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Nous ne sommes pas que de la viande

Nous ne sommes pas que de la viande, n’est-ce pas ?

"Nous ne somme pas que de la viande, n'est-ce pas ?"

 

A propos de l’Exposition de Francis Bacon au Musée d’Art Moderne de Paris

Par Gwenaëlle CLAIRE

Gwenaëlle CLAIRE est cadre infirmier formateur à l’Institut de Formation en Soins Infirmiers Théodore Simon (Neuilly-sur-Marne), où elle enseigne plus particulièrement la législation, l’éthique, la déontologie, les soins de confort et les soins palliatifs. Actuellement formée en art-thérapie au Centre de l’Expression de l’Hôpital Sainte-Anne, elle anime des ateliers de médiations en arts graphiques auprès d’étudiants infirmiers. Doctorante en philosophie pratique, ses recherches portent sur l’inclusion de l’art en formation initiale infirmière.

Tryptique, 1972 (Bacon in Sylvester, 2006 : 139)

Article référencé comme suit :
Claire, G. (2019) « « Nous ne sommes pas que de la viande, n’est-ce pas ? » A propos de l’Exposition Francis Bacon au Musée d’Art Moderne de Paris » in Ethique. La vie en question, novembre 2019.

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article



Introduction

« Bacon en toutes lettres », présentée au Musée d’Art Moderne de Paris jusqu’au 20 janvier 2020, est une rétrospective magistrale d’œuvres tardives du peintre (1971-1992) permettant d’admirer quarante-cinq tableaux, dont une dizaine de tryptiques, certains inédits en France. Tous sont, selon la volonté de l’artiste, enchâssés d’un cadre doré et protégés d’une vitre.

L’exposition propose des liens avec six extraits littéraires lus par quelques personnalités (Mathieu Amalric, Dominique Reymond, Hyppolyte Girardot…), donnés à entendre dans des petites salles exemptes de tableaux où l’édition originale du livre de Francis Bacon est exposée. Choisis parmi la vaste collection de plus de 1000 ouvrages du peintre dont l’inventaire a été réalisé par le Trinity Collège de Dublin, on y retrouve Eschyle, bien sûr, en référence aux célèbres Érinyes, mais aussi T.S Eliot, Nietzsche (La naissance de la tragédie), Joseph Conrad, Georges Bataille et son ami Michel Leiris (Miroir de la tauromachie).

 « Nous sommes de la viande, n’est-ce pas ? » (Bacon in Maubert, 2009 : 38). Francis Lard qui se compare à de la viande... Au-delà de la célèbre ironie du peintre, tentons de comprendre ce que les tableaux peuvent nous donner à penser. S’il n’est pas certain que l’artiste acquiescerait à une mise en scène de ces textes littéraires supposés l’avoir inspiré, cette exposition est néanmoins l’occasion de redécouvrir une œuvre vaste et percutante, et de nous replonger dans les théories de l’un de ses commentateurs, le philosophe Gilles Deleuze.


1.    Un fleuve de chair

1971. L’histoire est tragiquement célèbre. Alors que Bacon est à Paris afin de préparer sa rétrospective, son ami Georges Dyer qui l’accompagnait est retrouvé mort sur la cuvette des toilettes de sa chambre d’hôtel par suite d’une ingestion massive d’alcool et de médicaments.
Prenons donc comme point de départ de notre interrogation le Triptyque, août 1972, venu de la Tate Gallery, et présenté actuellement au début de l’exposition parisienne. Cet ensemble représente en son milieu un couple violemment enlacé alors que de chaque côté se tiennent deux figures masculines assises. Sur chacun des panneaux, le fond est constitué par un rectangle noir encadré de deux aplats rectangulaires de couleur crème ; deux triangles noirs sur les panneaux latéraux figurent une piste. Sur le tableau de gauche, Georges Dyer est représenté dévêtu, assis sur une chaise, les yeux clos, passif comme s’il était surpris dans un instant où il pense être seul. 1972 : un an après le drame. Le quidam y verrait peut-être une affreuse représentation du mort. Tentons d’aller plus loin.
Dyer est fixé dans un moment d’inactivité ; passivité et stabilité du corps sur la chaise, il est juste posé là. Chez Bacon, le plan statique est renforcé par le grand quadrilatère noir, comme une entrée de porte ouverte sur l’infini, qui confère à la scène un caractère tragique. Fond abstrait, aplatissement de l’espace et illustration en même temps d’une profondeur. Mouvement d’un plan gris qui s’étend sous les pieds de Dyer, sur lequel il repose, ou qui passe sous lui. Mouvements du corps pourtant statique de Dyer. Une ligne transverse discontinue vient s’insérer sous le thorax. Un uppercut fantomatique vient lui creuser le torse et nous laisse à bout de souffle.

Couleurs de viande sur le visage, des rouges, des blancs, des gris. Utilisation peut être volontaire de la palette, extrêmement moderne pour l’époque, du Saturne de Goya. « Rouge cramoisi, gris métallique, de blanc et de chair pâle et lumineuse », décrit Jonathan Littell (Littell, 2001 : 16). Comme Goya, Bacon trace les contours des ombres avec une couleur vive. On y retrouve l’aspect crémeux de la chair, l’impression carnée. Blancheur du slip qui rappelle les tenues de lutteur des photographies de Muybridge. Et, doucement, mouvements, encore. Descente d’un corps qui s’écoule. Le pied, liquide, se termine en un sabot mou à la couleur de bois. Le corps pourtant stable ne repose sur aucun membre. De l’arrière de la chaise vient un liquide couleur de jambe, identique au panneau droit. Descente d’un corps qui se fait suintant. Ombre rose organique. Sur le panneau du milieu, la substance est quant à elle d’un mauve lumineux. Grands mouvements brossés, essuyés sur les aplats du visage, du torse, de la jambe droite. Immobilité du corps, force de ce qui l’entoure, ici la chaise et le fond noir. La force est d’autant plus ressentie que le corps est immobile. Tout se met à bouger, étonnamment ; mais il y a aussi quelque chose de naturel dans ces forces révélées, contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord. Et c’est sans doute ce qui dérange.
L’artiste évoque dans les entretiens avec Sylvester la structure de sa peinture, le refus de faire des fonds, et donner dans le registre du figuratif. Les figures sont des systèmes juxtaposés sur un même plan, commente Deleuze, l’un qui semble une forme, l’autre qui semble un fond, en un seul espace clos (Deleuze, 1989 : 15). Descente de la chaise, ou montée, on ne sait plus très bien. Quelque chose qui advient ou qui fuit aux dépens du personnage figé. Le Dyer du tableau ne se rend-il ne compte de rien ? On sent le mouillé sous le fessier, l’inconfort. On a envie de lui dire de bouger. Le prévenir pour qu’il se lève, s’élève. Ce qui descend du corps, c’est peut-être la vie même. Bacon dit à propos des ombres de l’homme assis qu’elles sont le symbole de « la vie qui s’écoule hors de lui » (Sylvester, 2006 : 144). Mais en même temps, il affirme plus tard lors de sa dernière interview à la BBC que les ombres « n’ont rien à voir avec la mortalité […] Elles ont à voir avec l’agencement du tableau, c’est tout » (Littell, 2001 : 133)
 
 
 
2.    Capter des forces pour faire naître la sensation

Bacon mentait sans doute souvent lorsqu’il commentait son art. Jonathan Littell pense que la « ligne officielle » tenue par Bacon, les petites histoires fabriquées afin de satisfaire les interviewers avaient pour fonction de pousser les spectateurs à ne pas attendre d’explication du peintre. « Je ne ressens rien du tout quand je peins, il n’y a rien à ressentir », affirme-t-il à Melvyn Bragg. Et encore, alors que Bragg demande à Bacon ce qu’il représente sur ses toiles, il répond : « Rien, si ce n’est ce que les gens veulent y voir. Rien » (Bacon, in Hinton, 1985). Face à l’œuvre, l’artiste prend parfois un recul amusé et interrogateur. Il reconnaît peut-être des signes, et en découvre d’autres. La chose parle sans doute intimement, profondément, de celui qui l’a fait, du moment où il l’a fait, du monde qui était sien à cette heure. En interview, Bacon dit qu’il ne cherche pas à exprimer quelque chose, mais qu’il est possible que quelque chose apparaisse à son insu. Les phrases laconiques du peintre sont des incitations en somme à se tourner simplement et exclusivement vers les toiles : « Le commentaire ne sert à rien. La chose est là, et doit être lue telle qu’elle existe » (Littell, 2001 : 34).

 En laissant libre cours à l’instinct, et en évitant autant que possible la narration, Bacon arrive à créer des mouvements violents. Ses figures sont des sortes d’« acrobates […] de l’immobilité » (Deleuze, 1989 : 26). Pour Deleuze, ce qui intéresse l’artiste, ce n’est pas tant le mouvement que « l’action sur le corps de forces invisibles » : « mouvement sur place », « spasme ». Bacon est un « détecteur » de forces (Deleuze, 1989 : 62-63). Forces d’isolation qui s’enroulent autour de la figure.  Forces de déformation. Forces d’aplatissement dans le sommeil. Forces de dissipation : zone d’indiscernabilité qui touche plusieurs figures, ou qui surgit de la figure et de l’aplat… Dans le panneau de gauche du Triptyque, Aout 1972, des contours nets enserrent les épaules : Systole. Ils pénètrent le thorax, puis la coulée du pied, le corps qui devient autre chose, qui descend, flaque sur la chaise qui s’étend : Diastole. Mais dans le moment de Systole, il y a déjà une Diastole : « le corps s’allonge pour mieux s’enfermer ». Et inversement il y a une Systole dans le mouvement de la Diastole, « quand le corps se contracte pour s’échapper ». Tout n’est que contraction, exercices de forces qui happent le corps, l’étirent, le tendent, le contiennent. Diastole et Systole donnent le rythme du tableau (Deleuze, 1989 : 41).

Bacon affirmait rechercher la sensation, pas le sentiment. Il revendique une peinture « clinique ». Attitude tranchante, qui comprend une part de distance, une sorte de froideur. Une peinture qui tendrait vers l’exactitude, la profondeur. A la fois tranchante et bouleversante : « A priori, il n’y a pas de sentiments. Et, paradoxalement, ça peut provoquer un énorme sentiment » (Bacon, in Maubert, 2010 : 29). Alors, « la sensation, c’est ce qui se transmet directement, en évitant le détour ou l’ennui d’une histoire à raconter » (Deleuze, 1989 : 41). La sensation agit directement sur le système nerveux, elle ne passe pas, comme peut le faire la représentation, par le cerveau, précise Deleuze. Certains y verront une figuration car bien sûr, quelque chose est quand même figuré secondairement. Mais Bacon n’a pas voulu représenter une figuration primaire qui pourrait être qualifiée d’horrible et susciter aussitôt une histoire, il a voulu au contraire faire sentir la puissance, remarquablement dans les tableaux de corps où il ne se passe rien, comme Dyer sur sa chaise.
Le Triptych de 1967, exposé habituellement au Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, à Washington, présenté dans la 4ème salle à Paris, est à cet égard d’une puissance inouïe. Sur les panneaux latéraux, des agencements similaires : même piste verte, même estrade, et cube transparent. Et sur la droite de l’estrade, se trouve une ouverture, un tableau ou un miroir. Comme dans la plupart des tableaux de Bacon, il y a des scènes dans les scènes, des tableaux dans les tableaux.  Le mouvement est puissamment ressenti par le contraste entre les deux tableaux latéraux, en apparence semblables. Deux amas de corps, face contre terre à droite, et face en l’air à gauche. On ressent violemment une force de retournement entre les deux scènes des tableaux latéraux, force qui atteint son apogée dans le tableau central où un amas éclaté, immobile et portant les stigmates d’une explosion, est entouré d’un cadre immobile et calme. Bien sûr, on peut se raconter que la silhouette habillée du tableau de droite, absente à gauche, a fini éclatée sur le panneau central, comme les reliquats de vêtements pourraient nous le faire penser. Mais au fond il n’y a pas besoin d’histoire, car tout n’est que forces agissant sur le système nerveux ; Deleuze rappelle qu’il « n’y a pas de sentiment chez Bacon : rien que des affects », des sensations, des instincts (Deleuze, 1989 : 44).



3.    L’individu comme événement

Bacon a été fasciné très jeune par un livre présentant des maladies de bouche, et le cri du Massacre des innocents de Poussin lui a toujours fait une terrible impression. Sa peinture, pour Deleuze, « désincarne les corps » (Deleuze, 1989 : 55) au point que l’on ressent dans les têtes les forces qui s’exercent sur la figure immobile. Sylvester dit qu’à partir des années 50, Bacon a l’ambition de montrer « le sourire sans le chat », se référant à l’apparition du sourire du chat d’Alice au pays des merveilles, avant que ne surgisse la tête. Façon de s’intéresser toujours davantage alors aux forces qu’aux formes (Sylvester, 1976 : 92).

Pour Deleuze, les artistes rendent « les complexes pulsionnels sensibles […] dans la mesure où des formes qu’ils inventent se dégagent des forces réelles qu’ils perçoivent, et non des représentations usuelles dans la culture » (Sauvagnargues, 2006 : 53). Ils sont capteurs de signes ; le signe étant la force éprouvée. Le signe n’est pas à comprendre comme signification, mais comme force qui affecte. Deleuze associe force et puissance dans le concept d’éthologie, signe qu’il appelle parfois aussi heccéité (Deleuze, Guattari, 1980 : 318). Il s’inspire du concept d’eccéité (qui vient d’ecce, « voici ») de Gilbert Simondon, mais préfère l’écriture employée par Jean Duns Scot, heccéité venant de haec, « cette chose ». Duns Scot a utilisé le terme haecceitas pour désigner la singularité comme individuation de la forme. Définition qui s’écarte du modèle dominant au XIVème siècle de la dualité matière/forme (Zourabichvilli, Sauvagnargues and all., 2011 : 107). Deleuze précise dans Mille Plateaux que pour lui, l’heccéité est un « mode d’individuation qui ne se confond précisément pas avec celui d’une chose ou d’un objet ». Phénomène qui renvoie à un état de puissance. Deleuze conçoit l’heccéité comme une individualité événementielle, qui ne cesse de communiquer avec d’autres. Comment envisager le mode ainsi donné ? Spinoza, dont s’inspire Deleuze, le définirait comme un rapport complexe de « longitudes et latitudes pures » (Deleuze, Guattari, 1980 : 318). Spinoza propose ainsi une philosophie modale de l’individuation. Latitude, c’est le degré de puissance dont est capable le corps (« ce que peut un corps », aime dire Deleuze), qui fluctue de la naissance à la mort. Longitude, c’est le rapport des forces en termes de vitesse et de lenteur (Deleuze, 1981 : 66). Alors, le repos devient une fluctuation.

Ainsi, l’heccéité ne classe pas l’être selon des normes, mais capte des devenirs en acte. Les formes de ce mode d’individuation sont multiples. L’artiste alors évalue les types de rapports de forces, il ne leur donne pas sens, mais il en cartographie les affects (Sauvagnargues, 2006 : 63). On sort de la dualité image/mouvement. L’image-mouvement de Deleuze est une apparition. L’image devient plurielle, comme les forces qu’elle fait sentir. Des images en unes. L’image est. Ce n’est pas une copie, une représentation consciente de la chose. Une image contient toujours une pluralité d’images, elle traduit des mouvements. C’est en ce sens que la Figure baconienne n’est pas figurative : elle se rapporte à la sensation. L’individu y est traité comme pur événement. L’art répond alors à sa vocation selon Deleuze : « Rendre visibles des forces qui ne le sont pas ». Rendre visible « des forces élémentaires comme la pression, l’inertie, la pesanteur, l’attraction, la gravitation, la germination » (Deleuze, 1989 : 57). La pensée chinoise valorise les heccéités, ces « relations du type " vents, ondulations de la neige ou du sable " » (Sauvagnargues, 2006 : 231). Il s’agit de variations temporelles, de vibrations, de rayonnements…. Ce qui arrive au corps est affaire de méridiens, de circulation d’énergies, de flux. Des concepts qui sont totalement étrangers à la conception européenne de l’organisme.


4.    Le Corps sans Organes

Deleuze étudie l’embryogénèse de Geoffroy Saint-Hilaire, par opposition au concept d’organologie. C’est bien sûr une occasion politique de s’opposer aux organisations et au pouvoir centré. Mais c’est aussi un moyen d’envisager le corps comme modalité, comme une heccéité, mais qui précèderait son individuation. L’image du corps comme fait intensif qui se ramène à un pur plan de forces en devenir.

Deleuze reprend pour la première fois dans la Logique du sens la notion de Corps sans Organes présente chez Artaud (Deleuze, 1969). La peinture baconienne nous fait sentir quelque chose bien au-delà du corps vécu, dit Deleuze. Car il y a, au-delà, « le rythme lui-même [qui] plonge dans le chaos, dans la nuit, et où les différences de niveau sont perpétuellement brassées avec violence ». Et, peut-être que, dit Deleuze, la figure baconienne correspond au Corps sans Organes (CsO) d’Artaud. Le Cso serait un corps sans organisation d’organes, mais composé de strates et niveaux, de façon intensive (Deleuze, 1989 : 47). Alors que classiquement l’organisme emprisonne le corps dans une hiérarchie, tel qu’il est envisagé sous le terme CsO, il est une forme encore non actualisée où coexistent l’actuel et le virtuel. Il est pourvu d’organes transitoires, indéterminés, variables.


5.    Rendre sensible le temps : le devenir

Le CsO, même s’il est propre à Artaud en tant que sujet singulier, nous sort de notre classique conception fixe de l’organisme. Il donne à saisir quelque chose de modal, qui dépasse nos représentations et nous amène à sentir un corps, ici et maintenant, qui semble en proie à des forces. Dans le chapitre III de Différence et répétition, Deleuze, très inspiré par Bergson, décrit trois modes temporels (Deleuze, 1968 : 169-217).  En premier, le temps de l’action. Le temps présent comme temps périodique qui correspond aux cycles organiques. Image du mouvement circulaire qui passe par les mêmes points. Nous pensons aussitôt à des scènes souvent figurées comme des pistes chez Bacon. Relâchement, contraction de l’organisme, répétition d’instants. Périodicité. Le même cycle qui se répète. Vitesse du cycle, habiter un milieu. En second lieu, le passé virtuel. L’évènement est césure dans le présent. Surgissement dans un intervalle, dans l’entre-deux-milieux. Rendre compte du temps qui passe, qui succède à un autre. En troisième lieu, le devenir. Temps de la précarité, de l’impuissance, du hasard, du coup de dés. Le temps permet de ne pas penser la vie comme un alignement de séquences, mais au contraire il peut donner à sentir les ruptures. Il établit une conception de l’être où l’identité n’est pas donnée une fois pour toute. « Numériquement un, formellement multiple » (Deleuze, 1969 : 75).
Afin de mieux comprendre Deleuze, revenons aux origines avec Bergson. Pour le philosophe, il n’y a pas de forme, puisque la forme est l’immobile et la réalité est mouvement. « La forme n’est qu’un instantané pris sur une transition » (Bergson, 1907 : 302). Dans l’éprouvé quotidien, nous nous référons sans cesse à une image moyenne. Nous cherchons à saisir une image fixe ou à comprendre le mouvement : son origine, sa finalité… « La connaissance porte sur un état plutôt que sur le changement », « l’esprit s’arrange pour prendre des vues stables de l’instabilité » (Bergson, 1907 : 303). La multiplicité des devenirs est représentée par l’esprit par un « devenir indéterminé » abstrait, ou réduit à quelques états censés catégoriser de grands types de devenirs. Cela ne rend pas compte de la « multiplicité indéfinie de devenirs diversement colorés » qui existe. Car pour Bergson, « le mécanisme de notre connaissance usuelle est de nature cinématographique » (Bergson, 1907 : 305). Nous actionnons « une espèce de cinématographe intérieur » qui compose, à partir d’une vue partielle de la réalité, une série d’images. Des vues, instants choisis, se succèdent de façon incomplète : elles ne disent pas le mouvement, elles ne sont pas toutes les vues. Le mouvement est aussi insaisissable que la fumée que l’on voudrait saisir entre nos mains. Nous pensons des points d’immobilité là où il y a trajet, mouvement. « Enfance, adolescence, maternité, vieillesse sont de simples vues de l’esprit, des arrêts possibles imaginés pour nous, du dehors, le long de la continuité d’un progrès » (Bergson, 1907, 311). Les réalités des transitions nous échappent ; nous nous fixons sur des étapes. Le langage pris dans le mécanisme cinématographique juxtapose des images qui ne traduisent pas en fait le processus du devenir, mais évoquent un état se substituant à un autre. Les formes sont des prises de vues extraites d’une réalité en perpétuel changement. Caractère artificiel donc de la forme. En fait, chez Bergson le développement est un perpétuel changement de forme (Bergson, 1907, 18). Les crises que sont la ménopause ou la puberté s’inscrivent dans un changement perpétuel, qui se prépare à tout instant. Cause intérieure et non pas quelque chose d’extérieur qui surgirait. Voilà peut-être l’intérêt de la peinture baconienne : donner à sentir le corps comme une suite de mouvements et comprendre comment nous saisissons arbitrairement des instants.


6.    Une zone d’indécision

Les tableaux de Bacon font sentir des mouvements, comme des ondulations : « le corps obéit à un tracé que l’on ne peut représenter, mais seulement imaginer » (Milon, 2008, 39). Un corps hors territoire, dont on ignore la destination finale, sans cesse transformable. Bacon chercherait, selon Milon, à faire sentir « un vide et une chair qui se confondent » (Milon, 2008 : 12). Dans les représentations communes la peau est une limite, un contour, un territoire, l’espace mitoyen entre un extérieur et un intérieur. Mais quid de la peau comme intériorité même du corps, comme « ce qui construit et habite un lieu et non ce qui délimite un espace » ? Le corps pour Milon n’est pas un sac (enveloppe + contenu), il est tas, amas, matière-même, car « sa nature est dans sa capacité à absorber autant ce qui est dedans que ce qui vient du dehors » (Milon, 2008 : 10). Pour Milon, les Figures de Bacon crient le refus de l’enveloppe. Le concept de Tas permet alors de traduire le CsO. Le corps comme amas n’est pas une addition d’organes, il forme un tout. Deleuze dit que la viande est chez Bacon « zone d’indécision objective » (Deleuze, 1989 : 21). « Indécision parce que le corps refuse la hiérarchie qu’imposent les organes, et objective parce que la viande est là, on n’y peut rien », explique Milon (Milon, 2008 : 20). Dans cet état d’indécision, le corps est hors normes. Comme le tas, l’amas qui « est informe au sens où il n’existe pas une forme qui l’emporte sur l’autre. L’informe ne veut pas dire sans forme, mais simplement la mise au jour d’une forme qui rend compte d’un lent processus de maturation et d’effectuation » (Milon, 2008 : 20). Il est vrai qu’il est souvent possible de distinguer chez Bacon une jambe, un bras, mais il s’agirait de préformation, comme à l’état embryonnaire, dans l’œuf. Le Triptych de 1970, exposé habituellement à la Nationale Gallerie de Caberra, en Australie, visible en ce moment à Paris, représente des hommes suspendus à des fils sur les panneaux latéraux. Acrobates, hommes-araignées ? Comme des bêtes en attente, qui surveillent. Au centre, un amas de corps rassemblé au milieu, comme surpris, dans une sorte de nid primitif, une composition où les individus ne sont plus distincts. Sorte de meute. De l’informe semble sortir une tête, et une autre. Mouvements sur le rond de piste bleu. Bacon donnerait à voir « ce que la conscience de l’homme ne veut pas voir : un tas réduit à ce qu’il a de plus primitif, un amas de matière vivante » (Milon, 2008 : 20).


7.    Eprouver un devenir-animal

Pour Deleuze, les tableaux de Bacon se composent de 3 éléments : Structure, Figure, Contour. De la structure à la Figure existe un premier mouvement, une tension. Puis la structure s’enroule autour du contour, le contour est un isolant. Enfin, la Figure va vers la structure matérielle en passant par un trou, se déformant, Deleuze dit qu’elle éprouve un devenir animal (Deleuze, 1989 : 37). L’aplat contourne la figure et l’entoure, créant un système clos.

Dans son travail, Bacon recherche tout le temps « le fait commun entre l’homme et l’animal ». Lorsqu’il réalise des portraits, il regarde souvent des photographies d’animaux à la recherche du mouvement (Sylvester, 2006 : 65). Alors l’animal s’échappe des corps (Deleuze, 1989 : 28). Pour Deleuze, Bacon crée « une zone d’indiscernabilité, d’indécidabilité » entre l’homme et l’animal : le corps éprouve un devenir-animal. Un devenir, dit Deleuze, qui n’est ni progrès ni régression. Ce n’est pas non plus « une ressemblance, une imitation ». Ce n’est pas quelque chose d’imaginaire non plus. Le devenir-animal vaut pour lui-même, et pas pour ce qu’il serait devenu. « Il est l’alliance ». Le corps affecté par un devenir. Entendons le philosophe prendre des exemples parlants : « Qui n’a connu la violence de ces séquences animales, qui l’arrachent à l’humanité ne serait-ce qu’un instant, et lui font gratter son pain comme un rongeur ou lui donnent les yeux jaunes d’un félin ? Terrible involution qui nous rappelle vers des devenirs inouïs » (Deleuze, 1980 : 294).

Bacon jette la peinture sur la toile. Il recherche, à chaque fois, l’élan du premier jet de peinture dans un acte vif qui serait toujours spontané. Il gratte la toile aussi. Peut-on dire que Bacon éprouve lui-même un devenir-animal lorsqu’il peint, et que c’est par ce procédé qu’il arrive à faire passer un quelque chose de si dynamique dans ses corps ?

« La tête humaine implique une déterritorialisation par rapport à l’animal ». Dans la plupart des tableaux de l’exposition, Bacon défait les visages, pour faire surgir une tête, « pointe » du corps, et « un esprit animal » (Deleuze, 1989 : 27). Aplats, brossage et nettoyage font venir la tête là où nous attendrions le visage ; elle se compose de la force de traits animaux. Le visage est une surface pour Deleuze, une carte qui s’enroule sur un volume, borde des trous (les yeux). Le visage, c’est la tête surcodée (Deleuze, 1980 : 298). Alors la tête n’est pas le visage. Le visage est produit dans l’humanité ; machine abstraite qui comprend quelque chose d’inhumain par nature avec ses trous, ses surfaces blanches, « son vide », « son ennui ». La visagéité est partout où il y a des trous sur un aplat, « trous noirs sur mur blanc » dit Deleuze. Le philosophe précise que « c’est une erreur de faire comme si le visage ne devenait inhumain qu’à partir d’un certain seuil : gros plan, grossissement exagéré, expression insolite, etc… » (Deleuze, 1980 : 209).  « Visage, quelle horreur, il est naturellement paysage lunaire, avec ses pores, ses méplats, ses mats, ses brillants, ses blancheurs et ses trous : il n’y a pas besoin d’en faire un gros plan pour le rendre inhumain, il est gros plan naturellement, et naturellement inhumain, monstrueuse cagoule » (Deleuze, 1980 : 233). Ce n’est pas le visage transcendantal de Levinas, qui constitue un appel à la protection de la faiblesse. Le visage de Deleuze nous parle d’une sorte de machine autonome qui ramène la perception de l’autre à une gamme expressive (Deloro, 2009 : 67). L’être existe par le champ d’expressions conformes aux standards sociaux que dégage son visage. Pour les deux philosophes finalement, il est question d’une profondeur.


8.    Un effet haptique

« C’est une affaire très, très serrée et difficile que de savoir pourquoi une peinture touche directement le système nerveux, alors qu’une autre peinture vous raconte l’histoire en un long discours qui passe par le cerveau », dit Bacon (Bacon, in Sylvester, 1976 : 44).  David Le Breton nous rappelle qu’Aloïs Riegl, historien d’art autrichien du XIXe siècle, décrit deux modalités de regard. Tout d’abord, il est question, de façon assez classique dirons-nous, de « l’œil optique [qui] préserve la distance [et qui] fait de l’objet un spectacle et sautille d’un lieu à l’autre ». Ensuite, il faut distinguer « le regard de proximité [qui] devient parfois presque tache, haptique disait Riegl, il entre dans l’épaisseur des choses » (Le Breton, 2006 : 65). L’œil haptique habite son objet. Gilles Deleuze reprend cette idée et la développe en référence à la peinture baconienne. Du grec haptô, toucher, Deleuze emploie le terme pour qualifier la vision propre à l’art égyptien où fond et forme sont représentés sous le même plan, frontal ou de profil. L’art occidental a eu au contraire plutôt tendance à élaborer très tôt des représentations pluridimensionnelles. La peinture de Bacon crée un effet haptique : la surface plate engendre des volumes par un jeu de couleur. « Energie spatialisante de la couleur » (Deleuze, 1989 : 129) : la peinture de Bacon brouille les limites, créant un « monde tactile-optique ». Le tableau Sand Dune de 1981 représenterait, pour certains commentateurs, une sorte de brouillard. Il nous semble qu’il peut également incroyablement faire ressentir la force d’une propulsion d’eau. La forme du brouillard est bondissante dans une seule dimension, sans perspective. Cette vision nécessite du spectateur un rapprochement fort, il s’agit d’aller « voir au plus près au point d’avoir par la vue presque le sentiment de contact », commente l’artiste contemporain Pierre Baumann. Pour accéder aux tableaux de Bacon, il faut être patient, persévérant. Chercher à déjouer le reflet des vitres qui protègent les toiles, et qui sans cesse nous renvoient notre propre image, ou les détails du décor de la salle. Les lumières, les panneaux des issues de secours, les autres spectateurs…. et, soudain, « il n’y a pas plus de dedans que de dehors, mais seulement une spatialisation continuée, l’énergie spatialisante de la couleur […] un " fait " pictural à l’état pur, où il n’y a plus rien à raconter » (Baumann, 2010). Voilà donc comment nous pouvons être véritablement « touchés » par ce que nous voyons.

Bacon revendiquait son art comme une production inspirée par des images et surgissant également de son inconscient. « Souvenez-vous que je regarde tout », aimait-il dire (Bacon, in Littell, 2011 : 117). Les photos de l’atelier de Bacon sont remarquables (Harrisson, 2009). L’endroit, constitué de nombreuses strates, regorge de documents de tous ordres. Fortement intéressé par le mouvement des corps, il s’est inspiré des planches des éditions de The Human Figure in Motion d’Edweard Muybridge. De nombreuses œuvres plus classiques ont été sources d’étude et d’inspiration : Velázquez bien sûr, mais aussi Michel Ange, Rembrandt, Van Gogh, Goya, Picasso. On trouve également dans son atelier les nombreuses photographies de ses amis tels Lucian Freud, Georges Dyer, Henrietta Moraes, Isabel Rawsthorne, réalisées par John Deakin, mais aussi une multitude de documents accumulés qui auraient sans doute semblés insignifiants au simple quidam. Le peintre, fasciné depuis l’enfance par la viande exposée en boucherie, s’inspire également d’ouvrages étudiant les maladies de bouche, et réalise souvent les portraits de modèles vivants en regardant à leur insu des planches animalières posées devant son chevalet.
Bacon peint sur l’envers de la toile. Le travail se fait par le surgissement de « marques », « traits irrationnels, involontaires, libres, au hasard ». « Ils sont non représentatifs, non illustratifs, non narratifs ». Ce sont des « traits de sensation confuse », « asignifiants ». « C’est comme si la main prenait une indépendance et passait au service d’autres forces, traçant des marques qui ne dépendent plus de notre volonté ni de notre vue » (Deleuze, 1989 : 94). L’artiste explique volontiers comment les formes s’imposent à lui sur la toile, et comme à chaque fois il s’en étonne. Quelque chose arrive, qu’il nomme « accident ». Un processus « à la fois accidentel et en même temps complètement évident » (Bacon, in Archimbaud, 2009 : 64-65) qu’il attribue à « l’instinct ». Il fait un lien entre cette peinture intuitive, « accidentelle », et la sensation qu’elle provoque en retour (Bacon, in Sylvester, 1976, tome II : 72).


9.    La recherche du pur figural

Bacon cherche « le pur figural » et l’obtient en procédant par « extraction et isolation » (Deleuze, 1989 : 12). « Je déteste l’atmosphère coin-du-feu […] J’aimerais que l’image ait une intimité sur un fond très dénudé. Je veux isoler l’image pour la soustraire à l’intérieur et au foyer » (Bacon, in Sylvester, 1976, tome II : 99). Il recherche finalement la puissance qui émanerait de la peinture même et non pas de l’histoire qui se raconte. Deleuze dit néanmoins que Bacon n’a jamais affaire à une toile blanche. Autour de lui, en lui, il y a déjà des choses. Le travail du peintre serait alors de « vider, désencombrer, nettoyer ». Travail de tri indispensable, préparatoire : que va-t-il garder, ou non ? Trier les données figuratives : illustrations, narrations, représentations, clichés, qui sont là avant, dans la tête du peintre, dans le premier rendu sur la toile. Bacon tente de sortir du cliché, « tâche perpétuellement recommencée », « avec beaucoup de ruse, de reprise et de prudence », commente Deleuze (Deleuze, 1989 : 11). Le philosophe remarque comme il est difficile dans les faits de s’abstraire du figuratif. Il y a quand même un homme assis, une narration, même si elle semble absurde, « un conte surréaliste ». Finalement, l’opposition Figure/Figuratif, commente Deleuze, est une affaire intérieure, interne, complexe. Car avant la Figure, il y a toujours au commencement une forme, une idée, puis, en travaillant, le peintre va s’en éloigner, et obtenir la Figure. Il y a entre deux « un saut sur place, une déformation sur place ». Désorganisation, déformation (Deleuze, 1989 : 91).


10.    Ouvrir des lignes de déterritorialisation

Alors « la peinture, expliquait Bacon à Franck Maubert, est un langage en soi, c’est une langue à part » (Bacon, in Littell, 2011 : 51). L’artiste est pour Deleuze un capteur de signes, de symptômes. Mais il y a aussi une dimension plus politique chez le philosophe, celle de l’artiste comme médecin de la civilisation, capable de moduler le rapport social et donc d’être agent de transformation. Affirmation de l’art comme processus d’expérimentation s’affranchissant des normes sociales.

Deleuze développe avec Guattari une critique des processus normatifs en développant le néologisme de « déterritorialisation ». Si la vie devait être comparée à une œuvre, précise Guattari, il s’agirait d’une œuvre inachevée, « ouverte, processuelle, quelque chose d’unique » (Guattari, 2002 : 57-58).  Le corps deleuzien est un hors territoire, dont on ignore la destination finale, sans cesse transformable. La figure devient un devenir-territorial, inscrit dans un processus de territorialité, déterritorialité et reterritorialité, un processus à Mille Plateaux. Mener sa vie serait ainsi un processus jamais achevé, mais soumis à des forces, des affects ; la ligne de vie est dans Mille plateaux « ligne créatrice », elle est multiple, extension, courbes, plis. Ouverture. Chez Deleuze et Guattari, il est donc question de défaire, radicalement. Défaire le moi, les territoires, les systèmes. Pour ces philosophes, l’éthique échappe au projet, aux protocoles, est ouverture aux agencements. Comment tendre vers une philosophie du multiple ? Le multiple, selon Deleuze, « il faut le faire, non pas en ajoutant toujours une dimension supérieure, mais au contraire le plus simplement, à force de sobriété, au niveau des dimensions dont on dispose, toujours n-1 » (Deleuze, Guattari, 1980 : 19). Descente. La métaphore d’un tel système est le rhizome, qui est à distinguer de la racine ou de la radicelle. Système constitué par une trame, où se trouvent des lignes. Pas de points, pas de positions dans un rhizome, mais une prolifération d’ensemble. Dans le vocabulaire Deleuzien, les multiplicités y sont plates, c’est-à-dire qu’elles occupent toutes les dimensions. Il s’agit d’un « plan de consistance » à connexions multiples (Deleuze, Guattari, 1980 : 16).

    Comment se soustraire à la réalité dominante, comment « décrocher les points de subjectivation qui nous fixent » ? Destratification progressive, mouvement prudent pour aller sonder en profondeur. Suivre des « lignes de fuites possibles », essayer segment par segment » (Deleuze, Guattari, 1980 : 199). Le préalable de le pensée serait donc la déconstruction des organisations sociales et des prêts à penser. Comprendre comment la formation sociale est « stratifiée pour nous, en nous, à la place où nous sommes ». Basculement lent des agencements (Deleuze, Guattari, 1980 : 198). Alors, avec les processus de déterritorialisations deleuziens, le basculement des agencements peut laisser place aux variations. L’anomal en est une.

 


11.    L’anomal, une variation

L’anomal est en dehors de la règle, nous explique Anne Sauvagnargues, philosophe. C’est un phénomène de bordure. Du grec « anomalia, " inégalité, aspértité " […] qui désignerait « l’insolite, l’inaccoutumé ». L’anomal désigne une variation qui n’est pas prise dans la norme, contrairement au terme « anormal », il est « l’inégal, le rugueux, l’aspérité, la pointe de déterritorialisation » (Deleuze, Guattari, 1980 : 298). Avec le concept d’anomal, « la monstruosité cesse d’être une déviation inexplicable, et devient une organisation positive qui relève pleinement des lois de la nature » (Sauvagnargues, 2004 : 152). L’anomal est en dehors de la règle, c’est un phénomène de bordure. Il est question de la multiplicité des variations anomiques. En ce sens, « tout vivant est anomal » (Sauvagnargues, 2004 : 153). Explorer les devenirs-animaux permet alors de s’intéresser aux limites de l’humain.

Pensons aux décrochages sur une toile, amas de peintures, empâtements qui font sentir les forces de la main, les bords irréguliers, émouvants, qui sont à la fois limitation et ouverture, tentative pour la matière de s’échapper. Il faut de l’aspérité dans la vie. Exit le lisse, l’aseptisé. L’anomal est Outsider, pour reprendre le terme de Lovecraft. Chose qui arrive par le bord et le dépasse, ni individu ni espèce, il ne porte que des affects, linéaire et multiple à la fois. Dans une meute, l’anomal tient une position périphérique, trace une ligne, encore dans la bande et à la fois en dehors, à une frontière mouvante. Stabilité de la bande de moustiques qui se déplace, chaque individu s’empressant de modifier son mouvement pour rester dans un espace où il voit ses congénères. Rôle majeur du centre, « trou noir » dit Deleuze. L’anomal est à la lisière dans un rapport d’alliance, de pacte, qui n’est pas la filiation (Sauvagnargues, 2004 : 300-302). Bien sûr, nous connaissons tous ces phénomènes de bordures, et les injonctions sociales qui nous pressent : il faudrait choisir un camp, un clan, un style, et s’y tenir. Evoquons-nous ces systèmes d’emprise, de capture, et comme parfois les modèles peuvent être oppressants ? Destratification douce.

L’artiste sans cesse joue avec les limites, les bords. L’Outsider borde la multiplicité dont il détermine la dimension maximale provisoire, induit une stabilité précaire, temporaire, il est un agent essentiel du devenir et conduit la meute sur la ligne de fuite. Il entraîne. Jusqu’où ? Parfois jusqu’au néant. Pas de logique dans ces mouvements, dans ces passages. Il ne faudrait pas y voir des systèmes dualistes, entre a et b. La Machine abstraite est « devenir, segment, vibration » (Deleuze, Guattari, 1980 : 308). Le modèle en est la vague. Les enfants sont spinozistes, nous dit Deleuze. Ils envisagent le monde selon un machinisme universel, ils parlent de matériaux, de phénomènes, d’éléments de variations.  Les questions des enfants sont des « questions-machines », ils emploient des articles indéfinis : « Un ventre, un enfant, un cheval, une chaise, comment est-ce qu’une personne est faite ? […] Le spinozisme est le devenir-enfant du philosophe » (Deleuze, Guattari, 1980 : 313).

Bacon a toute sa vie tenté de donner à sentir le corps, « ce que ça fait d’habiter ce corps-là, ce jour-là » (Bacon, in Littell, 2011 : 24). « Le sentiment de la vie, c’est ça qu’il faut attraper […] ce qu’il faut capter, c’est l’émanation » (Bacon, in Sylvester, 1976 : 95). La peinture donne à sentir. Ainsi « l’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible », pour reprendre l’expression de Paul Klee (Klee, 1969 : 34). Alors, la peinture, comme la philosophie, est lutte contre le prêt à penser. La peinture pourrait-elle traduire quelque chose qui met en échec le langage ? Merleau-Ponty décrit l’expérience de celui qui fait face au tableau : « je vois selon ou avec lui plutôt que je ne le voie » (Merleau-Ponty, 1964 : 23).. Pour Deleuze, l’art produit des images qui font penser, qui donnent à penser des images qui ne sont pas réductibles au langage. Il faut comprendre ici penser comme sentir ; il s’agit de « capter ». L’image chez Deleuze existe comme un mouvement, elle n’est ni un représentant de la chose-même, ni une représentation psychologique. Elle existe en soi (Sauvagnargues, 2006).


Conclusion : la maladie ouvre-t-elle au percept ?

Mouvement qui fait sentir ce qu’est un corps, pas le mien, pas seulement mon corps. Je le ressens comme tout ce qui me traverse et me dépasse. Artaud n’a sans doute pas tort lorsqu’il écrit que « un homme se possède par éclaircies, et même quand il se possède, il ne s’atteint pas tout à fait » (Artaud, 1927 : 38).. Il fait si bien sentir les tourments intérieurs : « supposez que chacun de mes instants pensés soit à de certains jours secoué de ces tornades profondes et que rien au dehors ne trahit » (Artaud, 1927 : 42). Tout est affaire de modulations. Sentir les « intermittences de l’être », formule proposée par Artaud en référence aux « intermittences du cœur » de Proust. Il s’agit cependant de ne jamais perdre de vue l’origine du CsO, sa spécificité : elle traduit l’éprouvé corporel d’Artaud. N’appelons pas à se faire un CsO ! Chose impossible et d’ailleurs non souhaitable : « libérez-le d’un geste trop violent, faites sauter les strates sans prudence vous vous serez tué vous-même, enfoncé dans un trou noir » (Deleuze, Guattari, 1980 : 199). Non, le CsO ne vaut que pour l’ouverture de pensée qu’il procure à celui qui arriverait à le saisir un peu. Dans son célèbre abécédaire, à propos de la lettre M comme Maladie, Deleuze,  se décrit comme un être à la santé fragile et admet que cela l’a peut-être aidé à penser l’existence : « je n’ai jamais été d’une santé immense, j’ai toujours été très fatigable. Je crois qu’une santé très faible est favorable [pour] être à l’écoute de la vie ». Il ajoute « ce qui vous frappe d’impuissance, il s’agira de trouver quoi en faire afin de récupérer un peu de puissance ».

Bacon se dit figurativement (cérébralement) pessimiste, mais figuralement (nerveusement) optimiste. « Un optimisme qui ne croit qu’à la vie » (Deleuze, 1989 : 46). Mais qu’y-a-t-il finalement d’optimiste dans cette démarche, s’interroge Deleuze : « les forces invisibles, les puissances de l’avenir, ne sont-elles pas déjà là, et beaucoup plus insurmontables que le pire spectacle et même la pire douleur ? Oui, d’une certaine manière, comme en témoigne toute viande » (Deleuze, 1989 : 61). En même temps, dit Deleuze, le fait de voir, sentir les forces en présence, jusqu’alors invisibles, fait émerger l’espoir d’en triompher (Deleuze, 1989 : 62). Mais nous savons que la maladie peut être aussi enfermement, retournement, excès à sentir qui écrase la pensée. La confrontation aux corps baconiens serait-elle alors l’occasion d’éprouver un peu de cette impuissance ?


Bibliographie

PHILOSOPHIE
Ouvrages :
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Articles :
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DVD :
L’abécédaire de Gilles Deleuze avec Claire Parnet (1987), produit et réalisé par Pierre-André Boutang, DVD, Editions Montparnasse, 2004, 453 mn

HISTOIRE DE L’ART :
Interviews de Francis Bacon :
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Francis Bacon, l’art de l’impossible, entretiens avec David Sylvester, tome I, Les sentiers de la création, Paris, Editions Albert Skira, Flammarion, 1976.
Francis Bacon, l’art de l’impossible, entretiens avec David Sylvester, tome II, Les sentiers de la création, Paris, Editions Albert Skira, Flammarion, 1976.
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Commentaires de l’œuvre de Bacon, ouvrages :
Harrison Martin, Francis Bacon, Incunabula, esquisses et documents, Paris, Actes Sud, 2009.
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Milon Alain, Bacon, l’effroyable viande, Paris, Encre Marine, Les belles lettres, 2008.
Sylvester David, Francis Bacon à nouveau, André Dimanche Editeur, Vérone, 2006.
Russel John, Francis Bacon, Paris, Thames and Hudson, 2004.

Catalogues d’expositions :
Francis Bacon, Catalogue d’exposition, Paris, Galerie Lelong, 2000.

DVD :
Francis Bacon, interview de Melvyn Bragg, produit et dirigé par David Hinton (1985), DVD, Art Haus Musik, 55 mn.

DIVERS :
Ouvrages :
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Baumann Pierre, support de cours, Planches. Visions et perceptions III, vision haptique et expérience haptique, semestre 2, 2010-211, Université Bordeaux III.
De Rynck Patrick, Le sens caché mythes et récits bibliques en peinture, de Giotto à Goya, Ludion Editions, 2008.
Le Breton David, La saveur du monde, La saveur du monde, Une anthropologie des sens,  Paris, Métailié, 2006.
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