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Suite en mode philosophique à propos de la maladie d’Alzheimer

Par Clément BOSQUÉ

Agrégé d'anglais, formé à l'École des Hautes Études en Santé Publique et à l'Institut Pasteur-CNAM, Clément Bosqué a occupé pendant douze ans des fonctions de manager et de dirigeant, dans des établissements sociaux, la formation professionnelle et l'enseignement supérieur. Il est actuellement consultant auprès de dirigeants et d’équipes, auteur, doctorant à l'université Gustave Eiffel sur le sujet de la force d'âme, de l'éthique et du management.

Article référencé comme suit :

Bosqué, C. (2025) « Suite en mode philosophique à propos de la maladie d’Alzheimer » in Ethique. La vie en question, juillet-août 2025.

 

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

La maladie d’Alzheimer comme découpure, abîme et exigence

La maladie fait dans la vie de chacun une découpure. Elle nous bouscule individuellement (elle divise notre individu réputé indivis). De même, elle nous bouscule collectivement, dans nos représentations, dans nos convictions les mieux ancrées. Voltaire dit que la superstition est, par rapport à la religion, « la fille très folle d’une mère très sage[1]». De même, nous avons érigé des choses très sages, très nobles, comme la guérison, l’autonomie, la permanence de l’identité en dogmes quelque peu superstitieux. Notre anthropologie ne laisse pas de salut hors de l’aller mieux (guérison), du faire tout seul (autonomie), et de l’être ce qu’on est (permanence). Guérison, autonomie, permanence. Le succès de la médecine, le progrès qui semblait ne jamais devoir faillir, ont pu nous conforter en ce sens. Mais à cette belle confiance, Alzheimer nous oppose un démenti opiniâtre. Nos certitudes volent en éclats. Nous tombons du ciel, comme cet ange, fils de l’aurore, le plus beau, dit-on[2].

Mais alors, les personnes atteintes d’Alzheimer seraient « tout autres », relèveraient d’un régime d’existence qui nous est irréductiblement étranger ? Là encore, la maladie exige que nous revoyions notre copie. Quand nous pensons à la maladie, nous imaginons tomber (lentement et progressivement) dans un abîme. Mais c’est toujours l’autre qui tombe, et pas nous ; ce n’est pas aujourd’hui, mais pour plus tard, le plus tard possible. C’est la question de Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra : « où l’homme ne serait-il pas au bord des abîmes ? Ne suffit-il pas de regarder — pour regarder des abîmes ?[3]» Les malades sont-ils si différents de nous ? Et si Alzheimer nous tendait, au fond, un miroir ? Ne vivent-ils pas de façon exacerbée, paroxystique, ce qu’au fond nous vivons tous ? Comme eux, nous perdons la mémoire et le temps nous arrache ce qui nous est cher ; comme eux, nous pouvons nous sentir désorientés ; comme eux, nous bricolons, et avec la vie, nous devons composer. Nos proches atteints de la maladie d’Alzheimer ne sont pas si différents de nous, que nous ne puissions les comprendre.

Et pourtant, me direz-vous. Et pourtant, au fur et à mesure de la maladie, nous ressentons difficilement l’écart se creuser de plus en plus entre eux, et nous. La relation change d’aspect ; la possibilité du lien évolue. Que nous le voulions ou non, la maladie s’impose comme une exigence. Elle nous emmène au-delà de nos cadres mentaux habituels. Elle exige que nous revoyions notre imaginaire existentiel. Il s’agit, au-delà de l’horizon de la guérison, et d’un illusoire « aller mieux », s’ouvrir à la saveur du présent ; il s’agit, au-delà de l’autonomie du sujet et du registre rationnel et verbal, d’être attentif à l’expression du corps et du cœur ; il s’agit, au-delà de nos désirs de permanence, de stabilité de l’identité, d’accueillir ce qui demeure, ce qui persiste, ce qui « persiste et signe » dans la personne.

 

Au-delà de la guérison

« Vous irez mieux », dit-on parfois, sans trop y penser. Et pourtant, non ! Demain, on n’ira pas mieux. On ne va pas guérir le patient. Il aura beau patienter, le patient… Il est bien plutôt résident, c’est-à-dire qu’il réside, il est installé là pour de bon. Pas de mieux, mais il y a tout de même la possibilité de se sentir bien. C’est ce qu’on souhaite de mieux : non pas le mieux, mais le bien. « Il l’ont mis dans un premier établissement, c’était horrible. Là, il est dans un autre. Je suis allé le voir, il a l’air content – il est bien ».

Et puis, comme pour nous rappeler sans cesse que de mieux il n’y aura point, il y a ce ressassement que nous connaissons bien. Ainsi cette dame âgée, demandant inlassablement à sa fille des nouvelles de son mari récemment décédé :

« Et il est où, ton père ? Il n’est pas venu me voir. Tu as des nouvelles de ton père ?

– Maman, tu te rappelles, Papa est mort, il n’est plus là.

– Ah oui, c’est vrai, dit la vieille dame, qui a oublié qu’elle avait oublié, en se touchant le front. Mon Dieu », dit la vieille dame, qui a oublié qu’elle ne croyait pas en Dieu. Elle pleure. Et le lendemain, cela recommence : « Et tu n’as pas de nouvelles de ton père ? »

Les musiciens, pour indiquer qu’il faut tourner la page de la partition, disent, en italien : volti subito. Volti subito : on a tous envie de tourner la page de ce qui nous fait souffrir. On a tous envie de passer à autre chose. Mais non, là, c’est impossible, cela bégaie. On y revient. Comme si on n’avait pas épuisé le sens d’une question, d’une phrase.

« Où est ton père ? » A la fin, la fille finit par répondre, de guerre lasse : « Oui, oui, il va bien », et elle change de sujet. Et en partant, invariablement, elle dit à sa vieille mère : « Repose-toi » (comme si sa grand-mère, clouée au lit, risquait le surmenage). Je viens te voir demain, Maman ».

Mystère de ce demain qui viendra et qui n’apportera pas de guérison. Oh, bien sûr, Maman sera peut-être un peu mieux demain qu’hier. Mieux temporaire. Shakespeare, dans la célèbre tirade de Macbeth, a saisi en une formule répétitive la vanité qui nous attache à « demain » :

« Demain, et demain, et demain, c’est ainsi que de jour en jour, à petits pas, nous nous glissons jusqu’à la dernière syllabe du temps inscrit sur le livre de nos destins ; et tous nos hiers n’ont été que des fous qui nous ont ouvert la route vers la poussière de la mort.[4]»

« Demain, et demain, et demain... » On ne sera pas guéri, demain. Et pourtant, il y aura bien un demain. Le malade d’Alzheimer a du mal à l’appréhender, ce demain, contrairement à nous, les valides, qui chargeons demain de tous nos fantasmes, de toutes nos ambitions, de tous nos rêves. Avec Alzheimer, ce que demain va nous amener, c’est un présent de plus en plus éternel, tout nourri du passé, celui des souvenirs d’enfance et des sensations. Chaque demain nous ramènera, en quelque sorte, plus près des origines. La progression dans le temps est aussi une remontée dans le temps, à mesure que se font plus prégnantes les couches anciennes de la psyché…

Céline a cette phrase terrible : « Les vivants qu’on égare dans les cryptes du temps dorment si bien avec les morts qu’une même tombe les confond déjà[5]». Disant cela, il cible cette passion morbide et si moderne pour l’exploration du passé ; cette posture archéologique qui nous tourne systématiquement vers un passé mythique, glorieux, une nostalgie systématique qui signe notre incapacité à affronter le présent. Céline vise juste, mais nous qui réfléchissons ensemble à ce qu’est la maladie d’Alzheimer, nous devrions prendre le contrepied de l’auteur du Voyage au bout de la nuit. Il faudrait parvenir à concevoir la puissance rajeunissante de ce retour en enfance, de ce shoot de mémoire qui ramène les absents, ressuscite les défunts, ceux que, dans certaines familles, comme la mienne, par une pudeur excessive, une incapacité à faire place à la mort, on nomme ceux qui sont « partis ». Expression fort mystérieuse qui, lorsque j’étais petit, me laissait pantois. On m’expliquait par ailleurs qu’il n’y avait pas de vie après la mort. Alors, où pouvaient bien partir les défunts ? Mais il faut croire, chers amis, que tous ceux qui sont partis ne sont pas partis si loin de nous que nous le croyons. La preuve : ils jouent dans le même jardin que nos malades d’Alzheimer.

 

Au-delà de l’autonomie

Disons, ici, un petit mot du droit. Nous sommes un peu fous avec nos droits à…, nos droits de…, nos chartes, nos déclarations, nos préambules, nos contentieux. Pierre Legendre parle avec ironie de notre « folie des institutions », dont il dit qu’elle est comme une « folie sacrée », marquée par une « mystique légaliste[6]». C’est la mystique de notre « contrat social », de notre « État », de l’homo artificialis, que crée le juridique. Nous ne pensons qu’en termes de droit, à garantir, à faire valoir, à revendiquer. C’est sans doute pourquoi nous trouvons la réflexion éthique si difficile : parce qu’elle ne se résume pas, ne se confond pas avec l’application du droit. La maladie d’Alzheimer, dans son expérience vécue, laisse notre droit à…, notre droit de…, inopérant, insuffisant. Et nous voilà désemparés. Le philosophe Maïmonide, a écrit au XIIème siècle un Guide des égarés, titre magnifique, terme qui serait mieux traduit par « perplexes ». Oui, nous aussi, proches, professionnels, nous nous sentons « perplexes », et aimerions être guidés. C’est d’ailleurs pour cela que l’on fait appel au philosophe, avant de s’apercevoir que le philosophe nous rend plus perplexe encore !

Alors, nous nous accrochons à notre plus belle bouée de secours : l’autonomie. L’autonomie, autrement dit l’alpha et l’oméga de la prise en charge, de la prise en soin, de l’accompagnement médico-social dans nos services et établissements. C’est ce qu’il faut préserver à tout prix. D’ailleurs, ceux qui jouissent de leur autonomie jurent bien fort que pour rien au monde, ils ne supporteraient qu’on les en prive, imaginant que ce qui les privera de leur autonomie, c’est qu’on ait à s’occuper d’eux, ou que l’on décide à leur place.

On se trompe. Le pire ennemi de l’autonomie, ce n’est pas que l’on fasse à votre place, ou qu’on ne vous laisse plus le choix. C’est quand on s’organise pour ne plus avoir à passer du temps à soutenir votre autonomie ; quand tout est mis en place pour ne plus avoir à s’en soucier. Ainsi, quand une vieille dame appelle pour être accompagnée aux toilettes, il faut venir tout de suite ; autrement, on lui met des couches, et alors là, c’en est fini de l’autonomie, pour de bon.

Nous associons, avec raison, l’autonomie à la capacité de faire savoir ses souhaits, ses projets, ses décisions. L’autonomie est une capacité d’expression de la volonté avant même que d’être une capacité à mettre en œuvre. Elle suppose l’usage raisonné de la parole. En deçà, pas d’autonomie : ainsi en est-il de l’enfant (infans signifie en latin : celui qui ne parle pas), de l’adulte handicapé, de la personne âgée qui n’a, comme on dit, « plus sa tête ». Mais cette conception exclusivement verbale de l’autonomie et de l’interaction nous emprisonne. Car les malades d’Alzheimer, qui perdent peu à peu ou ont perdu l’usage de la parole, crient. Souvent parce qu’ils ont mal. On sait combien l’expérience, la formation sont indispensables pour être à même de réagir de manière adéquate, de prendre en compte cette expression qu’est le cri. Je pense à cette résidente âgée qui crie souvent, et à cette aide-soignante, excédée, qui finit par lâcher : « Ah ! Je ne le supporte plus », et la patiente de répondre, du tac-au-tac : « et moi, vous croyez que je le supporte ? » Le cri vient, comme dit le latin, ab imo pectore, du fond de la poitrine. Ce n’est plus la tête qui parle, c’est le cœur. C’est le corps. Encore faut-il l’entendre.

Mais sans les mots, peut-on comprendre l’autre ? Il a le regard dans le vague. Où est-il ? A quoi pense-t-il ? On aimerait que les hommes aient, comme disait l’ami de Montaigne, Étienne de la Boétie, « une petite fenêtre au cœur par où l’on put voir ses plus secrètes pensées[7]». Cette petite fenêtre, c’est celle qu’ouvre la caresse, l’image, la musique, le goût. Nous y reviendrons dans un instant.

Redisons que le malade, parce qu’il perd peu à peu la capacité à dire ce qu’il veut et à faire ce qu’il dit et veut, nous enjoint de prendre d’autres points de référence pour penser la vie que notre sacro-sainte autonomie, avec laquelle il nous est fait injonction de gérer nos vies. D’une façon originale, le philosophe Georges Bataille nous rappelle que la vie est « par essence un débordement ». Cela déborde. Il y a comme une « énergie excédante[8]». Précisément, c’est ce qui se passe avec Alzheimer : le panier est percé, le seau troué, quelque chose s’échappe (la mémoire, l’identité), s’en va. « Chaque jour je m’en vais », dit un poème de Hölderlin[9]. Il y a comme une dissipation, une « dépense » inutile (à quoi répond la dépense d’énergie des proches et des aidants pour « garder le fil »). Voilà peut-être un point de vue que nous pouvons travailler à faire évoluer. Le malade ne se vide pas, mais diffuse, rayonne, se disperse, comme on dit des molécules à l’état gazeux. Au lieu de réagir avec angoisse face à cela, nous pourrions au contraire, y voir le débordement de la vie par la vie elle-même. Pas d’angoisse donc. Elle n’est pas judicieuse. « L’angoisse, écrit encore Bataille, est vide de sens pour celui qui déborde de vie ».

 

Au-delà de la permanence

À l’autonomie, à notre « droit à », des plus formels, correspond le droit naturel, jus naturale dit Hobbes[10], qui nous pousse à « persévérer dans notre être », dit Spinoza, notre puissance d’être, notre potentia. Rien que nous ne désirions davantage que la permanence de l’être. Les projets transhumanistes en témoignent : nous rêvons d’éternité. Alzheimer atteint cette permanence, et c’est le plus difficile à admettre pour les familles, qui voudraient qu’on leur dise : « il va aller mieux, cela va s’arranger », et à qui il faut dire : « La maladie va évoluer. Votre mère, votre père, votre épouse, votre mari a évolué ». Il faut, le savent bien les soignants et les aidants, « faire le deuil », accepter son proche, avec ses manques, son déficit.

Pour persévérer dans l’être, nous thésaurisons. Nous accumulons, nous conservons. Les psychanalystes nous rappellent que nous refoulons et que nous faisons mine d’oublier ce qui nous gêne mais, précisément, c’est pour mieux conserver cette version de nous-mêmes qui nous arrange, qui nous agrée mieux. Qui n’a jamais eu le sentiment d’être alourdi de trop de soucis, de trop de préoccupations, de trop de choses en tête ? La maladie d’Alzheimer allège, élague, fait dans l’âme comme une clairière. Heidegger, parlait de la « clairière de l’être[11]». Nos proches atteints d’Alzheimer se tiennent dans la clairière de l’être. Alors, certes, ils ne parviennent plus, comme nous, à thésauriser. N’est-il pas regrettable, dira-t-on, que les choses importantes finissent aussi, sans discrimination, par passer à l’as ? Voici la difficulté : admettre, recevoir cette présence pure, qui s’est tant allégée. Et dans ce grand allègement, repérer, reconnaître, comme un souvenir partagé, un sourire complice, ce qui « persiste », comme le dit avec beaucoup de justesse le Dr Véronique Lefebvre des Noettes[12].

Ce qui persiste de « dignité ». On en parle bien à notre aise, de « dignité ». Je pense à cet ami atteint d’Alzheimer, décédé il y a peu. Il ne reconnaissait plus personne mais, bizarrement, il continuait à dire « j’ai honte » : que quelqu’un doive le laver, l’accompagner aux toilettes. Il persistait un sens de l’intimité, de la messéance (ce qui messoit).

Ce qui persiste des régals. L’on ne saurait être tellement malade, que l’on ne puisse goûter au plaisir de la musique. Rainer Maria Rilke parle, dans un beau poème, de la « mélodie des choses[13]». « Quand j’allais voir ma cousine à la maison de retraite, raconte une amie alsacienne, elle ne me reconnaissait plus. Je lui chantais des cantiques en allemand. Je chante faux, mais elle était contente. » Mélodie des choses et goût de la vie. Et puisqu’il faut que le repas soit mixé, comme dirait mon amie, au moins que la salade de fruit ne soit pas mélangée à de la purée de carottes !

Ce qui persiste du lien que nous avons avec nos proches malades. Pour le penser, il me semble que l’on pourrait emprunter le motif de l’Ancien Testament, que tout le monde connaît : je veux parler de l’image parallèle, symétrique, de l’exil du peuple élu en Egypte et de l’Exode, c’est-à-dire le retour à la Terre Promise. Le philosophe Jean-Claude Attias nous dit : « de la même façon que l’exilé emporte avec lui quelque chose du pays qu’il quitte, celui qui retourne au pays emporte avec lui un exil qui ne le quitte jamais vraiment.[14]» De même, la personne qui quitte notre monde emporte quelque chose de nous avec lui ou elle. Et nous qui quittons l’Ehpad, et revenons chez nous, nous ne sommes plus tout à fait les mêmes, chaque fois ; nous ne revenons pas inchangés. Nous emportons un bout de cet exil, de cette maladie qui n’est pourtant pas la nôtre, avec nous.

Enfin, ce qui persiste d’amour. Ce qui fait que nous nous tournons vers l’autre – mieux que cela, ce qui fait que nous nous oublions dans l’autre. Et c’est pour cela, je crois, que les gestes d’amour, les mots d’amour les plus banals, les moins délibérés, sont les plus beaux gestes. Bien sûr, les élans nouveaux, les démonstrations conscientes sont très beaux. Mais le petit geste machinal, la tendresse ponctuelle, sont les plus émouvants. Les plus émouvants parce qu’ils sont inconscients, parce qu’ils trahissent que l’on s’est oublié, que l’on n’a plus besoin de faire effort sur soi pour penser à l’autre – que l’on est, naturellement, tourné vers l’autre comme une fleur vers le soleil. Et c’est pourquoi sans doute Baudelaire définit l’amour comme « le besoin de sortir de soi[15]».

 

Conclusion

Les poètes et les philosophes nous aident à vivre, en ce qu’ils nous aident à ouvrir, ou à laisser ouverte, la « petite fenêtre au cœur », dont parle La Boétie. Fenêtre ouverte dans nos établissements aux portes si souvent closes, et quand bien même, ici et là, on imagine l’Ehpad du futur, le virage domiciliaire – finis, les murs, le huis clos. Entre parenthèse, qu’en est-il, dans nos établissements ? Peut-on encore aimer ? Les psychologues, avec la pudeur de leur jargon, préfèrent parler « d’attachement ». Ainsi, cette professionnelle raconte : « j’ai travaillé comme aide-soignante en Ehpad, mais j’ai arrêté, parce que je ne supportais pas que les gens meurent. Je m’attachais. »

Mais je voudrais conclure avec une anecdote personnelle. Ma grand-mère, Marcelle Bosqué, née Gibert, est tombée malade au début des années deux mille. J’avais à peu près dix-huit ans. La maladie a progressé très rapidement. Très vite (en vertu de quelle pudeur, de quelle crainte ?), nous ne l’avons plus vue. Seuls mon père, son frère, sa sœur, allaient « voir Maman ». Je n’en ai plus su que quelques anecdotes : elle cherchait son mari (mon grand-père, décédé depuis quelques années) au bistrot ; ou alors elle cherchait son fils, un petit garçon de trois ans (mon père). Elle se perdait dans son quartier. Elle a été accueillie (mais ne devrais-je pas dire : on l’a mise ? Elle a dû aller ?) en maison de retraite. Nous ne sommes pas allés la voir. Je ne l’ai pas demandé ; on ne m’y a pas encouragé. Mon père disait que c’était « glauque ». Bientôt, elle ne reconnaissait plus personne, pas même ses enfants, et ne parlait plus.

Le temps passe. Un jour, mon père et ma tante vont la voir. C’est le jour de son anniversaire. Ils s’assoient tous les trois dans le patio. Ma tante lui offre un rouge à lèvres, car ma grand-mère avait été toute sa vie une femme très élégante, très apprêtée. Elle demande un miroir, se passe le rouge, fait ce geste si coutumier de frotter les lèvres l’une contre l’autre... Et soudain, sans quitter le miroir des yeux, elle dit, d’une voix nette, claire, audible, comme un éclair qui tombe soudain dans la clairière de l’être : « merci, ma fille. »

 

Notes :


[1] Voltaire, Traité sur la tolérance, chap. XX, « S’il est utile d’entretenir le Peuple dans la superstition ? », s.n. (édition originale), 1763, p. 154.

[2]« Comment es-tu tombé du ciel, Lucifer, toi qui paraissais si brillant au point du jour ? », Isaïe, 14:12-20.

[3] Nietzsche F., « De la Vision et de l’Énigme », Ainsi parlait Zarathoustra, in Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, trad. H Albert, Société du Mercure de France, 1903, vol. 9, p. 222.

[4] Shakespeare W., Macbeth, Acte V, sc. 5, in Œuvres complètes, trad. É. Montégut, Hachette, 1871, tome 8, p. 479.

[5] Céline L.-F., Voyage au bout de la nuit, Gallimard, « Folio » n°28, p. 169.

[6] Legendre P., Jouir du Pouvoir, 1976, Les Éditions de Minuit, p. 59 et 64.

[7] Boétie, E., Discours de la servitude volontaire, Payot, 2002, p. 197.

[8] Bataille G., La Part Maudite, in Œuvres complètes, VII, nrf, p. 19, p. 45.

[9] Hölderlin, Odes, Élégies, Hymnes, Nrf poésie Gallimard, p. 77.

[10] Hobbes T., Léviathan, Chapitre XIV, trad. F. Tricauci, 1971, Sirey.

[11] Heidegger M., Lettre à Richardson in Questions IV, trad. C. Roels, Paris, Gallimard, 1976, p.348.

[12] Lefebvre des Noettes V., Alzheimer : l’éthique à l’écoute des petites perceptions, Érès, 2018.

[13] Rilke, R. M. Notes sur la mélodie des choses, trad. B. Pautrat, Allia, 2010.

[14] Attias J.-C., Penser le judaïsme, CNRS, 2013, p. 18.

[15] Baudelaire C., Mon cœur mis à nu, §159, Livre de poche, p. 128.