable du Master 1 de Philosophie, parcours "éthique médicale et hospitalière appliquée". Son dernier ouvrage Les invalidés. Nouvelles réflexions philosophiques sur le handicap chez érès a reçu le Prix Littré de l'Essai 2019.

 

 

 

Article référencé comme suit :

Quentin, B. (2022) « Devant l’amertume de la vie, savoir passer à autre chose : Cynthia Fleury et son Ci-gît l’amer » in Ethique. La vie en question, janvier 2022.

 

 NB : le PDF est accessible en bas de document.

 

 

Alors que nous étions repartis pour une inquiétante deuxième vague pandémique en cette fin d’année 2020, le dernier essai de Cynthia Fleury (1) connaissait un succès important de vente en ligne. Derrière son titre énigmatique Ci-gît l’amer se trouvait un sous-titre plus grand-public : « guérir du ressentiment ». Est-ce à dire que nous avions affaire à l’équivalent de ce qu’en terme de film on appelle un peu sarcastiquement un « feel good movie » ? Le livre promettrait au grand-public un soin salutaire et sans médicament dans une période où les vaccins se faisaient attendre ?

Il serait en réalité bien injuste de le réduire à cela. D’abord parce qu’il se mérite : l’écriture n’est pas toujours accessible au premier venu et charrie un vocabulaire psychanalytique qui implique un certain travail préalable pour ceux qui ne seraient pas des familiers de l’analyse. Ensuite il s’agit d’un authentique travail de construction conceptuelle.

Mais commençons par cet étrange titre : « Ci-gît l’amer ». La première partie du livre s’intitule « L’amer » ; la troisième « La mer ». Et le livre évoque au passage « la mère ». Cynthia Fleury parle de son « ruban de Möbius à trois bandes (l’amer, la mère, la mer) » (p.117). Nous avons donc droit à des jeux de mots souvent prisés par les adeptes de Lacan. On peut y trouver une préciosité bien vaine, mais on peut aussi écouter ce qui est dit :

Otto Rank voyait dans Le Traumatisme de la naissance (1924) l’acte de naissance comme véritable source de la névrose. Mais « Ci-gît la mère » c’est ce moment qui suit encore, où l’on a été capable de rompre avec sa mère (avec ses parents) pour pouvoir grandir et devenir soi-même.

En second lieu, un « Ci-gît la mer » a-t-il vraiment du sens ? Si la mer représente l’immense horizon de la sublimation, il s’agit d’un but valorisé par l’auteur (« Il faudra aller de la mère à la mer » p.117 ; « il est […] possible de transformer l’amer en mer, […] d’œuvrer » p.246) et on ne comprend pas très bien pourquoi il faudrait laisser la sublimation derrière nous, par un « ci-gît »: Le goût lacanien des jeux de mots ne nous fait-il pas perdre ici en intelligibilité et rigueur philosophique ?

Le cœur du livre et c’est bien le titre, est donc un « Ci-gît l’amer ». Il s’agit de rompre avec une amertume qui contaminerait notre existence et la société toute entière. C’est une amertume devenue « ressentiment ». « Guérir du ressentiment » - sous-titre du livre. Cynthia Fleury donne clairement son objectif : « A partir du moment où l’on définit le ressentiment comme un des maux les plus dangereux pour la santé psychique du sujet et celle du bon fonctionnement de la démocratie, il est important de saisir comment s'en prémunir, certes institutionnellement, mais aussi cliniquement » (pp.271-272).

 

 

L’homme du ressentiment

La première partie du livre s’intitule « L’amer : Ce que vit l’homme du ressentiment ». D’où vient l’amertume ? De l’enfance, d’une souffrance passée ou présente. Plus le ressentiment gagne en profondeur, moins la personne a de capacité d’agir et de créativité. Cela ne suffit pas à l’excuser car l’homme du ressentiment pourrait aussi avoir sa responsabilité dans le fait de choisir cette part obscure de lui-même : « Il n’est pas simple de trancher entre une définition du ressentiment qui le place du côté de l’impuissance à, et une autre qui finit par concéder qu’il y a choix pour l’impuissance à » (p. 23). Mais Cynthia Fleury tranche toujours en faveur de la responsabilité des hommes : « c’est une chose de se définir temporairement victime, […] c’en est une autre de consolider une identité exclusivement à partir de ce « fait » à l’objectivité douteuse, et à la subjectivité certaine. Dès lors, il s’agit bien d’une « décision » du sujet » (p.26).

Mais pourquoi l’individu fait-il ce choix ? Parce qu’il y a tout de même une jouissance à la clef : « entrer dans le ressentiment, c’est pénétrer la sphère d’une morsure acérée […] qui valide une certaine forme de jouissance de l’obscur » (p.19). Le sujet fonctionne avec son ressentiment comme il pourrait le faire avec un « fétiche » qui prend la place de la réalité insupportable et procure ainsi du plaisir. « pour celui qui s’est habitué à jouir de la haine, à trouver là une énergie vitale, à user de sa conscience pour la justifier, à la parer des atours de la colère […] se séparer de la jouissance peut paraître insensé » (p.111).

Mais dans le « en vouloir à » une énergie mauvaise se substitue soudain à l’énergie vitale joyeuse, un mauvais objet prive la volonté d’une bonne direction et l’individu va lutter pour ne pas en sortir. « On voit très bien cela à l’œuvre avec certaines psychoses tenaces : comment le patient met toute son énergie à empêcher la solution, à faire faillir le médecin ou la médecine, à ne produire que de la non-issue. Aucun dépassement n’est accepté : sans doute l’accepter produirait un nouvel effondrement que l’on ne veut pas assumer. Alors le dysfonctionnement comme mode de fonctionnement est préférable » (p.24). Le ressentiment va alors exceller dans l’art d’aigrir la personnalité, d’aigrir les situations, et le regard sur les autres.

Avec la consolidation du ressentiment c’est le discernement qui va être perdu en court de route : « Le discernement est l’action de séparer, de mettre à part, de différencier pour mieux saisir la spécificité des choses […] nos époques mettent à mal cette aptitude au discernement, non qu’elles l’empêchent ; mais la saturation de l’information, notamment fausse, le réductionnisme dont font preuve les nouvelles formes d’espace public (notamment les réseaux sociaux) nourrissent des assauts incessants contre ce discernement qui n’a structurellement pas le bon rythme pour résister. Discerner suppose du temps, de la patience, de la prudence, un art de scruter, d’observer, d’être à l’affût » (pp.30-31).

Il y a ensuite dans le ressentiment qui s’installe chez l’individu, un déni de responsabilité, une délégation entière à autrui de la responsabilité du monde et donc de soi. Dès lors, toute injonction à l’action va rendre agressif l’homme du ressentiment, Rien n’est plus insupportable pour lui, que d’être ramené à sa responsabilité, c’est-à-dire à sa possibilité intrinsèque d’être un agent. « l’homme du ressentiment choisit de s’illusionner […] Mieux vaut haïr qu’agir » (p.123).

Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville parlait déjà d’une « mélancolie singulière que les habitants des contrées démocratiques font souvent voir au sein de leur abondance ». Pour Scheler, dans son ouvrage L’Homme du ressentiment (1912), le ressentiment était le fait d’une démocratie manquée. Mais selon Cynthia Fleury la cause n’est pas seulement institutionnelle, elle est bien aussi structurellement psychologique. « Pas simple […] de prôner une solidarité collective […] et en même temps de prôner un individualisme de la responsabilité […] Tel est le défi d’une maturité assumée : assez d’humilité pour porter sa charge ; assez de lucidité pour ne pas sombrer dans le ressentiment dès lors que d’autres n’assument pas la leur » (38-39).

Le ressentiment va cependant produire un échec cuisant de la modernité en tant qu’elle mettait en avant le sujet comme agent. « Ils sont persuadés d’être dans leur bon droit, persuadés d’être les « vrais », protégés par leur « statut » de victimes, car ils s’installent dans cette victimisation, perçue comme une rente qu’ils ne remettent jamais en question » (147).

 

La seconde partie de l’ouvrage s’intitule « Fascisme, aux sources psychiques du ressentiment collectif ». On passe du ressentiment strictement individuel à un ressentiment coordonné politiquement. Mais « Pourquoi la psychanalyse est-elle si essentielle dans l’étude de la démocratie, et pas uniquement de la personne ? » (p.269). Parce qu’elle permet de prendre en compte ces motifs non rationnels qui meuvent les hommes par delà un idéalisme moral surévaluant les ressources rationnelles propres des individus. Dans les sociétés contemporaines, ouvertes et froides, le ressentiment va par exemple recréer une solidarité entre pairs rancuniers et réactiver à peu de frais une chaleur qui manque.

Le chef totalitaire à l’origine de l’aliénation des autres se présente comme un individu libre, désaliéné. Mais il s’est lui-même interdit de devenir sujet : « Il est le grand Réifié » (p.122). « Le ressentiment est une maladie de la persécution » (p.122). Et Adorno de définir le fascisme comme « la dictature des malades de persécution [qui] réalise toutes les angoisses de persécution de ses victimes[1] » Wilhelm Reich allait dans le même sens avec sa Psychologie de masse du fascisme (1933). Les individus se constituent en un corps dont les parties ne sont reliées que par le ressentiment. « Le ressentiment peut être une stratégie de défense à moindre mal pour éviter la désintégration psychologique, et permettre de continuer les actes infâmes sans en porter psychiquement le prix […] Dès lors, le ressentiment devient le plus sûr allié du fascisme ou de tout autre grand moment de réification totalitaire » (p.193).

Des ferments fascistes réapparaissent en notre temps avec le « vomissement » quasi permanent sur les réseaux sociaux. Les « haters » qui sévissent en bandes organisées pour pratiquer le harcèlement ciblé. On peut également repérer une parenté indiscutable entre le ressentiment et l’idéologie conspirationniste.

Le constat est là. Mais Cynthia Fleury est avant tout thérapeute et il faut donc donner des pistes pour sortir du ressentiment.

 

Sortir du ressentiment :

La lutte contre le ressentiment serait pour l’auteur l’objet premier de la cure analytique. Et le livre de commencer par l’affirmation du thérapeute en direction de ses patients : « Il y a ici une décision […] c’est que l’homme peut, que le sujet peut, que le patient peut […] Il s’agit d’un choix moral, et intellectuel, au sens où le pari est posé que l’homme est capable, et surtout le respect dû au patient est également posé de ce côté-ci […] La vie, dans son quotidien le plus banal, vient tout autant contredire cela que l’affirmer. […] Au bout de cette confrontation, il y a un principe d’augmentation de soi » (p.11). Ce n’est pas une constatation empirique, statistique c’est donc un optimisme de volonté et le patient voit se profiler ce qui sera sa récompense : si tu crois en ta guérison, tu grandiras : « Il faut les sortir de ce narcissisme d’être inconsolable ou inguérissable. Ce refus de l’issue est pour le malade psychique le seul signe qu’il possède encore de son sujet ; telle est sa manière de faire sujet […] Petit à petit, il faudra convaincre […] qu’il y a du sujet ailleurs, précisément le sien, un sujet qui œuvre, à la différence d’un sujet de désœuvrement » (p.265).

Comment faire pour que l’amertume des individus ne se cristallise pas en ressentiment ? Il y faudra un investissement du politique.

 

 

 

Une politique :

« Il est ainsi du devoir de la politique et d’un Etat de droit digne de ce nom de produire les conditions qui ne renforcent pas le ressentiment, en permettant au plus grand nombre d’investir de façon libidinale le monde » (p.66). L’éducation et le soin seront évidemment des pierres de touche indispensables pour faires des sujets des acteurs véritables. Chez Axel Honneth un antidote au ressentiment verra le jour avec le concept de « reconnaissance ». C’est elle qui empêchera l’interdépendance inéluctable entre les individus de se pervertir en domination.

 

L’analyse, la sublimation

Seule solution thérapeutique devant la personne enfoncée dans le ressentiment : « Il faudra défocaliser » (p.21), « se détourner de l’attente obsessionnelle de la réparation » (p.56). Si l’homme du ressentiment est quelqu’un qui a perdu sa capacité d’émerveillement, d’admiration et qu’« inventer sa supériorité n’a jamais produit de la supériorité. Savoir admirer, savoir reconnaître la valeur des autres est, à l’inverse, un vrai antidote au ressentiment » (p.29).

Les réparations impossibles vont obliger à l’invention, à la création, à la sublimation. « On peut et l’on doit se nourrir autrement, refuser les aliments avariés » (p.22). Le volontarisme réapparaît ici, validant un respect pour le patient car il sera impossible que le ressentiment soit dépassé sans intervention active de la volonté du sujet.

Franz Fanon, celui de Peau noire, masques blancs (1952), des Damnés de la terre (1961), sera largement utilisé avec ce concept de « déclosion » du monde : travail qui amène un peuple ou un individu à s’extraire de la tutelle et de la chosification. S’affranchir du ressentiment sera « déclosion ». « Le ressentiment est une colonisation de l’être. Le sublimer produit une décolonisation de l’être, seule dynamique viable pour faire émerger un sujet et une aptitude à la liberté » (p.229).

La voie majeure préconisée tout au long du livre sera celle de la sublimation. Freud, on le sait, a développé ce concept essentiellement à travers l’idée d’une pulsion sexuelle que la société canaliserait sous forme d’œuvres. Cette pulsion étant conçue par le psychanalyste viennois comme s’évanouissant dans la jouissance, sa sublimation serait un gain pour la société. Des auteurs postérieurs (Marcuse) chercheront ensuite à distinguer entre répression légitime de ces pulsions et sur-répression créant des névroses. Toujours est-il que la sublimation vient d’une certaine façon « ramener le diable dans sa boîte ». Dans Ci-gît l’amer c’est la pulsion ressentimiste qu’il va falloir faire rentrer dans la boîte. Certes on pourrait se méfier de la capacité des psychanalystes à transformer en pulsion toute thématique qui est dans l’air du temps. Certains se voudront plus prudents et ne multiplieront pas les pulsions humaines à l’infini, mais il reste que le thème d’une « pulsion de ressentiment » a sa cohérence.

La sublimation pourra se voir chez l’individu créateur d’oeuvres ou chez celui qui se nourrit des créations artistiques des autres. La différence n’étant pas ici fondamentale : se nourrir d’une œuvre d’art c’est aussi faire un chemin qui nous transforme. Pour s’en sortir il y aura donc la possibilité d’écrire, permettant à l’homme de se souvenir et de se projeter dans l’avenir et le monde. « écrire demeure la dernière – ou la première - […] des mobilités temporelle et spatiale » (p.257).

Cela pourra aussi passer par l’écriture des autres (de Beckett, d’Adorno, de Cioran etc.) : « Les écrivains portent en eux cette force pour les autres. Ils portent notre renouveau alors qu’ils s’échinent à faire face à leur asthénie » (p.200). La littérature, pourra sauver, par le style d’une part, comme puissance de symbolisation, et aussi par l’intrigue en racontant ce retournement qui sait bien le ressentiment invivable. « la littérature, l’art, le génie des humanités restaient une porte possible pour tous ceux qui éprouvent l’amertume […] ce n’est pas si simple, je le sais bien, dans la mesure où l’effort demandé par les humanités est élevé et que ceux qui sont atteints par l’amertume n’ont plus le goût de rien, et surtout pas de l’effort » (248).

Mais l’œuvre qui ouvre à la sublimation ne se limite pas à l’artistique, puisque l’auteur évoque l’enfantement, l’amour, le partage, la découverte du monde et des autres, l’engagement, la contemplation, la spiritualité, etc.

 

L’Ouvert :

La troisième partie de l’ouvrage s’intitule « La mer : un monde ouvert à l’homme ». Si le ressentiment est l’ennemi c’est parce qu’il est la cristallisation mauvaise d’une amertume qui pourtant ne peut pas ne pas exister en une authentique vie d’homme. Dès lors Cynthia Fleury peut paradoxalement valoriser ce qu’elle appelle « Le goût de l’amertume » : « L’amertume est le prix à payer de cette absence d’illusion […] le choix : une illusion totale sans amertume mais qui fait manquer toute perception du goût véritable et de l’autre, une amertume réelle qui, une fois sublimée, laisse apparaître une douceur possible » (p.51). Ce sera d’ailleurs la fin du livre : « Ce goût de l’amer est aussi une façon de guérir du ressentiment » (p.322).

Qu’en est-il de cette piste mystérieuse intitulée « l’Ouvert » ? « J’ai souvent fait appel à la notion rilkéenne de l’Ouvert, pour l’endosser et sans doute lui conférer une fonction clinique absente chez Rilke […] L’Ouvert peut également faire écho à la notion de « numineux » chez Rudolf Otto, reprise par Jung, dans sa correspondance, pour dire là encore sa fonction thérapeutique. Choisir l’Ouvert, choisir le Numineux, équivaut à choisir le principe d’individuation contre le ressentiment » (72). Avec ce thème central rilkéen, mallarméen d’un « Ouvert », d’un « impersonnel » – qui dépasserait nos petites vies, elle montre bien que la vraie nourriture est autre chose que des slogans « humanistes » : « ce que Mallarmé nomme l’aptitude qu’a l’Univers à se voir » (p.212).

 

On pourra lui reprocher d’utiliser le DSM-IV sans la moindre retenue critique, citant abondamment sa description des symptômes comme si l’humain y était décrit de manière dorénavant scientifiquement indiscutable (« trouble oppositionnel avec provocation », « le trouble schizo-affectif (typique du bipolarisme) », « paranoïa quérulente », « ce sont des caractéristiques posées dans le DSM-IV » p.93)

Si son style n’est pas celui de la polémique, elle maintient tout de même mordicus ce qui lui semble essentiel Ainsi de sa revendication réitérée de l’universalisme, quand bien même ce qui fait l’air du temps est actuellement plutôt à la déconstruction de tout universalisme : « Je sais bien qu’il y a d’autres façons de faire pour restaurer un orgueil blessé. Mais, si légitimes soient-elles, elles n’ont pas la durabilité de la méthode universaliste. Les post-colonial studies, les cultural studies, les subaltern studies sont essentielles, car elles nous apprennent souvent à déconstruire l’histoire dans sa version majoritaire […] Cependant comme tout courant, elles doivent veiller à rester critiques d’elles-mêmes, à ne pas se laisser aller à la binarité, à l’essentialisation qu’elles combattent souvent par ailleurs » (p.220). Il n’y a donc pas de blanc-seing à donner aux gender studies, aux post-colonial studies. Elles doivent, comme tout le monde, pouvoir subir le feu roulant de la critique philosophique rigoureuse.

Ainsi en est-il aussi de la tendance post-moderne au relativisme : « Non que tout ce qui traverse les cultures soit à relativiser et à non-hiérarchiser […] chaque culture a cette obligation de faire lien avec l’universel et le sens critique, et de faire évoluer la liberté de penser, en lien étroit avec l’esprit scientifique. Chaque culture a des pans entiers honteux, qu’il faut passer au crible de la critique et réformer » (208).

Une des ruptures de style qui donne au lecteur un soudain sentiment de proximité avec l’auteur, consiste en de soudaines confessions à la première personne du singulier : « Souvent l’on m’a accusée de n’être pas « féministe », de ne pas avoir assez mêlé à mes travaux ceux des gender studies, de ne pas pratiquer l’écriture inclusive, d’avoir le réflexe de féminisation des noms très faible, disons inexistant. […] Je ne méprise ni l’écriture inclusive ni la féminisation des noms, mais je viens d’un autre monde, celui de l’universalisme enseigné » (p.211).

 

L’originalité du travail de Cynthia Fleury est donc de reprendre une thématique classique de la philosophie - le thème du ressentiment chez Nietzsche ou Scheler – pour la transmuter sous l’angle psychanalytique. En revisitant sur le divan ce concept classique on ne peut qu’en saluer la fécondité nouvelle.

Bertrand QUENTIN

 

 

 

 

 

(1)  Fleury, C. (2020). Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Paris, Gallimard.

 


[1] Adorno : « Die Freudsche Theorie und die Struktur der fascistischen Propaganda », Zur Metakritik der Erkenntnistheorie, 1971, p.296.

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news-3667 Mon, 22 Nov 2021 10:17:51 +0100 Succès du colloque du LIPHA 2021 "Controverses éthiques d'aujourd'hui" https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/succes-du-colloque-du-lipha-2021-controverses-ethiques-daujourdhui Le colloque du LIPHA 2021 "Controverses éthiques d'aujourd'hui" a eu lieu lundi 15 et mardi 16 novembre 2021 et fêtait par la même occasion, les 25 ans de l'École éthique de la Salpêtrière-Gustave Eiffel. Le colloque du LIPHA 2021 (Laboratoire Interdisciplinaire d'Étude du Politique Hannah Arendt) a eu lieu lundi 15 et mardi 16 novembre 2021 avec le titre "Controverses éthiques d'aujourd'hui" et fêtait par la même occasion, les 25 ans de l'École éthique de la Salpêtrière-Gustave Eiffel.

Les 4 demi journées étaient intitulées :

"Porosité des normes",

"La psychiatrie et ses démons",

"Vieillir, où est le problème ?"

et "Un monde nouveau à gérer ?"

 

Il a été d'une très grande qualité : plus de 20 interventions passionnantes et relevant de champs de l'éthique extrêmement variés :

"L'addictologie palliative : un concept nomade" par Johann Caillard,

"le prélèvement d'organes en condition de Maastricht 3" par Gwendolyn Penven,

"le psychiatres est-il le thérapeute du djihadisme ?" par Guillaume Monod,

"Télémédecine et soins palliatifs : entre non-sens et opportunités nouvelles" par Clément Cormi,

"L'information hospitalière numérisée : une technophilie tolérante est-elle possible ?" par Ronan Le Reun, etc. etc.

(Le programme est en pièce-jointe)

L'ensemble était filmé et donnera lieu à une connexion Web au site du LIPHA où les interventions seront individualisées par capsules et pourront être revues par un public plus large.

A tout cela s'ajoute la future publication des Actes du colloques en format livre papier.

A bientôt pour tous nos lecteurs/lectrices et auditeurs/auditrices !

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news-3565 Fri, 03 Sep 2021 10:47:00 +0200 GASTON FERDIERE PSYCHIATRE épisode 2 https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/gaston-ferdiere-psychiatre-episode-2 Par Alain VERNET

 

Alain VERNET a exercé pendant 42 ans la profession de psychologue clinicien, dans divers services hospitaliers; retraité depuis août 2020 il continue à avoir une pratique d'expert judiciaire, étant par ailleurs titulaire d'un DESS de Droit Médical.

 

Article référencé comme suit :

Vernet, A. (2021) « Gaston Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud. Episode 2 : 1939, une première lobotomie documentée en France » in Ethique. La vie en question, sept. 2021.

 

NB 1 : le PDF est accessible en bas de document

 

NB 2 : Cet article fait suite à un précédent article sur Ferdière publié en juillet/août :  Vernet, A. (2021) « Gaston Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud. Episode 1 : Ombres et lumières d’une biographie » in Ethique. La vie en question, juillet/août 2021.

 

INTRODUCTION

 

En janvier 1940, le premier bulletin de l’année de la revue « Annales Médico-psychologiques » (1), publie le compte-rendu de la séance du 2 décembre 1939 de la Société Médico-Psychologique.

On y trouve une communication du Docteur Gaston Ferdière, sur un cas de lobotomie (résultats immédiats de la leucotomie préfrontale dans un cas de stupeur catatonique, pp 111-119), intervention réalisée à l’hôpital d’Issoudun (Sous-préfecture du département de l’Indre -36) le 2 décembre 1939, avec le Professeur agrégé Portes, obstétricien .

S’y trouve également la vive discussion qui suivit, avec, en particulier, les critiques du Professeur Henri Baruk . C’est la première communication relative à l’utilisation de cette technique en France, mais la Société Médico-Psychologique avait déjà entendu le 26 juillet 1937, une communication sur ce sujet d’Egas Moniz , « inventeur de la méthode » (2).

Les critiques, à vrai dire, sont peut-être plus intéressantes que la communication elle-même, car, d’une part, elles relativisent l’intérêt de cette méthode de psychochirurgie, aujourd’hui obsolète, abandonnée, et décriée, initiant des critiques scientifiques et éthiques, mais d’autre part elles mettent en évidence des conceptions différentes de la maladie mentale, et, par conséquent, des objectifs du traitement psychiatrique.

A l’évidence, et déjà à l’époque, cette communication n’avait pas un grand intérêt scientifique. Son intérêt aujourd’hui est purement historique, encore que cette pratique, heureusement complètement abandonnée, obtint une reconnaissance de la communauté savante, sanctionnée par l’attribution du prix Nobel de médecine à son fondateur : le Professeur Egas Moniz. Cette communication pose des questions éthiques, déjà pointées à l’époque, et qui restent toujours d’actualité : interventions de dernière chance en situation sanitaire dégradée, interventions sur l’essence même de la personnalité humaine, et de l’humanité en tant que telle, sur les fondements mêmes de la vie (OGM, interventions sur le génome humain, utilisation des embryons humains à des fins scientifiques, et même, désormais, toutes les expérimentations animales). Cette méthode pose aussi la question de la relativité de méthodes faisant pourtant consensus à un moment donné, et dès lors reconnues comme des « bonnes pratiques », voire comme des « références opposables », qui plus est quand elles sont revêtues d’une légitimité apparemment scientifique, au nom d’un argument faisant autorité, garantie de qualité. Que soit ensuite considéré comme erreur ce qui fut, un moment, donné en exemple, présenté comme un modèle, recommandé, c’est-à-dire un référentiel exposé comme parangon d’efficacité, de modernité, d’efficacité, de scientificité, doit nous inciter à la prudence par rapport à toutes les méthodes actuelles, qui pourraient, comme ce fut le cas pour la lobotomie, apparaître avec le temps, dépassées, obsolètes, ce qui n’aurait rien de choquant, mais éventuellement aussi aberrantes d’un point de vue scientifique, et scandaleuses d’un point de vue éthique ; ce qui, de toute évidence, ne peut que nous inciter à la modestie, et au doute, c’est-à-dire à une posture de questionnement éthique par principe.

Ce questionnement éthique (c’est-à-dire une opposition de théories, de doctrines, de pratiques ou de postures, ayant chacune leur légitimité interne ; non pas opposition entre le Bien et le Mal, mais opposition entre deux conceptions du Bien) est posé d’ailleurs par la personnalité complexe du communicant, homme de conviction, d’engagements, de principes, qui, par rapport à cette expérience pionnière, apparaît comme l’incarnation de certitudes scientifiques, alors qu’il fait état, à plusieurs reprises dans sa communication, de positions pragmatiques, et uniquement utilitaristes. En outre l’humaniste incontestable qu’il fut, et dont témoigne toute sa carrière (cf notre précédent article : Vernet, A. (2021) « Gaston Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud. Episode 1 : Ombres et lumières d’une biographie » in Ethique. La vie en question, juillet 2021), paraît ici, par l’utilisation de cette méthode (qui il est vrai, à l’époque, n’avait pas fait l’objet du développement critique qu’elle connaîtrait par la suite – mais qui, apparaîtront, et même d’un point de vue éthique, dès la discussion qui suivra immédiatement la communication -) en contradiction avec lui-même et ses propres valeurs.

 

Cas clinique étudié à la séance de la société médico-psychologique du 2 décembre 1939    

 

Il s’agit d’un homme de 28 ans, Louis, exerçant la profession de chauffeur-livreur, dont l’anamnèse permet de repérer le début des troubles au mois de septembre 1938, qui n’a pas d’antécédents notables, ni héréditaires, ni somatiques, ni psychiatrique, à l’exception d’une légère imprégnation alcoolique. Il est brusquement devenu sombre, soucieux, apragmatique et aboulique, replié dans une attitude de perplexité anxieuse. Ferdière fait observer dans sa communication (1) que Louis « le 19 août 1939 (…) croit être piqué dans la rue par un homme passant à distance ». On a là l’expression d’une bizarrerie coenesthésique, avec conviction inébranlable, entraînant un vécu d’hypocondrie délirante, sensation d’effraction corporelle, manifestant un possible ressenti de morcellement, symptôme négatif compensé encore par un symptôme productif, positif, de couverture, à savoir la construction délirante persécutive. Il est décrit ensuite une évolution vers des attitudes marquées par l’étrangeté, des postures d’écoute, en faveur d’une hypothèse d’hallucinations acoustico-visuelles, à bas bruit. Il est souligné que « le 24 août éclate un épisode confuso-onirique avec excitation ; « dans moi existent deux Louis, un saint et un méchant ; je suis Saint Louis et le méchant va mourir d’une mort atroce…Mes os seront pourris et à ce moment j’aurais sauvé la paix du monde ». On est là face à une bouffée délirante, dans laquelle le vécu dissociatif est perceptible, et exprimé.    

Louis est admis à Sainte Anne le 27 août, transféré à l’hôpital psychiatrique de Villejuif le 31 août 1939, transféré à l’hôpital psychiatrique de Chézal-Benoit le 18 octobre 1939, son état s’étant stabilisé, et l’excitation ayant diminué dès la première quinzaine d’hospitalisation.    

L’observation reprend ainsi : « je suis frappé par l’apathie de Louis et ses troubles profond de l’idéation ; l’activité psychique est considérablement ralentie, les réponses (…) retardées ; le malade est hésitant et ambivalent. Je soupçonne une démence précoce (…) ». On a effectivement un tableau de schizophrénie, avec vécu dissociatif, barrages, repli négativiste, apragmatisme, rires immotivés. Louis fera une fugue le 25 octobre, et rattrapé par les gendarmes il leur donnera son nom à l’envers ; autre bizarrerie. Au mois de novembre s’installe un syndrome catatonique, avec mutisme.     

Face à ce tableau une intervention de psychochirurgie est décidée, à laquelle la famille du patient donne son consentement. Celle-ci, pratiquée avec le Professeur agrégé Louis Portes, est effectuée le 2 décembre 1939, sous anesthésie rectale au tribromo-éthanol , et préparée par Ephedrine , Gardenal  et Chloral , selon la technique préconisée par Almeida Lima  : « je pratique au leucotome dans le centre ovale de chaque lobe préfrontal quatre sections sphéroïdales (antéro-interne superficielle, antéro-interne profonde, antéro-externe superficielle, antéro-externe profonde) ».    

La surveillance post-opératoire est détaillée, plus que l’intervention qui est très succinctement décrite, renvoyée à une autre communication, esquissant déjà des critiques méthodologiques - comme si Ferdière (qui ne repratiquera jamais une telle intervention) pressentait les critiques éthiques que la méthode allait progressivement susciter, et déjà celles qu’il allait subir lors de la réunion de la société médico-psychologique ; Cette société ne consacrera pas d’autres séances à des comptes-rendus d’interventions de lobotomie. Le patient est examiné tous les jours, et les constantes : température corporelle, pression artérielle, pouls, sont vérifiées très régulièrement. Physiquement le patient récupère facilement, se plaint de céphalées, ne présente plus d’état catatonique, et au bout de 15 jours est décrit comme ayant retrouvé son autonomie.

 

Les motivations de Ferdière par rapport à la lobotomie    

 

Ce qui fonde l’intérêt de Ferdière pour la lobotomie ne réside pas dans les conceptions théoriques du promoteur de celle-ci, le neurologue portugais Egas Moniz. Ferdière semble davantage être sensible à une logique conséquentialiste : ce sont les effets obtenus qui importent, des résultats positifs sur le comportement des patients rapportés dans la littérature scientifique. Ferdière le dit très explicitement : « ceux-là seuls comptent, au-dessus des interprétations et des doctrines ». Il adoptera d’ailleurs la même attitude vis-à-vis des électrochocs. On peut se demander tout de même s’il n’est pas sensible à un argument d’autorité : « de ceux-là nous ne pouvons douter si nous connaissons l’esprit d’observation et la probité scientifique du Professeur Egas Moniz, inventeur de l’artériographie cérébrale ». Ce faisant il fait montre d’une attitude pragmatique, qui, toutefois, reste inscrite dans une logique téléologique. Même s’il ne mentionne nullement ses intentions dans sa communication, il vise un mieux-être pour le malade. Même non énoncé, il demeure un cadre déontologique, et l’intervention pratiquée n’est pas faite « pour voir », mais repose sur une rationalité inductive, ayant permis de construire une forme de théorie de la pratique, quoiqu’il dise de son refus des théorisations, sur laquelle il appuie pourtant sa réflexion et son action.

Pour autant il redouble l’empirisme de sa motivation par un argument circonstanciel, auquel il donne une place centrale et déterminante en invoquant les difficultés du moment, liée à la déclaration de guerre, impliquant des restrictions de personnel et de matériels (à la fois l’impossibilité d’obtenir de l’insuline, et d’avoir le personnel en nombre suffisant pour effectuer des cures de Sakel, traitement qui semble avoir eu sa préférence, et dont il précise qu’il maîtrisait la technique pour l’avoir pratiqué régulièrement. De même il précise que les circonstances ne lui ont pas permis de mettre en place une convulsivothérapie par injection de cardiazol , selon la méthode de Von Meduna , pour les mêmes raisons de difficultés matérielles et de manque de personnel (3). Finalement « à la guerre comme à la guerre », les contextes, circonstances et la fin justifient les moyens » ; l’intention était bonne, et les principes humanistes sauvegardés ! Il reste cependant surprenant, pour quelqu’un dont on ne peut suspecter les principes humanistes, que ses choix thérapeutiques restent plutôt articulés sur une plus ou moins grande maîtrise des techniques, que sur des options plus philosophiques de respect de l’intégrité de la personne, ou même d’options théoriques, soit plus psychophysiologiques, soit plus neurologiques, soit plus psychodynamiques. Peut-être d’ailleurs a-t-on là un élément d’explication de sa non-participation au mouvement de transformation de la psychiatrie française au cours des années d’après-guerre, qui, lui, se rattachait expressément à des options théoriques, et même idéologiques, globalement étayées sur une analyse marxiste des rapports sociaux ?    

Ferdière, qui, somme toute, a d’emblée émis des critiques sur les fondements théoriques de la méthode de leucotomie préfrontale, anticipant peut-être les critiques, énonce diverses réserves quant à son expérimentation. Ce qui, même à ce niveau, souligne la posture tragique qui est la sienne, à tout niveau, puisqu’il balance entre les méthodes, comme il balance entre le primat des fins ou celui des moyens, comme il balance entre principisme et conséquentialisme, comme il balance entre action et esthétisation, etc.    

D’abord, sans le dire explicitement, il hésite sur le diagnostic qu’il a porté sur le patient, dans la mesure où les symptômes initiaux étaient récents, même si, citant Paul Guiraud (4), il indique que c’est moins la durée de la maladie, que l’organisation psychopathologique (évaluée par une analyse rigoureuse et fouillée) qui constitue le critère de gravité, légitimant in fine son diagnostic par un argument d’autorité. La bonne tolérance du patient à l’intervention lui permet aussi de justifier la pertinence de son intervention, par cet autre argument empirique, que valide, dans l’après-coup, le constat d’une amélioration du comportement du patient après l’intervention, certains des symptômes s’étant amendés : mutisme, catatonie, isolement et repli.    

Puis il tente d’expliquer pourquoi l’intervention pratiquée sur le patient, consistant à isoler complètement ou quasi complètement le lobe préfrontal du reste de l’encéphale, par section de la plupart des fibres de la substance blanche produit les effets constatés, mais fournissant moins de réponses qu’il ne pose de questions, l’une au Professeur Baruk de nature anatomique, sur le rôle du lobe préfrontal du cortex dans la catatonie, l’autre, plus physiologique, adressée au Docteur Guiraud, sur le rapport entre stimuli externes (interrompus par l’intervention) et le syndrome hébéphréno-catatonique, qu’il analyse implicitement comme une manière de neutralisation des sensations extérieures, qui, tel un bombardement de stimulations, ne parviennent plus à être décodées et différenciées, esquissant une interprétation qu’il disait cependant vouloir éviter. Encore une fois ce balancement entre un empirisme affiché, revendiqué, explicite, et une théorisation, voire une herméneutique, implicites, mais qui demeure en filigrane, peut-être manifestation à peine inconsciente d’un regret, d’une frustration, de la carrière universitaire avortée, en tout cas possible retour du refoulé.    

C’est d’ailleurs à ce niveau que la communication est sans grand intérêt ; en effet elle reste factuelle, événementielle, descriptive, c’est un constat qui ne formule, et a fortiori, ne discute et ne valide, aucune hypothèse.

 

Discussion en séance autour de la lobotomie ce 2 décembre 1939    

 

Les différentes interventions (Dr. M. Gouriou, Pr. H. Baruk, Dr. Ach. Delmas) sont très critiques par rapport à l’intervention, jugée peu convaincante quant aux résultats obtenus (Gouriou), sans assez de recul sur l’évolution (Delmas), trop précoce (Gouriou), n’ayant pas laissé le temps à une évaluation suffisante de la maladie, pour en affirmer avec certitude le diagnostic (Baruk), dans la mesure où la catatonie peut revêtir un accès transitoire, qui peut avoir d’autres étiologies qu’une psychose dissociative. Baruk remet donc en cause le diagnostic initial de Ferdière, comme Delmas qui retient lui le diagnostic de dépression majeure (il emploie le terme de mélancolie). De plus Baruk, à partir de ses propres expériences faites sur des animaux, conteste l’hypothèse anatomique d’un rapport entre le syndrome catatonique et le lobe frontal du cortex.    

Toutefois Delmas félicite Ferdière pour son audace face à un cas grave et, en réponse, Ferdière, compte tenu de son diagnostic, qu’il maintiendra, et argumentera eu égard à la sémiologie constatée, objectera qu’il s’agissait d’un cas grave et désespéré. Toutefois il conviendra qu’il n’ignorait rien de la dangerosité de l’intervention pratiquée, qui, de son point de vue, doit être réservée à peu de situations, essentiellement des états schizophréniques de type hébéphréno-catatoniques, s’opposant, par conséquent, au promoteur de la méthode, le Professeur Egas Moniz, qui avait publié des observations relatives à des traitements de psychoses bi-polaires (psychoses maniaco-dépressives) par leucotomie. Il maintient donc une posture téléologique - la fin primant sur les moyens - et devant faire discuter l’emploi des moyens.    

Ce faisant il contestait l’intervention du Dr. M. Hartenberg, qui citait des interventions de psychochirurgie effectuées par le Professeur Thierry De Martel  dans d’autres pathologies mentales, sans plus de précisions.

 

Précisions sur la méthode de la lobotomie    

 

Lobotomie ou leucotomie (de tome coupure et leuco blanche, ou lobo, lobe) désigne la même action, soit la section des fibres nerveuses de la substance planche d’un lobe cérébral, qu’on déconnecte ainsi du reste de l’encéphale. Cette section déconnectait certaines parties du cortex frontal, c’est-à-dire les zones mises en jeu dans les fonctions supérieures exécutives, affectant les gnosies, le jugement, la mémoire, et certaines fonctions motrices permettant des mouvements intentionnels. Parfois le langage (dans sa possibilité d’articulation des mots) pouvait être également affecté si l’aire de Broca  était touchée .     

Cette technique de psychochirurgie, qui avait été initié en 1890 par le docteur Gottlieb Burchardt, psychiatre suisse, fut donc popularisée par le neurologue portugais Egas Moniz, qui procéda ainsi avec son collègue Almeida Lima, en 1936, sur une patiente de 63 ans, ancienne prostituée. Il avait conçu cette méthode après avoir entendu la communication présentée au Congrès mondial de neurologie de Londres en 1935, par deux psychiatres américains : C.F. Jacobsen et J.F. Fulton, qui avaient présenté des résultats d’une expérience de lobotomie faites sur des chimpanzés agressifs, qui en devenaient indifférents et apathiques, alors qu’il se montraient auparavant agressifs et instables.    

Moniz procédait avec une trépanation bilatérale, et la méthode n’était pas sans risque, puisqu’elle aboutissait à 6% de décès, mais d’après lui, elle se révélait efficace, ainsi qu’il l’avait exposé à la société médico-psychologique le 26 juillet 1937 (5). A cette occasion son modèle théorique avait été critiqué, notamment par Paul Guiraud, et le professeur Sobral-Cid, qui le qualifiait de « pure mythologie cérébrale ».

Néanmoins il ne fondait pas sa méthode sur un simple point de vue utilitariste, sur l’effet observé, mais sur un point de vue anatomo-physiologique, certes discutable, mais cohérent et argumenté. Toutefois son fondement théorique n’était pas dénué d’un fond d’idéologie moralisatrice, puisque sa première patiente était une ancienne prostituée, et qu’il recommandait sa méthode également comme traitement de l’homosexualité.    

Cet arrière-plan moralisateur pourrait également se déduire du fait qu’un recensement des travaux produits sur la question pour la revue Nature, (quelques 80 articles et 3 thèses, en langue française, entre 1935 et 1985) (6), montre que 84% des interventions pratiquées l’étaient sur des femmes. Ces interventions portent sur 1340 cas recensés en France, Belgique et Suisse, comportant 1129 cas renseignés, et concernent des âges très différents, entre 2 ans et 85 ans, mais plutôt des adultes, [20 enfants, pour des diagnostics d’agitation psychomotrice nuisant à la vie familiale (ce qu’on pourrait considérer aujourd’hui soit comme des problématiques caractérielles, soit comme des TDHA- déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité-, soit comme, peut-être des TSA -Troubles du spectre autistique-)], principalement des troubles mentaux, mais dans 4% des cas des douleurs chroniques (dont des céphalgies résistantes à tout traitement), et 3% d’ulcères gastro-duodénaux ou rectocolites hémorragiques.

 

Que les femmes aient été majoritairement victimes de la lobotomie est un constat général, qui s’étend au-delà des frontières de l’Europe, dans le principal pays pourvoyeur de la technique : les Etats-Unis. Ce déséquilibre fort de la représentation de chaque sexe renforce l’idée d’une utilisation abusive de la technique pour des raisons morales, ou tout au moins sociétales. En effet, les comportements violents, auto-destructeurs, l'insubordination étaient le genre d’indications qui orientaient la décision d'une lobotomie. On devine là certaines raisons pour lesquelles la lobotomie sera plus fréquemment pratiquée chez les femmes puisqu’il ne faut pas seulement les chercher dans l’épidémiologie psychiatrique (la population psychiatrique étant majoritairement masculine et les pathologies qui orientaient la décision d’une lobotomie n’étaient pas surreprésentées chez les femmes) : c’est très certainement parce que le seuil de tolérance de l’agitation comportementale est moins élevé pour les femmes ! En outre, les patient.e.s lobotomisé.e.s sont décrit.e.s comme "passif.ve.s", "coopératif.ve.s", "émotionnellement indifférent.e.s", autant de caractéristiques de l’apathie frontale qui sont en réalité des séquelles neurologiques de l’opération mais qui, se révélant conformes aux attendus des rôles traditionnels féminins (docilité sociale, comportement maternel, accomplissement des tâches domestiques…etc.) conforteront l’utilisation de la technique.     

L’aspect purement utilitariste de l’intervention sera particulièrement développé au USA avec le neurologue J.W. Watts, mais plus encore le psychiatre Walter Freeman, qui pratiquera environ 4000 interventions, se déplaçant dans tout le pays dans une « leucomobile », autobus équipé pour les interventions, et qui pratiquait une leucotomie transorbitale, à l’aide d’un pic à glace enfoncé dans le lobe orbitaire, après avoir soulevé la paupière, méthode s’accompagnant d’un taux de létalité de 14%.

 

CONCLUSION    

 

La méthode, très vite, suscitera des critiques, et, on le lit, dès la discussion qui fait suite à la communication de Ferdière, lequel, lui-même, semble réservé sur certains aspects de la méthode, à laquelle, semble-t-il, il ne s’est résolu que sous l’effet de circonstances exceptionnelles, dans une situation de pénurie.

Les premières critiques porteront sur les fondements scientifiques de la méthode, son efficacité thérapeutique, et seul Henri Baruk émettra d’emblée des réserves éthiques.

Cependant la pratique n’a pas connu en France l’engouement qu’elle rencontrera aux USA, même si les Professeurs Thierry de Martel et Clovis Vincent  rapporteront quelques cas. C’est l’arrivée des neuroleptiques qui fera disparaître la lobotomie même si elle survivra de manière marginale (un rapport de l’IGAS recense 32 interventions de leucotomie en France entre 1980 et 1986, essentiellement pour des épilepsies non contrôlées avec crises de grand mal répétées (par scission du corps calleux)). La pratique n’est d’ailleurs pas interdite en France, et seule une recommandation du Conseil de l’Europe (N° 1235 / Année 1994) préconise de ne la faire qu’avec un consentement libre et éclairé du patient. Il n’y a donc pas d’interdiction formelle.    

Toutefois la méthode n’a pas révélé des améliorations notables des pathologies présentées par les patients (7) et en termes d’analyse bénéfices/risques, les effets secondaires (soit d’apathie, d’incurie, de perte de toute vie émotionnelle, de toute vie sociale, ou de libération instinctuelle semblable à celle rencontrée dans les atteintes frontales, ou d’atteintes cognitives) ont été tout aussi problématiques que les symptomatologies initiales. Comme l’argument conséquentialiste (« si c’est efficace, peu importe ce qui est fait ») était souvent le seul (les hypothèses plus scientifiques étant inexistantes, indémontrables ou non fondées), l’absence constatée d’efficacité ne pouvait à terme que condamner la méthode.    

Pourtant, quelques critiques qu’on puisse lui faire par ailleurs, les arguments développés par Henri Baruk (8), d’une atteinte à l’essence même de l’homme, posent la question en termes éthiques. Certes Baruk contestait l’intervention sur le cortex, du fait que celui-ci, particulièrement développé chez l’homme, devait être considéré comme un marqueur d’humanité, et ceci au nom d’une critique de la tentation Prométhéenne d’un homme, selon le mot de Descartes, « comme maître et possesseur de la nature », c’est-à-dire d’un homme de l’hubris, se pensant d’une autre nature que la nature ; il contestait aussi l’intervention, car le cortex, dépositaire de la raison en l’homme, du logos, en quelque sorte du « verbe » devenu « chair » ne pouvait qu’avoir un caractère sacré, métaphore de l’âme divine.

Il contestait également l’intervention comme une atteinte à la liberté de l’homme, puisqu’il considérait les symptômes psychiques, comme appartenant à l’homme, comme expression de sa liberté, devant apprendre à vivre avec eux, et non à les éradiquer. Ce faisant il considérait le malade avant la maladie, la singularité de l’être humain, fut-ce un malade mental, et la pathologie psychiatrique comme une des expressions de la nature humaine. Cette posture n’est pas si éloignée de l’opposition actuelle entre le cure et le care, qui nous fait considérer le malade soit comme une personne, avec des symptômes extérieurs à lui, à faire disparaître, soit comme une personne, avec des symptômes lui appartenant et l’exprimant, à respecter, car ils sont une de ses dimensions. Mais Baruk pressentait que la lobotomie avait, par son caractère irréversible (Même si l’on a pu constater la grande neuroplasticité des structures cérébrales, leurs facultés d’adaptation et de récupération), une action de transformation de l’homme, de transformation non de ses qualités extérieures, mais de sa substance essentielle, de son intériorité. Ce débat apparaît parfois aujourd’hui avec la question des OGM et de l’intervention sur le génome humain.    

Ainsi les raisons invoquées alors par Baruk pour dire son scepticisme et son opposition à la lobotomie rejoignent-elles ce qu’Hans Jonas théorisera comme le « principe-responsabilité » (9), principe de précaution qui allait être appelé à un grand développement.    

Mais, mutatis mutandis, ce débat sur les risques de la méthode que fut la leucotomie, et ses effets, réels, supposés, attendus, est-il si différent de celui sur les traitements du Covid 19, et notamment la chloroquine ? Faut-il agir, y compris en procédure dégradée, et sans toutes les garanties d’objectivité scientifique, ou faut-il respecter les procédures, quelle que puisse être l’urgence des contextes ? La différence est peut-être dans la recherche d’un consentement préalable, libre et éclairé, dont il est peu probable qu’il fut toujours demandé aux patients psychiatriques ; même s’il apparaît que, dans son expérimentation, Ferdière l’avait demandé, au moins à la famille, assimilée finalement à une « personne de confiance ».

 

Gaston Ferdière, psychiatre ambigu

Il reste que cette communication peut renforcer la représentation négative qu’on pourrait avoir de Ferdière, telle qu’elle fut construite par Artaud, et plus encore par les amis, puis admirateurs de ce dernier, le représentant d’un point de vue professionnel, comme quelqu’un de désinvolte, jouant à l’apprenti-sorcier, avec la lobotomie et, quelques années plus tard, avec la convulsivothérapie (les électrochocs). (Cf. notre précédent article sur Ferdière). D’un point de vue personnel, il pourrait apparaître comme peu respectueux de la personne humaine, de ses droits et libertés. Ce serait un peu injuste, compte tenu du parcours et des engagements de Ferdière (aide à la résistance ; nombreuses actions en faveur des autres). Ferdière n’a d’ailleurs jamais recommencé de lobotomie : n’a-t-il finalement pas été convaincu par la méthode (mais alors pourquoi en avoir fait la matière d’une communication aussi peu critique ?). A-t-il fini par considérer qu’elle entrait en contradiction avec ses propres conceptions ?

Néanmoins on ne peut que s’étonner qu’il n’ait pas perçu, ou qu’en tout cas il ne l’ait pas souligné plus explicitement dans la discussion (même si celle-ci pouvait avoir un caractère formel, académique, rapide) la problématique éthique sous-jacente, esquissée notamment par les remarques du Professeur Baruk (même si, peut-être, le caractère de Baruk faisait qu’il n’admettait pas une discussion à égalité avec un médecin d’un asile de province).

Car ses valeurs étaient incontestablement des valeurs humanistes, d’attention à l’autre, de reconnaissance de la singularité de l’autre, à travers ses potentialités de création, révélatrice de la personne que l’on demeure, malgré les symptômes psychiques, la maladie mentale, à laquelle on ne se réduit pas, continuant à exister malgré elle, existence qu’il appartenait au médecin de soutenir, et, le cas échéant, de faire revivre, voire même de révéler. Ainsi, peut-on dire, chacun demeure une personne, un malade, une individualité unique, malgré la maladie, les symptômes la définissant, la caractérisant, permettant de la cataloguer, susceptibles de se rencontrer, quasi à l’identique, en tout cas semblablement, chez plusieurs malades, maladie par rapport à laquelle, en permettant à chacun de s’affirmer, notamment par la création artistique, il cherchait à libérer le sujet.

Enfin, ce communicant qu’est le Docteur Gaston Ferdière, dont la carrière montre aussi qu’il sut être dans l’innovation, à la pointe, et à l’écoute des progrès de sa discipline :  Pionnier de l’art-thérapie ; qui plus est, en ayant recours aux méthodes présentées alors comme à la pointe du progrès scientifique, fussent-elles ultérieurement décriées, mais faisant alors consensus au sein de la communauté médicale et scientifique, comme l’électroconvulsivothérapie, et donc, la lobotomie. Il apparaîtra en contradiction avec lui-même, en ne participant pas au mouvement de rénovation de la psychiatrie en France, initié par des médecins qu’il connaissait, avec lesquels il avait échangé, et dont il était proche, géographiquement certes, mais aussi du point de vue des valeurs et des intérêts. Il y a dans le parcours professionnel de Gaston Ferdière une sorte de tragédie, et même un drame, une souffrance, perceptibles dans ses contradictions, et plus encore dans les représentations qu’il va laisser de lui-même.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

(1)    Ferdière G., « Résultats immédiats de la leucotomie préfrontale dans un cas de schizophrénie avec stupeur catatonique, in Annales Médico-Psychologiques, XVème série, 98ème année, T.1, janvier 1940, pp 111-119

(2)    Cyrulnik B., « la psychiatrie est-elle une branche folle de la médecine », in Cyrulnik B. et Lemoine P., Histoire de la folie avant la psychiatrie, Paris, Odile Jacob, 2018, pp 15-41

(3)    Clervoy P., Corcos M, Petits moments d’histoire de la psychiatrie en France, Paris, EDK Editions, 2012

(4)    Guiraud P., Dide M., Psychiatrie du médecin praticien, Paris, Masson, 1929

(5)    Moniz E., Furtado D., « Essais de Traitement de la schizophrénie par la leucotomie préfrontale », in Annales Médico-Psychologiques, T.2, 1937, p 298

(6)    Terrier L.M., Amelot A., Levêque M., « Most lobotomies were done on women », Nature, 548, 523, 2017, 31 août 2017

(7)    Levêque M., Cabut S., La chirurgie de l’âme, Paris, J.C. Lattès, 2017

(8)    Baruk H, Des hommes comme nous, « mémoires d’un neuropsychiatre », Paris, Robert Lafont, 1975

(9)    Jonas H., Le principe-responsabilité, « une éthique pour la civilisation technologique », Paris, Champs, Flammarion, 1990

 

Merci au service des archives départementales des Départements du Cher, de l’Indre, de l’Aveyron, au service des archives de la ville d’Issoudun, au service des archives de l’Hôpital psychiatrique de Ville-Evrad (93), au service de documentation du CH George Sand (Etablissement intercommunal de Santé du Cher, dont dépend l’établissement de Chézal-Benoit), à Mademoiselle Anne Ferdière.

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news-3536 Fri, 02 Jul 2021 16:32:00 +0200 GASTON FERDIERE PSYCHIATRE épisode 1 https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/gaston-ferdiere-psychiatre-episode-1 Voici donc le premier épisode d'un dyptique écrit par Alain VERNET sur le psychiatre Gaston Ferdière, connu en particulier comme psychiatre d'Antoni Artaud. Dans ce premier texte, c'est la vie entière de de Gaston Ferdière qui est globalement mise en lumière. Le second texte, publié en septembre prochain, s'intéressera à un moment scabreux de son exercice professionnel : celui d'une première lobotomie réalisée en 1939. Gaston Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud

Episode 1 : Ombres et lumières d’une biographie


Par Alain VERNET

Alain VERNET a exercé pendant 42 ans la profession de psychologue clinicien, dans divers services hospitaliers; retraité depuis août 2020 il continue à avoir une pratique d'expert judiciaire, étant par ailleurs titulaire d'un DESS de Droit Médical.

Article référencé comme suit :
Vernet, A. (2021) « Gaston Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud. Episode 1 : Ombres et lumières d’une biographie » in Ethique. La vie en question, juillet/août 2021.

Gaston Ferdière (1907-1990), est un médecin-psychiatre (1), surtout connu comme ayant été le psychiatre d’Antonin Artaud (2) (3) (4) à l’asile départemental d’aliénés de Rodez, mais aussi de Hans Bellmer  et Unica Zum , artistes plasticiens d’origine allemande, ayant émigré à Paris, où ils participèrent au mouvement surréaliste, mouvance artistique dont Ferdière était proche.
Il passera les dernières années de sa vie à Héricy, près de Fontainebleau, où l’auteur de ces lignes eût l’occasion de le rencontrer, dans les années 1984/1986. Gaston Ferdière était alors un vieux monsieur présentant un aspect très artiste du temps des années folles (longs cheveux blancs, et un aspect dandy, très soucieux de sa mise vestimentaire) qui vivait dans une sorte de capharnaüm, entouré de livres, de papiers, de tableaux, d’objets divers, hétéroclites, art naïf, art africain, objets utilitaires rustiques, minéraux, objets paléolithiques ou néolithiques, etc. A l’époque il était vice-président de la Société Française de Psychopathologie de l’expression , ce qui ne surprend pas d’un pionnier de ce qui allait devenir l’art-thérapie.

Un psychiatre passionné d’art et de littérature, ami de nombre de Surréalistes

Ce stéphanois, dont les grands-parents maternels furent propriétaires du mythique café Riche, à Paris (4), à l’angle de la rue des Italiens et de la rue Le Peletier, avait fait ses études à Lyon, et, par suite d’une maladie neurologique de sa mère, s’intéressa très rapidement aux maladies de l’encéphale et du système nerveux, donc à ce qui était alors la neuropsychiatrie . Il fut un médecin engagé et contesté, passionné d’art et de littérature, ami de nombre de Surréalistes. Ce fut en particulier le cas avec Robert Desnos. En revanche il n’eut jamais grande complicité, ni avec Breton, ni avec Aragon (rivalités de médecins, ou de qui avait commencé des études de médecine ?), quoiqu’ avec Aragon ce fut surtout après l’adhésion de ce dernier au communisme stalinien. Est-ce le peu d’affinité de Ferdière avec Breton, lui aussi médecin, mais proche de Jean Paulhan, qui prévint ce dernier contre lui ? Compte-tenu de la tendance de Breton à exclure et lancer l’anathème, l’hypothèse ne peut être exclue. Ferdière par ailleurs aurait ambitionné une carrière littéraire. On peut dire en effet qu’il taquina la muse, publiant plusieurs recueils de poésie ; mais s’il fut un auteur plaisant, sans doute n’eut-il pas ce talent d’innovation et de critique radicale des formes, qui sera la marque de fabrique du surréalisme ; il fut trop classique, pour une époque qui remettait en cause les canons et les formes littéraires (5). Considéré comme un poète par les psychiatres, et comme un psychiatre par les écrivains, il ne fut reconnu ni par les uns, ni par les autres.
Son intérêt pour la création artistique et fictionnelle a accompagné et soutenu un constant intérêt pour les productions de l’esprit, qu’il a toujours placé dans la perspective d’une réappropriation de soi, d’une expression de la liberté, ce qui ne saurait surprendre de la part de l’humaniste qu’il fut (6) cherchant toujours à soutenir, promouvoir, défendre l’humanité en l’homme, ainsi que l’autonomie et la créativité de ses patients, persuadé, ainsi que l’écrivait le grand psychiatre Henri Ey, que les maladies mentales sont d’abord des « pathologies de la liberté ».

Un engagement politique progressiste

Son engagement progressiste, proche du PCF (Parti Communiste Français), même s’il évoluera progressivement vers un conservatisme qu’on pourrait dire de déception, se manifesta jusque dans les années d’après-guerre. Interne en psychiatrie à l’asile de Villejuif, dans le service du Docteur Paul Guiraud , habitant cette ville, il y fit la connaissance du maire PCF, dont il deviendra l’ami, Paul Vaillant-Couturier.
Il est affecté ensuite à l’hôpital Sainte Anne, dans le service du Docteur Ducoste (lequel est cité par Freud dans l’interprétation des rêves). Il se trouvera dans un maelstrom d’idées et un bouillonnement théorique, avec ceux qui allaient compter dans la discipline : Jacques Lacan, Henri Ey, Georges Daumezon etc. Notons au passage que les murs de l’internat de Sainte Anne seront décorés par leurs amis peintres surréalistes… (décoration qui disparaîtra au moment de l’occupation). En 1936 il accompagnera Julian de Ajuriaguerra  en Espagne républicaine, afin d’en étudier les besoins sanitaires, et, à son retour, lèvera des fonds afin d’aider ce pays. Ceci lui sera reproché par son chef de service, le Professeur Henri Claude, lequel empêchera qu’il puisse obtenir un poste universitaire. Qui plus est Ferdière participa à la fondation du Collège de Sociologie avec Bataille, Caillois, Leiris  ; et pire encore, tous les jeudis il assure une consultation à destination de la population ouvrière de la banlieue nord, au dispensaire de Clichy (où exerce un autre médecin avec lequel il ne sympathisera jamais : le Docteur Louis-Ferdinand Destouches, plus connu sous le nom de Céline). En outre auparavant, au début de ses études, il avait créé, avec Jacques Soustelle, une amicale des étudiants socialistes de Lyon (4).
Aussi, une carrière universitaire ne lui étant plus possible, (d’autant plus qu’à cette époque, son épouse le quitte pour vivre avec Henri Michaux, rencontré chez Claude Cahun ). Gaston Ferdière demande à intégrer le corps des médecins aliénistes, et en 1938, il est nommé médecin-directeur à Chézal-Benoit où il rencontrera celle qui deviendra sa seconde épouse, alors interne dans l’établissement. Cet établissement est dépendant des hôpitaux psychiatriques du département de la Seine, et considéré comme une « colonie agricole » où l’on oriente les malades stabilisés, pour la plupart des hommes, qu’on emploie aux travaux agricoles.

Un vif intérêt pour ce qu’on ne nomme pas encore « l’art-thérapie »

Ferdière, continuera cependant à être très présent à l’hôpital Sainte Anne, à Paris, et continuera à fréquenter les milieux surréalistes, dont Desnos, Breton, Aragon, Tzara, etc. Il sera un précurseur dans certaines thérapeutiques, comme l’utilisation de l’art comme moyen d’expression des patients dont il encouragera la création et il organisera à Sainte Anne, en 1938, une exposition d’art brut, avec les œuvres de ses malades – il avait d’ailleurs fait le projet d’un musée de psychiatrie, sur le modèle du musée des arts et traditions populaires, projet qui avait retenu l’intérêt de Jean Zay, alors Ministre de l’Education Nationale et des Beaux-Arts. L’art par les patients devenait une mode ; et celui qui l’avait lancée était le Docteur André Marie (1865-1934), Médecin-Chef à l’asile de Villejuif, par ailleurs créateur des établissements dits « colonies familiales » de Dun-sur-Auron et Ainay-le-Château, lequel possédait la plus célèbre collection d’art des malades mentaux, et qui avait ouvert à Villejuif un « petit musée de la folie ». Cette collection sera donnée par sa veuve en 1966 à la collection d’art brut. A l’occasion d’une exposition d’art des malades mentaux organisée par le Docteur André Marie, André Breton sera l’un des premiers acheteurs. Mais le pionner de cet intérêt est tout de même le Docteur Hans Prinhorm, à Heidelberg, imité par le Dr Walter Morgenthaler à Berne, avec le patient Adolphe Wölfly. On peut citer également Marcel Reja, alias Paul Meunier, confrère de André Marie à Villejuif, le Dr Requet au Vinatier à Lyon, avec le patient Sylvain Fusco, Séraphine Louis, dite Séraphine de Senlis à Clermont de l’Oise, les Drs Bonnafé, Tosquelles, Dubuisson, à Saint Alban et les patients Auguste Forestier, Aimable Joyet, Marguerite Sirvens, Clément Fraisse. C’est le peintre Jean Dubuffet qui popularisera cet art, en le faisant connaître notamment à Jean Paulhan, Raymond Queneau, André Breton, sous le vocable « d’art des fous » après une visite rendue en 1945 à Artaud et Ferdière, lequel lui conseillera de se rendre à Saint Alban. De son côté, Eluard, réfugié un temps, durant l’occupation au sein de l’asile de Saint Alban, avait parlé de certaines de ces œuvres à Picasso.
Même si cet intérêt pour ce qu’on ne nomme pas encore l’art-thérapie, et qui est plus un encouragement à la création des malades mentaux est dans l’air du temps, pratiqué dans divers établissements psychiatriques, s’y intéresser montre déjà, en soi, une ouverture d’esprit, un refus des routines et des habitudes, une curiosité pour la modernité et les innovations scientifiques et thérapeutiques, et, de ce fait, on ne doit pas être étonné que Ferdière s’intéresse aussi à la lobotomie, comme le montrera la communication évoquée dans un second article (Vernet, A. (2021) « Gaston Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud. Episode 2 : 1939, une première lobotomie documentée en France » in Ethique. La vie en question, août 2021), mais aussi à  l’électroconvulsicothérapie (électrochocs), notamment sur son patient Antonin Artaud, ce que ce dernier lui reprochera vertement dans Lettres au docteur Ferdière et Nouvelles Lettres de Rodez, relayé par Isidore Isou. Là naît certainement la part sombre que l’on fera porter à Gaston Ferdière.

Un esprit de résistance

Au moment de la deuxième guerre mondiale, l’attitude de Gaston Ferdière sera pourtant plus qu’honorable. D’abord il ouvre, au sein de l’hôpital de Chézal-Benoit un hôpital de campagne pour les blessés de l’exode, mitraillés sur les routes par les Stukas allemands. Puis alors qu’à partir de l’occupation, la famine s’accroit progressivement dans les hôpitaux psychiatriques français , d’autant plus que la production des fermes rattachées aux hôpitaux psychiatrique est réquisitionnée par le Ravitaillement National, il réussit à éviter la famine (7) à Chézal-Benoit, en pratiquant à grande échelle le marché noir, échangeant dans les fermes des alentours les tickets de rationnement attribués aux malades (notamment de tabac) contre des pommes de terre. Ceci lui vaudra d’être condamné en début 41 pour marché noir par la Justice de Paix du Châtelet en Berry. Ceci contribue à sa mauvaise réputation, et s’ajoute à ce qu’on sait de ses idées, que les rapports de l’époque disent « socialo-communistes », et au fait qu’il héberge un ancien officier de l’armée de la République espagnole. A cause de tout cela il sera muté disciplinairement à l’asile de Rodez, à la demande du Sous-Préfet de Saint Amand Montrond qui, dans ses rapports, le qualifie de « socialo-communiste ». En outre il participera à la Résistance, à la demande de Jane Sivadon, sœur de son confrère Paul Sivadon, son homologue (Médecin-Directeur) de la « colonie familiale » d’Ainay-Le-Château, en aidant au passage de la ligne de démarcation, qui se trouvait à proximité de Chézal-Benoit.
C’est à Rodez qu’il accueillera Antonin Artaud en février 1943. En effet, alors qu’Artaud interné à Ville-Evrard est en train d’y mourir de faim, Robert Desnos et Jean Paulhan, alertent Ferdière, en lui demandant de prendre Artaud en charge. Ferdière réussira à faire transférer Artaud à Chézal-Benoit, où il arrive le 22 janvier 1943, et d’où il sera exfiltré pour Rodez le 10 février à 22h00. Ferdière accueillera Artaud à sa table, et, le reconnaissant encore comme un homme, le ramènera du côté de l’humanité, mais surtout lui permettra de ne pas mourir de faim comme tant d’autres (Camille Claudel, morte de faim à l’hôpital de Montfavet, Sylvain Fusco, à l’hôpital du Vinatier à Lyon, Séraphine de Senlis, à l’hôpital de Clermont de l’Oise etc.), lui donnera du tabac, du papier, l’autorisera à se promener librement dans Rodez alors qu’à cette époque les hospitalisations en psychiatrie se font sous le régime de l’internement. Est-ce ce dernier régime, sont-ce les électrochocs, en tout cas Artaud, qui n’avait plus aucune activité de création, se remettra à écrire. Par ailleurs Ferdière abrita, au sein de l’hôpital psychiatrique de Rodez, des artistes évadés, qui avaient besoin de se cacher (dont le peintre Frédéric Delanglade, peintre de la mouvance surréaliste). Si bien qu’on peut dire qu’à Rodez régna un esprit de résistance comparable à celui qui régnait à l’hôpital psychiatrique de Saint Alban sur Limagnole, en Lozère, qui avait accueilli, autour de Paul Balvet et Lucien Bonnafé, le psychiatre réfugié catalan François Tosquelles, le poète Paul Eluard, le philosophe Georges Canguilhem, Denise Glaser (8), etc.


En marge de l’essor de la psychiatrie institutionnelle à la française

 

Mais si la psychiatrie française allait trouver à Saint Alban le levain de ce qui amènerait sa transformation, Ferdière allait rater cette transformation, s’installant en activité libérale. C’est là un mystère : affaire de génération, de personnalité, ou effet d’une certaine solitude ? Alors qu’à Saint Alban, se constitua une équipe en fusion, portée par le militantisme, stimulée par ces pensées diverses que les événements faisaient se croiser dans l’hôpital, Ferdière passera à côté de la psychiatrie institutionnelle : lassitude après une vie trop riche d’engagements ou amertume après les critiques concernant sa prise en charge d’Artaud ?
Car, exception faite de quelques conférences comme l’une d’entre elle faite à Châteauroux, mais aussi du rapport présenté avec Henri Wallon le 1er février 1945 au 1er congrès du Front National - Organisation qui fédérait diverses composantes de la Résistance, sous l’égide du Parti Communiste Français - sur « la grande pitié des hôpitaux psychiatriques français », et à son combat pour qu’on cesse d’honorer cet autre lyonnais qu’était Alexis Carrel , on n’entendra plus beaucoup parler de Gaston Ferdière. En 1947, il s’installera en pratique libérale à Anglet, dans le Pays Basque, revenant à Paris en 1961, en pratique libérale, tout en continuant d’assurer des consultations dans les ancêtres des CMP (Centre Médico-Psychologique) qu’étaient les Dispensaires d’Hygiène Mentale. Il prendra sa retraite en 1976, et continuera à participer à des colloques, notamment d’art-thérapie, et organisera même un congrès dont le thème sera « éthique et psychiatrie ».
On le retrouvera en 1978 sur le plateau d’Apostrophes pour présenter ses Mémoires, Les mauvaises fréquentations, mémoires d’un psychiatre (6), dans la mémorable émission au cours de laquelle un Bukowski ivre mort était l’invité principal.
Ferdière était à l’évidence un humaniste, c’est-à-dire imprégné de l’esprit de la philosophie des lumières : rationalité, autonomie, libre-arbitre, droits de l’homme. Un homme conforme à l’impératif catégorique kantien. La maladie mentale étant considérée comme une pathologie de la liberté qui aliène le libre-arbitre de l’homme, le soin psychiatrique doit avoir pour finalité qu’il le retrouve et puisse à nouveau s’appartenir, donc retrouver l’autonomie de sa volonté.
Ferdière sut s’engager pour ses idées, lui qui considérait la culture comme un outil de libération et de progrès de l’homme, et comme un marqueur d’humanité, en témoignant qu’elle pouvait mériter qu’on se batte et qu’on meure pour elle (exemple de cette conférence qu’il fit à Châteauroux le 29 mai 1945 et mettant en valeur des intellectuels de la résistance).


CONCLUSION


La représentation négative qu’on a pu avoir de Ferdière, telle qu’elle fut construite par Artaud, et plus encore par les amis, puis admirateurs de ce dernier, le représentait d’un point de vue professionnel, comme quelqu’un d’assez peu fiable, jouant à l’apprenti-sorcier, aussi bien pour ce qui concerne cette pratique de la lobotomie (que nous verrons dans un second article), que, quelques années plus tard, pour la pratique de la convulsivothérapie (les électrochocs).
D’un point de vue personnel, il a été également présenté comme quelqu’un de peu respectueux de la personne humaine, de ses droits et libertés. Mais compte-tenu du parcours qui fut celui de Ferdière, de ses engagements concrets, des valeurs dont il se réclamait, et qu’il défendit, sa communication qui valorisera la lobotomie dans son caractère paradoxal, montre toute la complexité d’une personnalité.
Ferdière n’ayant jamais recommencé une telle expérimentation de la lobotomie, n’a peut-être finalement pas été convaincu de l’intérêt de la méthode (mais alors pourquoi en avoir fait la matière d’une communication aussi peu critique ?), à moins qu’il n’ait fini par considérer qu’elle entrait en contradiction avec ses propres conceptions.
Il y a dans le parcours professionnel de cet homme une sorte de tragédie, et même un drame, une souffrance, perceptibles dans ses contradictions, et plus encore dans les représentations qu’il va laisser de lui-même comme psychiatre d’ Antonin Artaud, à travers le prisme négatif des amis de ce dernier (notamment Jean Paulhan) : l’image d’un tortionnaire, alors même qu’il était un médecin soucieux de ses malades, de leur bien-être, et certainement de leur dignité, cherchant à leur faire retrouver leur liberté, liberté d’être et de s’exprimer, liberté de création, malgré et en dépit de la maladie mentale. Sa situation par rapport à Antonin Artaud est l’exemple même de cet antagonisme tragique : alors que c’est lui qui permit à Artaud de survivre, et de vivre, et qui lui permit de retrouver une activité créatrice, il est considéré comme celui qui se comporta avec Artaud sans bienveillance, et sans humanité. Avec le recul du temps on peut admettre qu’il fut injustement considéré, et que la lassitude qui, peut-être, l’amena à rentrer dans l’anonymat d’une pratique de cabinet libéral, se soldât par ce que nous pourrions appeler un gâchis.

C’est en repérant ses grandes qualités humaines qu’apparaît tragique, et nous l’avons dit, un véritable gâchis, cette absence (assez incompréhensible, inexplicable même) dans ce grand mouvement de rénovation de la psychiatrie française d’après-guerre. Cette dernière allait après la guerre être caractérisée par une ouverture sur la vie, tant pour la pratique de la psychothérapie institutionnelle, quand la liberté, la vie démocratique, la vie tout simplement, se mirent à réinvestir les espaces des hôpitaux psychiatriques, que pour la pratique du secteur psychiatrique, quand l’hôpital revint dans la ville, dans la vraie vie, au plus près de celle-ci, quand le malade fut replacé au cœur de la société, dans laquelle être un peu moins étranger.
Est également incompréhensible le repli de Ferdière dans une pratique professionnelle sans aspérité, invisible, presque tranquille, trop tranquille après ces périodes d’incandescence. Silence amer de la déception ? Souci d’un bonheur quelque peu domestique ? Lassitude d’une vie trop remplie et trop vite ?
Nul ne sait le secret de nos vies ! Si la pratique de la lobotomie n’est pas sans faire surgir un questionnement éthique, la trajectoire de Gaston Ferdière illustre tout autant une interrogation éthique.

A lire en septembre le second article sur Ferdière au sujet de cette expérimentation de la lobotomie :
Vernet, A. (2021) « Gaston Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud. Episode 2 : 1939, une première lobotomie documentée en France » in Ethique. La vie en question, sept. 2021.

BIBLIOGRAPHIE

(1)    Venet E. Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud, Lagrasse (11), Editions Verdier, 2006
(2)  Artaud A., Nouveaux écrits de Rodez, Paris, Gallimard, collection l’imaginaire, 1994, première parution 1977
(3) Roumieux A., "Au-delà des murs, la mémoire", in Artaud et l’asile, T.1, Paris, Nouvelles Editions Séguier, 1996
(4) Douchin L., "Le cabinet du Docteur Ferdière", in Artaud et l’asile, T.2, Paris, Nouvelles Editions Séguier, 1996
(5) Vernet A., Servier J.P., « Gaston Ferdière, psychiatre libertaire », La Bouinotte, N°130, Châteauroux, hiver 2016
(6) Ferdière G., Les mauvaises fréquentations, « mémoires d’un psychiatre, Paris, Editions J.C. Simoën, 1978
(7) Von Buelzingsloewen I., L’hécatombe des fous, Paris, Aubier, 2007
(8) Daeninck D., Caché dans la maison des fous, Paris, Editions Bruno Doucey, 2015

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news-3556 Wed, 02 Jun 2021 17:30:00 +0200 LE SENS DU SOIN : UN TRAVAIL DE REPÉRAGE DÉFINITIONNEL https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-sens-du-soin-un-travail-de-reperage-definitionnel Par Cyril GOULENOK

Cyril Goulenok est médecin réanimateur, il exerce depuis maintenant quinze ans à l'Hôpital Privé Jacques Cartier - Massy, il est membre de la commission d'éthique de la SRLF et membre du groupe Facteurs humains en Santé.

Article référencé comme suit :
Goulenok, C. (2021) « Le sens du soin : un travail de repérage définitionnel » in Ethique. La vie en question, juin 2021.

 

L’exercice de la profession de soignant s’est considérablement modifié sous l’impulsion des progrès de la médecine. Loin de l’image d’Épinal du soignant délivrant des soins avec la ferveur d’un exercice proche du sacerdoce, on est arrivé à un exercice méthodique, chronométré ou l’efficience prime sur la relation humaine. Mais un épuisement professionnel des soignants est apparu et il semble en partie attribuable à une perte de sens dans l’exercice de la profession. La souffrance des soignants, de plus en plus prégnante, ne serait-elle pas elle aussi l’expression d’un amenuisement de ce sens ?

Soignant, un métier qui a du sens ? Il sera indispensable d’explorer dans un premier temps les termes de « travail » et de « métier » pour comprendre ce qui peut les différencier. Le « sens » n’est pas unique, il est plutôt protéiforme. Il se conjugue ainsi de multiples manières allant des « cinq sens », à la « direction » et enfin à la question plus fondamentale du « pourquoi ? ». Ce n’est qu’après avoir cerné ce que l’on peut définir comme le sens d’un métier qu’il sera possible de répondre à la question de l’existence du sens dans le métier de soignant.

I Un peu d’étymologie autour du « travail » et du « métier »

Il existe une multitude de termes pour décrire ce que l’on appelle plus couramment le « travail ». On retrouve des termes plus généraux et neutres tels qu’ « activité », « emploi », « labeur », « métier » mais aussi des plus familiers tels que « turbin », « gagne-pain », « taf », « boulot », « turf » ou même une version anglophone telle que « business job » voir « bullshit job ». De ces différents termes, deux semblent plus particulièrement intéressants à étudier pour répondre à la question du sens : « travail » et « métier ».


1-1 Travail


L’origine de ce mot est sujet à controverse. Si étymologiquement beaucoup se plaisent à le rattacher au latin tripalium, instrument de torture composé de trois pieux sur lesquels on accrochait des hommes, de sérieux doutes existent sur son origine (1). Il ne semble pas certain, bien au contraire, que tripaliare, bâti sur tripalium, soit l’étymon de travailler. André Eskanasy, dans ses travaux de recherche sur l’étymologie du mot « travail », y retrouve plutôt la notion de rupture de son cadre de vie usuel avec une idée d’engagement « où le travail désigne l’indisponibilité de soi même qu’entraîne l’accomplissement d’une mission, avec les conséquences qu’elle implique » (2). Il est cependant intéressant de relever que le rattachement à l’instrument de torture séduit majoritairement, témoignant de l’image que la société se fait du travail. Le travail n’est pas une fin en soi ; il n’est qu’un moyen, associé à une contrainte, le plus souvent à l’origine d’une souffrance. Cette souffrance induite n’est cependant pas systématique et n’écarte pas la possibilité d’aimer son travail et pouvoir passer d’une contrainte à une certain plaisir comme le défend Christophe Dejours (3).


1-2 Métier


On retrouve dans le mot « métier » une image plus valorisante que pour le « travail ». Son étymologie vient du latin ministerium correspondant au service religieux et par extension à l’exécution de ce service. Son évolution dans le temps l’a amené à évoluer en menestier, puis mistier, mestier et enfin métier. Décrivant initialement une fonction d’exécution d’un rite religieux, il a progressivement dérivé vers la description d’une activité mécanique, proche du sens actuel. Il pourrait ainsi se définir par la maîtrise professionnelle d’une activité et la mise en pratique de connaissances théoriques couplées à une expérience personnelle. La nécessité d’un apprentissage théorique, plus ou moins long, associé à une expérience personnelle forgée sur l’exercice sont les socles d’une activité que l’on qualifiera alors plus volontiers de « métier » que de « travail ». Si la nuance avec le « travail » ou l’« emploi » peut paraître de prime abord floue, elle prend toute son importance au regard de la réflexion sur la qualité. En effet, la qualité du travail fourni est intrinsèquement liée au concept du métier : le menuisier, le pâtissier, le boucher fondent leur exercice sur un critère de qualité. Si elle peut exister dans le travail ou l’emploi, elle est beaucoup moins dominante. Empêcher la réalisation de cette qualité de travail pourrait être un élément clé dans la genèse de la souffrance au travail et la perte de sens dans l’exercice d’un métier.

III Trois catégories pour le sens : sensibilité, direction et pourquoi ?

La question du sens est un sujet d’interrogation pérenne pour l’homme. La définition du sens n’est pas unique et on peut s’essayer à isoler trois catégories bien différentes : celle des « cinq sens », celle de la « direction » et, enfin, celle de « l’interrogation ».


2-1  Les cinq sens


Nous nous rapprochons ici de la sensibilité, des sensations, où l’on retrouve les 5 sens que sont l’odorat, la vue, l’ouïe, le toucher, le goût. Ce sont ces outils qui nous permettent d’entrer en contact avec le monde extérieur. C’est notre lien, non seulement avec l’environnement mais aussi avec les individus qui le composent. Notre perception de l’autre exploite ces sens pour en percevoir son bien être ou au contraire sa souffrance, sa vulnérabilité. Percevoir la souffrance de l’autre, c’est y être sensible. Cette perception permet alors d’engager des mécanismes d’aide ou l’expression d’une empathie voire d’une sympathie. Ainsi, ces cinq sens sont des bases pour qu’il puisse ensuite y avoir un sens à la vie.


2-2     La direction


Quand on parle du sens comme d’une direction, celui-ci reste relatif à la position dans lequel on observe la direction. Il n’y a pas de sens unique, et changer de point de vue permet de découvrir la possibilité d’un sens inverse. On retrouve une idée de mouvement. Dans ses travaux de recherches sur l’étymologie du mot travail, Eskanasi décrit cette notion « d’une rupture sous la pression d’une intervention extérieure, d’une position fondamentale de dégagement dans « l’en soi-pour soi-chez soi » (4) Il y a ainsi, ce lien commun, entre sens et travail, d’une direction, d’un mouvement indispensable.


2-3 Le pourquoi


Avoir un sens c’est vouloir dire ou vouloir faire. C’est chercher à comprendre l’existence de quelque chose, donner une raison à une action.  S’il existe de nombreux ouvrages traitant de la question du sens, il peut être intéressant de s’appuyer sur l’exemple de Viktor E. Frankl et de son ouvrage Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie pour explorer ce sens du pourquoi. Publié dès 1946, à son retour des camps de concentration, ce médecin psychiatre y relate comment il a réussi à trouver la force de vivre lors de son internement dans ces camps. Ce qu’il décrit y avoir vécu est au-delà de l’imaginable, privé de tout, des journées faites uniquement de souffrances, de tortures, de faim, de froid. Séparé de ses proches, sans aucune nouvelle d’eux, ne sachant pas si, déportés comme lui, ils étaient encore en vie durant sa période d’incarcération. Il apprendra après sa libération la mort de son père, de sa mère, de sa femme et de ses frères. Outre sa capacité à nous décrire l’indicible, il nous plonge dans un univers où la vie est en suspens, une sorte d’existence provisoire, « existence provisoire d’une durée illimitée » (5). Toute sa force lui permettant d’endurer cette souffrance est de trouver un sens à la vie pour continuer à résister, ne pas abandonner, ne pas se suicider. Garder sa dignité, même dans l’épreuve de la souffrance, était pour lui un moyen de donner du sens à la vie : « ces martyrs dont le comportement, la souffrance et la dignité devant la mort témoignaient du fait qu’on ne peut enlever à un être humain sa liberté intérieure. On peut dire qu’ils furent dignes de leurs souffrances et qu’ils les endurèrent de manière exceptionnelle. C’est cette liberté spirituelle – qu’on ne peut nous enlever – qui donne sens à la vie » (6). Le sens à la vie, fil d’Ariane permettant à ces internés de résister chaque jour, pouvait être différent selon les individus : pour l’un c’était l’idée qu’un être cher vous attend et a besoin de vous ; pour l’autre un projet d’écriture que nul autre ne pourrait finir ; pour un autre encore c’était un pacte imaginaire avec le ciel où il acceptait toute souffrance en échange de quoi, l’être qui lui est cher serait épargné. Chacun peut donner un sens personnel à la vie. Ce fil d’Ariane se brisait lorsque le prisonnier ne croyait plus en l’avenir « Le prisonnier qui ne croyait plus à l’avenir – son avenir, était perdu. En perdant cette foi, il perdait sa spiritualité, il se laissait dépérir moralement et physiquement » (7). Il n’était alors pas bien difficile de mourir dans ce lieu si hors du monde qu’il était strictement interdit d’empêcher quelqu’un de se suicider ou de toucher à la corde de celui qui voulait se pendre.

Ainsi, tout peut encore avoir un sens tant qu’on veut bien lui en donner. La recherche de sens s’apparente à une quête universelle. Elle semble dominer de plus en plus l’existence de nos pays industrialisés suscitant interrogations sur notre mode de vie, mode de consommation, mode de déplacement mais aussi travail. Même le travail ne peut perdre de son sens que si on lui en a donné un au préalable – qui ne convient plus. Cette définition du sens, sous forme de questionnement n’est pas exempte de mouvement. Il y a cette notion de but, de mission à accomplir pour un aboutissement à venir. Si l’on peut justifier son travail par un salaire à venir permettant d’assouvir un achat futur, on peut aussi lui donner du sens par l’action produite qui est, par exemple, de soulager la douleur d’autrui pour un soignant. Le sens se définit alors non pas uniquement par rapport à soi-même mais de façon plus générale, par rapport à la cité.

III Norbert Elias et le caractère social du sens

La définition du sens ne peut se comprendre qu’en prenant en compte l’environnement social de la personne proposant cette définition. La lecture de Norbert Elias, dans La solitude des mourants aide à mieux cerner l’influence de la vie sociale dans les déterminants que l’on peut donner au sens. « la catégorie du « sens » ne peut se comprendre si on la rapporte à l’homme isolé ou à un universel qu’on en aurait déduit ; ce qui constitue ce que nous appelons sens, c’est une multiplicité d’hommes vivants en groupes, qui dépendent les uns des autres et communiquent entre eux. Le sens est une catégorie d’ordre social. Le sujet qui lui correspond, c’est une pluralité d’êtres humains liés les uns aux autres. C’est dans leurs relations réciproques que les signaux qu’ils échangent – et qui peuvent être différents dans chacun des groupes humains – prennent un sens, et avant tout, un sens collectif » (8). Ainsi, l’existence du sens ne prend de dimension que dans un environnement peuplé d’individus. Le pourquoi des actions doit prendre en compte le tissu social qui environne celui qui s’interroge. Les relations qui unissent les mêmes individus d’une société représentent un socle au sens de leurs actions individuelles. Ces actions n’auraient, pour une grande partie, plus lieu d’exister si l’individu se retrouvait seul au monde. Plutôt que vivre, ce serait alors survivre.
Cette vision sociale du sens proposée par Norbert Elias pourrait être complétée par ce que l’on pourrait qualifier de rôle influenceur de la société. Le sens que l’on peut donner à une action ou à une forme d’être est, en effet, le plus souvent influencé par la société dans laquelle on évolue. Pour illustrer ces propos, on peut s’intéresser au sens que l’on donne à la mort selon le type de société. Cette vision de la mort illustre bien le caractère social du sens que l’on peut lui donner. En effet, il pourra différer selon que l’on soit dans une de ces antiques sociétés guerrières où la conquête primait, ou dans une société pacifique contemporaine où le vivre en paix est un idéal. Dans la première société, la mort fait partie intégrante de la vie de l’individu, elle peut même être parfois idéalisée si elle survient sur un champ de bataille. Elle fait partie du quotidien, on est prêt à mourir jeune. Se battre et tuer sont suffisamment habituels pour que l’on ne s’en émeuve pas. De même, la maladie, omniprésente, pouvait être responsable de mort quel que soit l’âge. Si aller au-delà des soixante ans relevait, dans ces sociétés antiques, de l’exploit, il n’était pas rare que la mort vienne à surprendre des gens sans même que l’on puisse donner un nom à ce qui avait pu les emporter. Dans la seconde, la société pacifique, la mort est rejetée au plus loin de l’existence de l’individu. Disparaît également son image de souffrance, de sa brutalité, sa survenue inattendue – cette modification de sens est à l’origine, selon Norbert Elias, de cette solitude de nos mourants, que l’on relègue à l’hôpital dans son cadre épuré, hygiéniste, « seuls les routines institutionnalisées des hôpitaux donnent une forme sociale à la situation d’agonie. Mais elles sont pauvres affectivement et contribuent largement à l’isolement des mourants » (9). Le caractère d’ordre social du « sens », qu’il définit, prend toute sa dimension dans notre approche contemporaine de la mort. Si les sujets âgés sont autorisés à mourir, on interdit la mort aux plus jeunes. Si la vie a un sens pour la jeunesse, la mort est bien souvent qualifiée d’absurde. Au contraire, pour une personne très âgée, si sa mort a un sens, poursuivre les soins et le maintenir en vie paraît le plus souvent absurde. Combien de fois, on peut entendre, en réanimation, lorsque l’on évoque l’intensité du niveau de soin, pour un sujet âgé, l’argument de « ne pas s’acharner car cela n’a pas de sens ». Notre société nous a donc appris, en réanimation, à déployer toutes les techniques les plus sophistiquées, pour empêcher la mort de nos citoyens jeunes et nous freine dans l’emploi de ces mêmes techniques dès lors que le sujet est vieux sous ce même argument du sens.
Ainsi, pour comprendre le sens d’une action ou d’un métier, il faut prendre en compte son caractère social. S’il y a une forme de mouvement dans le sens il y a aussi un lien entre différents individus qui lui confère ce caractère social. Le sens du soin ne peut s’exprimer sans que l’on ne prenne en compte la relation entre soi et autrui. Selon la façon dont la société se construit, la place du soin, de la relation de l’individu à la vulnérabilité de l’autre déterminera le sens qu’elle veut bien accorder au soin. Cela veut aussi dire que s’il y a une perte de sens dans l’exercice d’un métier, la source de cette perte ne doit pas se chercher uniquement à l’échelle de l’individu mais doit passer aussi par une analyse à l’échelle sociale.

IV Yves Clots et la qualité du travail

N’omettons pas qu’il est tout à fait possible de travailler sans vouloir donner un sens à sa fonction, autre que celui d’avoir un salaire en retour.
Si les conséquences du travail sont sujet à débat (souffrance, sublimation), il n’existe que peu de controverses sur sa relative nécessité. La société aurait en effet bien du mal à fonctionner si tout le monde s’arrêtait brusquement de travailler.
Mais pour un employé, le salaire peut ne pas être l’unique vecteur de l’investissement dans son activité et la possibilité de trouver un sens renforce l’engagement. Ce sens peut s’exprimer tout simplement dans la qualité du travail fourni. Yves Clots, dans son ouvrage Le travail à cœur (10) met l’accent, dans ses observations, sur son importance. La qualité du travail, que l’on a tendance à confondre avec la qualité de vie au travail, semble être un formidable moteur dans l’expression du sens du travail. La réorganisation du travail dans nombre de secteurs a abouti à ce qu’il définit comme la « qualité empêchée ». Le travailleur se retrouve privé de cette possibilité de produire un travail de qualité, il est confronté à une injonction contradictoire : désobéir au règlement mais produire un travail de qualité ou obéir et produire un travail médiocre. Cette dernière attitude, qualifiée de « grève du zèle » par Dejours consiste à faire uniquement ce qui est prévu en limitant ainsi son engagement subjectif (11). A terme, le risque est d’aboutir, selon lui, à la haine de soi avec des risques de suicide « La trahison de soi, qui naît de la compromission des valeurs du sujet, est un risque auquel peuvent être confrontés des sujets pourtant « non prédisposés » au passage à l’acte » (12).

V Le soin a un net rapport au sens : reprise de toutes les catégories énumérées jusqu’ici

Que le métier de soignant ait besoin du sens semble une réalité. Pour l’illustrer appuyons-nous en partie sur les éléments de définitions apportés préalablement et sur la vision du soin donnée par Joan Tronto dans son ouvrage Un monde vulnérable. Pour une politique du care (13).


5-1 Un métier plus qu’un travail


Dans le cadre de la description de cette profession, naturellement, le terme de « métier » est privilégié à celui de « travail ». Il a été vu précédemment que les éléments définissant un métier étaient l’acquisition d’une connaissance préalable et d’une expérience pratique. L’exercice de la profession de soignant nécessite un apprentissage théorique et pratique relativement long allant de trois à dix ans selon la profession. L’expérience s’acquière au fur et à mesure de l’exercice et reste encore valorisée chez les soignants. L’échec, l’erreur, sont aussi des formes d’expérience comme le suggérait Oscar Wilde – « experience is simply the name we give our mistakes ». Se tromper peut permettre de progresser si l’on prend conscience de son erreur et si l’on en fait une analyse suffisamment objective pour penser qu’on ne renouvellera pas cette même erreur.


5-2 Le sens est l’essence du soin


Le soin est un engagement envers l’autre, celui qui est en position de vulnérabilité. Si le care correspond à « prendre soin de », sa forme négative pourrait se traduire par un « je ne m’en soucie pas ». Ce souci de l’autre n’est pas simplement une posture mais sous-tend une action consistant à répondre à son besoin. Tronto, dans Un monde vulnérable propose une définition du soin qu’elle segmente en quatre étapes (14) : se soucier de, prendre en charge, prendre soin, recevoir le soin. Il existe un lien fort entre ce qui détermine le sens comme vu précédemment et la définition qu’elle nous donne du care.

5-3 Soigner c’est avoir les cinq sens en éveil


La conceptualisation du soin tel que Tronto nous le propose dans sa segmentation du care, met en valeur la place des cinq sens dans notre perception de la vulnérabilité et le besoin d’autrui. Pour comprendre sa demande, la première phase (se soucier de (caring about)) nécessite d’être à son écoute, il faut ainsi savoir le regarder mais aussi l’entendre pour percevoir ses besoins. Ainsi le regard et l’ouïe sont mis à contribution dans cette première phase. Les étapes du prendre en charge (taking care of) et prendre soin (care giving) supposent la rencontre directe avec l’autre. Cette rencontre passe quasi-inévitablement par le contact avec le corps de l’autre. Ce toucher, bien souvent indispensable à cette relation fait partie de l’essence même du soin, tant et si bien que nombre de soignants se refusent à porter des gants lors des soins tant ce contact charnel leur est indispensable. La vulnérabilité du corps malade, les fluides corporels, la moîteur de la chambre d’hôpital engage de facto le sens de l’odorat. Accepter le corps tel qu’il est, privé des artifices de la société tels que parfums, onguents, savons parfumés fait partie intégrante de la singularité de la relation dans le soin. C’est une acceptation de l’autre dans sa vulnérabilité, dans sa souffrance, d’un corps sans masque qui se livre pleinement au soignant. Seul le goût semble désormais épargné dans l’acte du soin et l’époque ou le docteur Thomas Willis goûtait les urines de ses patients pour détecter un éventuel diabète semble bien révolue. La dernière étape, recevoir le soin (care receiving) engage tout autant ces sens afin de comprendre et évaluer la façon dont le soin a été perçu. En réanimation où, dans des situations de fin de vie, les soins de confort sont privilégiés, la question de la pertinence du soin et la façon dont elle est perçue prend toute sa dimension. Afin de savoir si une toilette, partie intégrante du soin, n’est pas source d’inconfort, tous les sens du soignant doivent être en éveil. Entrapercevoir une grimace sur le visage du malade, sentir une contraction musculaire ou un raidissement signe de douleur, entendre l’ébauche d’un gémissement seront quelques-uns des signaux d’alertes, lui montrant la façon dont est perçu le soin qu’il prodigue. Dans l’univers si particulier de la réanimation, où souvent la parole est impossible en raison du coma, le soignant doit faire preuve d’une sensibilité accrue afin de détecter au mieux ces micro-signaux témoins d’une souffrance ou d’un inconfort. Transformer un soin comme un acte mécanique, chronométré, normalisé ou seul la valeur temps est comptabilisée, limite la possibilité pour le soignant de se mettre dans cette position d’hyper-réceptivité.


5-4 Soigner c’est être en mouvement


Il ne peut être question de soigner sans déterminer le sens vers lequel on s’oriente. Guérir la maladie c’est l’objectif de revenir à l’état antérieur. A contrario, on peut aussi accompagner le patient vers une évolution inéluctable où tout retour en arrière s’avérera impossible. Ce mouvement est une constante du soin, quelle que soit la direction prise. Tronto insiste bien sur le fait que cela ne peut se résumer à une posture mais que l’action doit être intégrée à une fin définie « Désigner le care comme une pratique implique qu’il est à la fois pensée et action, que l’une et l’autre sont étroitement liées et orientées vers une certaine fin » (15).


5-5 Soigner c’est s’interroger


Dans la description faite du care, on relève la nécessité de constamment s’interroger. Quels sont les besoins de l’autre, que puis-je faire pour y répondre, comment le soin que je procure est perçu, ce soin correspond-il à l’attente du malade ? C’est justement la réponse à ses interrogations qui donne tout le sens au soin. Soigner sans s’interroger sur la portée de ses actes, sur leurs conséquences, sur leur perception dépouillerait le soin de tout son sens. Comme le souligne bien Tronto, l’exécution d’un soin, fusse-t-elle dans les règles de l’art, sera incomplète si on ne s’interroge pas de savoir si cela correspond bien à l’attente du malade : « il est important d’inclure la réception du soin parmi les éléments du processus, parce que c’est la seule manière de savoir s’il a apporté une réponse aux besoins de soin » (16). Si les occasions de s’interroger sur le bien-fondé du soin apporté sont nombreuses, la prise en charge de la fin de vie est une situation bien spécifique où l’on ne peut éluder cette question. En réanimation, les progrès technologiques permettent de maintenir en vie nombre de patients. Il reste indispensable de se questionner sur la façon dont sont perçus les soins prodigués et s’ils sont bien en adéquation avec les souhaits du patient. Dans son ouvrage, Le Droit de mourir, Hans Jonas rappelle cette nécessité absolue pour le médecin d’y être attentif ce d’autant plus que le patient n’a souvent pas la possibilité de s’exprimer. Il faut alors lui reconnaître ce droit de mourir « qu’en est-il lorsque la mort d’un être humain est soumise au contrôle des hommes, et que sa propre voix (quand elle exprime le désir de mourir) n’est peut-être pas la seule qui doive être entendue en la circonstance ? C’est alors qu’un « droit de mourir » devient une affaire réelle » (17). La tentation est grande, en réanimation, d’exceller dans le care giving mais de passer outre l’étape suivante, du care receiving sous l’argument d’une impossibilité de s’exprimer pour le malade. Il faut donc s’interroger sur le sens du soin que l’on pratique, s’interroger sur le rôle de soignant dans le maintien de la vie par obstination déraisonnable ou au contraire d’une acceptation de la mort. Aller à l’encontre de cette démarche reviendrait à soigner sans s’interroger et être source d’une perte de sens.


5-6 La qualité du travail du soignant au cœur du sens


La qualité dans le soin fait partie intégrante des fondements de celui-ci. Elle tient dans le soin qui est procuré mais aussi dans la façon dont il est perçu et s’il répond à la demande de celui qui est en position de le recevoir. Cette qualité s’exprime d’abord par la compétence, c’est-à-dire la capacité à pouvoir réaliser l’acte selon les règles de l’art. Cette compétence semble si importante aux yeux de Tronto qu’elle l’élève au rang de notion morale dans la partie définissant une éthique du care. Selon elle, il faut se soucier de ce que l’on fait et du fait qu’on le fasse bien. « Une des raisons importantes pour inclure la compétence parmi les dimensions morales du care est d’éviter la mauvaise foi de ceux qui se soucieraient d’un problème, sans vouloir accomplir quelque forme du care que ce soit. Mais manifestement, s’assurer que le travail du soin est accompli avec compétence doit être un aspect moral du care, si l’adéquation de la sollicitude accordée doit être la mesure de la réussite de cet acte » (18). Outre la compétence, intervient la manière de faire dans la détermination de la qualité. C’est probablement ce qui est le plus difficile à définir et donc à quantifier. La définition de cette qualité tient en grande partie à l’image que le soignant se fait de son exercice. La souffrance tient de la distorsion entre la vision qu’il a de son métier et la façon dont on lui demande de l’exercer. On retrouve, dans les raisons de souffrance des soignants ce concept de « qualité empêchée » (19) définie par Clots dans Le travail à cœur. Le sentiment de ne pas faire correctement son travail, de ne pas pouvoir produire la qualité inhérente au soin, génère une frustration puis une souffrance. La représentation que l’on se fait de sa profession peut être un formidable vecteur d’investissement dans son travail. Son exercice peut cependant en être bien éloigné. La souffrance qu’engendre cette inadéquation entre la vision que le soignant a de son métier et la façon dont on lui demande de l’exercer doit être entendue


5-7 Soin, sens et social


Si l’ouvrage de J. Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care, fait office de référence dans la définition qu’elle apporte du care, la première partie de son ouvrage est moins sujette à référence. Elle est pourtant riche en arguments sur l’intérêt de repositionner les frontières entre le care et la politique afin de donner une dimension sociale plus grande au soin « cette notion de care est non seulement un concept moral, mais aussi un concept politique utile. Le care nous aide à repenser les humains comme êtres interdépendants ». Cette interdépendance reflète bien le caractère social du sens défini par Norbert Elias abordé précédemment (20). Les relations entre individus ont un sens collectif. Dans le soin, l’asymétrie de cette relation marquée par la vulnérabilité de l’un des protagonistes, rend d’autant plus forte ce concept de sens social. La sollicitude doit être positionnée au cœur du fonctionnement de notre société, telle que revendiqué par Tronto et pas simplement reléguée à la sphère privée et liée au genre comme Carol Gilligan semblait le concevoir. Si le care est autant affecté par le genre, la race, la classe c’est parce que la société a voulu le déterminer tel.  La relation de la cité avec ses vulnérables, avec l’altérité, permet de définir le sens que l’on veut donner au soin : on peut le positionner en périphérie, dans la sphère privée ou au contraire le mettre au centre de nos préoccupations, conférant alors une responsabilité aux politiques sur la bonne prise en charge des plus vulnérables. Les politiques doivent alors redonner toute la valeur au care et à ceux qui en sont les exécutants « le care est dévalorisé et les personnes qui effectuent le travail du soin le sont également. Non seulement ces emplois sont faiblement rémunérés et ne jouisse d’aucun prestige, mais l’association de ces personnes à des relations de corps abaisse encore leur valeur » (21). Ainsi, un changement profond doit s’opérer au sein de la société pour donner une position plus centrale à la question du care « notre incapacité de réfléchir au care en d’autres termes ne renvoie pas à son échec, mais à une contrainte relevant du social » (22).

Conclusion

Ainsi il peut y avoir du sens dans l’exercice du métier de soignant. C’est un métier plus qu’un travail tant l’apprentissage théorique, l’expérience individuelle et la qualité du travail forgent cet exercice. La qualité est intimement corrélée au sens que les soignants donnent à leur fonction. La société a un rôle majeur car elle participe à définir le sens du soin du point de vue social. Si l’on observe depuis quelques années l’expression d’une souffrance des soignants dans l’exercice de leur métier, elle semble naître d’une distorsion entre l’image qu’ils ont de leur métier et la façon dont il leur est demandé de l’exercer et donc par une « qualité empêchée ».
Le sens est l’essence du soin. Dans la description du soin par Joan Tronto, on retrouve les déterminants du sens que cela soit pour les cinq sens, la direction et le questionnement du pourquoi. Se soucier de, prendre en charge, prendre soin, recevoir le soin sont en parfaite adéquation avec ce qui définit le sens. Les mutations en cours du système de santé, par l’application du management d’entreprise au système hospitalier ou du tout-technologique pourraient mettre en péril le soin. Dénaturer le soin, c’est alors prendre le risque de perdre le sens. Il faut préserver ce soin, le protéger en créant une bulle hypotechnologique (23) au sein de laquelle la rencontre entre le patient et le soignant permettra l’expression des besoins qu’engendre la vulnérabilité.

Références bibliographiques :


(1)    Eskanazy A.,  « L’étymologie de Travail », in Romania, tome 126, n° 503-504, 2008, pp 296-372.
(2)    Id. p. 299
(3)    Dejours C., Le Choix. Souffrir au travail n’est pas une fatalité, Montrouge, Bayard Éditions, 2015, p. 10.
(4)    Op cit.  p. 359.
(5)    Frankl Viktor E., Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie, J’ai lu, 2012, p. 96.
(6)    Id. p. 92
(7)    Ibid. p. 100.
(8)    Elias N., La solitude des mourants, Christian Bourgeois Editeur, « collection Agora », 1988, p. 73.
(9)    Id. p. 43.
(10)    Clot Y.,  Le travail à cœur, Paris, La Découverte, 2015, p. 11.
(11)    Op cit. p. 40.
(12)    Ibid. p. 46.
(13)    Tronto J., Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Éditions la Découverte, 2009.
(14)    Id. p. 147.
(15)    Ibid. p. 150.
(16)    Ibid. p. 149.
(17)    Jonas H., Le droit de mourir, Rivages poche, « collection petite bibliothèque », 1996, p. 17.
(18)    Op cit. p. 179-180.
(19)    Op cit. p. 39.
(20)    Op cit. p. 75.
(21)    Op cit. p. 157.
(22)    Id.  p. 204.
(23)    Cf. : Notre précédent article : Goulenok, C. (2020) « Technosophie et bulle hypotechnologique pour maintenir du sens dans la médecine de demain » in Ethique. La vie en question, mai 2020.

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news-3557 Mon, 03 May 2021 09:55:00 +0200 L'IMPORTANCE D'UN CHEZ SOI https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/limportance-dun-chez-soi par Bertrand QUENTIN

 

Philosophe

Maître de conférences HDR à l’Université Gustave Eiffel

Dernier ouvrage : Les invalidés, Nouvelles réflexions philosophiques sur le handicap, érès (Prix Littré de l'Essai 2019).

 

"Des personnes à lourd handicap pourraient vite n’être pensées qu’en institution. Mais méfions-nous des apparences..."

 

Article en PDF de la revue ETRE accessible en bas de document.

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news-3558 Sat, 03 Apr 2021 10:14:00 +0200 LE DEUIL OUBLIÉ https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-deuil-oublie Cécile CHAUVEAU, Août 2020

 

Cécile Chauveau est cadre de santé à l'hôpital Saint-Antoine à Paris. Après huit années en Oncologie médicale et soins palliatifs, elle exerce actuellement en Structure d'Urgences. Où sont arrivés, dès mars 2020, de nombreux patients atteints de covid-19...

 

Article référencé comme suit :

Chauveau, C. (2021) « Le deuil oublié » in Ethique. La vie en question, avril 2021.

 

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article

 

Nous n’avons cessé de compter les morts. Dès les tous premiers signes de contamination par le nouveau coronavirus, ce printemps 2020, le nombre de cas et le nombre de morts ont chaque jour été comptabilisés. Par hôpital, par région, dans le pays tout entier. Or derrière chacun de ces morts, il y a eu, et il y a encore, des endeuillés qui, eux, ont semblé moins compter dans les préoccupations. Le deuil n’est surtout pas l’oubli, mais peut-être a-t-il été oublié, par les non-endeuillés. Du moins est-il resté sous silence.

Le deuil est sans doute trop intime, trop immatériel, pas assez bruyant pour être mis en avant, devenir élément d’ordonnance quand la peur paralyse la nation, le monde. Qui oserait réclamer une plus grande attention à sa souffrance quand le souci commun est d’échapper à la maladie ? Pascal Dreyer le rappelle pourtant, « l’expérience de la mort d’autrui vous traverse, vous divise, vous exclut. Le monde s’est déserté, décoloré. » (1) La mort de l’autre qui nous est cher signifie la disparition d’une présence, la disparition in-compensable d’une présence irremplaçable. La mort d’un proche ne se mesure pas.

 

Aux urgences d’un hôpital parisien nous avons accueilli de nombreux patients atteints de formes graves de covid-19. Certains d’entre eux sont morts, très rapidement, trop bien-sûr, de façon très violente. Pour eux, pour leurs proches et pour les soignants. Avec la progression de l’épidémie, nous avons dû adapter l’hôpital, repenser nos organisations, transformer nos habitudes, limiter les risques pour les patients et pour les personnels. Des procédures ont été créées ou révisées. Concernant la nouvelle « prise en charge d’un patient suspect ou avéré décédé d’une infection Covid-19 », qui rapidement est devenue « prise en charge du corps d’un patient cas probable ou confirmé Covid-19 », les procédures se sont multipliées. Elles comportaient quelques variantes de l’une à l’autre, mais deux points essentiels et inédits y résidaient : un temps très écourté de maintien du patient défunt dans le services de soins - deux heures maximum au lieu des dix heures habituelles - et la nécessité d’envelopper son corps dans deux housses plastifiées - puis une seule quand elles sont venues à manquer - avant son transfert en chambre mortuaire. Il y était également notifié les protections que devaient respecter les proches : port d’un masque chirurgical, utilisation de solution hydro-alcoolique, une seule personne à la fois, absence de contact direct avec le défunt… « La famille n’embrasse pas le corps », y lisait-t-on.

Sans vouloir explorer ni juger le bien-fondé de ces procédures au plus fort de l’épidémie, il est apparu nécessaire d’interroger l’histoire des familles et des soignants à travers ces morts précipitées. Ce qu’ils ont pu vivre, et comment ils ont tenté de le vivre.

 

Le deuil dans l’ombre du coronavirus

 

Au-delà de la violence de la rupture, dans un contexte de surcroît effrayant et restrictif, les mesures mises en place à l’hôpital ont bouleversé les ultimes démarches et souvenirs qui entourent la perte d’un aimé.

 

Voir, ne pas voir le corps

 

Deux heures donc, deux courtes heures permettaient à quelques rares proches demeurant à proximité de l’hôpital de venir voir celui ou celle qu’ils venaient de perdre. Passé ces deux heures, il n’y avait plus de « visibilité » possible. Ni dans la chambre du service de soins, ni à l’amphithéâtre de l’hôpital. De nombreux proches n’ont donc pu voir leur aimé une dernière fois. Ni le voir, ni lui dire au revoir, ni le toucher, ni l’embrasser.

 

« Voir son mort, c’est le suivre jusqu’au bord de son destin », affirme Marie-Frédérique Bacqué (2). Le corps étendu sur le lit est toujours la personne qu’il fût, et les adieux semblent nécessaires pour faciliter l’acceptation de la réalité de la mort. « Le fait de ne pas revoir le mort renforce l’angoisse liée à une mort plus violente qui a conduit à un corps plus abîmé. » (3) Louis-Vincent Thomas, écrit au sujet de la présentification du défunt : « Il faut qu’il puisse être vu et touché par ceux qui lui sont chers, et ceci dans des conditions honorables pour lui. Car rien n’est pire que de mourir loin ou de disparaître sans laisser de traces corporelles, ce qui est source d’ambiguïtés et d’angoisses, comme le révèlent certains deuils pathologiques ». (4) 

 

Voir le corps mort pour « aborder la nécessité de se séparer de l’être aimé », c’est ainsi que le perçoit Marie-Frédérique Bacqué (5). Cet accès au corps lui apparaît fondamental pour les familles. La tendance naturelle d’un individu à qui on annonce la mort d’un proche sans fournir de preuves, est le déni. « De façon récurrente, l’endeuillé s’auto-persuade qu’il y a eu une erreur, que l’on s’est trompé de personne, que c’est un cauchemar, qu’il va se réveiller, etc. » (6) Pour concrétiser le décès, l’être humain a souvent besoin de voir le corps inerte, de tenir la main, caresser la joue, ressentir l’émotion en présence du défunt. Un besoin parfois de souffler quelques mots précieux à ce visage impassible et irréceptif, mais encore présent, juste pour soi-même. « Sa matérialité fait prendre conscience de la réalité de la mort et elle est malgré tout bénéfique, la certitude du pire étant, en définitive, moins traumatisante que l’incertitude. » (7)

 

Mais voir le mort est extrêmement dur. Même si cela peut aussi permettre d’interrompre l’imaginaire autour de ce mort, il s’agit d’une concrétisation du décès, une confrontation soudaine au deuil. « Il faut dire que la rencontre avec la mort, avec le mort, est en soi une menace de mort. Sauf état de déni, bien compréhensible et très souvent transitoire, le proche qui contemple un mort, ne peut échapper à un questionnement sur sa propre mort. » (8) Quand il n’apparaît pas indispensable de voir le corps mort, il semble primordial de venir saluer la dépouille, de se recueillir près de cet être aimé avec lequel une histoire a été partagée. La matérialité du corps semble avoir suppléé à la question de l’âme aujourd’hui révolue. Au-delà de toute croyance, la présence du défunt revêt alors une dimension spirituelle et symbolique.

 

Sacrifier les rites

 

Les soins de conservation ou de thanatopraxie, les rites religieux et toilettes traditionnelles ont été interdits pour les morts du coronavirus ou suspectés d’en être atteints. Après avoir été lavés une dernière fois par les soignants, leurs corps ont été enveloppés dans des housses qui ne seraient jamais réouvertes. Ni pour un ultime regard, ni pour un soin spécifique ou un rite cher à l’entourage.

 

Le rite funéraire apparaît pourtant comme une stratégie d’apaisement. « Sous une forme diffuse la personne est toujours là, capable de ressentir encore l’amour et l’attention dont elle est l’objet. On ne veut pas la voir disparaître sans lui signifier une dernière fois son attachement. Un « je sais bien, mais quand-même » interrompt toute remarque. » (9) La toilette rituelle par exemple, souvent d’ordre religieux, se veut purificatrice, elle vise à éliminer la « saleté de la mort », comme l’écrit Louis-Vincent Thomas (10). « Elle vise à le purifier [le défunt] pour le préparer à sa prochaine disparition. » (11) Ce dernier soin, comme d’autres encore auxquels des communautés souvent religieuses sont attachés, les proches ont dû accepter d’en priver leur aimé. « Au plan du discours latent […], le rituel ne prend en compte qu’un seul destinataire : l’homme vivant, individu ou communauté. Sa fonction fondamentale, inavouée peut-être, est de guérir et de prévenir, fonction qui revêt d’ailleurs de multiples visages : déculpabiliser, rassurer, réconforter, revitaliser. » (12) Louis-Vincent Thomas perçoit dans l’accomplissement des rites, dans les actions effectuées envers le mort, un besoin inconscient de transcender l’angoisse de mort. « C’est aussi un moyen de circonscrire la mort, de la piéger dans un lieu délimité, en marge de la vie. » (13) Il s’agit de maîtriser la mort, « dans sa forme effective en ce qui concerne le mort, dans son équivalent symbolique en ce qui concerne le chagrin des endeuillés ». (14)

 

Les morts sont ainsi restés nus dans les housses. Nous savons combien il apparaît essentiel, quelle que soit la culture, de vêtir le défunt. Comme l’exprime David Le Breton : « La mort est le seuil d’une autre vie, un voyage, et leur corps sera peut-être de la partie. Même lorsque rien n’a été dit, spontanément, les proches veillent à revêtir le défunt de ses plus beaux vêtements ou de ceux qui étaient significatifs pour lui. » (15) Et lorsque la culture est religieuse, ces linges sont le plus souvent blancs, exprimant la pureté. « Les vêtements constituent la dernière enveloppe qui  ? protègera ? le corps lors de la mise en terre ou de la mise à la flamme. Les endeuillés ont besoin de ressentir cette capacité d’éviter au mort de nouvelles  ? blessures ?, le corps protégé est retrouvé dans tous les tombeaux anciens, depuis la nuit des temps. » (16) Alors que la nudité convoque la vulnérabilité, l’irrespect, l’impudeur ou l’atteinte à la dignité, il est imposé aux proches de se rappeler ce corps laissé définitivement nu.

 

La mise en bière dans des cercueils scellés a été effectuée dès que possible, pour tous les morts de covid-19. Quelques rares proches pouvaient y assister, devinant leur aimé dans la housse blanche pendant quelques instants. Les cérémonies funéraires ont ensuite pu être célébrées mais seules vingt personnes pouvaient y assister, « employés des pompes funèbres compris ». Il fallait donc décider auparavant quelle serait cette quinzième ou seizième personne, du cousin à l’ami d’enfance, qui serait autorisée à assister aux obsèques. « Mais tout de même : faut-il que le biologique l’emporte radicalement sur le symbolique pour que les morts n’aient plus droit au moindre hommage ? », s’est insurgé Éric Fiat alors que sa tante venait de décéder en cette période de confinement (17). Le rite funéraire n’est pas uniquement un moyen de prendre conscience de la mort, il est aussi un moment de communion affective, une douleur partagée entre proches de la personne disparue. Et plus le rassemblement autour du mort est important, plus grand est l’hommage qui lui est rendu. « Pour nombre de ceux qui y assistent, la veillée et les obsèques se font avec la personne, ils accompagnent un ? vivant ? dans sa  ? dernière demeure  ?. » (18) La cérémonie funéraire devient ainsi le symbole qui permet d’enclencher le deuil : elle est le début de l’acceptation de la disparition de l’être aimé, de sa mort irréversible. « Les funérailles constituent un véritable carrefour psychosocial du deuil. […] elles valident sa mort et permettent au groupe d’autoriser le signalement des endeuillés afin qu’ils soient protégés pendant le temps de leur affaissement. » (19) Les rapprochements entre membres d’une même « communauté d’endeuillés », les gestes, les embrassades y ont alors un rôle essentiel, ils rassurent et réconfortent. Pourtant, en cette période de covid-19, chacun portait un masque. Distance et « gestes barrières » étaient devenus les comportements appropriés et talonnaient tout mouvement chaleureux.

 

Ce que pouvait le soignant

 

Ces procédures restrictives et non sans conséquences pour les proches, il a été demandé aux soignants de les appliquer. Or en examinant les textes et instructions diverses, il est apparu que les mesures institutionnelles avaient renforcé les recommandations nationales, celles du Haut Conseil de la Santé Publique et celles de la Haute Autorité de Santé. Que ces procédures avaient été rédigées par des responsables de chambre mortuaire puis par la Direction des Affaires Juridiques. Qu’elles étaient certainement dictées par la peur, par un immense principe de précaution, avec une volonté sincère de protéger les soignants, mais dictées également par des aspects matériels et des limitations juridiques. Et qu’inévitablement le regard posé n’y était pas celui de soignants qui assistent la mort.

 

Du patient défunt au cadavre

 

D’un point de vue soignant, le mort n’est jamais autre que le patient défunt. Il est le patient qui vivait l’instant d’avant, que l’on a soigné, et pour qui les soins n’ont plus suffi à le maintenir en vie. Quel que soit le service d’accueil, unité de soins palliatifs ou structure d’urgences, il y a ce prolongement de vivant à mort, dont seuls les proches et les soignants peuvent témoigner, mais qui donne au défunt toute sa dimension. L’instant d’avant il était vivant et nul ne peut l’oublier.

 

Cette dimension apporte un regard particulier sur la mort autant que sur le mort. Dans le monde médical, le mourir est un processus dont on devine l’évolution et dont la fin ne fait pas de doute. « La mort devient alors un problème comme un autre, pas plus mystérieux, et qui appartient aussi bien au démographe qu’au biologiste », explique Jankélévitch (20). Les soignants considèrent alors le mort comme celui qui n’a pu être sauvé. Il est le vivant sans un souffle. « Le mort, en un sens, est parti, et même infiniment loin ; mais en un autre sens il est resté sur place. Et d’ailleurs les deux reviennent peut-être au même ! Le vivant est parti sans bouger de son lit. » (21) Ainsi quand la mort saisit le vif de la personne, il reste son corps. « Certaines langues nomment ce reste, un cadavre. Mais le terme est un abîme anthropologique car aucune signification simple n’est en mesure de se refermer sur lui. » (22) La notion de cadavre transforme radicalement le statut de la personne. « Vivante elle est corps, morte elle devient cadavre. Et si le terme corps est réversible en ce qu’il désigne parfois le cadavre, jamais ce dernier terme n’est appliqué de son vivant à une personne. » (23)

 

Nul doute qu’aux yeux des soignants, le patient défunt a pris une allure de cadavre au moment où il a été placé nu dans une housse hermétique. En cet instant crucial, les dernières traces d’humanité ont semblé lui être retirées. La housse à elle seule évoque un paquet immense et encombrant en voie d’élimination. « Les hygiénistes pour lesquels le cadavre est de trop, facteur potentiel de désordre et d’impureté à rejeter extra muros, réduisent l’expressivité du cadavre à de pauvres contraintes objectives », souligne Jean-Philippe Pierron (24). Homme mort ou cadavre, nous restons pourtant devant des significations et des valeurs, et leur mise à mal a inconforté voire fragilisé les soignants. Si aux yeux des proches, la dépouille est un lieu de mémoire, incarnant encore la personne qu’elle fut, sujet d’amour et de tendresse, elle reste aux yeux des soignants celle ou celui qu’ils ont soigné, dont ils ont « pris soin » quelques jours, quelques heures, qu’importe ! quand l’attention est plus prégnante que le temps.

 

Soigner le mort

 

« On peut considérer que nous avons pour tâche de rendre la séparation, la fin des êtres humains, quand elle survient, aussi légère et agréable que possible, aux autres comme à soi-même, et se demander comment on peut accomplir cette tâche », nous dit Norbert Elias dans La solitude des mourants (25). L’accompagnement du mourant et de ses proches, puis les soins au mort, restent un aspect important de la fonction soignante, bien que les formations y préparent peu.

 

Jean-Philippe Pierron interroge : « Quelle continuité y a-t-il entre le soin du corps malade et le soin du cadavre ? L’histoire des premières sépultures rappelle que le premier soin est le soin des morts, la toilette funéraire. Le soin funéraire n’est donc pas tant l’échec que le rappel du soin en son fondement : il accompagne une finitude. » (26) D’un point de vue soignant, la prise en charge des patients décédés s’inscrit dans une continuité des soins. De la toilette corporelle à la disposition des bras au-dessus du drap, le mort bénéficie de multiples attentions et les soins sont effectués avec douceur. Presqu’autant que s’il vivait encore. « Prendre soin du cadavre, le rendre présentable n’est donc pas qu’un dérisoire souci de sauvegarder les apparences. C’est l’ultime souci de maintenir active la reconnaissance de ce qui lie les hommes aux hommes. Là, le soin est une épreuve de l’essentiel. » (27)

 

Accompagner les endeuillés

 

Dans cette continuité de soins, l’accompagnement des proches vers le patient décédé, les messages délivrés, qu’ils soient explicatifs, rassurants ou informatifs, sont prodigués avec la même attention.

 

« La découverte d’un être aimé mort conserve toutes les conséquences dramatiques et doit être préparée. » (28) Les soignants ont pleinement conscience qu’ils marchent là sur le chemin naissant du deuil. « Au moment du décès, les familles sont désemparées, personne n’est là pour prendre un relais, personne ne sait comment faire avec un mort, et c’est aux soignants qu’est demandé d’assumer ce qui, à mon sens, ne fait plus partie de leur fonction propre. La mort n’est pas et ne peut être un problème uniquement médical. Cependant, ils font face. » (29)

 

Avec les proches, le corps est touché, la chemise repositionnée, des mots prononcés. « Les paroles fréquemment entendues comme  ?on dirait qu’il dort ?, ? il est apaisé ?, ? elle est sereine, calme ? sont des appréciations qui rassurent, car souvent personne n’a de mot pour qualifier le mort. » (30) Ces sensations laissent penser que l’être aimé a quitté le monde des vivants dans la sérénité, sans effroi ni douleur ni colère, et cette idée est apaisante pour ceux qui lui survivent. Mais parfois aucun mot n’est dit parce qu’il n’y a de place pour aucun d’eux. Seule la douleur se fait entendre ou ressentir. Le corps a matérialisé la mort, il lui a donné une forme concrète, sa découverte est un moment dramatique auquel seul le silence peut alors faire écho.

 

Comment assister à la douleur de l’endeuillé sans en être touché, ébranlé, sans qu’elle vienne percuter nos propres projections d’enfant, de parent, de frère… ? « On souffre de la douleur de l’autre justement parce qu’on ne peut pas être à sa place et que l’on sait sa douleur incommunicable. » (31) Vincent Delecroix défend une compassion du soignant, bien plus que de l’empathie qui signifierait « je souffre comme tu souffres » : « Dans com-passion, le cum me satisfait parce qu’il induit une relation d’analogie et non pas d’identification : la douleur de l’autre me fait souffrir, c’est incontestable même si je n’endure pas sa souffrance. » (32) Accompagner les endeuillés est difficile, c’est une des missions les moins spontanées des professionnels du soin. Parce qu’ils manquent de mots pour atténuer la souffrance, parce qu’ils luttent eux-mêmes contre leur propre trouble, leur propre perdition, et qu’il leur faut « survivre » eux-mêmes à la mort de ceux qu’ils soignent.

 

Réhumaniser sous les diktats de la covid-19

 

Les soignants ont accompagné les patients mourant du coronavirus avant de s’occuper de leur corps mort. Ainsi il leur a été difficile de comprendre les mesures qu’on leur imposait : quelle différence y avait-il entre s’occuper d’un patient vivant et s’occuper de ce même patient mort, atteint de la même infection ? Le second pouvait-il être plus contaminant que le premier ? Jamais la question du temps passé auprès d’un vivant atteint de covid-19 ne s’était posée, pourquoi se posait-elle alors auprès d’un mort ?

 

Il est possible que la réduction de présence des patients défunts à deux heures au sein des services de soins ait eu notamment pour visée de limiter « l’accumulation des morts » dans les unités et ainsi protéger le « moral des troupes ». Mais c’est finalement en « réhumanisant » leurs missions que les soignants ont semblé se protéger. Ne pas perdre pied, rester soignants, obéir a minima à leurs valeurs fondamentales. Au sein de l’unité de soins palliatifs dédiée aux victimes de l’épidémie, dans laquelle quarante-trois patients sont décédés en quarante jours consécutifs, les soignants ont conservé les corps plusieurs heures pour attendre les proches. Ils étaient parfois huit d’une même famille, et l’équipe s’était accordée à les laisser monter deux par deux dans la chambre du défunt. Aux urgences également, les moments de recueillement se sont prolongés afin de permettre aux parents plus distants de venir dire au revoir. Sans remettre manifestement en cause les procédures qui avaient été données, elles étaient simplement « dédramatisées ». La transmission des consignes de ne pas embrasser, de ne pas approcher, était oubliée. Chacun portait un masque, chacun savait déjà, chacun ferait ce qui était le mieux pour lui-même. Bien-sûr tous les personnels hospitaliers n’ont pas dérogé aux règles, certains ont tenu à respecter scrupuleusement les consignes, mais qu’importe, cette résistance soignante parle en elle-même. « Ces savoir-faire de protection de soi et de l’équipe pour tenir dans des situations critiques sont élaborés collectivement et mis en œuvre pour trouver des issues aux épreuves du travail. » (33) C’eut été probablement un sentiment de démission, ou de double échec que d’échouer à soigner puis d’échouer à accompagner. Il fallait que le soignant puisse se retrouver à un moment du processus. S’auto-rassurer, se convaincre qu’il avait fait tout ce qui était en son pouvoir. Et si ce pouvoir était d’alléger un tant soit peu la douleur des endeuillés, leur frustration, leur peur, leur culpabilité, alors il fallait qu’il le fasse, pour eux autant que pour lui-même.

 

Conclusion

 

Nous ne saurons pas comment vivent aujourd’hui ceux que le coronavirus a amputés d’une partie d’eux-mêmes. Ce qu’ils ressentent, du fond de leur silence, lorsqu’ils vont se recueillir sur la tombe ou devant l’urne de leur parent. Nous ne connaîtrons pas leur souffrance. A peine pouvons-nous l’imaginer.

 

Si leur deuil a été oublié au milieu de l’urgence et des prérogatives de la pandémie, les soignants, eux, n’ont eu d’autre choix que de s’y confronter. Conscients qu’ils n’oublieraient pas. Être témoin de la mort d’autrui est une expérience difficile qui meurtrit. Assister impuissant à la douleur des proches est un spectacle qu’aucun temps ne peut effacer.

 

« Être éthique, c’est accepter et vivre ce conflit du bien à faire et du devoir à accomplir, "comme si" la destination de l’homme était d’en sortir dans un monde meilleur, qui n’est pas à attendre mais à construire. […] Être éthique, c’est souffrir sans repos de ce conflit, jamais résolu, jamais réglé, toujours à remettre sur l’ouvrage » (34). Exacerber la douleur, des autres puis de soi-même, en respectant fidèlement les nouvelles procédures, devenait difficilement supportable. Ainsi les soignants, devenus aussi silencieux que les endeuillés, couverts par le bruit des applaudissements chaque soir à leur encontre, ont résisté à leur manière. Laissant le temps de dire au revoir.

 

Notes :

 

(1) Dreyer P., Faut-il faire son deuil ?, Paris, Autrement, 2009, p. 7.

(2) Bacqué M.-F., « Voir ou ne pas voir le corps du défunt », in Jusqu’à la mort accompagner la vie, N°121, février 2015, pp. 73-82.

(3) Ibid., pp. 73-82.

(4) Thomas L.-V., Mort et pouvoir, Paris, « Payot et Rivages », 2010, p. 124-125.

(5) Bacqué M.-F., « Deuil post-traumatique et catastrophe naturelle », in Etudes sur la mort, n° 123, janvier 2003, pp. 111-130.

(6) Ibid., pp. 111-130.

(7) Thomas L.-V., Rites de mort, Paris, Fayard, 1985, p. 141.

(8) Bacqué M.-F., « Voir ou ne pas voir le corps du défunt », op.cit., pp. 73-82.

(9) Le Breton D., « Face à ce qui reste : ambivalences du cadavre », in Shepens F., Les soignants et la mort, « Clinique du travail », 2013, pp. 57-70.

(10) Thomas L.-V., La mort, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1988, p. 93.

(11) Le Breton D., « Face à ce qui reste : ambivalences du cadavre », op.cit., pp. 57-70.

(12) Thomas L.-V., La mort, op.cit., p. 92.

(13) Ibid., p. 92-93.

(14) Thomas L.-V., Rites de mort, op.cit., p. 120.

(15) Le Breton D., « Face à ce qui reste : ambivalences du cadavre », op.cit., pp. 57-70.

(16) Bacqué M.-F., « Voir ou ne pas voir le corps du défunt », op.cit., pp. 73-82.

(17) Fiat E., « Aujourd’hui ma tante est morte », in La Croix, 23 mars 2020.

(18) Le Breton D., « Face à ce qui reste : ambivalences du cadavre », op.cit., pp. 57-70.

(19) Bacqué M.-F., « Deuil post-traumatique et catastrophe naturelle », op.cit., pp. 111-130.

(20) Jankélévitch V., Penser la mort ?, Paris, Liana Levi, 2003, p. 58.

(21) Jankélévitch V., La mort, Paris, Flammarion, « Champs essais », 2017, p. 372.

(22) Le Breton D., « Face à ce qui reste : ambivalences du cadavre op.cit., pp. 57-70.

(23) Ibid., pp. 57-70.

(24) Pierron J.-P., Vulnérabilité pour une philosophie du soin, Paris, PUF, 2010, p. 178.

(25) Elias N., La solitude des mourants, Paris, Christian Bourgeois, 2012, p. 12.

(26) Pierron J.-P., Vulnérabilité pour une philosophie du soin, op.cit., p. 178.

(27) Ibid., p. 199.

(28) Bacqué M.-F., « Voir ou ne pas voir le corps du défunt », op.cit., pp. 73-82.

(29) Canouï P., « Le deuil des soignants », in Etudes, N° 395, novembre 2001, pp. 475-491.

(30) Bacqué M.-F., « Voir ou ne pas voir le corps du défunt », op.cit., pp. 73-82.

(31) Delecroix V. et Forest P., Le deuil, entre le chagrin et le néant, Paris, Gallimard, 2017, p. 80.

(32) Ibid., p. 80.

(33) Guerra Gomes Pereira M.-H., « Du ? sale boulot ? au ? bel ouvrage ? : activités de soins et confrontation à la mort », in Schepens F. Les soignants et la mort, ERES « Clinique du travail », 2013, pp. 227-240.

(34) Rameix S., Fondements philosophiques de l’éthique médicale, Paris, Ellipses, 1996, p. 86.

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news-3559 Fri, 05 Mar 2021 10:17:00 +0100 COVID-19 LA LIMINALITÉ POUR TOUS ? https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/covid-19-la-liminalite-pour-tous Article de Bertrand QUENTIN publié initialement dans le N°161 de la revue ETRE.

 

Ma tante âgée de Charente a une mauvaise hanche et ne voit plus très bien. Pendant la période de confinement due au Covid-19 elle était seule dans sa maison et le midi un repas lui était apporté sur le pas de sa porte...

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news-3560 Fri, 05 Feb 2021 10:22:00 +0100 LE SOIGNANT FACE A l'ASSIGNATION JUDICIAIRE https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/le-soignant-face-a-lassignation-judiciaire Par Margot SMIRDEC


Médecin anesthésiste-réanimateur, Margot Smirdec a consacré sa thèse à l’impact des directives anticipées sur la prise de décisions des médecins réanimateurs. Elle a participé à la création de l’association En quête de sens 63 pour offrir un espace d’informations et d’échanges en vue d’aider les soignants à retrouver du sens dans leur métier.

Article référencé comme suit :


Smirdec, M. (2021) « Le soignant face au risque d’assignation judiciaire : que va-t-il rester de son idéal de soin ? » in Ethique. La vie en question, février 2021.


Les notes de bas de page se trouvent dans le PDF accessible au bas du document.

 

Ce jour-là vers neuf heures du matin, assise à mon bureau, je reçois un coup de téléphone :
        - « Allo Margot, je t’appelle pour l’enfant que tu as failli tuer. »
        - «...»
        - « Ah, non c’est bon j’ai compris, j’ai la prescription devant les yeux, ton zéro a été pris pour un neuf. Alexandre va bien maintenant, je ne sais pas si tu es au courant mais il a fait un surdosage en Morphine la nuit du cinq après qu’il soit revenu du bloc opératoire. »
Il n’y a, fort heureusement, pas eu de conséquences de cette erreur médicale sur la santé de l’enfant au-delà des quelques heures de surveillance rapprochée qui ont suivi le surdosage. Mais, comme les parents voulaient déjà porter plainte pour toute la prise en charge médicale de leur enfant, avant même cet événement, ils ont porté plainte au commissariat, pour mise en danger d’autrui. Cette plainte et la procédure judiciaire qui l’a suivie ont été pour moi un véritable traumatisme, m’invitant à une réflexion sur les enjeux de cet événement. Devant le profond ébranlement causé par l’assignation en justice et la solitude que traverse le soignant dans une telle épreuve, 
que peut-il rester de son idéal de soin? Cette question peut se présenter avant même l’assignation, devant le simple risque de cette mise en accusation et de ses conséquences potentielles, et ainsi, elle peut se poser pour tout soignant, qu’il ait été ou non assigné en justice dans le cadre de son travail.
L’idéal du soin, aujourd’hui comme hier, pourrait être représenté par la meilleure prise en charge possible, avec la plus grande justesse, pour chacune des quatre phases du care décrite par Joan Tronto  : tendre à reconnaître au mieux les besoins de soin (caring about), à les prendre en charge de la meilleure des manières (taking care of), à appliquer ce soin au mieux (care giving), et à s’enquérir du mieux que l’on peut de la façon dont il est reçu par la personne soignée (care receiving). Si l’idéal du soin est une idée, tendre vers cet idéal peut se mettre en action concrètement, peut se vivre au quotidien. Soigner avec cet idéal comme but, c’est peut-être à chaque instant pouvoir dire que le plus grand soin a été apporté dans chaque situation pour chacune de ces quatre phases du soin, avec la meilleure intention, qui pourrait être traduite par l’impératif kantien sous ses deux formulations « agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle »  et « agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » . Même si toutes les meilleures conditions ne sont bien entendues pas remplies au quotidien, d’où le fait que cette vision soit une vision idéale et non une vision réelle, il importe, pour que cet idéal reste un idéal et ne soit pas qu’une chimère, qu’il soit, théoriquement, possible, imaginable, qu’il puisse parfois y avoir les conditions requises, dans un futur non trop lointain, pour que cet idéal se mette en place. Nous nous interrogeons sur la place que peut avoir aujourd’hui, dans notre société individualiste et libéraliste, la confrontation directe entre cet idéal du soin et l’erreur médicale ; ou simplement l’idée que cette confrontation soit possible sur le plan théorique, en tant que risque inhérent à la pratique du soin, et non en tant qu’événement vécu. Nous nous intéresserons aux conséquences sur l’individu, ici le soignant, de la place « accordée » et «prise» par l’erreur médicale dans la société et dans l’institution, de la façon dont l’erreur médicale est présumée, suspectée, traitée, considérée, vécue, pointée, analysée, notamment dans le traitement judiciaire qui lui est fait. Nous laisserons volontairement de côté le vécu psychique du soignant quant au fait de commettre une erreur en soi dans sa pratique du soin, quant à son rapport intime à la personne soignée et à sa qualité de soignant ainsi qu’à la remise en question individuelle qui l’accompagne.


L’épreuve de l’erreur médicale


De l’erreur cachée à l’erreur pointée


La fin du XXème siècle et le début du XXIème siècle ont vu un renversement de l’approche éthique sociétale, et notamment médicale, au travers de la place de plus en plus grande laissée à l’autonomie de l’individu dans la société dans une vision idéologique libéraliste comme décrit par Corine Pelluchon dans le chapitre « Reconfigurer l’autonomie » dans L’autonomie brisée . C’est ainsi que d’une médecine dite paternaliste, au sein de laquelle les soignants décidaient en lieu et place du patient, nous passons progressivement à une médecine autonomiste dans laquelle le patient devrait décider de tout ce qui concerne sa santé après qu’il ait eu les informations, claires, loyales et appropriées. Il découle forcément de ce changement de paradigme un certain nombre de renversements dans les pratiques du soin et notamment, ce qui nous intéresse ici, dans la gestion de l’erreur médicale, dans la place et le regard qui lui sont donné dans la société d’aujourd’hui. On pouvait reprocher à la médecine paternaliste son opacité, en effet, le patient n’avait pas son mot à dire, il devait faire une confiance aveugle aux soignants qui s’occupaient de sa personne, car ils savaient et lui ne savait ; ils étaient les sachants et lui l’ignorant ; les soignants délivraient un soin, le soigné recevait le soin. Cette relation était donc totalement déséquilibrée, inégale, unilatérale. Une conséquence pour le patient était qu’il n’avait pas à se positionner, pas à réfléchir, pas à s’inquiéter du bon ou du mauvais choix à faire, ce qui pouvait être confortable et rassurant pour de nombreux patients. Néanmoins, il devait faire une confiance aveugle aux soignants qui le prenaient en charge, sans qu’aucune remise en question ne soit possible. Du côté des soignants, s’ils étaient obligés de deviner les particularités du patient ou bien de traiter tous les patients de la même façon, cette approche paternaliste avait pour conséquence de les placer dans une position de force, une position de plein-pouvoir en quelque sorte. Comme le patient n’avait pas son mot à dire, il était difficile pour lui de critiquer, de mettre en doute les soins qui lui étaient apportés, donc de demander réparation d’éventuels préjudices, d’autant que les soignants n’étaient pas tenus de l’informer des tenants et aboutissants de ses soins. Ainsi, la dérive pouvait être une forme d’omerta médicale où toute erreur était cachée au patient. L’erreur médicale était donc principalement omise, ou au moins justifiée, éventuellement assumée mais plutôt légitimée, par la solidarité du corps soignant, valeur qui prévalait dans ce modèle paternaliste de soin et s’asseyait sur toute forme de responsabilité.
Mais après les dérives inhumaines des expériences médicales nazies, il n’était plus question de laisser courir ce risque de dérives, de même que la montée progressive du système capitaliste et libéral dans nos sociétés apportait avec elle la montée de la primauté de l’autonomie de l’individu sur toute autre chose. Nous sommes passés à une médecine dite autonomiste, dans laquelle le patient est supposé choisir lui-même et dans leur totalité les soins qui lui sont rendus. D’une relation de confiance, nous sommes passés à une relation contractuelle entre le patient et son soignant. Qui dit contrat, dit responsabilité, dit droits et devoirs, dit obligations et dit réparations si préjudice. Mais si alors la responsabilité est totale, et qu’il n’y a plus aucune forme de solidarité, entre soignants, entre le soignant et le patient, entre l’institution et le soignant, entre la société et le soignant, alors la recherche de la responsabilité peut se transformer en recherche de culpabilité, dans laquelle un coupable est recherché face à toute erreur commise. L’erreur est ici pointée du doigt, critiquée, accusée. Car le contrat peut, s’il est trop exigeant avec le soignant, le prendre en otage, et lui sommer de guérir à tout prix, lui refuser tout droit à l’erreur. Nous adopterons volontairement un ton se voulant plutôt alarmiste et caricatural dans la suite de l’exposé, sur le modèle de l’heuristique de la peur avec cette vision purement autonomiste et néolibérale comme projection supposée et crainte.


L’erreur et la punition
L’erreur, la faute commise en se trompant, la différence d’avec l’attendu, allant de l’aléa contre lequel on ne pouvait rien faire, à la faute que l’on aurait pu éviter et pour laquelle un coupable est recherché, l’erreur, que l’on cherche à tout prix, est à éviter. Si l’erreur ne peut pas arriver lorsqu’il n’y a que des certitudes, l’erreur est malheureusement indissociable du soin, car la médecine est faite d’incertitudes d’une part, et l’erreur est humaine, l’humain fait toujours des erreurs. De la petite bourde, boulette, sottise sans grandes conséquences, à l’erreur fatale pour le patient, tous les stades de niveau d’erreur et de conséquences peuvent être vécus. Et si l’aléa thérapeutique contre lequel on ne pouvait rien faire, que personne ne pouvait éviter, restera sans suite, quoique les hôpitaux déboursent chaque année des dédommagements aux patients pour ces aléas ; la faute commise fera rechercher un coupable, quelqu’un à blâmer pour cette faute. Ainsi peut être la différence entre la responsabilité et la culpabilité face à l’erreur médicale. L’aléa entraîne des dédommagements pour les conséquences de l’erreur sur le patient en s’appuyant sur la responsabilité des personnes impliquées dans l’erreur (personnes morales comprises), la faute recherche un coupable qui doit être puni pour qu’il y ait réparation. Ainsi en va-t-il des plaintes déposées au tribunal pénal, « c’est l’acte plus que les conséquences qui est puni »  comme l’écrit Hans Jonas dans Le Principe responsabilité. La question posée est : « l’acte était-il criminel »  ? Où commence et où s’arrête la responsabilité du soignant ? Jonas écrivait que « la responsabilité du médecin, commencée avec la relation thérapeutique, s’étend de la guérison, l’atténuation de la souffrance, le prolongement de la vie du patient, à l’exclusion de tout autre bien-être ou mal-être et sans égard à la question de la valeur de l’existence ainsi obtenue ; elle aussi prend fin avec la fin du traitement » . Est-ce encore valable ? Cette responsabilité ne s’est-elle pas étendue au-delà encore ? Ou bien est-ce l’idée que la société se fait de cette responsabilité. A l’heure où les limites de la vie et de la mort sont toujours repoussées, de la grande prématurité, aux dons d’organes, en passant pas la circulation extracorporelle, et l’euthanasie, la société ne s’illusionne-t-elle pas sur la toute-puissance médicale ? Peut-être la société croit-elle que la médecine, que les soins puissent être faits de façon quasi parfaite, avec justice, et réclame-t-elle réparation dès lors qu’un incident survient, le considérant alors comme inacceptable et imposant réparation. « L’injustice n’est perceptible que lorsqu’on reconnaît que les institutions sociales ne sont pas naturelles, mais artificielles » , que lorsqu’on pense qu’il y a erreur humaine, impact de l’homme sur l’homme. Or comme la société a l’illusion que la médecine aujourd’hui peut tout, elle ne supporte aucune déviation d’avec la santé, qu’elle considérera plutôt que comme un aléa, comme une faute qui impose une punition et une réparation.


La solitude du soignant
La question que nous nous posons alors est celle de savoir qui sera dans ce cas coupable de l’erreur médicale, si erreur il y a. Il est bien difficile de chercher un coupable institutionnel, qui n’a pas de visage, qui est bien difficilement atteignable, même si l’institution peut être assignée en justice en tant que personne morale. Il est bien plus facile de trouver un coupable en la personne d’un individu, souvent ici le soignant, qui in fine, sera celui qui réalise le soin, même s’il n’est pas celui qui prend en charge ce soin, souvent pris en charge en grande partie par l’institution, par l’État. D’autant que la personne (qu’elle soit morale ou physique) qui assure la partie prise en charge, taking care of du care, peut se prévaloir de ne pas être responsable de l’erreur médicale, car ce n’est pas elle qui l’a faite (l’erreur), parce qu’elle n’était pas au courant, parce qu’elle n’est pas celle qui fait donc ne peut pas se porter responsable à sa place. C’est à ce sujet entre-autre, que Tronto parle d’«irresponsabilité des privilégiés» [...] si les destinataires s’estiment mécontents, ils ne peuvent se plaindre à ceux qui n’ont pas fourni directement le soin, parce que ce n’est pas de leur responsabilité » . L’institution, la hiérarchie, l’État, la société peuvent tout à fait « botter en touche », « s’inscrire en faux », se dédouaner de toute implication dans l’erreur, de toute responsabilité. Même si ça n’est pas tout à fait exact, car l’institution hospitalière protège tout de même ses agents et se porte garante de nombre d’erreurs, notamment dans leur gestion administrative, dans le paiement des dédommagements des conséquences des aléas notamment, elle ne portera, si possible, aucune responsabilité lorsqu’il s’agira d’une erreur jugée pour faute, au tribunal pénal, prétextant notamment cette irresponsabilité dite des « privilégiés », de ceux qui ne savent pas, de ceux qui ne font pas. Même si l’affaire du sang contaminé a montré que l’institution et ses représentants pouvaient être inquiétés et assignés en justice, nombre de non-lieux, dans cette affaire et dans d’autres, prouvent que les représentants et donc l’institution sont souvent jugés « responsables mais pas coupables ». Et, sous l’heuristique de la peur de cette société purement autonomiste, cette tendance à l’irresponsabilité des « privilégiés » devrait tendre à s’accroître. L’institution peut et a tendance à se désengager de cette responsabilité pour mieux se protéger, et à laisser l’individu soignant seul porter la responsabilité de l’erreur, jugée comme une faute. Le risque pour l’individu soignant est donc de vivre un profond sentiment de solitude face à cet événement qu’est l’erreur médicale. Que ce risque se soit réalisé ou pas, son existence hypothétique seule est suffisante à induire insidieusement ce sentiment de solitude chez le soignant, qui prend conscience dans certaines situations, qu’il est exposé à ce risque d’assignation en justice, et à ce risque qu’il ait à porter seul une responsabilité qu’il estime pourtant être souvent partagée. En effet, le soignant étant celui qui réalise l’acte de soin, il est le premier responsable d’une éventuelle erreur. Mais si le cadre de travail, la société dans laquelle il exerce, ne lui permettent pas, ne lui ont pas permis d’exercer au mieux son travail, tel qu’il le souhaitait, tel qu’il l’envisageait, en gardant à l’esprit la quête d’un idéal du soin, alors il estimera toujours qu’il n’est pas seul responsable, et qu’il est en quelque sorte sacrifié dans cette quête du coupable.

 


Que va-t-il rester de son idéal de soin ?


L’invitation à la négligence
Si le modèle paternaliste, à l’extrême, pouvait inviter le soignant à se laisser pousser des ailes et à faire ce que bon lui semblait sans se soucier trop des conséquences, encourageant les comportements téméraires plutôt que lâches, le modèle autonomiste encourage au contraire à choisir la lâcheté plutôt que la témérité. Même si la juste mesure serait le courage, il est un équilibre difficile à trouver ; un modèle fait toujours pencher la balance plutôt d’un côté que de l’autre, force un trait. Assurément, le modèle autonomiste, qui pousse au sacrifice du soignant sur l’autel de la prise de responsabilité et de la culpabilité de l’erreur médicale, encourage toujours plutôt un choix en moins, qu’un choix en plus, un choix moins risqué qu’un choix risqué, quand bien même le soin issu de ce choix ne tendrait pas vers l’idéal du soin pour le patient, il importe désormais de se prémunir du risque d’assignation pour erreur médicale. Dans ce cas, mieux vaut prendre le risque de la « négligence » , même si c’est une erreur, que celui d’avoir voulu bien faire et d’avoir entraîné une erreur. Dans la lignée du « le mieux est l’ennemi du bien », dans une version moins glorieuse, le rien est mieux que le bien, lorsque le bien fait courir un risque. En effet, il est bien plus difficile d’apporter la preuve d’une négligence que celle d’une erreur visible et identifiable ; il est difficile d’accuser quelqu’un sans preuve. C’est ainsi que le moindre mal exposé par Aristote  tend à devenir omniprésent dans la décision soignante, parce que le risque de plainte judiciaire et de solitude qui l’accompagne, ce risque est désormais de plus en plus présent, et on l’imagine aisément omniprésent dans une société radicalement individualiste et autonomiste. Or ce risque est en lui-même un mal. Ce mal de l’assignation judiciaire et de son risque est important, il peut ébranler totalement le soignant, voire le conduire à l’interdire d’exercer, donc il s’impose souvent face au soin du patient, lorsque celui-ci apporterait un mieux-être d’une importance légère à modérée et lorsque les deux sont en conflit.
N’est-ce pas là une fausse excuse, une excuse un peu facile ? N’est-ce pas un manque de courage du soignant, un manque d’abnégation ? Si le danger n’est pas réel, alors oui, c’est faire assurément preuve de lâcheté. Mais si le danger est bien réel et qu’il peut rapidement conduire le soignant à ne plus pouvoir exercer, par la faute de la sanction judiciaire sur sa capacité d’exercer, ou bien par l’impact psychique que la procédure judiciaire peut entraîner de par le manque de soutien institutionnel dont elle s’accompagne ? Alors dans ce cas, l’excuse est réelle, et la prise de risque pourrait se transformer en témérité plutôt qu’en une forme actuelle de courage. Or le soignant n’est pas et n’a pas vocation à être un héros même si sa profession se veut vocation. Le soignant ne doit pas avoir à être exceptionnel pour faire son métier au mieux avec un but noble et la meilleure des intentions qui soit. Il doit pouvoir bien faire son métier en étant un citoyen « lambda ». Non pas au sens où il serait un citoyen quelconque, remplaçable tel un numéro, mais dans le sens où il doit pouvoir correctement faire son métier sans agir de façon héroïque, en faisant preuve de bonne volonté.


Enjeux psychiques
Ce choix du moindre mal n’est sans doute pas anodin, et ne se fait probablement pas sans faire du mal au soignant, sans qu’il en paye un certain prix. Nous nous intéressons ici aux conséquences de ce choix sur le psychisme du soignant. Même s’il est totalement artificiel de séparer ce choix de son contexte, de l’individualiser ici, de l’extraire du soin donné dans l’ensemble par le soignant au patient, et de le séparer ainsi d’éventuelles conséquences psychiques du fait de réaliser une erreur médicale, ou de la craindre en tant que telle, en tant que blessures infligées au patient, et non vis-à-vis du risque de poursuite due à l’erreur médicale, nous tenterons ici cet exercice. L’enjeu psychique sur le soignant tient ici du jugement qu’il fait de lui-même et de son travail à l’aune de l’erreur médicale et de sa traduction sociétale. « Tu te jugeras donc toi-même, lui répondit le roi. C’est le plus difficile. Il est bien plus difficile de se juger soi-même que de juger autrui. Si tu réussi à bien te juger c’est que tu es un véritable sage. »  En reprenant le vocabulaire d’Aristote, un soignant qui viserait un soin idéal serait plutôt passible d’acrasie, d’ « incontinence » (savoir que l’on fait le mal sans parvenir à faire autrement), plutôt que d’ « intempérance » (faire le mal délibérément). La distinction s’opèrerait par le regret et la recherche du repentir qui sont présents chez l’incontinent et non chez l’intempérant . Ainsi le soignant qui est en quête d’un soin idéal pour son patient s’exposera au regret, voire au remords. C’est ce qui peut surgir de façon importante face à la décision de moindre mal prise en considérant le risque médico-légal. Si le soignant a la sagesse, au vu du contexte sociétal autonomiste et du risque de plainte, de parfois choisir de se protéger plutôt que de tenter de réaliser le soin idéal, il en payera probablement le prix d’un regret, voire d’un remords donc, celui de ne pas avoir proposé le mieux au patient ; il cherchera sans doute à se repentir d’une façon ou d’une autre, ce qui aura un prix pour lui. Par exemple, il peut surinvestir son travail, ne pas compter ses heures supplémentaires, estimant qu’il doit au moins cela au patient, n’ayant pas pu lui offrir le choix du soin visé idéal. D’une façon parallèle, il pourra juger ses choix, quoique plus sage et optimaux, comme quelque part mauvais, comme faisant preuve d’ignorance d’une partie du mal du patient, tel que décrit par Tronto comme une forme de mal moral .
C’est ainsi que la visée d’un soin idéal par le soignant s’étiole progressivement, pour petit à petit disparaître sous le poids de la réalité de la société dans laquelle le soignant exécute le soin et qu’elle risque de laisser place à une vision pragmatique plus figée. Ce qui, malheureusement poursuit un processus déjà lentement entamé lors des études médicales, puisque celles-ci sont enseignées sous un prisme quasi exclusivement technique - ce qui laisse très peu la place à une vision humaine du soin. Pelluchon le décrit bien : « ces derniers [les étudiants en médecine], plutôt altruistes au départ, sont convaincus après quatre ou cinq années d’études qu’il leur faut mettre de côté leurs émotions et même leurs propres idéaux s’ils veulent se protéger » . Le fait d’abandonner son idéal de travail peut créer d’importantes souffrances, de la dépression notamment s’il s’accompagne d’une forme de résignation et s’ajouter au stress induit par la crainte du risque médico-légal.


Enjeux collectifs
Gardant en tête l’heuristique de la peur sous forme d’une radicalisation autonomiste de la société, nous percevons un risque d’une généralisation de cette perte d’idéal du soin chez les soignants. Cette perte de l’idéal du soin pouvant se traduire par une forme de résignation qui entraînerait d’une part une forme de normalisation négative du soin et pourrait faire courir le risque d’une crise de la vocation soignante. Une pratique normative du soin minorante, sous la crainte de la plainte judiciaire donnerait un soin qui se figerait dans une protocolisation à outrance sans aucune adaptation à chaque patient et sans personnalisation (car pouvant être entachée du risque d’accusation d’être sorti sans justification suffisante du protocole édicté). Pas de cas particulier, pas de prise en charge unique adaptée à l’ipséité du patient, mais plutôt une médecine « robotisée », sans audace, sans étonnement, sans sentiment. En effet, comment justifier le particulier dans ce cas ? Ce qui sort de la norme est toujours plus attaquable que ce qui s’inscrit dans la norme. Ce n’est alors plus le « particulier »  que le soignant soigne comme Aristote le prônait jadis, mais le patient x de la même manière que la patient y ou z. Ce qui paraît aller à l’encontre de la spécialisation toujours plus poussée de la médecine et de l’adaptation des traitements au génome notamment, et à la visée individualisée de la médecine dite des 4P (préventive, prédictive, personnalisée et participative). Mais là encore, l’individualisation rentre dans un cadre normatif, dans un protocole dédié.
Une médecine normative, robotique et déshumanisée n’est, la plupart du temps, pas ce pour quoi les soignants se sont lancés dans leurs études. Ce n’est pas là l’idée qu’ils ont de la vocation de soignant. Il ne serait pas étonnant de constater dans un pareil cadre, une crise de la vocation soignante, avec de nombreux soignants qui quittent la profession pour une autre profession. Ou alors des soignants en arrêt maladie prolongé, se suicidant dans le pire des cas. Et des potentiels élèves qui se détournent de cette voie professionnelle pour un autre domaine. Cela serait d’autant plus marqué dans une société autonomiste et individualiste qui n’encourage pas la voie du care, du prendre soin, mettant plutôt en avant d’autres qualités et d’autres dynamiques. Nous pouvons noter la contradiction qui réside ici dans le fait que le patient individualiste veut plus encore que le patient non individualiste, que l’on s’occupe exclusivement de lui, d’une façon unique et particulière, peu importe ce qu’il en coûte pour les autres patients. On pourra sans doute voir là une forme d’interprétation de l’erreur médicale dans une république procédurale qui pointe du doigt les risques de « la priorité du juste sur le bien » et du désengagement du sujet qui s’y associe .


CONCLUSION


Confronté à l’erreur médicale ou à son risque, il semblerait que le soignant conserve bien peu de son idéal de soin, de care, du caring about, du taking care of, du care giving et du care receiving. Son idéal est bien abîmé, écorné par l’emprise de l’obsession autonomiste grandissante de nos sociétés. Dans une société procédurale où le juste prime sur le bien, la solidarité s’efface au profit de la responsabilité, voire de la responsabilisation individuelle bien vite confondue avec la culpabilisation de l’individu soignant lorsque la médecine hautement technique et le culte de la toute-puissance médicale laissent croire à la santé éternelle et à l’impossibilité de l’échec scientifique. Si cette description un peu alarmiste s’apparente plus à une heuristique de la peur, il n’en reste pas moins que l’évolution de ces dernières années mène tout droit à cette réalité.
Si l’on peut s’attrister d’une médecine qui va ainsi en se déshumanisant et étant de plus en plus normative, procédurale et ne s’accordant pas ou très peu, si ce n’est dans des protocoles de recherche, à la particularité de chaque patient, on peut grandement s’inquiéter d’un risque de crise de la vocation soignante, d’un risque de désertification de la profession et d’un délaissement de la voie du care. Cette inquiétude n’est pas sans trouver écho au manque de personnel infirmier aux Etats-Unis depuis les années 1990 avec une grande difficulté de recrutement qui semble apparaître également nettement en France ces dernières années ; en témoigne les récents scandales sanitaires (fermeture de lits par faute de personnel, fermeture récente de services d’urgence faute de médecins) sans prendre encore en compte l’impact tout récent de la Covid-19. Contrairement à ce que pensent certains, l’intelligence artificielle ne peut pas jouer le rôle de cette pratique qu’est le care, parce que cette dernière est justement une pratique et pas seulement une procédure, un algorithme, un protocole. La sollicitude a nécessairement une dimension et une incarnation humaine.
Nous craignons ici de faire face à un manque de la pensée, à une inaptitude à penser de la société, tel que décrit par Hannah Arendt dans Considérations morales . Cette société préfère se bercer de certitudes fausses, et se convaincre que la liberté et l’autonomie à tout prix sont les clés, plutôt qu’envisager composer avec une forme d’autonomie complexe et de responsabilité partagée - ce qui imposerait alors un exercice de penser, et une aptitude à accepter l’incertitude. Une responsabilité partagée implique idéalement un processus d’intelligence collective dans la mise en place des quatre phases du care, ainsi que dans la gestion de l’erreur qui suit. L’autonomie est forcément complexe, elle « comporte des degrés » , un patient qui vient d’apprendre qu’il est atteint d’une maladie grave passe souvent par une phase dépressive, un patient épuisé par une énième cure de chimiothérapie peut être perturbé dans la prise de décision, etc. La vulnérabilité propre au statut de malade du patient le place en situation de faiblesse par rapport au soignant, et diminue par là sa capacité à décider, laissant apparaître la grande violence de la vision autonomiste radicale et du fait de laisser le patient seul face à sa décision, comme décrit par Pelluchon dans L’autonomie brisée . En effet, comme le remarque Arendt, « ce à quoi ils [les gens] s’habituent est moins le contenu de règles [ici la primauté de l’autonomie et de la liberté sur toute autre chose], dont un examen serré les plongerait dans l’embarras, que la possession de règles sous lesquelles puissent être subsumés des [cas] particuliers. En d’autres termes, ils sont habitués à ne jamais se décider » . La certitude fausse de l’autonomie et de la liberté plus importante que tout, prévaut sur la liberté de penser l’incertitude de la vie humaine en société.

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news-3561 Fri, 01 Jan 2021 10:27:00 +0100 L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE ET LE DIAGNOSTIC https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/lintelligence-artificielle-et-le-diagnostic Par Charles MIDOL 

Interne au CHU de Lille et étudiant du Master d'Ethique Médicale de l'Université Gustave Eiffel, Charles Midol se passionne à la fois pour le diagnostic des maladies rares et pour les questions éthiques soulevées par l’évolution des techniques médicales. Il a collaboré avec le laboratoire lillois INCLUDE, spécialisé dans le domaine des données massives en santé.
Article référencé comme suit :

Midol, C. (2021) « L’intelligence artificielle peut-elle poser un diagnostic ? Enjeux éthiques d’une définition » in Ethique. La vie en question, janvier 2021.

 

A-t-on besoin d’un médecin pour poser un diagnostic ? À en croire les articles qui paraissent régulièrement (1), les progrès de l’intelligence artificielle permettraient à l’ordinateur de poser un diagnostic avec autant, voire plus de fiabilité qu’un clinicien entraîné. Nos patients accepteraient-ils d’être soignés par un ordinateur ? Les médecins accepteraient-ils d’être remplacés par une machine ? Qui devrait alors porter la responsabilité d’une erreur diagnostique : le concepteur, le développeur, le clinicien  (2) ? Que resterait-il à la relation médecin-malade : l’empathie, le toucher, la décision ?

En vérité, la question du diagnostic en intelligence artificielle n’est pas aussi récente qu’on voudrait nous le laisser croire. En 1973 apparaît un programme nommé MYCIN pour guider le clinicien peu expérimenté dans le traitement des infections bactériennes (3). Il sera rapidement suivi par des logiciels experts : ANEMIA en 1986 ou TEGUMENT en 1987 (4), qui à chaque fois proposent de poser un diagnostic à la place de l’esprit humain…

La nouveauté réside aujourd’hui dans le développement de l’apprentissage profond ou deep learning et des données massives dans le domaine de la santé. Le logiciel est désormais capable d’apprendre par lui-même : plus de nouveaux cas lui sont présentés, plus il devient performant. L’essor des données massives en santé ouvrirait donc des perspectives insoupçonnées dans le diagnostic et la compréhension des maladies. Dans le diagnostic des lymphomes, des tumeurs cutanées ou de la rétinopathie diabétique, plusieurs logiciels se sont récemment fait remarquer par leur capacité à poser un diagnostic avec plus de justesse que le médecin (5).

Mais que font exactement ces logiciels, dans quelle mesure permettent-ils de poser un diagnostic ? Il s’agit à chaque fois de faire lire à l’ordinateur une image (une coupe de biopsie ganglionnaire ou cutanée, un fond d’œil) qu’il classera dans une catégorie diagnostique connue (un lymphome du manteau, un mélanome, une rétinopathie exsudative). Ce n’est donc qu’une étape du diagnostic, une compétence technique déléguée à la machine. À chaque fois également, la compétence diagnostique du logiciel est comparée à celle de l’homme. Le médecin reste donc l’étalon-or du diagnostic.

Serait-ce donc simple de poser un diagnostic ?  Ne s’agirait-il que d’une relation logique entre un signe, en l’occurrence une image, et une maladie ? Une relation nécessaire et suffisante entre un symptôme et sa cause ? Il suffirait alors de convertir le langage biologique en langage informatique.  Dans ce cas, le médecin aurait tout intérêt à déléguer cette tâche technique et fastidieuse à la machine. Le clinicien gagnerait du temps et le patient de la précision…

Est-ce vraiment cela poser un diagnostic ? Non, ce n’est que la dimension technique d’un acte complexe et humain. La question de l’intelligence artificielle en santé interroge, car elle n’assume pas l’exhaustivité du travail clinique, elle ne considère l’homme que sous le versant objectif et technique du diagnostic. L’expérience clinique nous fait pressentir que l’acte diagnostique est beaucoup plus complexe, qu’il débute dès le premier regard ou la première poignée de main et qu’il s’arrête lorsque la question muette posée par la plainte du malade a trouvé une réponse.

Nous souhaitons prendre un peu de hauteur sur cette problématique. Penser que la machine peut nommer une maladie comme l’esprit humain le fait, c’est réduire l’acte diagnostique à son versant analytique, à une suite d’implications logiques pondérées par des probabilités. Cette tentation intellectualiste n’est pas récente, elle accompagne l’histoire de la sémiologie médicale.

Nous pensons au contraire que le diagnostic n’a de sens que comme fruit d’une relation singulière entre un malade et son médecin, comme concept entièrement tourné vers le soin et la prise de décision.

 

La tentation d’une réduction analytique du diagnostic médical

Est attribuée à Hippocrate la paternité des premiers signes cliniques. En entrant dans la chambre du patient, le faciès hippocratique annonce au médecin une issue rapidement défavorable. Le nez est pincé, les yeux enfoncés, les tempes affaissées : tous ces signes appellent une mort prochaine. Ainsi émerge au cours des siècles une discipline que Littré nommera sémiologie, une « partie de la médecine qui traite des signes des maladies » (6). Cette partie qui utilise des symptômes subjectifs et des signes objectifs confère à la médecine sa scientificité. Il s’agit de discerner à travers ce qui est perçu, et prioritairement à travers ce qui se voit, la vérité d’une structure morbide à l’œuvre chez le patient. Foucault consacre cette science médicale qui s’exerce sous l’œil vigilant du médecin : « les symptômes laissent transparaître la figure invariable, un peu en retrait, visible et invisible de la maladie » (7).

L’acte diagnostique permet une objectivation de la souffrance du malade par le clinicien et met en avant sa capacité de normalisation : l’homme de l’art est capable d’extraire du discours du patient les éléments revêtus d’une pertinence pathologique, d’en pondérer la significativité mais également de standardiser la plainte du patient sous la forme de signes prototypiques. Pour Foucault le signe est revêtu d’objectivité car il traduit le langage naturel de la maladie : « la pensée clinique ne fait que transposer, dans le vocabulaire plus laconique et souvent plus confus de la pratique, une configuration conceptuelle » (8). La clinique devient le corrélat perceptif du langage de la maladie, seul celui qui maîtrise cette pathoglossie est capable de la comprendre. L’objectif est clairement fixé : « à l’horizon de l’expérience clinique, se dessine la possibilité d’une lecture exhaustive sans obscurité ni résidu […] : toutes les manifestations pathologiques parleraient un langage clair et ordonné » (9).

Cette recherche d’un langage de la maladie se double d’un autre finalité : la quête d’une objectivité de la clinique médicale. En quoi le symptôme est-il le reflet d’une vérité organique ? Au XIXème siècle, la réponse à cette question réside dans l’anatomo-pathologie. Pour Bichat, l’examen anatomo-pathologique est le pendant de l’examen clinique, plus particulièrement l’examen des membranes. La question de la surface reste fondamentale : cette surface du corps humain qui restait infranchissable et opaque (avec un stéthoscope on peut, tout au plus, entendre ce qui se vit quelques centimètres sous la peau) s’expose de façon réelle à l’œil du pathologiste. Le signe clinique, produit de l’examen médical, est insuffisant pour être un reflet objectif du phénomène morbide. Grâce à l’anatomo-pathologie, l’œil franchit la barrière de la peau pour se trouver confronté à une nouvelle étendue, le tissu. Grâce à la pathologie, « on passait d’une perception analytique à une perception des analyses réelles » (10). Foucault ouvre une question toujours actuelle : en quoi la perception du tissu lésé offre-t-elle plus de réalité que la perception du sujet malade et de ses symptômes ? Est-ce plus réel de se pencher sur un microscope qu’au lit d’un patient ? C’est une perception analytique qui justifie cette hiérarchie d’objectivité. Par analogie avec les sciences expérimentales, décomposer la substance en éléments de plus faible taille permet d’en comprendre le fonctionnement.

 

Le diagnostic, une logique des opérations ?

Le clinicien serait donc détenteur d’un accès direct à la vérité de la maladie ? Le regard clinique, revêtu de distance et d’objectivité se définit alors comme « un acte perceptif sous-entendu par une logique des opérations » (11). Une telle définition réduit clairement la clinique à un processus analytique, reléguant au deuxième plan la perception réelle et érigeant le diagnostic en un acte intellectuel et essentiellement logique. Le champ est laissé libre à l’interprétation réductrice d’une machine capable de poser un diagnostic, d’une intelligence artificielle plus habile que le médecin dans le domaine du raisonnement logique. Ainsi, les recherches actuelles sur l’intelligence artificielle en santé se focalisent sur l’élaboration d’ « ontologies » c’est à-dire de listes de symptômes ou de manifestations prototypiques décrivant de façon exhaustive l’expression d’une pathologie donnée (12). Ce langage commun à la machine, au médecin et au patient serait alors la base du raisonnement diagnostique.

Foucault est également en faveur d’une maladie qui serait langage ou plus précisément d’une grammaire de la maladie : « les choses sont offertes à celui qui a pénétré le monde clos des mots ; et si ces mots communiquent avec les choses, c’est qu’ils obéissent à une règle qui est intrinsèque à leur grammaire » (13). Cette hypothèse est séduisante et justifie l’adéquation de la parole du médecin à la réalité de la maladie. Un logos commun expliquerait à la fois l’enchaînement morbide et la structure rhétorique de la langue médicale.

Derrière cette définition grammaticale du raisonnement médical se profile le spectre d’une réduction analytique de la clinique. La relation qui unit l’acte perceptif et la dénomination médicale n’est ni nécessaire ni suffisante, elle ne traduit pas un processus logique mais empirique. La terminologie médicale n’est ni toute puissante ni mathématique. Elle ne constitue qu’un outil de travail au service du diagnostic et s’éloigne ainsi du fonctionnement informatique.

La prétention scientifique de la médecine se heurte rapidement à ce qui fait son essence : il n’y pas de médecine sans maladie, donc pas de médecin sans malade. En d’autres termes, la volonté de généralisation attribuée au diagnostic est limitée par la singularité du malade placé en face du clinicien. La médecine incarne de façon particulièrement claire le paradoxe de la confrontation de la connaissance générale au cas particulier. La qualité d’un chirurgien ne se mesure pas à sa connaissance de l’anatomie mais à sa capacité à opérer le patient qui se présente à lui ! On ne prononce pas une sentence diagnostique comme une loi de la mécanique céleste : la capacité de généralisation importe peu au malade, qui cherche avant tout le soulagement ou la résolution d’un symptôme. La médecine se démarque d’emblée de toute autre pratique savante par son abord direct avec la réalité. Le diagnostic n’échappe pas à cette règle : il est établi en vue d’un bénéfice concret.

 

Le diagnostic est tourné vers l’action

N’est-il pas absurde de poser un diagnostic si cela ne permet pas d’aider le patient qui se présente avec sa plainte ? La visée opérative du diagnostic médical apparaît dès le premier contact du médecin avec le patient, elle est sous-entendue par le contrat de soins tacite établi entre les deux parties. Plus précisément, elle découle de la visée compassionnelle au cœur de toute pratique soignante : la justification de l’activité médicale, c’est le soulagement de la souffrance d’autrui. L’arsenal thérapeutique se révèle parfois indigent : quand la maladie est trop rare, trop complexe ou trop avancée pour promettre un quelconque espoir de guérison. Ou bien la plainte est trop vague, dénuée de substrat objectivable, et médecin comme malade peinent à lui donner un nom (c’est le cas de ce que l’on appelle les syndromes douloureux). Ou bien la seule proposition est l’expectative hippocratique, dans ce cas, on laissera libre cours à la nature pour attendre la guérison. Dans ces trois situations, le diagnostic n’est pas pour autant dénué d’importance, il ne conduit à aucune sanction thérapeutique mais reste revêtu d’une certaine valeur opérative, il cristallise la plainte du malade et propose une orientation vers son soulagement.

Le diagnostic médical n’est pas neutre, il porte en germe l’espoir d’une guérison pour le patient et d’une action pour le médecin. Il serait donc inadapté de considérer le patient sous le seul regard d’une catégorie diagnostique. On n’agit pas en médecine comme en botanique, le sujet malade brille par sa singularité : « car ce qui fait que la médecine est médecine est qu’elle a pour objet direct le contraire d’un objet : une personne humaine singulière. La relation à la maladie est donc inséparable de la relation à l’homme malade, ce qui fait de l’éthique une dimension constitutive de la médecine » (14). Le jugement médical ne peut se contenter d’un avis catégoriel et scientifiquement neutre, il s’applique à un patient, dans toute sa densité humaine, il est en lui-même un jugement éthique.

Le soin rend nécessaire de formuler cette importante distinction entre outil et finalité. Le diagnostic n’est qu’une réponse, rigoureusement formulée, assistée si nécessaire de moyens techniques et appuyée sur des connaissances scientifiques, d’un homme face à la souffrance d’un autre homme. Ce qui justifie le médecin ce ne sont pas ses connaissances, mais ses actes. « De nos jours, celui qui connaît la maladie est un scientifique – fût-il par ailleurs médecin praticien et diplômé en médecine. Le médecin n’est pas l’homme qui connaît la maladie. Même s’il est aussi un scientifique, le médecin est celui qui soigne et soulage son patient. Ni plus, ni moins. » (15) Ces mots de Dominique Folscheid sont sévères mais ils ont le mérite de replacer le médecin dans son activité centrale : le soin.

Le diagnostic est un acte humain, qu’il soit intuitif, scientifique ou rationnel, il est porteur d’une profondeur qui ne peut se limiter à une opération logique. Mais alors quel sens lui donner ? S’il n’est pas le fruit d’un processus uniquement rationnel, vers quoi se dirige-t-il ? Son point de départ, c’est la douleur du patient : il faut « répondre à l’appel d’un être humain en péril » (16). Quelle est sa finalité ? « Cette primauté de la personne, qui seule donne son sens à l’acte médical, fait que la médecine est indissociable de l’éthique : soigner, c’est toujours soigner quelqu’un » (17). Il n’est d’éthique que lorsqu’il faut trancher, prendre une décision qui aboutira à une action. Poser un diagnostic, c’est décider, non pas de la mort ou de la vie, mais du terme à apposer à la souffrance du patient, car de ce terme découleront des moyens pour le soulager. Le clinical judgement des anglo-saxons rend hommage à cette dimension décisionnelle du diagnostic : de celui-ci dépendra ce que nous aimons appeler la sanction thérapeutique.

Diagnostiquer c’est donc sortir de cet état d’indécision dans lequel sont placés le patient et son médecin. C’est prendre une position face à une situation clinique parfois complexe, toujours particulière, avec s’il le faut des données biologiques ou radiologiques. Il faut prendre une décision pour chercher à soulager la plainte. Ce mot qu’utilisent les médecins pour évoquer la demande spontanée du patient, révèle un sens plus profond. Le médecin est dérangé, remis en cause, par cette preuve apparente de mauvaise santé, il est sommé d’apporter son soutien, de briser la torpeur de la maladie, somatique ou non, qui alourdit son patient. Le diagnostic est une prise de position, un choix, et pas seulement un processus rationnel qui guide la décision.

           

Le caractère prudentiel du diagnostic

C’est dans le domaine de la délibération que se place l’exercice du diagnostic. Il est tourné vers une fin évidente, la guérison ou le soulagement de la maladie. C’est ce que nous rappelle Aristote : « Un médecin qui délibère en effet ne se demande pas s’il doit apporter la guérison […]. Au contraire, une fois qu’on a posé la fin, on regarde la question de savoir comment et par quels moyens on peut l’atteindre et si plusieurs moyens paraissent en mesure de l’atteindre, on examine quel est le plus facile et le plus beau. » (18) La médecine, tout au moins la clinique, n’est pas une science. Elle n’est pas à la recherche d’une suite de processus logiques qui la mèneront vers sa fin, mais possède un but déjà trouvé : soigner. L’objectif étant fixée, il reste au clinicien un moyen pour chercher à l’atteindre, le diagnostic. Il n’est pas rare que le médecin pose plusieurs diagnostics pour un même patient, soit que le malade présente plusieurs maladies concomitantes, soit qu’il existe plusieurs possibilités diagnostiques mutuellement exclusives. Dans l’hypothèse où les différentes hypothèses diagnostiques se valent mais se contredisent, il appartient au clinicien de délibérer en faveur de l’une ou de l’autre. Une fois de plus, c’est le bénéfice thérapeutique qui permettra de juger du meilleur moyen pour obtenir le soulagement du patient. Le plus beau diagnostic n’est donc pas l’hypothèse de la maladie la plus rare ou le fruit du raisonnement le plus complexe, ni le plus irréfutable mais celui qui soulagera le mieux.

Dans un article de 1996, Paul Ricoeur énonce trois niveaux du jugement médical dans l’exercice clinique : prudentiel, déontologique et réflexif. Pour le philosophe, ce sont ces trois caractéristiques qui différencient l’éthique clinique ou thérapeutique de la bioéthique, considérée comme le questionnement soulevé par la recherche fondamentale. Le privilège de la clinique c’est sa confrontation directe avec le réel, avec l’humain souffrant. De la relation du malade à son patient naît l’essence du questionnement éthique qui doit guider le praticien. C’est la caractéristique prudentielle qui nous intéressera le plus. Elle est l’écho de la phronesis aristotélicienne, il s’agit d’une « sagesse pratique d’une nature plus ou moins intuitive résultant de l’enseignement et de l’exercice » (19). Elle se place à l’intersection entre le général et le particulier, entre la science et l’expérience, entre le raisonnement et l’intuition. Ricoeur nous éclaire sur la valeur constitutive de ce niveau prudentiel dans l’exercice médical. C’est dans ce lieu humain et singulier que se cristallise l’essentiel de la pratique médicale. C’est là que se rencontrent la connaissance et l’agir, là que la relation singulière devient proprement médicale, mais c’est aussi là que le clinicien doit déposer ses certitudes pour se confronter au réel. Cette densité de la clinique est le creuset de toute réflexion éthique : « c’est de la dimension prudentielle de l’éthique médicale que la bioéthique au sens large emprunte sa signification proprement éthique » (20).

L’exercice du colloque singulier, relation privilégiée entre médecin et malade, implique un contrat tacite. C’est autour de ce noyau éthique que s’organise toute la démarche médicale, le clinicien accepte de soigner le patient, le malade accepte de suivre le protocole thérapeutique qui lui sera proposé. Ce niveau prudentiel de l’exercice médical nous permet de situer avec précision le lieu du diagnostic pour plusieurs raisons. C’est d’abord là que se rejoignent la généralité de la pathologie dans sa définition descriptive et scientifique et l’unicité de la situation du patient devant nous. C’est également le lieu où se fonde l’intérêt commun du médecin et du patient : par compassion mais aussi par professionnalisme, le clinicien se doit d’apporter au malade une réponse qui lui permettra de dépasser sa souffrance et de lui donner un nom. Dans cette interface unique se retrouvent à la fois le théorique et le pratique : par ce contact avec la réalité, le médecin devient réellement clinicien en se révélant apte à émettre un jugement sur une situation singulière et réelle. Il s’agit d’un pivot entre le raisonnement et l’action, patient et médecin prennent leur bord et choisissent de s’y tenir. Mais surtout l’action du médecin devient véritablement thérapeutique, il considère l’humain dans son insigne dignité et tente de l’y rétablir là où elle se trouve lésée. Enfin c’est le lieu du risque dans lequel se trouve plongée toute action humaine : risque d’échouer pour chacune des deux parties, risque de se précipiter – par impétuosité ou par affection – risque de s’engager bien au-delà de ce qu’impose la relation professionnelle.

Ce niveau prudentiel appliqué au diagnostic médical pousse à l’extrême la vocation particulière et éthique que peut porter la notion. Nous sommes bien loin d’une classification nominaliste exprimée par une machine ou un esprit sèchement mécanique, bien loin de la logique irréfutable que l’on souhaiterait attribuer à la démarche diagnostique. Mais ne nous méprenons pas : si cette notion est si riche c’est bien parce qu’elle est capable d’englober toutes ces dimensions. Non, on ne saurait reprocher au malade d’attendre du médecin d’utiliser une démarche rigoureuse et rationnelle pour soigner son patient, pas plus qu’on ne pourrait reprocher au médecin d’agir avec une candide humanité en prenant le parti d’oublier sa science pour soulager la douleur du malade. Cet art de bien soigner ne se situe ni dans les nébuleuses élucubrations médecins de Molière ni dans les disciplines scientifiques mais dans la capacité soignante de la médecine concrète, la simple conviction qu’il est nécessaire de prendre une décision pour aider son patient…

 

Conclusion

L’objectif de notre propos n’est pas de jeter un doute sur l’utilité de la technique dans le domaine médical mais de rendre à la notion de diagnostic une dimension qui nous semble négligée. Une vision purement analytique du diagnostic médical, celle d’un processus logique que l’on pourrait déléguer à un logiciel n’est qu’une définition incomplète de cet exercice clinique. La médecine constitue un lieu humain d’une incomparable densité : la relation entre un médecin et son patient est un noyau éthique à partir duquel se déploient de multiples dimensions. L’habitude créée par la routine fait oublier au médecin la richesse humaine à laquelle il est confronté dans son activité quotidienne. La philosophie rend à l’homme la capacité de discerner la profondeur de son action : il ne s’agit pas d’un lieu d’expérimentation ou de réflexion mais simplement d’un lieu d’où la vie jaillit. Avec ses lenteurs et avec ses douleurs, la clinique invite le couple malade-médecin à un dévoilement. Dévoilement plus ou moins pudique du malade vis-à-vis de sa propre souffrance et positionnement du médecin sur ce qu’il a perçu de sa plainte. Cette confrontation avec le réel qui se livre est parfois trop douloureuse. Le clinicien se replie alors dans une distance protectrice. Cette prudence, cette économie de la relation ne doit pas être trop hâtivement jugée. S’il s’éloigne ou se réfugie derrière ses capacités techniques c’est parce qu’il veut se protéger mais aussi protéger sa capacité à soigner. La technique est un outil qui distancie l’homme de la maladie, elle lui donne des contours, une forme qui devient manipulable mais aussi un fondement, une explication et donc une possibilité de remédiation. En médecine, la technique est utile car elle est efficace.

Poser un diagnostic est un préliminaire quasi indispensable à tout acte thérapeutique. Comment se fait-il que l’homme ait besoin de nommer avant de soigner ? La maladie n’a-t-elle pas par elle-même suffisamment de consistance sans qu’il soit nécessaire de lui donner un nom ? La compassion, n’a pas non plus besoin de mots pour s’exprimer, elle agit tout simplement. La sollicitude pour autrui ne s’arrête pas à ces considérations nominales ! L’importance donnée à la notion de diagnostic est une conséquence de la prétention rationaliste de l’esprit humain : nommer c’est donner de l’existence à un phénomène muet. On baptiserait donc une maladie comme un enfant ? Pour lui donner une existence aux yeux du monde ? Cette exigence nominaliste n’est pas qu’une lubie du rationalisme. Nommer c’est donner accès à la généralité et donc à la compréhension. Il n’y aurait pas de sciences, pas de réflexion, pas de compréhension des processus morbides si les maladies n’avaient pas de nom. Nommer c’est tisser un lien entre le particulier et le général, c’est faire en sorte que la connaissance puisse venir au secours de l’expérience. Nommer un phénomène, c’est acquérir une certaine autorité sur lui, le comprendre et le plier à ses propres exigences. Il est donc évident que le diagnostic est nécessaire pour faire de la maladie un objet de science. Et cela est heureux, l’étude des processus morbides a permis à l’homme de comprendre le fonctionnement de son corps et de remédier aux situations les plus pathologiques c’est-à-dire les plus douloureuses…

Cette exigence scientifique de la médecine ne doit pourtant pas faire oublier à l’homme qui soigne que tout ne peut pas être dit. Il y a dans la perception de l’individu malade quelque chose d’ineffable. Ce non-dit n’est pas un point aveugle dans la relation médicale mais une partie prenante. La réalité ne peut être intégralement objectivée, on peut tout au plus en créer des modèles perfectionnés. Il existe une portion de la perception de la maladie qui ne peut être verbalisée et qui ne deviendra donc jamais objet de science. Pour autant, cette couche de la perception humaine ne doit pas être trop rapidement écartée. D’abord parce qu’elle ne possède pas moins de réalité que les données objectivables mais aussi parce que c’est elle qui guide le médecin expérimenté vers le meilleur traitement. Qu’on l’appelle intuition, sens clinique ou expérience, cette portion non mesurable de la perception est fondamentale pour l’exercice de la décision médicale. Nous posons l’hypothèse que ce perçu non objectivable est ce qui fait l’essence de la décision thérapeutique. Le médecin le moins expérimenté et le moins empathique percevra la détresse physique de celui qui lui fait face, sera pressé d’agir par la souffrance d’autrui. C’est notre commune humanité, la résonance de nos corps qui traduit en action cet ineffable langage.

Être un bon médecin, c’est donc rechercher ce subtil équilibre entre science et intuition, entre rationalité et empathie. Ce qui guide le scientifique c’est la recherche de la vérité, ce qui guide le clinicien c’est la compréhension de l’être. Ces deux attitudes sont deux facettes d’une pratique commune. Ce qui fascine Foucault dans ses recherches sur l’histoire de la clinique médicale, c’est cette intuition qu’une vérité se dit dans la souffrance du patient, que l’être se dévoile derrière le corps meurtri. Nous ne pensons pas qu’il existe un logos de la maladie ; autrement dit une vérité scientifique de la personne malade, un langage de la physiopathologie qui ne demanderait qu’à être analysé pour être compris. Il s’agit au contraire d’une des facettes de la complexité de l’être humain. La clinique invite le médecin à se pencher au lit du patient pour y percevoir une vérité d’ordre anthropologique. Par ses difficultés, par ses dysfonctions corporelles parfois peu ragoûtantes, le malade laisse percevoir ce qu’il est intégralement, non pas une personne malade mais une personne en attente de retrouver ses pleines potentialités.

Foucault rappelle avec justesse l’importance de la notion d’opacité dans le développement de la clinique et de l’anatomo-pathologie. L’opacité du corps humain a guidé le clinicien dans le développement d’outils de plus en plus perfectionnés, pour forcer l’indirectement visible à se dévoiler. Cette apparente impénétrabilité du corps interroge l’esprit cartésien, le pousse dans ses retranchements. La technique et l’imagerie médicale sont venues au secours du clinicien dans sa soif de compréhension de l’humain malade. A cette notion d’opacité du corps humain il nous semble important d’ajouter celle de profondeur. Les techniques d’imageries les plus perfectionnées permettent de représenter l’être humain avec précision. Elles auraient pourtant tendance à nous faire oublier une dernière dimension constitutive de l’être : la profondeur. Ce que la technique ignore, la synthèse perceptive peut nous l’apporter : ce ventre que je palpe m’échappe autant qu’il se livre, car mes mains cherchent à percer sa profondeur. Conscient de cette dualité, le médecin donne à partir des données scientifiques l’épaisseur et la largeur mais c’est bien sa propre perception qui lui rend la profondeur. Reconnaître cette profondeur comme une dimension qui nous échappe, c’est faire acte d’humilité. Le diagnostic ne peut pas tout dire, le médecin ne peut pas tout soigner. L’être humain est un seuil de mystère, une vérité qui n’est jamais complètement acquise.

Le diagnostic est une notion instrumentale, un terme technique et scientifique qui recèle une promesse de guérison. Interface entre un médecin et son malade, il est un objet dont chacun peut se saisir pour exprimer à l’autre sa perception d’une situation communément vécue. Il se situe au cœur de ce noyau éthique¸ relation entre un malade et son médecin où se prennent des décisions qui ont parfois de lourdes conséquences. Ainsi, le diagnostic est à l’interface entre la plainte et sa remédiation, porteur d’une dimension intrinsèquement éthique. Loin d’une innocence nominaliste il est déjà une thérapeutique en puissance. Cette interface cristallise les questions de vérité, c’est-à-dire d’adéquation au réel, et de légitimité. Elle entraîne toutes les questions éthiques soulevées par l’action humaine. C’est justement cette profondeur perceptive, anthropologique et éthique qui fait du diagnostic un lieu exceptionnel. Cette activité diagnostique est fondamentalement une activité humaine, dont la profondeur est à la mesure de ce qu’elle souhaite comprendre : l’être humain. Le colloque singulier est donc loin de s’affranchir de sa dimension prioritairement humaine.

 

Bibliographie :

[1]. Théodule M.-L., « L’intelligence artificielle, as du diagnostic médical » in Le Monde, Paris, 3 octobre 2018. ; Cimino V. ; « L’IA peut réaliser un diagnostic médical avec plus de précision qu’un humain », in siecledigital.fr, [consulté le 21/06/20].

2. Éthique de la recherche en apprentissage machine, CERNA, Paris, Juin 2017, p.  30.

3. Shortliffe E. et coll., « An artificial intelligence program to advise physicians regarding antimicrobial therapy », in Computers and Biomedical Research, an International Journal, 1973, pp.  544-560.

4. Quaglini S. et coll., « ANEMIA: an expert consultation system », in Computers and Biomedical Research, an International Journal, 1986, pp. 13-27 ; Potter B. et coll., « Computerized dermatopathologic diagnosis », in Journal of the American Academy of Dermatology, 1987, pp.   119-131.

5. Achi H. et coll., « Automated Diagnosis of Lymphoma with Digital Pathology Images Using Deep Learning », in Annals of Clinical and Laboratory Science, 2019, pp. 153-160.

Tschandl P.  et coll., « Comparison of the accuracy of human readers versus machine-learning algorithms for pigmented skin lesion classification », in The Lancet oncology, 2019, pp. 938-947.

Vujosevic S. et coll., « Screening for diabetic retinopathy: new perspectives and challenges », in The Lancet Diabetes & Endocrinology, 2019, pp. 337-347.

6. Littré É., Dictionnaire de la Langue française, Paris, Hachette, 1863, t.4, p. 1889.

7. Foucault M., Naissance de la clinique, Paris, PUF, collection Quadrige, [1963] 2017, p. 130.

8. Idem, p. 133.

9. Ibidem, p. 136.

10. Ibid., p. 185.

11. Ibid., p. 155.

12. Bertaud-Gounot V. et coll., « Ontology and medical diagnosis », in Informatics for Health and Social Care, 2012, pp. 51-61.

Shen Y. et coll., « An ontology-driven clinical decision support system (IDDAP) for infectious disease diagnosis and antibiotic prescription » in  Artificial Intelligence in Medicine,  2018, pp. 20-32.

13. Ibidem, p. 164.

14. Folscheid D., « La médecine comme praxis : un impératif éthique fondamental », in Laval théologique et philosophique, volume 52, numéro 2, juin 1996, p. 501.

15. Idem, p. 503.

16. Ibidem, p. 509.

17. Ibid., p. 509.

18. Aristote, Éthique à Nicomaque, 1112 b 13-16, Paris, Flammarion, 2004, trad. Richard Bodéüs, p. 146.

19. Ricoeur P. , « Les trois niveaux du jugement médical », in Esprit, n°227, décembre 1996, p.  21.

20. Idem, p. 21.

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news-3562 Wed, 02 Dec 2020 10:33:00 +0100 TELECONSULTATION EN SOINS PALLIATIFS https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/teleconsultation-en-soins-palliatifs Par Esther DECAZES

 

Esther Decazes est médecin de soins palliatifs. Elle a exercé en unité de soins palliatifs en région parisienne et travaille aujourd’hui en équipe mobile douleur et soins palliatifs au Centre Henri Becquerel à Rouen.

 

Article référencé comme suit :

Decazes, E. (2020) « Téléconsultation en soins palliatifs : et le corps dans tout ça ? » in Ethique. La vie en question, déc. 2020.

 

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article

 

Depuis 2018 la téléconsultation est un acte remboursé par la sécurité sociale. Il s’agit d’une consultation effectuée par un médecin à distance du patient par l’intermédiaire d’une visioconférence sécurisée. Comme c’est le cas pour beaucoup de nouveautés technologiques dans le domaine de la santé, le recours à ces techniques est encouragé au niveau des institutions où elles sont valorisées en tant qu’ « innovations ». Ainsi en 2018, le Dr Stéphanie Villet a bénéficié du prix de l’innovation de la Fédération Unicancer pour avoir mis en place une téléconsultation de soins palliatifs (1) .

La téléconsultation promet d’offrir à un patient de bénéficier d’une consultation avec un médecin distant de lui. Cet horizon est très désirable, mais la téléconsultation a quelques limites pouvant compromettre cette promesse. La téléconsultation a notamment le défaut d’être soumis aux aléas techniques : si internet défaille ou que la webcam n’est pas reconnue par l’ordinateur, elle ne pourra se dérouler. Autre limite : elle ne permet pas d’accès direct au corps du patient. Que ce soit par le toucher, mais aussi l’odeur, ou même la vue qui peut être très frustre en fonction des paramètres techniques. Or le médecin est souvent amené à effectuer un examen clinique : un examen du corps, où il l’observe, l’écoute, le touche. Il est souvent nécessaire pour poser un diagnostic. Ainsi si au décours d’une téléconsultation un examen clinique s’avère nécessaire pour aboutir à un diagnostic puis à un traitement, celui-ci ne sera pas possible en utilisant ce dispositif, compromettant la pertinence du diagnostic et du traitement proposé. Là est le premier inconfort prévisible de la téléconsultation, en particulier en cas d’urgence où cet examen clinique permet souvent de hiérarchiser le caractère de l’urgence.

A ce titre, les soins palliatifs pourraient offrir des caractéristiques facilitant la mise en place d’une téléconsultation : la maladie principale du patient est connue, et son évolutivité est prévisible. De plus, certaines consultations où l’accompagnement est central peuvent à première vue se dérouler sans avoir besoin d’examiner le malade. Une téléconsultation d’accompagnement en soins palliatifs, anticipée donc sans urgence, pourrait permettre de profiter de cette innovation sans l’inconfort qui y est associé.

Cette idée est séduisante, mais à condition de considérer que l’accompagnement se passe sans le corps.

Que l’accompagnement se passe du corps, finalement pourquoi pas ? La médecine actuelle est héritière du dualisme cartésien. Celui-ci sépare le corps, la chose étendue Res Extensa et l’esprit, la chose pensante Res Cogitans (2). La médecine s’occupe habituellement du corps. L’accompagnement, quelque peu étrange dans ce décor médical, traiterait de l’esprit.

Mais l’expérience clinique de l’accompagnement peut laisser penser que le corps y est plus impliqué qu’il n’y paraît. Le corps a-t-il une place dans l’accompagnement en soins palliatifs ?

 

L’accompagnement en soins palliatifs : du soin à la métaphysique

 

De quoi parle-t-on avec le terme d’ « accompagnement », notamment en soins palliatifs ? Il est employé couramment dans cette discipline pour désigner une réalité clinique, mais son contour précis est parfois difficile à définir. Le terme d’accompagnement vient du latin ad-cum-panum à côté de, avec le pain. Il était utilisé pour parler de l’accompagnement spirituel qui avait pour but de conduire le fidèle vers la paix avant la mort (3). Cette finalité peut se retrouver dans les soins palliatifs notamment dans les « stades du mourir » d’Elisabeth Kübler-Ross (4). Celle-ci y désigne l’acceptation comme le stade psychique ultime avant la mort. Or le cheminement du malade est bien souvent différent et cette normativité a été très décriée notamment dans le célèbre article de Robert William Higgins « L’invention du mourant. Violence de la mort pacifiée » (5). Higgins y dénonce la volonté de faire entrer de gré ou de force la personne en fin de vie dans le rôle d’un héros qui regarde la mort en face. Face à cela, comme le souligne Tanguy Chatel (3), ce concept a évolué dans les années 2000 pour se placer du côté du « cheminer avec ». Cheminer avec le patient, là où il nous emmène, sans guider spécifiquement dans une direction particulière.

A ce titre, l’accompagnement a une proximité avec la philosophie du care. Le care comme soin qui s’applique à répondre aux besoins réels de la personne et non pas aux besoins que l’on imagine pour lui. Il s’ancre d’ailleurs volontiers dans le soin lui-même. Accompagner serait par exemple non pas effectuer de façon systématique une toilette complète au lit dès lors qu’un malade s’altère. Ce serait s’appliquer à le laisser faire ce qu’il souhaite faire, quels que soient l’énergie et le temps que cela lui demande, et ne pallier son épuisement que pour les gestes pour lesquels il le demande ou l’accepte. Ou encore, ne proposer certains soins qu’en fonction du cheminement du patient. L’accompagnement s’ancre dans le soin, mais un soin qui s’applique à respecter les besoins du patient. Le soin en question dépendant de la fonction du soignant. Il est différent s’il est effectué par un médecin, une infirmière, un psychologue, un kinésithérapeute ou un représentant des cultes.

Dans cette continuité, un malade est libre de parler ou non de sa mort, et le devoir du soignant est peut-être d’être disponible pour le faire s’il le souhaite, mais de ne jamais forcer la main du malade.

L’accompagnement serait le care en soins palliatifs. Mais le soin ne suffit pas pour tenir compte de l’accompagnement, même s’il y est nécessaire.

Parfois, au décours d’une relation de soin de qualité, en présence d’un patient, une « teinte » apparaît. C’est une ambiance particulière, que certains appellent « être en vérité ». Nous entrons, avec le patient dans un moment loin des faux semblant, sans fard. Jacquemin dit « En fait nous retrouvons, au cœur d’une pratique d’accompagnement, cette importance du temps, un temps qui fait entrer conjointement accompagnant et soigné dans l’immédiateté de ce qu’ils sont et vivent. » (6).

Ces moments-là peuvent survenir à tout moment de la vie, comme nous le rappellent les poètes. Dans la tristesse, la solitude, la nostalgie mais aussi la contemplation, l’émerveillement. Elle survient avec une particulière puissance quand la mort approche.

Ricoeur utilise le terme d’Essentiel « l’Essentiel c’est en un sens […] le religieux ; c’est si j’ose dire, le religieux commun qui, au seuil de la mort, transgresse les limitations consubstantielles au religieux confessant et confessé. » (7)

S’il peut être présent à tout moment de la vie, l’approche de la mort semble révéler cet Essentiel avec une intensité particulière. Or cet Essentiel n’est pas toujours que grâce. Il peut être violent, douloureux, déchirant. Il peut être éprouvant à traverser. Il peut également être d’une grande douceur, ou d’une lumineuse beauté. Ou tout cela en même temps. Ce moment d’une particulière intensité correspond à l’entrée du patient dans l’Essentiel, et à celle du soignant avec lui. C’est une entrée conjointe dans l’Essentiel. Le rôle de l’accompagnant est d’accompagner le malade dans cette traversée de l’Essentiel. Avec lui.

L’accompagnement a plusieurs épaisseurs, deux « strates » : la première strate est le soin, le care. La seconde strate est l’entrée conjointe dans l’Essentiel que la proximité de la mort révèle. L’accompagnement se décline depuis le soin jusqu’ à la métaphysique.

 

Le corps dans le soin du médecin de soins palliatifs

 

L’accompagnement s’ancre dans le soin. La place du corps dans le soin d’une infirmière ou d’une aide-soignante, est évidente. L’infirmière utilise son corps pour agir sur le corps du patient (en posant une perfusion par exemple, ou en nettoyant une plaie). Quand une aide-soignante aide un patient à se nourrir, elle le fait avec ses bras, et la bouche du malade.

Une téléconsultation est effectuée par un médecin. Quelle place pourrait bien avoir le corps dans le soin effectué par le médecin, en particulier en soins palliatifs ? S’il s’agit de soins palliatifs précoces n’est-il pas derrière son bureau, à poser des questions ? Puis ne touche-t-il pas que brièvement le malade pour l’examiner avant de se retrancher de nouveau derrière l’autre rive de son bureau afin de rédiger une ordonnance ? Ordonnance de traitement ou d’aide humaine, qui eux agiront sur le corps du patient. Si le malade est hospitalisé, cette action ne se fait-elle pas derrière l’ordinateur dans un bureau, loin du malade ?  Le soin du médecin n’est-il pas toujours indirect ?

Le centre de cette consultation n’est-il pas la plainte exprimée du malade ? Alors quelle serait la place du corps dans cette consultation ?

Avant de se questionner sur les interactions des corps, il faut noter que, pour qu’il y ait rencontre entre un malade et un médecin (de soins palliatifs), il faut qu’il y ait une plainte du patient ayant trait à son du corps. Ou tout du moins cette plainte facilite-t-elle grandement la relation thérapeutique.

Une première rencontre sans plainte corporelle que le médecin pourrait tenter de soulager est difficile. L’alliance thérapeutique est pénible, voire impossible à mettre en place. Les équipes mobiles de soins palliatifs peuvent d’ailleurs « prendre l’excuse » d’un léger symptôme d’inconfort pour tenter une mise en relation. Le transfert en unité de soins palliatifs a plus de sens pour tout le monde si le malade est insuffisamment soulagé. Soit, quelques rencontres débutent sur la loi et les directives anticipées, mais elles sont rares. Dans la plupart des cas, c’est le corps souffrant qui est aux premières loges : une douleur qui fait mal, un sommeil qui se dérobe, une gêne respiratoire qui étouffe, une angoisse qui oppresse. La justification même de la rencontre entre le médecin et le patient se situe dans le corps.

Mais pas n’importe quel corps. Le corps ressenti, éprouvé. Il ne s’agit pas d’anomalie biologique ou d’imagerie, ni d’une métastase en tant que telle. Il s’agit d’une souffrance, que le malade éprouve dans son corps. Une souffrance ressentie dans sa chair.  

La phénoménologie différencie le corps objectif « Körper » et le corps éprouvé, la chair « Leib ». Le corps du malade est Körper, corps dans lequel se loge un dérèglement, une tumeur qui ne devrait pas y être, une fracture, une anomalie dans la concentration des minéraux du sang. Mais il est également corps éprouvé, Leib, corps tel qu’il est ressenti, corps « vivant ». Dans le cas de métastases osseuses, certaines ne font pas de bruit, ne sont pas ressenties, à peine connues du malade. En revanche d’autres provoquent des douleurs que le malade ressent. Son corps en est immobilisé, comme paralysée. Il se sent écrasé par cette douleur, terrassée par elle. Contraint, comme prisonnier. Il s’agit ici du corps éprouvé, Leib.  

De la même manière on peut trouver dans le corps objectif un épanchement liquidien dans un poumon. Mais à partir d’un certain volume, qui est propre à chacun, il pourra provoquer une gêne respiratoire voire un sentiment d’étouffement, qui sont ressentis, éprouvés.  

La maladie en soins palliatifs est une maladie évolutive qui conduit à la mort à des vitesses variables. Elle altère le corps objectif qu’elle blesse. Elle l’altère, elle le fait devenir autre. Différent d’avant. Et ces changements au sein du corps objectif sont de plus objectivés par la science médicale : les examens d’imagerie, de biologie, viendront décrire ces modifications avec des termes et des représentations qui étaient bien souvent inconnues du malade jusqu’alors.

En parallèle, la maladie altère également le corps éprouvé. Le corps ne répond plus comme d’habitude. Des douleurs apparaissent, la force diminue, l’appétit disparaît. Certaines postures pourtant si habituelles, comme dormir sur le côté la nuit, deviennent impossibles et source de souffrance.

La maladie altère le Körper et le Leib. Le corps devient doublement autre. La médecine se situe à l’intersection de ces deux corps. Michel Henri dans l’Incarnation nous dit à ce propos :

 

« Toutes les connaissances objectives mises en jeu sont traversées par un regard qui voit, sur la radiographie d’une lésion ou d’une tumeur, au-delà du corps objectif donc, ce qui en résulte pour une chair, pour ce soi vivant et souffrant qu’est le malade. La médecine est inintelligible sans cette référence constante à la vie transcendantale comme constitutive de la réalité humaine » (8).

 

Le médecin de soins palliatifs axe son soin sur le corps ressenti, et tente de l’apaiser. Pour cela il s’appuie sur le corps objectif. Par exemple de la morphine pourra être utilisée pour apaiser une douleur. Cette morphine est une molécule objective, concrète, qui va se loger au sein de récepteurs du système nerveux et diminuer la douleur ressentie. Peuvent ainsi être prescrits des traitements médicamenteux, des appareillages, de l’aide humaine. Ces soins le médecin ne les prodigue pas lui-même, mais indirectement en les « ordonnant ».

Peut-on pour autant réduire le soin du médecin aux ordonnances qu’il rédige ? Le bénéfice que pourrait tirer un malade de rencontrer un médecin pourrait-il s’y réduite ?

En soins palliatifs la plainte qui motive la rencontre entre le patient et le médecin est une plainte ayant trait au corps ressenti du patient. Mais cette souffrance ressentie fait écho, parfois de façon bien mystérieuse à ce qui se passe objectivement dans le corps du malade. Ces deux corps sont tellement modifiés qu’ils n’ont plus de lien, plus de cohérence l’un avec l’autre. C’est sur cette relation des deux corps que le médecin a un rôle bien spécifique.

Quand un patient se plaint d’une souffrance corporelle, le médecin effectue un « interrogatoire ». En soins palliatifs cet interrogatoire s’axe principalement sur le ressenti du malade. Il va encourager le patient à exprimer cette plainte venant du corps tout en l’analysant, en cherchant à ce que cette plainte prenne sens pour lui. Puis il va examiner, « ausculter », toucher la partie du corps souffrante. Cet examen est très particulier. Car tout en répondant au ressenti du patient, en cherchant ce ressenti à travers son toucher, le médecin va chercher ce qui se passe objectivement dans le corps de celui-ci. Autrement dit cet examen s’adresse simultanément au corps ressenti et au corps objectif. Il chercher la concordance entre l’altération de l’un et l’altération de l’autre. Il les remet en relation l’un avec l’autre. Il redonne la possibilité à ces deux corps de se lier l’un à l’autre. Cette mise en relation pourra être renforcée par une explication verbale de ce qui se passe objectivement dans le corps du malade et donner du sens à ce qu’il ressent. Un traitement pourra en découler, mais cet examen est un soin à part entière qui peut, en lui-même, apporter un apaisement au malade.

Et ce soin passe par le corps à corps du médecin et du malade. Certains soins du médecin de soins palliatifs sont donc beaucoup plus corporels qu’il n’y paraît, ils sollicitent toujours le corps souffrant du malade, et se déroulent bien souvent à travers un corps à corps.

L’accompagnement s’ancre dans le soin, et pour le médecin dans ce type de soin. L’accompagnement risque d’avoir des difficultés à se mettre en place si l’interaction des corps est impossible. Ce qui est malheureusement le cas en téléconsultation. On voit ici comment l’accompagnement peut déjà sembler compromis par la présence virtuelle.

 

Le corps lors de l’entrée conjointe dans l’Essentiel

 

Qu’en est-il de la place du corps dans la seconde strate de l’accompagnement, l’entrée conjointe dans l’Essentiel ?

Cette seconde strate survient au sein d’une relation de soin déjà instaurée. Elle peut se déployer si le soignant (accompagnant) y est disponible et que le malade le souhaite. Une invitation permet souvent d’en franchir le seuil.  Une invitation corporelle, où à travers son attitude le soignant témoigne de sa disponibilité à l’autre. Mais aussi bien souvent une invitation verbale, à travers une question ouverte qui, à ce moment-là, touche à l’intime. Cette même question pouvant prendre un sens très différent dans un autre contexte. Ce peut être par exemple : « Comment vous sentez-vous ? Comment est le moral ? Comment se porte votre conjoint ? Ce n’est pas trop dur ? Quels étaient-ils, ces projets ? ». Par cette invitation l’accompagnant manifeste qu’il est prêt, si le patient le souhaite, à entrer avec lui dans l’Essentiel, à l’y accompagner. Le patient est libre d’y répondre, ou non. Libre d’entrer dans l’Essentiel ou de rester loin de son seuil.

Quand elle a lieu, l’entrée dans l’Essentiel est une expérience métaphysique. Le corps y a-t-il une place ?

L’Essentiel n’est pas quelque chose qui se reconnaît par le contenu de son discours. Les propos du malade peuvent y être très variés. Certains parleront de la fin de vie, d’autres de leurs proches, d’autres encore de ce qu’ils affectionnent particulièrement dans la vie. D’autres enfin ne parleront pas. Ils se contenteront d’une phrase, un mot, un regard, un soupir, un contact physique (les fameuses mains qui se tiennent l’une l’autre). Cependant il n’y aura aucun doute sur le fait que ce moment-là, qu’il dure quelques instants, de longues minutes voire parfois une heure, sont de l’ordre de cette vérité, de cet Essentiel. Il n’y aura aucun doute car il y aura eu, à ce moment-là, cette « teinte » particulière dans l’atmosphère. Une teinte, une ambiance, que l’on ressent dans son corps parfois de façon extrêmement puissante.

Comment tenir compte de ce partage au-delà des mots ? Selon Erwin Straus les animaux se comprennent ou nous comprennent de façon immédiate, à travers des indices expressifs que nous dégageons, bien souvent sans le savoir. Une intonation. Un détail de l’expression du visage. Notre odeur peut-être. Cette communication est alinguistiques, sans le langage. De manière identique les Hommes peuvent se comprendre entre eux à travers des signaux venant du corps et perçus par celui-ci. « C’est pourquoi, au sein de l’éloignement et de l’impénétrabilité du monde, nous saisissons que quelqu’un pense, mais non ce qu’il pense, aussi longtemps qu’il ne parle pas ». (9)

De la même manière nous savons qu’un malade est entré dans l’Essentiel indépendamment de ses propos. C’est quelque chose qui se sent. Et le fait que le patient sache que nous l’y accompagnons, que nous y sommes avec lui, lui aussi le sent. De façon corporelle, immédiate, alinguistique.

Cet accompagnement, au-delà des thématiques qui peuvent s’y déployer, se déroule avant tout dans cette communication alinguistique. « Je sais que vous y êtes, et vous savez que j’y suis aussi » semble dire notre corps qui entre en résonnance avec les émotions du malade.

Et c’est dans ce corps même que nous allons puiser la justesse de nos réactions. Car ces situations sont tellement particulières qu’aucune réponse systématique ne saurait être juste dans ces circonstances. Comment être juste dans nos silences, nos réponses, la fixité ou le détournement de notre regard ou sur la précision du moment auquel saisir l’épaule ou la main du patient étreint par l’émotion ? Une réaction systématisée serait nécessairement inadaptée. Cette justesse nous la trouvons dans une disponibilité à l’autre, mais également une disponibilité aux suggestions de notre propre corps. Comme nous l’apprend Damasio (10), c’est de l’ensemble des états du corps que naissent les décisions et la créativité.

Cette entrée conjointe dans l’Essentiel est éprouvante pour le patient, mais elle ne nous épargne pas. Elle est éreintante pour l’accompagnant qui vit cette traversée. Après de tels moments il aura souvent besoin d’un peu de répit avant de continuer son travail.  

Cette entrée dans l’Essentiel, seconde strate de l’accompagnement, aussi métaphysique soit-elle, se fonde elle aussi sur une interaction entre les corps.  

 

Conclusion

 

Riches de ces réflexions, la tentation est forte, de juger la téléconsultation totalement inadaptée à l’accompagnement, après l’y avoir trouvée initialement parfaitement ajustée. Peut-être est-ce la juger trop durement.

Une des premières conclusions que l’on peut tirer de ces réflexions est qu’une téléconsultation d’accompagnement pure est impossible. Elle s’ancre toujours dans un soin. Et le soin médical repose toujours sur une plainte corporelle, plainte touchant au corps éprouvé. Ce corps éprouvé reste profondément lié au corps objectif et le médecin de soins palliatifs ne pourra pas, s’il souhaite se lancer dans la téléconsultation, s’épargner le malaise de ne pouvoir examiner son patient pour étayer son diagnostic.

Ensuite, le soin spécifique du médecin de soins palliatifs qui consiste à mettre en rapport les corps objectifs et éprouvés, peut être mis en péril par l’approximation diagnostique mais aussi par l’absence du soin corporel qui se cache dans l’examen clinique. Il pourra peut-être avoir lieu, uniquement à l’aide de l’entretien, mais de façon considérablement appauvrie.

Enfin l’élément le plus délicat est peut-être la partie métaphysique de l’accompagnement, l’entrée conjointe dans l’Essentiel. Ce partage est avant tout immédiat et corporel. Le soutien proposé par le soignant dans cette traversée se joue notamment dans sa présence. Or, celle-ci est impossible à distance.

Il est important de le souligner : l’entrée conjointe dans l’Essentiel étant impossible à distance, il convient donc d’être extrêmement prudent dans l’invitation à celle-ci, notamment verbale. Si celle-ci est formulée, il est possible que le patient ne sentant pas la présence adéquate du soignant ne s’y risquera pas. Mais s’il s’y risque, le danger est de l’avoir invité dans une traversée pour laquelle il a besoin d’être accompagné et dans laquelle, en réalité, il sera seul.

Malgré ces faiblesses de taille, la téléconsultation peut tout de même sembler pertinente dans certaines situations d’accompagnement. C’est le cas par exemple pour les patients altérés, inconfortables ou dont le transport pourrait être inconfortable, d’autant plus s’ils sont chez eux et souhaitent garder un lien avec l’équipe de soins palliatifs hospitalière. Un échange par téléconsultation peut alors s’entendre comme une réponse à un besoin profond du patient. Il pourrait être considéré comme un non-abandon.

Mais une telle téléconsultation ne pourrait malheureusement par permettre de réel accompagnement.

Comme l’a développé Dr Stéphanie Villet ou Clément Cormi (11), une solution intéressante est de ne proposer de telles téléconsultations qu’avec la présence, auprès du malade, d’un soignant (par exemple une infirmière), qui pourrait, lui, accompagner réellement le patient dans l’Essentiel si celui-ci se présentait au cours des échanges.

Ces échanges pourraient peut-être même encourager le transfert du médecin vers le soignant à ses côtés et le renforcer dans cette posture d’accompagnement et s’effacer progressivement.

 

Références :

 

1. UNICANCER - Prix Unicancer de l’innovation – 5ème édition : Le réseau Unicancer mobilise ses talents pour les patients ! [Internet]. [cité 7 oct 2020]. Disponible sur: http://www.unicancer.fr/prix-2018#palliatifwww.unicancer.fr/prix-2018#palliatif

2. Descartes R., Méditations métaphysiques, in Oeuvres philosophiques, textes établis, présentés et annotés par F. ALQUIÉ, Paris, Garnier, t.II , 1967 ; AT, IX

3. Chatel T., « L’accompagnant, Un Funambule de La Relation », in La Mort et Le Soin: Autour de Vladimir Jankélévitch, Presses Universitaires de France, 2016.

4. Kübler-Ross E., Les derniers instants de la vie, Genève, Suisse : Editions Labor et Fides, 1975.

5. Higgins R. W., « L’invention Du Mourant. Violence de La Mort Pacifiée », Esprit, 2003, pp.139–169.

6. Jacquemin D., « Place des soins palliatifs dans l’évolution d’une philosophie du soin » , in Manuel de Soins Palliatifs, Dunod, 2002, p.104.

7. Ricœur P., Vivant jusqu’à la mort, Paris, France, Éditions Points, 2019, p.43.

8. Henry M., Incarnation: une philosophie de la chair, Paris, France, Éditions du Seuil,  2000, p.232.

9. Straus E., Du sens des sens : contribution à l’étude des fondements de la psychologie, Grenoble, France, J. Millon, 2000, p236.

10. Damasio A., L’erreur de Descartes: la raison des émotions, Paris, France, Odile Jacob, 2010, p.314.

11. Cormi, C. (2020) « Télémédecine et soins palliatifs : entre non-sens et opportunités nouvelles » in Ethique. La vie en question, sept. 2020.

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news-3564 Sat, 03 Oct 2020 10:41:00 +0200 INTELLIGENCE ARTIFICIELLE EN MEDECINE https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/intelligence-artificielle-en-medecine Par Aurore MARCOU

 

Médecin anesthésiste réanimateur, exerçant à la Fondation Rothschild, très attentive en tant que médecin aux projets numériques (référente informatique, implication dans le développement des interfaces de communications hospitalières et de recherche autour de l’intelligence artificielle), elle travaille en même temps le sujet de la place de l’homme au cœur de cet univers grâce à un parcours philosophique au sein du Master d'Ethique Médicale de l'université Gustave Eiffel. 

 

Article référencé comme suit :

Marcou, A. (2020) « Intelligence artificielle en médecine : la tentation de la substitution par la machine » in Ethique. La vie en question, octobre 2020.

 

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article

 

Vous êtes installés dans la blancheur immaculée d’un bloc opératoire. Un casque sur vos oreilles émet une musique créée pour ralentir progressivement votre rythme cardiaque et vous apaiser. Des capteurs sont installés, sur votre index pour lire votre niveau d’oxygénation, sur votre poitrine pour écouter les battements de votre cœur, sur votre poignet pour mesurer votre relâchement musculaire, sur votre front pour lire la profondeur de votre sommeil, dans votre dos pour évaluer votre anxiété. Un soignant inscrit votre sexe, votre poids, votre taille, votre âge dans le logiciel d’anesthésie. Des pousses-seringues automatisés vous entourent. Une fois déclenchés, ils injecteront les médicaments pour vous endormir et s’activeront tout le long de l’intervention pour vous maintenir dans un état de sédation grâce à une boucle autorégulée. Les intelligences artificielles veillent à présent sur vous. Ce scénario n’est pas une fiction. Ces logiciels qui s’affinent depuis plusieurs années portent les doux noms d’AIVOC (Anesthésie IntraVeineuse à Objectif de Concentration), BIS (Bispectral Index), ANI (Analgesia Nociception Index) ou logiciel Musicare. Le développement des logiciels implémentant l’intelligence artificielle participe aux progrès de l’anesthésie et au-delà, de toute la médecine.

Le traitement des données recueillies à partir de milliers de patients promettent d’extraire des informations pour mieux prévenir, diagnostiquer, traiter. La rareté d’une maladie peut être compensée par les informations recueillies sur d’immenses bases de données comme autant d’expérience engrangée. Du dépistage au diagnostic, du choix du traitement à sa surveillance, de la recherche à l’accompagnement, les logiciels d’intelligence artificielle trouvent des applications multiples. L’IA promet une médecine de demain plus efficiente, plus rapide, plus personnalisée.

En même temps, l’IA inquiète. Rarement, un nouvel outil technique en médecine n’a suscité autant d’effervescences et d’interrogations. Les performances incontestables des logiciels dans des tâches jusque-là réalisées par des humains interrogent sur leur avenir. Les performances du numérique en médecine rendent aujourd’hui possible la substitution de l’humain par des logiciels. Grâce à l’alignement de sauts technologiques dans les domaines des mathématiques et de l’informatique, l’information peut être aujourd’hui numérisée, stockée sur des composants miniaturisés à la portée de tous. L’introduction d’une architecture en couches multiples permettant aux structures élémentaires de calcul ou neurones artificiels d’interagir les uns avec les autres de manière variable, rend possible aux algorithmes de corriger leurs connexions au fur et à mesure qu’ils intègrent de nouvelles données pour améliorer leur performance, et leur permet donc d’ « apprendre ». Ces algorithmes s’appuyant sur un modèle de rationalité mathématique visent à reproduire des capacités cognitives humaines telles que la perception de l’environnement, la compréhension d’une situation et la prise de décision, amenant à la dénomination d’intelligence artificielle. En s’attachant en particulier à reproduire le raisonnement d’hommes de métiers, des systèmes experts reposant sur l’IA deviennent aptes à accomplir des tâches médicales jusque-là dévolues à des êtres humains et donc à les remplacer. Aura-t-on besoin d’autant d’anesthésistes quand des boucles d’anesthésie assisteront le sommeil des opérés ? Aura-t-on besoin d’autant de radiologues quand des logiciels liront les images sans fatigue à toute heure du jour ou de la nuit ? Aujourd’hui qu’un tel outil est disponible, nous pouvons être tentés qu’il se substitue à nous.

Ce questionnement s’est mué en perplexité quand un jeune anesthésiste en formation un jour affirma : « Je ferais certainement plus confiance à une intelligence artificielle qu’à un humain pour m’endormir. De toute façon, un jour, la médecine se passera de nous ». Le détachement de mon interne affirmant sa confiance absolue pour les IA face à l’humain, retentissait moins comme une triste soumission qu’un choix assumé. Nous ne ferions donc pas que subir la concurrence d’une technique innovante. Nous allons vers elle et la réclamons. Il serait facile de se retrancher derrière une opposition technophile/ technophobe, une dénonciation simple des intérêts lucratifs ou d’invoquer un banal affrontement intergénérationnel. Cela négligerait l’apport incontestable de cet outil innovant en médecine et n’ôterait en rien l’ambivalence de notre rapport à l’IA. A la fois, l’étendue des applications de l’IA nous effraye, à la fois, elle nous fascine. Pourquoi recherchons-nous l’IA ? Quelles raisons pourraient nous tenter d’accepter qu’il se substitue à nous ?

  

L’IA POUR COMPENSER NOS INSUFFISANCES

 

L’évolution humaine est depuis toujours tournée vers un effort pour surmonter ses limites. L’homme est cet étrange animal sans fourrure ni plume qui utilise sa main comme outil, avant d’en façonner pour augmenter sa force et son habilité. Cette recherche d’outils caractérise son intelligence. La technique est là, nécessaire pour compenser sa pauvreté en instinct et sa vulnérabilité physique. Comme le rappelle le mythe de Prométhée chez Platon, elle conditionne la survie de l’homme.

L’IA apparaît comme un outil idéal. Toujours disponibles, réactifs, les algorithmes sont capables d’effectuer des tâches de manière rapide, sans erreur, à toute heure. Ils ne se déconcentrent pas, ne se fatiguent pas. Confier aux machines la lecture des images radiologiques, l’entretien d’une anesthésie soustrait aux aléas de l’attention et de la disponibilité humaine. De plus, aptes à comparer de grandes quantités de données, ils aident à déterminer la juste action, par exemple préconiser une chimiothérapie, en prévoir les risques de toxicité, estimer le taux de succès. L’IA cadre avec les objectifs d’efficience, de rendement, attendues dans les services rendus par la médecine dans une économie libérale. Elle offre d’assister le médecin limité dans sa capacité de travail, ses possibilités de présence. Légitimée par la logique de rationalité, elle lui offre de mieux contrôler.

L’IA nous offre de compenser nos insuffisances, mais aussi de nous décharger de ce qui nous semble pénible, voire de ce qui ne retient plus notre intérêt. Lire les mêmes images, pousser les mêmes seringues, dérouler les mêmes questions, rassurer un patient dément inlassablement …  Que jugeons-nous suffisamment pénible pour préférer qu’il soit délégué ? Où poser à présent le curseur de notre désintérêt ? La technique en nous offrant l’opportunité de déléguer des tâches révèle en même temps l’étendue d’une perte de sens.

  

L’IA POUR DEPASSER NOS LIMITES

 

L’IA n’ambitionne pas d’être une simple réplique de nous-même. Elle nous offre les moyens certes de compenser nos limites mais encore mieux de les dépasser. Elle est vouée à faire mieux que l’homme, accomplir les tâches avec plus d’efficience sans faillir donc de manière idéale. L’IA révèle ainsi notre obsession de maîtrise et de perfection. En même temps, la présence d’une telle technique nous confronte à la réalité de nos failles humaines, à nos vulnérabilités que nous avons tant de mal à accepter.

Face à la maladie, le doute et l’incertitude sont perçus comme vecteurs d’anxiété. Quel est le diagnostic ? Quel traitement sera efficace ? Quel est le pronostic ? Nous demandons à sécuriser nos décisions pour les patients comme pour nous-mêmes. Nous associons l’incertitude à l’ignorance et l’ignorance à l’impuissance. Les algorithmes répondent justement à ce besoin de certitudes. Ils sont capables d’identifier en temps réel la juste action. Ils donnent à la médecine les moyens de déterminer la pertinence d’une action dans le présent, d’expliquer par les éléments passés et de prédire ce qui est à venir. Perfectionnant l’art du kairos, l’IA répond à notre besoin de maîtrise. En agissant et décidant selon des algorithmes rationnels, nous aimerions bannir l’hésitation et l’indétermination pour mieux contrôler nos actes, notre environnement et nous-même. La technique vient répondre à notre idéal de maîtrise.L’IA nous offre par ailleurs de ne plus faillir dans un domaine où l’exigence de soin est devenue maximale. Nous acceptons difficilement l’erreur, plus encore l’erreur médicale. Celle-ci est assimilée à la faute, et la faute à un échec. Le droit justement est là pour en assurer la réparation. L’IA apparaît plus à même d’accomplir nos tâches sans faillir. Les vitesses de calcul, la constance d’exécution assurent reproductibilité et exactitude. L’IA répond à notre idéal de perfection. Légitimés par la rationalité statistique, les résultats des algorithme s’imposent à nous comme une vérité que nous remettons difficilement en cause. L’opacité technique loin d’éveiller notre défiance entraîne notre confiance. A l’image d’une nouvelle Pythie, l’IA exerce une autorité nous permettant peut-être de mieux accepter les décisions que nous ne pouvons maîtriser. Nous est-il plus confortable de laisser la décision à une entité supérieure rationnelle plutôt qu’à un de nos semblables ? Y aurait-il un certain orgueil à refuser de dépendre des siens ? On entrevoit dans ces circonstances la tentation de se décharger de la responsabilité de l’autre. L’homme qui refuse de faillir supporte difficilement l’attente de l’autre. Il préfère se disqualifier d’emblée face à la technique plutôt que d’être mis à l’épreuve. Il peut préférer démissionner plutôt que de risquer de décevoir et se décevoir. Obnubilé par son obsession de contrôle et de rationalisation, l’homme aboutit au paradoxe d’une pensée magique, celle de préférer tout céder à une entité qu’il ne maîtrise pas. Ce faisant, l’homme fait endosser à l’IA une puissance de vérité à laquelle elle ne prétend pas.

  

L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE POUR FUIR L’AUTRE ?

 

Des algorithmes veillent aujourd’hui sur les convocations de patients et le rappel des consignes opératoires. D’autres les interrogent une fois rentrés chez eux. « Quel est votre niveau de douleur ? Avez-vous des nausées ? ». Dans un objectif d’efficience, la présence soignante se fait progressivement virtuelle : les appels téléphoniques se dématérialisent en SMS, des peluches intelligentes sont placées sur les genoux des patients agités. L’IA accompagne ce mouvement. Combiné à l’expertise métier, elle est capable de dérouler l’algorithme d’un raisonnement médical, d’orienter vers la décision thérapeutique appropriée et donc de remplacer le soignant dans sa tâche. La technique nous offre ainsi l’opportunité de se substituer à nous et de nous décharger de notre obligation de présence à l’autre. Ce troisième sens est sans doute pour nous plus difficile à avouer.

Le monde numérique fournit aujourd’hui presque toutes les ressources pour répondre aux questions médicales, même les plus intimes. Interface directe, il permet d’accéder à une expertise médicale tout en s’affranchissant du recours à l’autre. Cette mise en relation directe est perçue comme un avantage. On peut s’affranchir de l’autre pour prendre soin de soi. Entouré de toute l’attention numérique rendue encore plus efficace par la personnalisation renforcée, on est encouragé à prendre soin de sa santé comme projet de perfectionnement de soi. Les logiciels mesurent nos pas, nos heures de sommeil, notre alimentation. Ils nous conseillent et nous incitent à entrer dans un cercle vertueux de bien-être physique. Ils font le diagnostic d’un cancer de la peau à travers l’objectif d’un smartphone. Ce faisant, en favorisant l’interaction directe, les logiciels estompent la nécessité de médiation. L’humain n’est plus l’interlocuteur privilégié. La place du médecin est relativisée. L’autorité des experts que sont les professionnels de santé est remplacée par l’expertise calculatoire des logiciels ou par les avis démocratiques et profanes s’exprimant sur les forums de la toile numérique. En allant à la rencontre des besoins individuels, l’IA offre la possibilité de ne plus interagir avec l’autre.

L’émancipation du regard médical peut rejoindre le désir d’échapper à l’autre. Entrer en relation n’est pas toujours facile et nous pouvons être tentés de rester à distance les uns des autres. En tant que patient, nous pouvons soumettre notre corps au regard technique d’un expert, mais nous pouvons aussi aspirer à nous soustraire au regard humain par crainte d’y lire jugement, incompréhension, désapprobation. Les algorithmes permettent justement d’accéder à l’expertise médicale tout en jouissant du confort de la neutralité relationnelle, de l’apparent anonymat des logiciels. En tant que soignant également, nous pouvons craindre la relation à l’autre. Rentrer en relation avec l’autre représente un effort. Trouver les mots et l’attitude justes pour s’adapter à l’autre dans sa singularité dans une situation donnée demandent un effort de communication. Tout en remplissant leurs tâches, les algorithmes nous dispensent de faire cet effort de relation. Ils nous épargnent aussi le risque de ressentir des émotions par trop suspectes. S’approcher un peu trop de l’autre, voire « s’attacher » à lui ne risque-t-il pas de nuire à la relation de soin ? Dans cette méfiance des affects, des liens humains, de l’autre, les algorithmes répondent avantageusement à leurs fonctions sans risquer de déborder. Ils proposent une interaction restreinte à la fonction. Ils nous épargnent le risque de la relation à l’autre.

L’interaction numérique se fait d’ailleurs sur un mode de communication universel visant le plus grand nombre. Ce langage est ainsi dépouillé, réduit au fonctionnel et à l’utile. Il ne s’encombre pas des subtilités de la singularité, de l’effort d’adaptation individuelle et circonstancielle. Immédiat, parfois même violent, le langage numérique ne cherche pas à ménager un temps pour la compréhension et la réflexion. Sourd, il n’offre pas la possibilité d’écoute, ni d’échanges. On peut se demander alors si un tel langage est adapté à la dimension du soin ? Quel réconfort un logiciel peut-il apporter à la mise en vulnérabilité soudaine d’un être confronté à la maladie ? En confiant nos tâches de soins aux machines, ne sommes-nous pas en train d’abandonner le patient à des machines effectrices mais muettes ?

Paro est un phoque duveteux, une peluche « intelligente » dotée de capteurs sensoriels élaborés. Son grand regard synthétique s’anime pour capter l’attention, ses vibrations régulières comme un ronronnement, sont là pour apaiser des personnes atteintes dans leurs fonctions cognitives. Posé sur les genoux des personnes démentes, il simule une présence tendre et rassurante. La technique est là utilisée comme un leurre à notre présence. Elle diminue la solitude et détresse des patients vulnérables, quand les soignants ne sont plus en nombre pour s’assoir à leur côté ou qu’ils n’en ont plus envie. La concurrence de la technique apparaît alors opportune pour les décharger d’une obligation de présence dans laquelle ils ne trouvent plus forcément de sens.

Cette perte de sens peut nous inviter à revoir notre conception du soin. Soumis aux impératifs de temps, de personnel, de rentabilité, la médecine se focalise sur les actes prodigués pour le soin du corps. La conception du soin cédée à une IA est d’ailleurs celle réduite au soin du seul corps, dissocié de toute fonction relationnelle. Or peut-on ignorer la dimension psychique et le rôle de la relation thérapeutique ? Pouvons-nous considérer comme suffisante le soin prodigué par une technique ne répondant qu’aux soins du corps ? Sommes-nous prêt au nom de la rentabilité à revenir sur la nécessité du care et réduire la médecine au simple cure ?

Nous trouvons toutefois des avantages à ce médiateur numérique entre les humains. Une IA, en se posant comme un tiers neutre, défait l’asymétrie patient-soignant et installe un nouvel équilibre pouvant diminuant les tensions. « Notre logiciel indique que ce traitement est recommandé dans votre cas. Nous allons, vous et moi suivre ces recommandations et pourront être confronté ensemble aux aléas thérapeutiques ». A l’image d’un GPS pacifiant la relation d’un conducteur avec son copassager, la médiation d’une IA peut ainsi soulager les tensions dans la relation de soin. En déchargeant le médecin d’une partie de la décision médicale, une IA diminue le poids de son rôle décisionnel et de l’attente du patient. On peut alors évoquer le confort d’une décharge de responsabilité. A l’heure d’une médecine judiciarisée, les médecins se protègent derrière des socles de recommandations d’experts et vont logiquement se retrancher derrière des expertises numériques.

Or pouvons-nous, médecins, véritablement nous comparer à des copassagers impliqués sans l’avoir demandé ? Avons-nous été transportés par hasard dans une relation de soin ? C’est pourtant à nous soignants, qu’il appartient d’apprendre transformer les tensions inhérentes à la relation de soin pour accompagner un patient dans son épreuve de vie. Peut-être est-ce en remettant bienveillance et ouverture dans notre regard, que nous pourrons donner aux patients le goût de la relation humaine. Ainsi en retrouvant notre vocation, seront nous en mesure d’affirmer ce à quoi nous tenons dans notre métier.

  

CONCLUSION

 

Avancer dans le monde des biotechnologies est facile. Inclure, mesurer, conclure selon les méthodologies de l’evidence based medicine font partie de notre culture médicale. Nous ne pouvons qu’être exhortés à aller de l’avant dans toutes les directions techniques permises par l’IA. Toutefois nous ne saurions mettre sur un même plan les algorithmes servant à l’aide décisionnelle et celles animant des peluches leurres de notre présence. Les champs de développement multiples de l’IA cachent des sens divergents. Les algorithmes peuvent servir l’homme comme s’en distancier. Ainsi pouvons-nous mieux comprendre nos mouvements de fascination et de crainte.

De multiples raisons nous poussent à nous laisser supplanter par la technique. Nous sommes tentés d’assister l’humain faillible et fatigable et d’accepter sa substitution par la machine au nom d’idéaux de rationalité, de maîtrise et de perfection. La technique nous offre aussi l’opportunité de de nous décharger de nos obligations de présence et nous épargner les inconforts de la relation à l’autre. Toutes ces raisons partagent toutefois le fil d’une même fuite. Refus de nos doutes, refus de nos défaillances, refus de nos émotions … Nous nous refusons nous-même.

La concurrence d’une technique aussi élaborée que l’IA nous renvoie soudainement à notre rapport à nous-même. La concurrence de la technique nous fait prendre conscience de nos limites, nos vulnérabilités et rend plus aiguë notre difficulté à nous accepter nous-même. L’homme déçu par l’homme, se tourne vers la machine qui se trouve là, opportunément. Il est tenté de se disqualifier et d’imputer à la technique sa propre démission.

C’est dans le progrès technique qu’il appartient de remettre l’homme au centre de cette réflexion. Nous devons faire l’effort de questionner ces sens pour naviguer avec justesse dans l’infini des possibilités techniques.

Nous pouvons alors interroger les valeurs au nom desquelles nous nous sommes engagés en tant que soignants. Ainsi retrouveront sens notre métier et ce qui nous anime. C’est aussi en prenant conscience de notre rapport à nous-même que nous pourrons retrouver le goût de l’autre. C’est peut-être ainsi que nous ne braderons pas à une technique, aussi évoluée soit elle, tout ce à quoi nous tenons. Concluons avec Hannah Arendt : « La seule question est de savoir si nous souhaitions employer dans ce sens nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques, et l’on ne saurait se décider par des méthodes scientifiques […] Ce que je propose est donc très simple : rien de plus que de penser ce que nous faisons ».

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news-3563 Sat, 03 Oct 2020 10:38:00 +0200 MOTION DU CONSEIL DE LABO POUR L'ARTSAKH https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/motion-du-conseil-de-labo-pour-lartsakh (Laboratoire Interdisciplinaire d’Etude du Politique Hannah Arendt (UR7373))

Université Gustave Eiffel et Université Paris-Est Créteil

30/10/2020

 

Actuellement le Haut-Karabagh résiste à un torrent de bombes et de soldats envoyés par l’Azerbaïdjan (Etat musulman turcophile) qui veulent y prendre définitivement pied en y éradiquant toute trace arménienne.

 

La communauté internationale doit donc reconnaître de manière urgente le Haut-Karabagh, région de 150.000 habitants, arméniens à 95% qui appartiendrait officiellement à l'Azerbaïdjan seulement par un tracé de frontière réalisé par Staline en 1921.

 

L'Assemblée nationale du Haut-Karabagh a proclamé son indépendance le 2 septembre 1991, réitérée par un référendum du 10 décembre 1991 avec une écrasante majorité. Le 20 février 2017 a eu lieu à nouveau un référendum devant 104 observateurs de plus de 30 pays qui ont déclaré le scrutin parfaitement respectueux du processus démocratique - référendum donnant une nouvelle constitution, baptisant cette région "République de l'Artsakh" (son nom arménien) et cela à 87% des bulletins exprimés.

 

Le principe de l’autodétermination des peuples doit être reconnu. Le principe qui lui est ici opposé (« l’intangibilité des frontières ») et qui ferait du Haut-Karabagh une province de l’Azerbaïdjan est une négation de la réalité humaine et historique – et provoque la guerre actuelle.

 

Les habitants du Haut-Karabagh défendent leur vie et leurs maisons alors que les Azéris sont dans une guerre de conquête de type archaïque.

 

Nous ne pouvons pas accepter de voir massacrer 150.000 personnes par un Etat de 10 millions d’habitants, riche de pétrole et de gaz convertis en armements massifs et agressivement soutenu par la Turquie.

 

Le Conseil de Laboratoire du LIPHA (Laboratoire Interdisciplinaire d’Etude du Politique Hannah Arendt (UR7373)) appelle à ce que de toute urgence une résolution soit trouvée pour arrêter les combats. Une reconnaissance officielle comme région autonome du Haut-Karabakh au niveau français puis international nous semble la seule voie d’une résolution de ce conflit.

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news-2698 Tue, 01 Sep 2020 13:33:00 +0200 Télémédecine et soins palliatifs : entre non-sens et opportunités nouvelles https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/telemedecine-et-soins-palliatifs-entre-non-sens-et-opportunites-nouvelles

Doctorant en Sciences pour l’Ingénieur, Clément Cormi inscrit ses travaux de recherche dans l’analyse des interactions médiées par les technologies de l’information et de la communication (TIC). Il s’intéresse notamment à la manière dont se développent et se consolident de nouvelles pratiques de soins en utilisant la télémédecine, et aux évolutions des métiers qu’elle entraîne.

 
Article référencé comme suit :
Cormi, C. (2020) « Télémédecine et soins palliatifs : entre non-sens et opportunités nouvelles » in Ethique. La vie en question, sept. 2020.
Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article 
Si les premières expérimentations de télémédecine datent de 1990, il faut attendre 2009 pour que le législateur la définisse, puis 2018 pour qu'elle entre dans le droit commun. Cette « forme de pratique médicale à distance, [utilisant] les technologies de l’information et de la communication » (1), fait aujourd'hui rêver les décideurs par les « perspectives immenses » qu'elle semble dessiner (2). Si certaines spécialités médicales s'y prêtent particulièrement, il est moins intuitif d'imaginer lui laisser une place lorsqu'il s'agit de soins palliatifs. Accompagner, apaiser, soutenir, sauvegarder la dignité, les missions des soins palliatifs sont avant tout humaines, même si la technique ne leur est pas étrangère. Dans une société croyante et pieuse, c'est l’Église qui s’intéressait aux questions de la fin de vie, et de nombreux malades, surtout désargentés et isolés, se voyaient mourir dans les divers hospices et hôtels-Dieu qui maillaient le territoire. Ici, il s'agissait surtout d'atténuer l'angoisse de la mort et de prodiguer les soins palliatifs de l'âme, mais nullement d'en adoucir les traductions somatiques. Les années 1990 et les progrès de l'anesthésiologie voient apparaître de nouvelles molécules et de nouvelles techniques, comme le midazolam ou les PCA  de morphine, permettant de contenir les épisodes douloureux majeurs. Dans le même temps, pour assurer la diffusion de ces nouvelles pratiques, la filière d'enseignement se structure et les premiers diplômes universitaires sont créés en 1991. Depuis, les soins palliatifs n'ont eu de cesse de se techniciser. Il suffit d'ailleurs de regarder les programmes des derniers congrès des sociétés savantes pour s'en convaincre. Mais accompagner, apaiser, soutenir et sauvegarder la dignité nécessite du temps. Pour les équipes mobiles de soins palliatifs, chargées de ces missions hors de l'hôpital, ne peut-on pas souhaiter une abolition de la géographie par la technique ? A quelles conditions la télémédecine pourrait-elle être une solution alternative acceptable pour la prise en charge d'un patient en fin de vie ? 
Dans un contexte où les ressources sont contraintes, alors que le plan national « Soins Palliatifs 2015-2018 » n'a pour l'instant pas de successeur, et si la télémédecine ressuscitait les soins palliatifs ? 
 
Télé-relation : vraie relation ou simple interaction ?     
 
La rencontre d’un patient avec des professionnels de santé peut se faire selon deux modalités : l’interaction ou la relation. Si la distance physique peut être initialement considérée comme une « mise à distance » de l’autre, l’utilisation de la télémédecine pourrait être l’occasion d’un changement de paradigme.    
Hartup définit l’interaction comme le fruit de « rencontres significatives entre individus, mais qui restent ponctuelles » (3), là où la relation correspond à « une accumulation d’interactions entre individus qui durent et qui impliquent des attentes, des affects et des représentations spécifiques » (4).     
Lors d’une consultation simple de cardiologie par exemple, l’affect est peu pris en compte. Les pathologies cardiologiques sont bien connues et facilement stabilisées par des traitements pharmacologiques de référence. En dehors des patients ayant eu des complications sérieuses, la rencontre entre le cardiologue et son patient relève plus souvent de l’interaction.     
Lorsqu’un patient rencontre un médecin de soins palliatifs, l’affect n’y peut être extérieur. Parce que les enjeux sont colossaux, que les patients sont suivis dans des formes avancées de maladies évolutives, et que la conclusion de la prise en charge est connue, alors les deux protagonistes entrent en relation. Elle peut être conflictuelle ou apaisée, plus ou moins longue, plus ou moins forte.     
Si l’interaction est toujours asymétrique, le soignant apporte son expertise au patient qui vient la lui demander, la relation tend vers l'équilibre. Le savoir appartient toujours au soignant, mais le patient est inclus dans le processus de la décision thérapeutique : « êtes-vous toujours douloureux ? », « comment vous sentez-vous ? », « voudriez-vous que l’on retire de votre ordonnance les traitements qui ne sont plus indispensables ? ». Alors que dans l’interaction la personne n’est qu’objet de soins, dans la relation elle devient partenaire de soins. Mais l’écran, empêche-t-il vraiment l’entrée en relation ?    
Dans une société où le paraître est supérieur à l’être, où tout est performance car jugé et évalué en permanence, chaque homme est poussé à ne considérer que sa propre existence. Oubliant qu’il fait partie d’un tout lorsqu’il est fort et robuste, il omet également que ces attributs ne sont pas éternels. Un jour viendra où, au bout du chemin, il se tournera vers la société et attendra d’elle qu’elle ne le laisse pas tomber. Mais comme l’homme est un être d’expérience, comment peut-il imaginer ce que ressent le mourant lorsqu’il n’est pas dans sa situation ?    
À cet instant, c’est l’humilité qui doit être guide, cette prise de conscience de ses propres limites et insuffisances. Nous parlons ici de l’humilité pure, pas de celle affichée faussement lorsque quelqu’un nous félicite. L’humilité pure se réfléchit par soi-même mais pour cet « autre ». Pour Corine Pelluchon c’est « l’humilité [qui mène] à la compassion » (5), cette capacité à percevoir et ressentir la souffrance d’autrui et d’y remédier. Mais pour garder l’action juste, l’action mesurée, la main du médecin se doit de toujours trembler. A cette condition, l’écran n’est pas incompatible avec la relation.    
Concernant les « autres », les proches, ceux qui ont partagé tout ou partie de la vie du mourant, leur accompagnement ne cesse pas après le décès de cette personne, et les missions des équipes mobiles comprennent le soutien des familles. Souvent réalisé par le psychologue, est-il possible d’imaginer une téléconsultation de soutien avec un proche endeuillé ?     
Une consultation de psychothérapie met en jeu, outre l’utilisation du discours, un certain nombre d’éléments non-verbaux. Derrière un écran focalisé sur le visage du proche devenu patient, il n’est pas possible de remarquer ses attitudes et son comportement. Là encore, le professionnel peut faire évoluer sa pratique pour faire abstraction de ces éléments et focaliser son attention sur le discours, sur les silences.     
Enfin, Alexandre Mathieu-Fritz met en évidence le paradoxe de la distance. À travers une étude sociologique portant sur des entretiens réalisés auprès de psychothérapeutes utilisant la télémédecine, il remarque que « la relation visiophonique produit chez le patient une impression de distance qui le protège pour une part […] du regard du praticien, et qui le conduit à se dévoiler plus aisément et à moins se soucier des formes de désapprobation morale que ses propos pourraient susciter » (6). Pour aborder des éléments douloureux, la distance serait donc facilitante.    
Avec quelques précautions, si l’essence de la relation n’est pas altérée, voire qu’elle est renforcée, est-ce que le rôle de l’infirmier ne pourrait pas jouir des mêmes effets ?
 
Le télé-infirmier ou l’infirmier augmenté
 
Une prise en charge palliative est un carrefour des complexités où les tensions sont nombreuses. La première d’entre elles vient aujourd’hui des EHPAD qui se définissent comme des lieux de vie. Cependant, en accueillant des personnes de plus en plus âgées, définies comme polypathologiques, la contrepartie est d’accepter qu’un jour prochain elles mourront. L’accompagnement de ces fins de vies dans les meilleures conditions nécessite des ressources adaptées, mais la vie en institution est insulaire. Les résidents y sont à temps complet et les professionnels se relaient pour y assurer les soins. Contrairement à l’hôpital, aucun médecin de garde, pas d’infirmier la nuit, et un accès limité aux consultations externes spécialisées. La télémédecine semble donc être un moyen de faire entrer cette expertise, à défaut de pouvoir faire sortir le résident. S’il n’existe plus de lien hiérarchique entre médecins et infirmiers, leurs missions respectives organisent de facto une subordination. Parce que le médecin prescrit et que l’infirmier exécute, s’il n’est pas hiérarchique, ce lien est au moins fonctionnel.     
À l’intérieur de chaque métier, du plus prestigieux au plus sous-estimé, il existe des tâches source de plaisir et de fierté pour celui qui les réalise, et des tâches considérées comme ingrates. Souvent, lorsqu’un glissement intervient entre deux professions, ce sont ces activités, communément appelées le « sale boulot » qui sont déléguées (7).     
Lors d’un acte de télémédecine, plus particulièrement en soins palliatifs, la présence d’un relais soignant au chevet du patient est indispensable. Aussi, si l’objectif est de continuer à diffuser la démarche palliative, et afin d’éviter un désengagement des équipes des EHPAD, il est préférable qu’il soit membre de l’établissement requérant. La ressource la plus adaptée semble alors être un infirmier de l’établissement qui serait dès lors propulsé sur le devant de la scène de la consultation. Ici, ce n’est plus le « sale boulot » qui lui serait délégué mais le « vrai boulot » (8) : sans les données qu’il va recueillir par son propre examen, le médecin expert ne pourrait organiser aucune prise en charge. Alors que de nombreux pays ont fait le choix de promouvoir le rôle de l’infirmier, la France reste désespérément en retard. L’avènement de la télémédecine pourrait alors permettre d’y pallier, et d’accompagner ainsi leur montée en compétences.    
Si le médecin spécialiste est d’ordinaire autonome dans sa prise de décision, l’implication d’un tiers nécessite de le convaincre, de rechercher son adhésion au projet thérapeutique. Cette collégialité se fait au bénéfice du patient, car la solitude face à la prise de décision est un facteur favorisant « l’escalade de l’engagement ». Elle est définie par Kiesler et Sakumura (9) comme le fait de persévérer dans son choix initial, après avoir acté une décision, même lorsque des faits tangibles montrent l’inefficacité de son action. Elle est source d’erreur médicale.     
Le processus délibératif permet donc de réduire ce phénomène d’autant plus que les professionnels n’appartiennent pas à la même équipe soignante au départ. Ainsi, par la télémédecine, tout l’acte de collaboration entre les acteurs du soin se trouve réorganisé, et une fois de plus, renforcé. 
 
Pour une juste seconde place de la télémédecine en soins palliatifs
 
Ni pessimiste, ni optimiste, ni technophobe, ni technolâtre, entre angoisse et exaltation, une troisième voie est à trouver.    
La boussole du sens est primordiale car sans orientation, sans finalité, le risque est de reproduire la configuration du « ill for every pill ». Décrite par Ray Moynihan (10), elle traduit les efforts considérables déployés par l’industrie pharmaceutique pour nous faire croire que nous avons tous besoin d’un médicament.     De nombreux industriels tentent aujourd’hui de réaliser la même prouesse, et les sociétés de la Silver Economy fleurissent. Elles promettent ainsi à nos aînés, que Paro le phoque leur apportera du lien, ou que des lunettes de réalité virtuelle leur permettront de faire le tour du monde. Mais quel est le sens de cette proposition lorsque Madame X n’a jamais quitté son petit village ardéchois ? Le changement pour le changement, le progrès pour le progrès ! Dans une société technicienne, ce qui est possible techniquement doit être réalisé.     Bien que la place de la technique soit croissante dans l’exercice médical, à mesure que les innovations sont disponibles, il appartient au mouvement des soins palliatifs de ne pas se laisser déborder et de définir ses propres usages. Ainsi, la télémédecine semble d’autant plus adaptée que le motif de recours concerne des éléments cliniques, et que l’expertise se fait entre professionnels. C'est donc le versant biomédical de la prise en charge qui est ici concerné. Une prise en charge des autres aspects du total pain, la souffrance psychologique, sociale ou spirituelle, nécessiterait, elle, une rencontre physique. La prise en charge ne peut pas être que technicienne et la place de l’humain est primordiale. Si nous pouvons imaginer des machines capables de compiler l’entièreté des connaissances médicales disponibles, et peut être même d’en produire de nouvelles, il paraît difficile de penser qu’une machine s’occupera un jour de la relation.     La complexité des soins palliatifs est immense, et ce n’est pas par la technique que nous apaiserons le corps, l’esprit, l’âme et l’entourage du patient. Si dans Le discours de la méthode, Descartes voudrait rendre l’homme « comme maîtres et possesseurs de la Nature », l’homme doit surtout aujourd’hui devenir maître et possesseur de sa technique, sans jamais oublier le sens de celle-ci, sa finalité, son but.     Comme outil de gestion, la télémédecine est condamnée à l’échec. Elle n’est pas consommatrice de moins de temps médical ou de personnel, mais elle permet de transformer les pratiques, de s’affranchir des distances, et de donner ainsi des soins « à quiconque les demandera » (11). 
 
Références :
 
(1)    Article 78, Loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, JORF n° 167 du 22 juillet 2009. 
(2)    Discours de M. Edouard Philippe, Premier ministre, Châlus, 13 octobre 2017. 
(3)    Formarier, M., « La relation de soin, concepts et finalité », Recherche en soins infirmiers, n° 89, 2007, pp. 33-42.(4)    Idem.
(5)    Pelluchon, C. Ethique de la considération, Paris, Seuil, 2018, p. 35.
(6)    Mathieu-Fritz, A., « Les téléconsultations en santé mentale », in Réseaux, Vol. 36, janvier-février 2018, pp. 122-164
(7)    Idem.
(8)    Ibidem.
(9)    Kiesler, C.-A., Sakumura, J., « A test of a model for commitment », in Journal of Personality and Social Psychology, 1966. 
(10)     Moynihan, R., Cassels, A., Selling Sickness: How the world’s biggest pharmaceutical compagnies are turning us all into patients, USA, Nation Books, 2005. 

(11)     « Le Serment d’Hippocrate », Conseil National de l’Ordre des Médecins

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news-2690 Mon, 31 Aug 2020 15:39:00 +0200 L'éducation thérapeutique au risque de la réflexion philosophique https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/leducation-therapeutique-au-risque-de-la-reflexion-philosophique Philippe WALKER, ancien président de l’AEDEES, chef de service de Médecine Interne au Centre hospitalier Jacques Coeur à Bourges, a publié L'éducation thérapeutique au risque de la réflexion philosophique aux éditions Connaissances et savoirs. Face à la progression des maladies chroniques et leur dimension éco-bio-psycho-sociale, l'éducation thérapeutique se développe. Mais quel est l'intérêt de l'éducation pour réduire les difficultés du malade chronique à passer d'un écosystème hostile à un écho-système bienveillant ? L'éducation du patient aide-t-elle le patient à mieux vivre avec sa maladie chronique, ou n'est-elle qu'un moyen d'emprise sur le malade ? Que nous révèle cette pratique de soins sur la médecine dont le développement scientifique a permis de formidables progrès thérapeutiques ? Quelle est la place de la pédagogie dans la démarche éducative du patient ? Quelles réflexions éthiques permettent-elles à l'éducation du patient d'être thérapeutique ? La réflexion philosophique en abordant nos rapports avec les normes permet à tous les professionnels de santé et à tous les patients qui ont vocation à être leurs partenaires d'éclairer ce nouveau monde pathologique que les malades chroniques découvrent et partagent lors de ce troisième type de naissance que représente la découverte d'une maladie chronique. Entre normalisation et normativité, l'éducation thérapeutique doit-elle choisir ?

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news-2782 Thu, 02 Jul 2020 08:29:00 +0200 APPEL à articles pers âgées et covid-19 https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/appel-a-articles-pers-agees-et-covid-19 La revue Gérontologie et société ouvre un appel à articles: Personnes... La revue Gérontologie et société ouvre un appel à articles:

 

Personnes âgées et Covid-19

Coordonné par le comité de rédaction de Gérontologie et société :

 Pascal ANTOINE, Frédéric BALARD, Pascale BREUIL, Catherine CALECA, Arnaud CAMPÉON, Christophe CAPUANO, Aline CHAMAHIAN, Aline CORVOL, Olivier DUPONT, Roméo FONTAINE, Agathe GESTIN, Fabrice GZIL, Dominique KERN, Pascal LAMBERT, Sylvie MOISDON-CHATAIGNER, Bertrand PAUGET, Sophie PENNEC, Bertrand QUENTIN, Alain ROZENKIER, Dominique SOMME, Benoît VERDON.

 

Appel à articles permanent (pas de date de clôture)

Publication en continu des articles acceptés (en format électronique)

Publication ultérieure d’un numéro spécial (en format papier)

 

 

Résumé :

Dès les premières semaines où il a été question du Covid 19, les « personnes âgées » ont fait l’objet de nombreuses attentions. Présentées par certaines approches en épidémiologie ou en santé publique comme des « victimes potentielles » qu’il faut protéger, les personnes âgées ont également pu être désignées comme des « sacrificiées prioritaires » en cas de nécessité de tri dans les services de réanimation. La crise du Covid 19 a brutalement rappelé que l’âge demeure un critère déterminant de gestion des populations. Face à une politique de santé publique prônant des mesures de protection globale basées sur la létalité par âge du virus, de nombreuses controverses autour de notions de liberté et de sécurité se firent jour. La crise du Covid 19 soulève ainsi de nombreuses questions d’ordre sociale, éthique et juridique qu'il convient de traiter.

Au sein des Ehpad, lieux de vie transformés de fait en lieu de soins, un confinement souvent strict a été imposé aux résidents. Comment les résidents et leurs proches ont-ils vécu ces évènements ?

Comment le travail des professionnels s'en est trouvé modifié ? Comment les équipes de ces établissements ont-elles fait face aux injonctions multiples et parfois contradictoires ?

Que sait-on des situations au domicile des personnes âgées touchées par le virus et plus largement de celles isolées de leurs proches voire des professionnels assurant le care ?

Par ailleurs, toutes les régions du monde et de France n’ont pas eu à faire face à l’épidémie à la même période ni dans les mêmes circonstances et toutes n’y ont pas répondu de la même manière.

Quel que soit l’angle choisi, les travaux venant questionner la dimension internationale du rapport entre âge et Covid 19 sont attendus. Enfin, les travaux interrogeant la dimension historique de cette crise seront bienvenus.

 

Les propositions attendues peuvent provenir de toute discipline et de toute approche théorique. Les contributions étrangères ou dans une logique comparatiste sont les bienvenues. Les débats, controverses, ainsi que des contributions visant à rendre compte d’expérimentations réalisées et/ou à venir sont également attendus et pourront alimenter les rubriques « Perspectives et retours d’expériences » de la revue et quelques « Libre propos ».

Les contributions peuvent être soumises en français ou en anglais.

 

Vous trouverez en pièces jointes l’appel à articles accompagné de la note aux auteurs.

L’appel à articles et toutes les informations sur Gérontologie et société sont également disponibles sur le site de la revue : http://www.statistiques-recherches.cnav.fr/prochains-themes-de-gerontologie-et-societe.htmlwww.statistiques-recherches.cnav.fr/prochains-themes-de-gerontologie-et-societe.html.

 

Les propositions d’articles (40 000 signes maximum) peuvent être soumises dès à présent.

Elles sont à adresser à : cnavgerontologieetsociete@cnav.fr.

 

Dans l’attente de recevoir vos soumissions, nous vous remercions également de bien vouloir diffuser cet appel à articles dans vos réseaux.

 

Nous tenant à disposition pour toute question et information complémentaire, veuillez recevoir nos cordiales salutations.

 

La coordination éditoriale

pour les rédacteurs en chef de Gérontologie et société: Frédéric BALARD et Aline CORVOL

https://www.statistiques-recherches.cnav.fr/publier-dans-gerontologie-et-societe.html 

 

Pour plus d'informations: http://www.statistiques-recherches.cnav.fr/gerontologie-et-societe.htmlwww.statistiques-recherches.cnav.fr/gerontologie-et-societe.html

Pour tout abonnement et commandes: https://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe.htm

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news-2699 Wed, 03 Jun 2020 16:13:00 +0200 Digressions poetico-phenomenologiques https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/digressions-poetico-phenomenologiques Digressions poético-phénoménologiques au sein de l'hôpital d’aujourd'hui Après un parcours dans l’industrie pharmaceutique, Catherine KORMAN DELAGRANGE est depuis plus de 10 ans, consultante indépendante en coaching et formation notamment auprès de patients en cancérologie et de professionnels de la santé.

 

Article référencé comme suit :

Korman Delagrange, C. (2020) « Digressions poético-phénoménologiques au sein de l’hôpital d’aujourd’hui » in Ethique. La vie en question, juin 2020.
 

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article

 

Quiconque fait l’expérience d’une visite à un proche, ou d’un séjour à l’hôpital s’expose à une déstabilisation engendrée par une confusion de sensations et de sentiments contradictoires dès le franchissement du seuil. Par la force de l’habitude, la plupart des soignants ont annexé à leur pratique la diversité de ces infimes perceptions, parfois jusqu’à une cécité lisible et ressentie par le malade. Dans cette asymétrie, l’atteinte d’une conciliation dans le parcours de soin s’avère délicate.

 

Par le biais d’une vision profane (malade ou simple visiteur), nous proposons une description et un point de vue particulier de ce « monde à part dans le monde », le nosochomeion, traduit du grec par : le lieu où l’on reçoit les malades : l’hôpital. Cette « spatialisation » pourrait favoriser une plus fine compréhension de l’impact de celui-ci sur le profane, sur les notions d’espace et d’enfermement renvoyant à l’obscurité et à la privation de liberté et soutenir alors, telle une nécessité absolue et systématique un regard et une attention accrue sur l’état d’extrême fragilité et de vulnérabilité qui accompagne désormais le malade et qui surgit dès le franchissement du seuil de cette institution.

 

Ensemble, pénétrons dans l’hôpital, passons de l’autre côté par la porte ou la grille qui en permet l’accès. Courbons-nous sous l’arche qui mène dans l’antre. Arche qui renvoie à une étymologie signifiant en latin arca : coffre, cercueil, sarcophage, mais aussi « commencement » en grec. Voici nos premiers pas dans cet autre monde à part qui érige un nouveau seuil de vulnérabilité. Observons plutôt ce qui se joue dans cette institution séculaire que chacun fuit, évite et en même temps s’y précipite, mu par le doute sur son état de santé, l’hypothétique gravité de son cas particulier, mais aussi l’espoir d’une guérison ou la menace de la mort qui aurait eu l’outrecuidance de se manifester prématurément. Peur d’y pénétrer, peur de ne pas y trouver de place en cas d’urgence. Voilà bien l’équivoque de ce lieu.

 

Observons. Observons le surprenant ballet qui s’y déroule en concédant une certaine vertu à la naïveté de cette démarche.

 

A l’entrée, légèrement à l’écart de la porte automatique dont un détecteur de mouvement déclenche l’ouverture, trois hommes, le regard perdu dans le vague, fument une cigarette sans échanger un mot. À leurs côtés deux ambulanciers attendent leur prochaine mission. L’un fait les cent pas, l’autre joue avec son téléphone. Sans davantage s’attarder, un flux continu de personnes passent la porte, s’engouffrent dans le hall ou quittent les lieux.

 

Dès l’entrée, passée la porte, nos sens sont avisés. Ce qui frappe c’est cette odeur âcre et particulière. Cette lumière : blanche, froide, crue, coupante et multiple. Ces cascades d’images se déversant d’écrans muets fixés sur les murs. L’effervescence des allées et venues. Le claquement des souliers sur le carrelage, le tumulte des voix indistinctes, le bruit d’un distributeur de boissons et des sonneries de téléphone d’antan. Lumières, couleurs, odeurs, bruits. Toute notion d’hospitalité est oblitérée ou imperceptible.

 

Ce hall, traduit de l’anglais « grande salle », est le lieu d’un chassé-croisé où se mêle une foule bigarrée. Certains le traversent rapidement à grandes enjambées, têtes baissées, sans relever les yeux pour se repérer et disparaissent dans les dédales et autres bouches d’ascenseurs, dont ils semblent familiers. Ils viennent « prendre » leur travail et croisent d’un geste furtif ou d’un sourire ceux qui d’un pas plus lent rejoignent leurs pénates. Ici, trois infirmières, blouse blanche, stylo dépassant de la poche, sabots en plastique multicolores produisant des coassements, gobelet de café à la main, discutent jovialement, s’éloignent et disparaissent derrière des portes battantes. Un couple se dirige vers la sortie. Elle, le visage bouffi par les larmes. Lui, entourant ses épaules de son bras. Un homme plutôt jeune, pas rasé, en savate, vêtu d’un jogging, traîne à ses côtés sa perfusion suspendue à une potence. Une vieille dame s’appuyant sur sa canne raccompagne sa visiteuse, dont elle lâche le bras pour la laisser franchir la porte. Déguisant son chagrin, la vieille dame envoie un baiser de la main et d’un pas vacillant rebrousse chemin. Plusieurs fauteuils roulants se croisent et s’accordent plus ou moins la priorité. Dans l’un d’eux, un vieil homme affaissé, comme endormi et recroquevillé dont on ne voit pas le visage. Une fillette souriante, encadrée par deux dames, sans doute sa mère et sa grand-mère, exhibe tel un trophée, un plâtre immaculé.  Un vieux monsieur, seul, l’air égaré, un volumineux pansement sur l’œil droit, trottine vers la sortie. Une femme, ni coiffée, ni maquillée, robe de chambre en nylon rose à fleurs et vieux chaussons, feuillette un magazine. Un homme en pyjama à rayures et pantoufles, tente d’obtenir une boisson dans un distributeur.

 

Quel étrange microcosme que cette antichambre.

 

Alors que toutes ces personnes ne recevraient pas chez elles, un proche ou un ami, ainsi dévêtues ; ici, l’intimité se déploie dans toutes les zones de l’hôpital.

 

Cette gigantesque résidence exhibe une facette de leur intimité et atteste de leur vulnérabilité, à peine le seuil franchi.

En équilibre sur la ligne 

C’est un kiosque à journaux, bonbons, boissons, bibelots et friandises qui fait le lien entre ce monde si particulier et celui que l’on vient de quitter. Plus loin, le bureau des admissions. Des personnes font la queue, attendant leur tour derrière une ligne jaune matérialisée au sol par un avertissement, une information : « limite de confidentialité ».

 

De quelle vertu se pare cette ligne ? Les philosophes de l’Antiquité nous disent que notre monde est fait de lignes. Des lignes qui se croisent et s’entrecroisent et sont légion dans notre vie et dans notre vocabulaire, mais toutes ne se valent pas. Il y a bien des lignes :

 

Virtuelle : ligne de la main

Dictatoriale : ligne du parti

Onirique : ligne d’horizon

Guerrière : ligne de démarcation

Mathématique : ligne droite

Défensive : ligne Maginot

Pédagogique : ligne d’écriture

Montagnarde : ligne de crête

Educative : ligne de conduite

Imaginaire : ligne d’équateur  

Energétique : ligne à haute tension

Musicale : ligne mélodique

Maritime : ligne de flottaison

Interdite : ligne blanche (autrefois jaune)

Généalogique : ligne héréditaire

Ferroviaire : ligne de chemin de fer

Commerciale : ligne de produit

Branchée : on line

Planante : ligne de coke

 

Qu’est-ce que la ligne ? En dessin, la ligne est définie comme un trait, une trace, un contour. Selon Euclide, c’est une longueur sans largeur conditionnée par deux points. Dans le courant artistique du Bauhaus, on parle de lignes actives comme la ligne à la promenade, sinueuse et fluctuante qui se redéfinit sans cesse, invente son orientation et offre des perspectives illimitées et invite au voyage.

 

Examens et dossiers sous le bras, à l’entrée de l’hôpital, les personnes patientent derrière la ligne pour l’obtention d’un code d’accès, autant dire leur nouvelle identité hospitalière : sésame vitale pour accéder aux mandarins, aux spécialistes, aux soins et aux thérapies et faire qu’il ne demeure de toutes les suppositions ou doutes qu’une certitude libératrice, aussi infâme, inavouable ou imprononçable soit-elle : leur maladie (enfin) identifiée et ainsi nommée.

 

Cette ligne est un point de bascule entre le monde avant, hors les murs, hors la maladie et le monde après un événement qui va contraindre à la fréquentation des équipes de soin.

 

Au-delà de sa signification et de l’ordre qu’elle intime, la ligne de confidentialité s’apparenterait à la ligne euclidienne. Vu d’en haut elle est un trait, au-dessus duquel le malade se tient debout, à la verticale, formant un T avec la ligne. Vu de gauche à droite elle est finie, définie, brève, abrupte, fixe, stricte, sans la fantaisie d’un écart, d’une déviation ou d’une échappatoire. Elle obture les perspectives, arraisonne et restreint tout élan dynamique ou suggestion d’exploration. Sa rassurance à produire un cadre est aussitôt désavouée par la menace de l’enfermement. Elle, si droite, si ordonnée entraîne le chaos avec toute l’arrogance de son statisme. Elle fragmente le trajet de la vie, interrompt son cours, le défait, le fige, brouille sa trace, désaligne l’avenir et l’emporte dans le labyrinthe de l’inconnu, sans fil d’Ariane, en lui assignant une nouvelle temporalité, une autre trajectoire, aléatoire et incertaine, dans l’invisible, la contingence et la vulnérabilité.

 

Passée cette limite et la furtivité de ce corps à corps avec la ligne, chacun dans cette file d’attente, sera bientôt tenu de dévoiler à une inconnue des informations personnelles qui devraient pourtant demeurer « pour moi seul, à moi seul, en moi-même » (1) écrit Paul Valéry, voire des secrets liés à sa présence en ce lieu. Secret, du latin secernere signifie : distinguer, mettre à part, séparer. Le secret est accordé et connu d’une ou de quelques personnes avec le risque de sa divulgation ou de sa trahison, ainsi que l’écrit Eric Fiat, « le secret est cachotterie provisoire par les initiés d’un fait » (2). Délicate mission que de le garder, le surveiller, le dissimuler. Haute responsabilité pour ses détenteurs. Sa divulgation lors de l’admission, ainsi qu’auprès des équipes soignantes peut être vécue comme une effraction qui arrache le malade et son entourage à la sphère privée et viole son intimité, alors que chacun voudrait préserver « des secrets à mi-voix dans l’ombre et le silence » (3) comme l’écrit Verlaine. Hélas, secret énoncé dans l’ombre protectrice de l’alcôve du médecin, n’en sera bientôt plus un, sitôt que la famille, les amis, un employeur et les dossiers médicaux seront renseignés et partagés. Ainsi exposé à autant d’interlocuteurs dans le parcours de soin, le malade est aussi dénudé qu’un chat Sphynx, son jardin secret ouvert aux quatre vents. Pour autant, comme l’écrit Gaston Bachelard, « le secret n’a jamais une totale objectivité » (4). En l’occurrence celui-ci donne d’abord une orientation, un axe de recherche et il nécessite des investigations à venir.

 

Poursuivons notre déambulation. Jouxtant le bureau des admissions, un bureau dédié autrefois à la location de téléphone (dont le coût rédhibitoire demeurait un privilège souvent inaccessible) et à la location de télévision. Télévision, tel un ersatz du compagnon sans exigence, qui trompe l’ennui au cours des heures qui s’étirent tout au long de l’hospitalisation, comme l’écrit si bien Verlaine :

 

« Quel souci, Quel ennui, De compter toute la nuit, Les heures, les heures, les heures » (5).

 

Tromper l’ennui sans plus fournir d’effort supplémentaire, en attendant et en attendant toujours, un médecin, un soin, un examen, une visite. Télévision dont il faudra parfois négocier l’usage avec son voisin qui aspire quant à lui au silence et au calme. Artefact braillant dont les cris se propagent dans les couloirs et viennent se briser à la face d’un malade épuisé, voire endormi. Lumières chancelantes qui, au cœur de la nuit, fuient sous les portes des chambres d’où s’évadent des ombres inquiétantes attestant de l’insomnie.

 

Suivons ce petit couple, âgé de cent soixante ans à eux deux, qui dépasse fébrilement la ligne de confidentialité et s’approche de la vitre derrière laquelle officie de manière expéditive, une femme à la voix assurée. Très attentifs, ils tendent l’oreille. A deux, l’un pourra toujours pallier la déficience auditive de l’autre. Ordonnances, carte vitale, carte d’identité, carte de mutuelle. Voici leur état civil, leur lieu de résidence, leur état de santé et leur couverture sociale jetés au vent et enregistrés dans l’indifférence. « Je passe sur les particularités de la réception qui rappellent un peu les formalités d’une entrée en prison » (6) écrivait Verlaine, qui avait de son côté, expérimenté l’accueil des deux institutions, qu’il serait injuste et désobligeant de comparer.  

 

Reçus par une secrétaire qui enregistre leur dossier et le code qui fait office d’identité hospitalière, celle-ci leur indique la salle d’attente dans laquelle ils prennent place sur des chaises en plastique décaties et décolorées dont les dossiers ont rainuré les murs recouverts d’affiches pour la plupart obsolètes. De loin, dans le couloir, une femme, médecin, en blouse, hèle leur nom. Ils se lèvent péniblement et la rejoignent. La consultation peut commencer.

 

Pénétrer dans un hôpital n’est pas anodin. Sitôt passé, le frontispice et franchie la ligne de confidentialité, que nous aimerions rebaptiser ligne de vulnérabilité, la peur et la contingence accompagnent le visiteur.

 

Etre malade, c’est faire l’expérience du drame, de l’effroi et de la vulnérabilité, perdre ses repères et se voir contraint de recomposer sa vie sous l’effacement de l’horizon. Pour Claire Marin, la maladie est « violente perturbation, brouillage de la représentation du monde et de soi, perte de repères » (7). La maladie est vécue au-delà de la perte de la santé. C’est un arrachement à la vie, un basculement. Vécue comme une disgrâce, une injustice, une rupture avec soi-même et son entourage. Les liens avec le monde ne sont plus qu’effilochage. Dès son entrée à l’hôpital, le malade se retrouve en terre étrangère, dans un monde obscur, opaque et oppressant dont il ne maîtrise pas les codes, ni le vocabulaire. Paradoxalement, il ne se trouvera jamais autant en pleine lumière que pour y être examiné et objectivé.

 

Cette oscillation entre l’ombre et la lumière peut être vécue par le malade comme une agression, une atteinte à sa pudeur et à sa dignité. Pour le soignant, la prodigalité de ces phénomènes a souvent basculé dans l’oubli et l’invisible. Celui-ci s’est même ingénieusement employé, dès le début de son parcours professionnel, à dresser des barricades pour empêcher toutes traces de sensibilité à l’égard de ces perceptions. Pourtant c’est à lui, que revient la mission d’une écoute vigilante, l’attention des moindres signes pour préserver un être qui souffre de sa maladie et de sa vulnérabilité.

 

Se pourrait-il que remettre sans cesse ces perceptions en perspective puissent éclairer la prise en compte de l’état de vulnérabilité du malade trop souvent négligé ou sous estimé ? Ne pas oublier que certains destins basculent à cet endroit précis qu’est la zone d’admission, c’est la raison pour laquelle ce lieu et cet espace sont le point de départ de notre réflexion pour esquisser une ligne pour une éthique et ce dès l’accueil.

 

Enfermé du dedans

 

Maintenant, retrouvons notre couple à la sortie de la consultation.

 

- Je vous garde, dit le médecin à la patiente, porte ouverte sur l’effroi et la solitude, tout en lui indiquant la direction de ses nouveaux quartiers.

- Vous me gardez ? interroge la femme, comme égarée.

D’un pas chancelant, ils pénètrent dans une chambre sous la direction d’une infirmière qui effectue, au pas de charge, le tour du propriétaire et leur explique la marche à suivre. Mais cela va trop vite pour eux, acquiesçant malgré tout et partageant de furtifs et dubitatifs coups d’œil. A la dérive, la vieille dame balaie du regard, cet habitat inhospitalier : un store brinquebalant pendouillant à la fenêtre, une potence comme tristement inutile, abandonnée dans un coin de la pièce, une table, qualifiée de table d’alité, sur laquelle trônera bientôt une carafe d’eau tiède en compagnie d’un verre réputé incassable, un lit esseulé, sur roulettes dont les montants en ferraille sont peu reluisants, un néon bourdonnant dont les hoquets irréguliers envoient des halots gris-bleu sur un plafond cloqué, un drap plat couleur jaune paille dont le logo de l’hôpital court sur sa bordure. Courbée, résignée, elle déballe ses quelques affaires, dispose sa brosse à dents dans un gobelet en plastique, enfile une chemise de nuit et une robe de chambre et s’assied sur le lit, immobile, le regard dans le vide. La voici donc déclarée malade et contrainte dans un lieu qui démultiplie et amplifie sa perception macabre, sombre et lugubre.

 

Son mari, sourire contrit, pose simplement sa main sur son bras, puis prend place dans un fauteuil marronnasse à l’apparence du cuir, qui se dégonfle au fur et à mesure que son séant s’y enfonce. Etrange particularité que ces fauteuils dont le coussin se dégonfle et vous place le regard à hauteur du matelas et non du malade. Ils se sourient, dodelinent de la tête, silencieusement s’interrogent du regard. Plus tard, il se lève, s’approche d’elle et l’embrasse sur le front en guise d’au revoir. Refusant de fléchir, elle le raccompagne sur le pas de la porte et le regarde s’éloigner. Ainsi séparés, ils entament leur périple vers la souffrance, dans lequel ils deviendront bientôt, un parent l’un pour l’autre. Dans le couloir, elle aperçoit des chariots, telles des pyramides de matériel, une femme qui claudique en blouse d’opérée, le dos et les fesses à la vue de tous. Un peu plus loin, sur un brancard, une masse informe remue lourdement sous un drap.

 

Tristes images que ces corps dénudés, perdus, flétris, épuisés, échoués. De retour sur son lit, insulaire, à la marge du cours de sa vie, les larmes qui s’échappent dans son extrême solitude sont les derniers mots qui l’arrachent à elle-même, dans l’obscurité naissante.

 

« C'est l'heure où les douleurs des malades s'aigrissent !

La sombre Nuit les prend à la gorge ; ils finissent

Leur destinée et vont vers le gouffre commun ;

L'hôpital se remplit de leurs soupirs »

 

C’est Baudelaire dans « le crépuscule du soir » (8). Pour le malade, chaque nuit est une nouvelle ligne à franchir. Celle de l’épreuve de la séparation, frontière symbolique entre le monde social qui va s’assoupir puis s’éteindre progressivement pour goûter au sommeil réparateur, tandis que l’hôpital artificiellement éclairé, assure la continuité des soins, dans une temporalité comme ouatée ou atténuée.

Chaque bruit est amplifié, inquiétant. Chaque souffle est perceptible et angoissant. Les pas dans les couloirs se font inquisiteurs et les cris des malades semblent monter d’outre-tombe, enfermant le patient dans l’errance de sa propre épouvante.

Parfois la panique se tient en embuscade et le soignant, gardien de cette traversée nocturne veille à l’émergence de tous ces signes et de ces appels au secours qui proviennent du fond d’un lit : petite coquille de noix perdue au milieu d’un océan déchaîné et obscurci par la douleur et la peur.

Lit de plume versus lit de fer

L’hôpital est un monde à part dans le monde.

La chambre : un gîte, une cage, une caverne, voire un refuge pour les malades.

Le lit : le lieu commun à tous les hospitalisés.

Du lit, à une époque où les enfants y venaient au monde dans l’intimité de la chambre où ils avaient parfois été conçus et où la vie s’éteignait, Xavier de Maistre nous dit : « un lit nous voit naître et nous voit mourir ; c’est le théâtre variable où le genre humain joue tour à tour des drames intéressants, des farces risibles et des tragédies épouvantables. - c’est un berceau garni de fleurs ; - c’est le trône de l’amour ; - c’est un sépulcre » (9).  Il y aurait donc lit et lit et tous ne se ressemblent pas. Depuis des décennies, la naissance est médicalisée. Elle échappe au matriarcat et à l’intimité de la chambre, car c’est à l’hôpital que la majorité des femmes mettent au monde leurs enfants. En fin de vie, lorsque que vient le tragique moment d’accoster sur les rives du « repos éternel », c’est presque toujours à l’hôpital que se déroule cet ultime moment, plutôt que dans le cocon de son habitation.

 

« Le lit que j’occupe cette fois à l’hôpital Labrousse, et qui porte le numéro 27 bis, a cette particularité que de mémoire de malade, aucun de tous ceux qui y ont dormi, sauf deux ou trois originaux de qui je grossirai peut-être le nombre, n’y est pas mort » (10) écrit Verlaine, avec une pointe d‘ironie, masquant à peine sa peur d’avoir le funèbre privilège de s’allonger dans un lit glacé d’où résonne encore l’angélus.

 

A l’hôpital, le lit est très éloigné du chaleureux accueil et des douillettes promesses de la caresse du lit de plumes, familièrement appelé plumard. Au contraire, « La couche étroite, solitaire, aux draps phéniqués, brûle un peu les reins, luxe les côtes » (11). Repaire de la douleur, de la disgrâce, de la vulnérabilité et de l’enfer du cauchemar.

 

Le lit est le segment du gisant ; la ligne de partage entre la verticalité où s’érige la santé et l’inconscience de ses bienfaits et l’horizontalité de la maladie, où sombre la conscience de l’obscure menace qui pèse sur le malade. Dans son lit : malade dégradé, malade en pointillé.

 

Chaque malade éprouve l’hospitalisation dans sa singularité. « La subjectivité est le partenaire de l’Énigme et de la transcendance qui dérange l’Être » (12) écrit Levinas. Que faut-il entendre et que pouvons-nous tenter de comprendre ? Est-ce à dire que sous l’épreuve de la maladie, la contrainte de l’hospitalisation et les thérapies, la sensibilité du malade se manifeste de manière partiale, car exacerbée par la peur, par l’inconnu, par un mouvement impétueux de sentiments qui vient le submerger, l’engloutir vers un ailleurs le privant de lui-même et dévorant la moindre perspective d’avenir ? L’épreuve de la maladie dessaisit, dépossède la personne et bouleverse sa vie de manière radicale. « Nous ne connaissons pas le contour du sentir, mais seulement ce qui le forme du dehors » (13) nous dit Rilke. Le malade se sentant en marge perd sa capacité à être. La nature du lieu tout autant que l’épreuve perturbe le plus profond de l’être.

 

Pour le malade, assigné dans une chambre évocatrice du tombeau, la fragile et vacillante lueur d’espoir de guérison n’a presque plus la force d’éclairer l’obscurité de l’enfermement. Rilke écrira :

 

« Derrière les barreaux qui défilent, son œil

est devenu si las, qu’il ne fixe plus rien.

Pour elle il n’y a que des barreaux sans fin,

Derrière ces barreaux, il n’y a plus de monde » (14)

 

Enfermé par la maladie et contrainte par la décision de l’autre : le médecin ? La maladie ? Enfermé du dedans et isolée par sa subjectivité et son angoisse qui rétrécissent sa vision et son entendement. Emmuré dans la spatialité hospitalière dans laquelle le malade ne sait plus orienter son être au monde.

 

Fin de parcours

 

Si l’hôpital est le lieu du commencement, du jaillissement de la vie, de la sortie de l’obscurité vers la lumière, du premier cri, du premier souffle, de la guérison, de la victoire, il est aussi le lieu du vacillement, de l’expatriation de la vie, de la finitude, de l’entrée dans les ténèbres, du dernier battement de cœur et du dernier souffle. Dans cet espace soutenu par une lumière artefact, qui ne s’éteint jamais, la vie se fraye un chemin, bataille et finalement s’incline pour se retirer à jamais.

 

L’hôpital est également un espace professionnel abritant une ruche dévouée, compétente, travailleuse, organisée, hiérarchisée, s’activant sous un flux incessant de lumières, tant techniques que symboliques dans lequel le soignant, s’il peut se féliciter de ses réussites, affronte aussi les obligations d’un métier exigeant, sa propre souffrance et celle d’autrui, des contraintes administratives et comptables de plus en plus exigeantes, la fulgurance des progrès techniques et les ultimes sollicitations des malades qui le sur investissent souvent d’un pouvoir chimérique.

 

Pluralité de lieux, l’hôpital est un phare dans la nuit des pauvres et des indigents ; un refuge, un îlot d’espoir pour tous les malades en quête de guérison, un lieu d’accueil, de dévouement et de secours de jour comme de nuit et un espace technique de savoirs et de connaissances. Au cœur de la nuit, parfois, une main, un mot, un sourire comme une lueur : la présence rassurante et apaisante du soignant.  

 

Dès l’entrée dans cet espace si particulier, le malade fait soudainement face à l’inconnu, à la virtualité de sa corporéité, à sa pathologie et au marchandage de sa pudeur qui vient parfois effacer toute trace d’altérité. Avant même l’empreinte du premier soin, la ligne de confidentialité semble attester d’un basculement instantané, accentuant une vulnérabilité latente chez la personne. Par la force de l’habitude, le personnel hospitalier a réussi à gommer ses premières appréhensions et parvient ainsi à la banalisation de son espace professionnel et de ses gestes, négligeant de ce fait la perception anxiogène ressentie par le malade dès son entrée. En occultant cette dimension, le pacte éthique n’est-il pas ainsi rompu avant même d’avoir pu exister ? Nous pensons que la réhabilitation de ces infimes perceptions, par le soignant, pourrait favoriser l’expression d’une relation qui se veut éthique. Une relation propice au questionnement, à l’interrogation, et affranchie de tout savoir dogmatique, qui viendrait témoigner au malade du maintien de son lien avec l’humanité. Il ne s’agit aucunement d’exhorter à une quelconque sensiblerie, mais plutôt d’accorder une place à l’écoute de la subjectivité et de la vulnérabilité, dès la première rencontre, afin d’encourager une relation de confiance.  

Notes

(1) Valery P., Le cimetière marin.

(2) Fiat E., Corps et âme, Paris, Editions nouvelles Cécile Defaut, 2017, p.22.

(3) Verlaine P., « Sagesse », Partie II, poème 3, in Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 267.

(4) Bachelard G., La poétique de l’espace, Paris, PUF, 2012, p. 31.

(5) Verlaine P., supplément inédit de « Mes hôpitaux », in Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 1537.

(6) Idem, p. 1536.

(7) Marin C., La maladie catastrophe intime, Paris, PUF, 2014, p. 6.

(8) Baudelaire C., Le crépuscule du soir, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 95.

(9) de Maistre X., Voyage autour de ma chambre, Paris, Flammarion, 2003, p.11.

(10) Verlaine P., Mes hôpitaux, Chroniques de l’hôpital. In Œuvres en prose complètes, op. cit., p. 258.

(11) Idem, supplément inédit de « Mes hôpitaux », p. 1536.  

(12) Levinas. E., En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 2006, p 296.

(13) Rilke M.R., Œuvres poétiques et théâtrales, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 537.

(14) Idem., p. 379.

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news-2783 Tue, 02 Jun 2020 16:36:00 +0200 Reparons le monde de Corine PELLUCHON https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/reparons-le-monde-de-corine-pelluchon Notre capacité à relever le défi climatique et à promouvoir plus de justice envers les autres, y compris envers...  

Dernier livre de Corine PELLUHON : Réparons le monde chez Rivages

 

Notre capacité à relever le défi climatique et à promouvoir plus de justice envers les autres, y compris envers les animaux, suppose un remaniement profond de nos représentations sur la place de l'humain dans la nature. Dès que nous prenons au sérieux notre vulnérabilité et notre dépendance à l'égard des écosystèmes, nous comprenons que notre habitation de la Terre est toujours une cohabitation avec les autres. Ainsi, l'écologie, la cause animale et le respect dû aux personnes vulnérables ne peuvent être séparés. De plus, la conscience du lien qui nous unit aux autres vivants fait naître en nous le désir de réparer le monde et de transmettre une planète habitable. C'est à cette éthique qui n'a rien à voir avec des injonctions moralisatrices et culpabilisantes que ce recueil ouvre la voie.

Deux textes inédits ("Ethique de la vulnérabilité et éthique du care. Similitudes et différences" et "La vieillesse ou l'amour du monde" - article de 2010 mais remanié).

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news-2700 Sun, 03 May 2020 11:53:00 +0200 Technosophie et bulle hypotechnologique https://revue-ethique.univ-gustave-eiffel.fr/les-articles-publies/article/technosophie-et-bulle-hypotechnologique Technosophie et bulle hypotechnologique pour maintenir du sens dans la médecine de demain Parce qu'il nous faut penser le "monde de demain" et nous ouvrir à autre chose qu'au "Covid-19", Cyril GOULENOK nous offre réflexion et propositions pour une médecine de l'avenir à forme humaine.

 

"Technosophie et bulle hypertechnologique pour maintenir du sens dans la médecine de demain

 

Cyril Goulenok est médecin réanimateur, il exerce depuis maintenant quinze ans à l'Hôpital Privé Jacques Cartier - Massy, il est membre de la commission d'éthique de la SRLF.

 

Article référencé comme suit :

Goulenok, C. (2020) « Technosophie et bulle hypotechnologique pour maintenir du sens dans la médecine de demain » in Ethique. La vie en question, mai 2020.

 

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article

 

Le système de soin évolue constamment et on ne cesse de mettre en avant ses progrès, dont pourront bénéficier les patients. S’il est difficile d’avoir une certitude sur ce que sera la médecine de demain, force est de constater que l’on vante haut et fort certains progrès technologiques dont l’objectif sera de toujours mieux soigner les malades. La réanimation est un vaste champ d’expérimentation de ces nouvelles techniques, repoussant toujours plus loin l’échéance du dernier souffle. Elle subit régulièrement des mutations et c’est à partir de ces mutations futures que l’on s’interrogera sur la place qu’il pourrait rester au sens dans le soin. Les changements qui s’opèrent actuellement dans ce laboratoire qu’est la réanimation pourraient ainsi être un bon reflet de la médecine du futur. A partir de deux exemples de modernisation du système de santé, l’un contemporain et l’autre à venir, une réflexion sera apportée sur la possibilité d’une perte de sens pour le soignant.

Protocolisation et normalisation se sont introduites en force et modifient considérablement les modalités de fonctionnement des services de soins. Les progrès du management moderne n’épargnent pas le système hospitalier. On voit ainsi émerger les techniques de management enrichissant le vocabulaire du soignant par des mots qui leur étaient jusque-là inconnus – efficience, rentabilité, économie, protocolisation, normalisation – tout cela au bénéfice bien évidemment du patient qui reste au cœur de toutes les préoccupations. La réanimation n’est pas épargnée par cette mutation étant, au contraire, plutôt fer de lance de son application. Pour ses soignants, le sens de leur exercice pourrait-il être mis en péril ?

Autre progrès mais même risque : l’arrivée imminente de l’intelligence artificielle (IA) dans le système de santé. Les premiers frémissements de son installation en réanimation se font déjà sentir et la question n’est plus de savoir quand elle arrivera mais plutôt où elle s’arrêtera.  Si, rien ne sert de s’y opposer, nous expliquent ses thuriféraires, il serait plutôt bon de favoriser son intégration. Elle s’immisce dans toutes les machines de plus en plus sophistiquées entourant le malade de réanimation. L’IA se présente comme une aide pour le clinicien, un support pour la surveillance, le diagnostic, la thérapeutique. De sa position d’aide, il semble inéluctable qu’elle devienne à l’avenir unique décisionnaire. Quelle place restera-t-il alors au soignant dans l’exercice de son métier ? Comment le sens du soin va-t-il pouvoir se conjuguer avec l’efficace froideur d’une telle technologie ?

 

I La réanimation, laboratoire de la médecine de demain

 

La réanimation est un monde de l’hypertechnologie. Nombreux sont les supports artificiels permettant de pallier la défaillance des organes, mais aussi de surveiller de façon très approfondie le fonctionnement de l’organisme. Rien ne peut échapper à ces cerbères technologiques, gardiens d’une vie qui ne peut pas s’évader de cette chambre de réanimation. Ils scrutent les battements du cœur, la fréquence de la respiration, la variation en continu de la tension artérielle. Au milieu de ces câbles, ces machines, ces tuyaux, on distingue de plus en plus difficilement l’être humain, à qui l’on prodigue ces soins. Le plus souvent d’ailleurs, il ne peut s’exprimer, profondément endormi pour ne pas entraver le bon déroulement des soins. Si on lui parle peu, on le scrute de fond en comble, on surveille son poids quotidiennement, on calcule ses apports énergétiques, la quantité de toutes ses sécrétions et autres fluides corporels sont évaluées. On le palpe, on le pèse, on mesure régulièrement la taille de ses pupilles, on s’assure de la présence de ses pouls aux mains, aux pieds, à la tête. On l’examine de l’intérieur, regardant son cœur à l’échographie, ses poumons au scanner, son cerveau à l’IRM et non content de nos explorations, on introduit des caméras dans ses orifices naturels pour scruter ses bronches, son estomac, son tube digestif, sa vessie. Pas un orifice n’est épargné, la sonde d’intubation pour la trachée, la sonde gastrique pour l’œsophage, la sonde urinaire, la sonde rectale et ainsi plus rien n’en peut entrer ou sortir sans mettre les capteurs en alerte. Les réanimateurs ne manquent pas d’idées, pour scruter ce corps, insérant des capteurs thermiques dans la vessie, des capteurs de pression à la surface du cerveau, des électrodes pour mesurer l’activité du cœur mais aussi cérébrale, des drains dans le cœur, les poumons, l’abdomen. Les progrès sont constants dans ce domaine et de nouvelles machines se font une place dans les chambres de réanimation. Ces dernières ne sont d’ailleurs plus assez grandes pour accueillir les patients. Au fur et à mesure qu’elles se font plus grandes, le malade se fait de plus en plus petit au milieu de toutes ses machines sophistiquées. On l’oublie presque en rentrant dans sa chambre, tant notre attention est happée par ces multiples écrans lumineux et bips à la sonorité si agressive.  

Le rapport au soin est mis à l’épreuve dans ce domaine si pointu. L’objectif d’efficience et d’homogénéisation des soins a conduit à introduire les stratégies de management, issues du monde de l’entreprise telles que normalisation, protocolisation, rationalisation. Quelles peuvent être les conséquences de cette mutation profonde dans le domaine de la réanimation ?

 

 

II Normalisation, protocolisation, rationalisation – du mieux pour qui ?

 

La cohabitation semble difficile entre les nouvelles approches entrepreneuriales appliquées au système hospitalier et l’exercice des soignants. Cette entente impossible semble participer à la perte de sens pour les soignants. A la lecture de Joan Tronto dans son ouvrage Un monde vulnérable (1), on ne peut s’empêcher de faire le parallèle entre un management basé sur des théories formelles et abstraites et un soin qui s’édifie sur des expériences quotidiennes et des problèmes moraux des patients dans la vie de tous les jours.

 

Normalisation.

Sans le savoir, sans le vouloir, les médecins ont grandement participé à la transformation du système de santé dont ils sont désormais prisonniers. Exactement à l’image des autres améliorations technologiques dans la santé, il a été introduit progressivement des règles de prescriptions, des bonnes pratiques, des consensus dont l’unique but était initialement d’uniformiser les modalités de prise en charge des patients. Présenté comme un déterminisme absolu, on a cherché à maquiller en nécessaire, des situations ou d’autres choix auraient été possibles. La science ne cessant de produire des données, l’analyse de toutes ces études étant fastidieuse, il a semblé évident de fournir aux cliniciens des guides à la prescription. La réanimation, toujours à la pointe des innovations technologiques, n’a pas manqué ce virage normatif. Cela semblait d’autant plus nécessaire que dans la littérature scientifique, il fallait, pour pouvoir comparer les données scientifiques entres différents pays, trouver un langage commun. Les scores de gravités sont ainsi nés. Première lettre (ou plutôt chiffre) d’un langage commun, transformant le patient en une agrégation de valeurs numériques permettant de le définir au mieux par un chiffre : son score. Il se retrouve ainsi, dès son entrée, affublé d’un chiffre, élevé au rang quasi-divinatoire, celui-ci permettant en effet de prédire, de façon très précise, son risque de mortalité. Ainsi, dès les 24 premières heures, sous couvert de données anamnestiques, de données cliniques et d’examens biologiques, il est possible de connaître de façon précise le risque de décès de tout patient arrivant en réanimation. On a eu de cesse de multiplier ces scores, score d’entrée comme l’IGS (Indice de Gravité Simplifié), score quotidien comme le SOFA (Sequential Organ Failure Assessment), score d’opérabilité cardiaque comme l’Euroscore, échelles de sédation tel que le RASS, COMFORT ou le RAMSAY. En réanimation, on aime les scores, on parle en scores, on décide en scores. Les chiffres sont toujours plus présents et c’est ainsi que pour se jauger, les réanimateurs de différents services, comparent leurs scores de gravité, leur DMS (Durée Moyenne de Séjour), leur taux de mortalité, leur taux d’occupations, leurs indices de qualités. Tous ces chiffres sont progressivement devenus des outils d’évaluation pour une administration toujours plus gourmande en données numériques, mais aussi pour les autorités de santé. Des normes ont pu être établies à partir de moyennes permettant ainsi de se comparer aux autres services à l’échelle du territoire national. Un processus de normalisation du soin a été introduit au sein des services hospitaliers. Celui-ci s’est progressivement imposé comme référence devant guider toutes les équipes de soins dans ces services si spécifiques.

 

Protocolisation

En réanimation, la prise en charge des patients est complexe, les changements constants, les ajustements minutieux, avec des variations des thérapeutiques qui peuvent s’opérer d’heure en heure. Cette complexité aidant, il a fallu soulager les praticiens des ajustements pluriquotidiens des doses des différentes thérapeutiques ou des réglages des machines. Les protocoles se justifiaient alors, permettant, grâce à des algorithmes, de transférer ces ajustements aux infirmières mais aussi aux machines. Les protocoles ont alors massivement émergé dans toutes les unités de réanimation. A l’heure actuelle, un service sans protocole serait considéré comme un mauvais service. Si protocoliser, c’est homogénéiser la prise en charge, c’est aussi diminuer l’espace de création du soignant. Ses possibilités d’initiative se retrouvent affaiblies, il applique la thérapeutique en fonction de l’algorithme sans qu’à aucun moment son avis, son sentiment, son impression puissent influer sur ses actions. Personne n’a jamais construit un algorithme décisionnel en réanimation incluant une case « selon votre expérience » ou « selon votre intuition ». La règle est là, il faut l’appliquer et s’en écarter, c’est prendre un risque pour soi.

 

Rationalisation

Ce principe a été importé du management des entreprises directement dans le système hospitalier. L’historique récent de cette stratégie managériale est bien décrite dans le livre La casse du siècle (2) coécrit par Juven, Pierru et Vincent, sociologues experts du système de santé en France. Cette rationalisation du travail, assimilable à une industrialisation du soin a connu un tournant dans les années 80. La journée de travail du soignant a été observée, analysée, minutée afin de profiler chacun des soins, leur donner une durée de réalisation, calculer au mieux la quantité de personnel nécessaire, analyser la charge de travail, optimiser au mieux la ressource humaine. Dans les années 2000, fort de cette nouvelle science, le travail des soignants a été progressivement réorganisé, afin de limiter au mieux les temps morts, les sureffectifs et la mauvaise répartition du travail. Bien évidemment, cela s’est fait sous l’argument d’une nécessité, pour les soignants, de se recentrer « sur leur cœur de métier ». Le soin s’est transformé en une liste de taches standardisées avec une durée définie.

Comment le soin, tel que défini par Joan Tronto, peut-il trouver sa place dans un soin où le seul référentiel est le chronomètre et où le temps d’écoute n’est pas pris en compte ?  La première étape du care (3), caring about – se soucier de, intègre de facto une phase d’écoute. Le soin ne peut être délivré sans qu’au préalable, le besoin ait été identifié, entendu, mesuré. C’est ainsi la conséquence première de cette rationalisation du soin – Le soignant a été privé de la possibilité d’exercer le soin tel qu’il se défini c’est-à-dire dans l’interaction avec le malade, dans la relation singulière qui impose un échange préalable à la dispensation d’un soin adapté. Le deuxième élément négligé voire condamné par cette stratégie de rationalisation est tous ces temps « à côté », non consacrés directement aux soins mais qui ont leur importance. C’est ce qui est définie dans le monde de l’entreprise comme du Lean Management. On dégraisse et retire tout ce qui n’est pas pour le bénéfice direct du client et là, en l’occurrence, le malade. Comment pourrait-on envisager que le malade puisse bénéficier du temps de pause de l’infirmière discutant avec ses collègues en salle de repos. Pourtant, ces périodes off sont propices à l’échange d’expérience dans l’exercice de la fonction, aux discussions éthiques au sujet des modalités de prise en charge. Il se joue ainsi beaucoup plus dans ces échanges informels mais le bénéfice de ces échanges est difficilement mesurable, quantifiable, estimable.

Cette transformation dans le microcosme de la réanimation est un bon reflet de la transformation du système de santé à plus grande échelle. Tout se norme, tout se protocolise, tout se rationalise pour le bénéfice des malades. Les praticiens se doivent de suivre des règles imposées par les autorités de santé, toujours plus nombreuses, initialement incitatives et de plus en plus coercitives car opposables. Les écarts sont désormais sanctionnables et la responsabilité du praticien est engagé, s’il ne prescrit pas dans les « règles de l’art ». Les médecins élèvent de plus en plus la voix sur ce diktat de la norme, du chiffre, que les autorités de santé leur imposent pour juger du bon fonctionnement des structures hospitalières. Il faut désormais remplir des grilles, des fichiers informatiques, des formulaires en lignes pour savoir si notre service est dans les normes selon les critères des autorités. Les médecins ont le plus souvent oublié qu’ils sont à l’origine de ces critères, qu’ils sont les parents de ces enfants, ogres numériques, qu’ils refusent de reconnaître. Ils ont enfanté ce Gargantua administratif boulimique de scores, de chiffres, de tableaux, d’indices de qualités. Revenir en arrière sera difficile.

Si l’objectif final est honorable, celui de soigner au mieux l’ensemble de la population, on néglige l’effet secondaire sur le soignant qui se retrouve simple exécutant d’une norme imposée par un groupe d’expert. Sa souffrance trouve un terreau propice à son installation, dans cette normalisation et protocolisation à outrance. Il souffre car il n’a plus de possibilité d’initiative, il n’a plus de possibilité de faire valoir son expérience. La réalité imposée par la normalisation ne correspond plus à la réalité de l’expérience du soignant. Dejours dans ses nombreux travaux de recherche sur la souffrance au travail met en avant régulièrement la différence entre le travail prescrit et le travail effectif (4). Le travail prescrit, celui intégré dans le protocole, l’algorithme ne peut prendre en compte tous les aléas d’un dysfonctionnement imprévu, du grain de sable que l’on n’avait pas envisagé. Le travailleur, s’adapte naturellement, fait preuve d’inventivité, d’ingéniosité pour surmonter cet imprévu et arriver à la production que l’on attend de lui – c’est le travail effectif. Ces observations, il a pu les faire dans de nombreux corps de métier notamment dans le domaine de la santé. La réanimation n’est pas épargnée avec ces protocoles, dont l’objectif initial est de normer les soins et de limiter au mieux l’erreur humaine. On prive alors le soignant de sa possibilité de travail effectif. Dans son analyse d’un service de réanimation en perdition, Dejours relève cette phrase d’un soignant – « On ne prend pas de risque en suivant les recommandations. On ne risque pas d’être accusé de s’être trompé » (5). Paradoxalement, si l’objectif initial était de limiter la responsabilité individuelle, c’est l’inverse qui se produit : en cas d’écart à la norme fixée sa responsabilité sera pleine et entière. S’il dévie du protocole c’est sa responsabilité individuelle qu’il met en jeu. Alors il obéit, il applique, quelque fois même avec zèle, sans se poser de questions, forme de protection contre ce qui peut lui sembler incohérent ou inadapté. Il ne fait alors plus son métier comme il se l’imaginait, il sait qu’il fait mal, il sait qu’il dévie de son idéal et la souffrance prend place. La perte de sens est au cœur de cette souffrance, issue de ce que Yves Clots, dans Le travail à cœur, qualifie de qualité empêchée (6). Parmi les soignants, tout le monde ne réagira de la même manière mais certains, ayant un idéal probablement plus fort de leur exercice finiront par se détester de se voir travailler de la sorte. Ils feront l’expérience, selon Dejours, de la trahison de soi (7). C’est une première étape qui sera progressivement suivie, pour certain par la « haine de soi ».  Ils finiront alors par baisser les bras. Si certains quitteront le service, voir changeront de profession, certains, plus affectés mettront fin à leurs jours.

 

 

III Intelligence artificielle ou l’ambivalence d’une promesse technologique

 

On n’arrête pas le progrès

Pas un jour ne se passe sans que soit vantée l’arrivée du messie de la technologie du futur – l’intelligence Artificielle (IA). Elle sera omniprésente dans nos outils de communication, nos moyens de transport, notre maison et bien d’autres secteurs dont bien évidemment la santé. Les promesses sont à la hauteur de nos romans de sciences fictions les plus inventifs. De la prévention, au curatif strictement adapté à chaque individu, tout sera pour le mieux et pour tous. Dans le cadre de la promotion d’un nouveau diplôme universitaire consacré à IA en santé, on retrouve en introduction les arguments clés : « promouvoir l’IA en Santé pour des meilleurs soins, plus d’humanité et à un meilleur coût » (8). La subtilité de la langue française laisse cependant planer un doute sur la lecture que l’on peut avoir du mot « plus » dans cette formule. Elle émerge ainsi dans tous les secteurs de la santé, se rendant progressivement indispensable.

Plusieurs positionnements à cette IA dans la santé sont envisagés dans un premier temps, en santé publique pour l’amélioration de la prévention, la détection des facteurs de risques, la veille sanitaire, la prédiction d’événements indésirables, d’émergence de maladies mais aussi le cadre des diagnostics dans les spécialités qualifiées de morphologiques (radiologie, dermatologie, anatomopathologie, ophtalmologie, endoscopie). D’autres voies sont envisagées, notamment celle de pallier le déficit de soignants. La télémédecine, le remplacement des radiologues ou des ophtalmologues sont quelques-uns des exemples ou l’IA pourrait se positionner comme solution alternative à un secteur géographique insuffisamment pourvu en médecins. Les urgences, bien trop souvent démunies face à l’augmentation constante d’affluence pourrait être le premier secteur à accueillir ces systèmes informatiques. La machine sera positionnée initialement comme support aux cliniciens, une aide, juste une aide, à ces côtés, une petite place sur la chaise qu’occupe le médecin. Progressivement, elle engloutira les informations, les données numériques, les chiffres, les statistiques, les dossiers et, par cette obésité numérique, éjectera progressivement le médecin de ce fauteuil initialement partagé. En plus de cette aide médicale, promesse est faite aux administratifs de pouvoir classer les patients selon la gravité de leur pathologie, prédire les périodes d’affluences et même réduire le délai d’attente aux urgences. L’urgentiste n’est plus seul sur sa chaise et il va devoir conjuguer son exercice avec ce nouvel ami qui lui veut du bien.

 

IA et réanimation

La réanimation est la zone de confluence des nouvelles technologies. Il y existe déjà de nombreuses techniques artificielles permettant de suppléer les dysfonctionnements des poumons, des reins, du cœur, du foie, du tube digestif. Contrôler l’ensemble de ces organes s’apparente de