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L’hypermodernité ou l'ovation de la volonté

 L’hypermodernité ou l'ovation de la volonté

 

Par Laura LANGE

 

Doctorante en philosophie à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, Laura LANGE est actuellement philosophe en organisation. Une activité qui lui a valu de remporter le prix "innovation" du jeune entrepreneur de l'année 2013 à Lyon pour sa première création d'entreprise "Counseling Philosophie".Conférencière, consultante, elle conduit les équipes à prendre du recul sur la gestion de leurs pensées et de leurs actions en entreprise.

 

Article référencé comme suit :

Lange, L. (2017) "L’hypermodernité ou l’ovation de la volonté" in Ethique. La vie en question, juin 2017.

 

Préfixe qui représente une préposition du grec huper signifiant au-dessus, au-delà, la locution hyper exprime en général un excès, un surplus, un surcroît, un plus haut degré ! Un quelque chose en plus donc qui outrepasse le concept qu’il précède modernité ou qu’il remplace et dépasse post-modernité. Cherchant à comprendre ce "truc en plus" ou, pour en prendre des synonymes moins triviaux, ce procédé de l’hypermodernité ou encore ce tour de main d’aujourd’hui et demain, nous proposons d’adopter une position philosophique.Une position philosophique méta,  signifiant tout à la fois après, au-delà et avec, qui nous permettra de surplomber, à l’image du poisson volant, le monde environnant, l’observant d’un saut de l’esprit dans le but non pas de s’en défaire, ce qui serait un sot vœu pieux pouvant conduire au cynisme, mais de le penser plus justement pour atteindre une plus haute lucidité, un hyperdiscernement. Nous chercherons, par cette prise vue plus globale, à comprendre ce qui se joue spécifiquement du rapport à l’homme, au corps et à la volonté en contexte hypermoderne. Comprendre ce plus pour être plus aguerri, éclairé, autonome donc dans le rapport que l’on entretient avec soi-même, les autres, le monde.

 

 

L’hypermodernité, un contexte hypercomplexe

 

L’hypermodernité s’inscrit dans la continuité de la postmodernité qui s’inscrit elle-même dans la continuité de la modernité. La modernité est un concept multiforme qui revêt des sens multiples voire contradictoires et dont il convient donc de préciser le sens que nous en donnons. Si la modernité débuterait historiquement au XVème siècle et prendrait fin avec la Révolution française, elle serait néanmoins encore en cours pour de nombreux historiens. Nous nous inscrirons dans ce courant comprenant la modernité comme l’ère contemporaine, l’ère d’un monde désenchanté mise en lumière par Les Lumières dont le projet rationaliste était de "déniaiser les peuples" pour reprendre une formule de Voltaire. Le désenchantement du monde par lequel se caractérise cette période, célèbre formule de Max Weber, reprise par Marcel Gauchet, témoigne du recul des croyances religieuses, d’un monde marqué par des crises ecclésiastiques, politiques, idéologiques et économiques. C’est dans cette lignée de la perte des grands récits légitimateurs de l’époque moderne, de la séparation des pouvoirs et d’un effacement des structures que s’inscrit la postmodernité. Ce courant est apparu en majorité dans les années 60 principalement en France et est théorisé par plusieurs auteurs notamment Jean Baudrillard, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Michel Foucault ou encore Jean-François Lyotard (1). La période postmoderne se caractérise par l’avènement d’un nouvel individualisme faisant suite au bon individualisme des Lumières décrit par Emile Durkheim dans L’individualisme et les intellectuels. Il s’agit de celui d’Emmanuel Kant ou encore de Jean-Jacques Rousseau qui promouvait l’assurance de l’esprit et reliait les individus par des propriétés morales. A l’inverse, ce nouvel individualisme valorisé par les libéraux est corrélatif du capitalisme. Il promeut non plus seulement l’assurance de l’esprit mais la transcendance de soi, l’esprit d’initiative et d’entreprise ainsi que le culte de l’autocentrisme. La postmodernité se caractérise donc par l’avènement d’un individualisme rationalisateur et concurrentiel : chacun cherche son intérêt particulier. Il s’agit moins d’être raisonnable (moral) que d’être raisonnant c’est-à-dire entreprenant, capable de mesurer (sens du latin ratio), de calculer , de commercer dans ses relations avec soi-même, les autres et le monde. Comme le souligne Michel Foucault, le capitalisme fait de l’existence une entreprise. Dans ce système écrit-il dans Naissance de la biopolitique, chaque individu a "pour tâche d’améliorer sans cesse son capital d’attitudes et de compétences" (2). On assiste d’abord dans la société américaine puis partout dans le monde à "la généralisation de la forme “entreprise” […] au rapport de l’individu à lui-même" (3). Nous voici donc entrés dans l’ère du néolibéralisme où le libéralisme devient fondateur d’état et se met, à partir des années 30 au service du capital. Du latin "capitalis" et de "caput" signifiant la tête, le capital prend un sens économique au XVIème. Le capitalisme pourrait donc se définir comme le système en tête duquel capitalise l’homme capitaine à la tête d’un capital, capable de maintenir le cap dans le but de capitaliser. A l’image du Baron de Münchhausen évoquée par Friedrich Nietzsche qui cherche à s’extraire du marais en se tirant lui-même et à deux mains par les cheveux, l’homme postmoderne est le seul maître cavalier de son existence et des imprévus qui la traversent. On pourrait alors s’interroger sur les raisons de sa solitude : n’y a-t-il personne pour l’aider où n’a-t-il besoin d’aucune aide ?

Le culte de l’individualisme des sociétés postmodernes entraine assurément une déstructuration des solidarités comme le constatait déjà Alexis de Tocqueville (4), dans son ouvrage De la démocratie en Amérique, lorsqu’il étudiait la démocratie et l’individualisme qui la caractérise. Mais selon Jean-François Lyotard dans La condition de l’homme postmoderne, l’individu n’est pas vraiment isolé, il a plutôt des caractéristiques sociales plus complexes. En effet, d’après les travaux du sociologue Bernard Lahire, l’homme postmoderne est pluriel. Il est hyper-complexe car en hyper-mutation. Dans ce contexte, Marcel Gauchet, dans le Désenchantement du monde, met en exergue huit mutations que connaît l’individu relativement à lui-même, au monde, à son corps, aux autres, aux choses, au temps, à l’espace, aux idées et valeurs et enfin à la transcendance. Aussi, poussant à l’extrême les évolutions de la postmodernité, l’hypermodernité, corrélative de  l’hyperconsommation, de l’hypermarché et de l’hyperindividualisme, serait l’ère de l’hyperparadoxal. D’un côté triomphent l’individualisme, le libéralisme, la flexibilité, de l’autre s’exaltent le conservatisme, le repli identitaire, le retour à la tradition. Dans son ouvrage Les temps hypermodernes, Gilles Lipovetsky écrit "C'est sous les traits d'un composé paradoxal de frivolité et d'anxiété, d'euphorie et de vulnérabilité, de ludique et d'effroi, que se dessine la modernité du deuxième genre". Pour l’auteur, l’association de l’hypermodernité à l’hyperfrivolité et l’hyperanxiété est moins le produit de l’éclat de l’hypermodernité que le résultat  de l'éclatement de systèmes traditionnels qui régulaient, organisaient et encadraient la vie sociale des individus. "L'allégement (du collectif) se fait fardeau, l'hédonisme recule devant les peurs, les servitudes du présent apparaissant plus prégnantes que l'ouverture des possibles entraînée par l'individualisation de la société. D'un côté, la société-mode ne cesse d'inciter aux jouissances démultipliées, plus stressante, plus anxieuse. L'insécurisation des existences a supplanté l'insouciance "post-moderne"" (5). Dans son essai sur l’individualisme contemporain, Gilles Lipovetsky caractérise cette période comme étant celle de "l’ère du vide" qui deviendra le titre même de ce dernier : "Quand les prémodernes se reposaient sur la tradition et les modernes sur l'avenir, les postmodernes auraient les pieds dans le vide". Aussi les hypermodernes auraient-ils, quant à eux et dans ce cas, la tête dans le vide, des idées plein la tête. Mais l'hypermodernité est également une chance à saisir, celle d'une responsabilisation renouvelée du sujet. . Si le superlatif "hyper" renvoie à de nombreuses choses superflues, être hypermoderne est également un terrain d’expression de l’esprit critique, un terreau d’expression d’hyperdiversité des volontés et des modes de vie.

Dans Naissance de la biopolitique, Michel Foucault reconnaît à la société néolibérale sa promotion de la pluralité et sa renonciation à la discipline. Selon l'étude de Geoffroy de Lasganerie, dans La dernière leçon de Michel Foucault, ce dernier aurait vu dans le néolibéralisme notamment américain un terrain d’expression de l’esprit critique, chargé de dégager toujours plus de différence et d’innovation et, de promouvoir, non seulement la liberté économique et politique mais aussi et surtout la pluralité des modes d'existence au sein de la société. L’idéal de la société néolibérale ne serait donc pas de normaliser les individus et de contrôler leur conduite mais de favoriser la pluralité des plans de vie et ce dans tous les domaines de la vie. On assiste à un élargissement du champ des possibles induit par l’affaiblissement des autorités extérieures et l’autonomisation des individus qui lui est corrélative, par l’évolution des sciences et des techniques ainsi que des systèmes juridiques qui favorisent la concrétisation de ces possibles. Et lorsque un système qu’il soit technique, médical, juridique empêche leur réalisation, on assiste moins à de la résignation qu’à la revendication d’autres modes d’existence, aussi résignée soit-elle du système disciplinaire qui empêche son exercice.  

Engageant une réflexion sur le milieu carcéral mais également sur la folie, Michel Foucault précise que "la société n'a pas un besoin d'obéir à un système disciplinaire exhaustif. Une société se trouve bien avec un certain taux d'illégalisme" (6). Geoffroy de Lasganerie précise dans son ouvrage que pour Foucault "[la société néolibérale] est marquée par quelque choses comme une "tolérance" accordée aux individus "infracteurs" et aux pratiques minoritaires (7) […] Elle ne cherche pas à supprimer les "systèmes de différences" mais à les optimiser, à travers la mise en place de systèmes décentralisés de compensation entre les agents". Nous pouvons procéder pas analogie de méthode dans de multiples domaines de réflexion actuellement débattus, celui de la procréation par exemple. On peut se demander si la GPA telle qu’elle s’entreprend en France ne maintient pas à ce jour et à son tour un taux de pluralisme et d’illégalisme lorsque les couples se mettent "hors la loi" en se rendant notamment à l’étranger malgré l’interdiction française et donc en affirmant leur différence et leur liberté. Aussi la GPA ne constitue-t-elle pas un système de compensation entre les agents dont la femme peut porter l’enfant et ceux dont la femme ne le peut pas, comprenons par-là un moyen de santé pour remédier à l’infertilité médicale ou sociale des couples par la mise en relation et concurrence des profils ? En effet, la GPA comme "moyen de santé" n’optimise-t-elle un nouveau système de procréation ? Ne s'inscrit-elle dans cette tendance positive favorisant l'expression d'un pluralisme néolibéral et, en l’occurrence d'un pluralisme des processus d'enfantement et, par extension, des conceptions de la maternité mais également de la parentalité et du faire famille ainsi que du rapport au corps et à l'autre ; l'autre partenaire et l'autre à venir c'est-à-dire l'enfant ?

Prenons un tout autre exemple témoignant de la pluralité des modes d’existence en contexte néolibéral, aussi polémiques soient-ils : celui des transports privés de personnes. En effet, référons-nous à Uberpop, ce nouveau moyen de transport vivement controversé et interdit depuis peu. Il s’agit d’individus mettant volontairement leur conduite au service des citoyens sans avoir une licence pour ce faire, proposant pour ceux qui l’exercent un complément d’activité professionnelle et pour ceux qui y recourent un système à moindre coût, de compensation notamment entre les clients plus ou moins aisés, entre les usagers contents et mécontents etc. et concurrençant par la même les taxis licenciés. On peut alors s’interroger : Uberpop n’optimise-t-il pas un nouveau système de circulation, favorisant l'expression d'un pluralisme des conduites ? Par ailleurs, il est à noter que dans ce contexte de circulation des libertés et volontés l’interdiction d’un système, en l’occurrence Uberpop, est la plupart du temps corrélée du maintien d’un autre dans une forme peu visible et discrète (paradoxe au sein d’une société portée par les valeurs de visibilité et de transparence), nous pensons à l’application Heetch.

Aussi nous observons combien la post ou hypermodernité se caractérise par l’expression d’une volonté cavalière. C’est l’ère où la volonté ne manque pas d’air, l’ère de l’hypervolonté, pourvu qu’hyperdiversifiée, elle soit hyperdiscernée.

 

 

L’hypermodernité ou l’ère des volontés

 

Dans Le triomphe de la volonté, Christian Godin écrit "Avec la mondialisation (qui est une occidentalisation du monde et que la plupart comprennent comme une américanisation), c’est le volontarisme libéral qui domine sans partage sur tous les continents et dans tous les domaines de l’existence humaine" (8). Il ajoute "Le volontarisme moderne est un prométhéisme, il est une volonté de puissance qui fait de l’homme le rival sur terre des dieux qu’il avait imaginés au ciel. (…)  Il tend à éliminer les quatre puissances en mesure de tenir en échec la volonté humaine  : dieu, le destin, la nature, le hasard" (9). René Descartes, l’un des pères du volontarisme moderne, écrivait avant lui dans ses Méditations métaphysiques "La volonté, c’est le divin en nous", volonté d’infini et de perfection qui nous anime et nous permettra de devenir "comme maitres et possesseurs de la nature". Et si ce volontarisme et celui des Lumières vont dans le sens du progrès, célébrant l’autonomie de la raison par rapport à ces puissances et sont de facto plus difficilement critiquables, celui que connaît le début du XXème siècle à savoir le volontarisme totalitaire ouvre la brèche à la critique acerbe, aux tumultes de l’esprit, à la révolte, au dégoût. C’est d’ailleurs en évoquant ce dernier volontarisme que Christian Godin débute son ouvrage, reprenant en guise de titre le titre du célèbre documentaire de Leni Riefenthal sur l’Allemagne nazie et la manipulation totalitaire des esprits. Un volontarisme qui se caractérise par l’expression d’une volonté absolue ou totale, celle de tout un peuple. Il s’agit de l’expression d’individus révolutionnaires c’est-à-dire d’hommes se mettant au service d’une cause et sublimant leur volonté personnelle en volonté collective. Christian Godin définit les révolutionnaires "en même temps comme les plus volontaires et les plus soumis des hommes, résolus, décidés, ils abdiquent, sacrifient leurs idées, leur personne, leur vie" (10) au profit de celle du chef mystifié. Or, l’autonomie de la volonté est cette propriété qu’à la volonté d’être elle-même sa propre loi comme le met en lumière Emmanuel Kant dans son ouvrage les Fondements de la métaphysique des moeurs. Contrairement à l’autonome volonté universelle de Kant qui veut bien (un bien vouloir à distinguer de vouloir le bien), la volonté collective repose sur une hétéronomie, une réunion de volontés particulières soumises au désir et à l’influence. Dans la Psychologie des foules, Gustave Le Bon étudie ce qui conduit un collectif. Il soutient que l’"on conduit les foules en cherchant ce qui peut les impressionner et les séduire" car "dans les foules, c'est la bêtise et non l'esprit qui s'accumule" (11). Il est un fait : la bêtise rend bête et ce, au deux sens du terme. Car si l’homme est un loup pour l’homme, une meute d’hommes armée s’arment en meute de loups sauvages contre l’homme. Guère glorieux que la bêtise des bêtes grégaires qui entrent en guerre ! L’Histoire en témoigne. 

Il est par ailleurs intéressant de noter la circularité des volontarismes qui traverse l’Histoire : du volontarisme collectif traditionnel qui vouait un culte aux quatre puissances et tenait en échec la volonté individuelle s’en est suivi en réaction le volontarisme individuel des Lumières promouvant justement l’autonomie de pensée des individus. Mais par la suite apparaîtront de nouveaux volontarismes collectifs dont nous portons encore les traumatismes de l’Histoire, vouant un culte non plus à un Dieu mais à un homme : c’est le passage de l’audace intellectuelle dégagée des dieux au culte de l’audacieux chef mystifié. Et s’il est une condition nécessaire pour vivre en société que de sublimer notre volonté individuelle en volonté collective, nous devons pour le bien de l’individu et du vivre ensemble tendre à l’équation de ces deux, comme en appelait Jean-Jacques Rousseau dans son ouvrage Du contrat social. Or, l’Histoire nous montre combien il est un exercice difficile que de parvenir à maintenir un équilibre entre la valorisation de l’individu et du collectif. Depuis l’après-guerre, héritière des traumatismes du communautarisme nazi, on observe à présent combien la volonté individuelle est plus que jamais chantée. A bas le communautarisme, vive l’individualisme démocratique centré sur l’individu : la liberté, l’égalité, la sécurité, le bonheur ! Désormais, dans nos sociétés postmodernes, le culte on se le voue à soi. On passe donc de l’influence divine à l’influence du chef mystique à l’influence de son propre chef.

En effet, en postmodernité où l’entreprise de soi est valorisée, on constate combien la volonté est ovationnée et devient la valeur cardinale de la société. La puissance de la volonté vise alors, comme la volonté de puissance chez Friedrich Nietzsche, à se répandre et à s’intensifier mais plus encore à avoir, à acquérir, à obtenir par stratégies. Aussi, dans ce contexte le champ des responsabilités est-il étendu. Dans son ouvrage, Christian Godin cite Nietzsche qui disait de la liberté qu’elle était la métaphore du bourreau (12) et constate, entre d’autres exemples, que l’irresponsabilité pénale est de moins en moins prononcée et la responsabilité de plus en plus imputée que ce soit relativement aux imprévus tels que les canicules ou les tempêtes, aux maladies ou encore à la beauté amenée nécessairement, si ce n’est à passer, du moins à vieillir. Aussi, un célèbre magazine tel que Vogue nous invite explicitement à l’entretenir, à faire preuve de responsabilité pour faire œuvre de beauté au fil des années en recourant au slogan ou à l’art de la formule impactante : "A lovely girl is an accident, a beautiful woman is an achievement" (13).

 

 

L’hypermodernité : qu’en est-il de l’homme et de son corps ?

 

Dans quelle mesure les "entrepreneurs" que nous sommes devenus, entretiennent, non pas un rapport nouveau au corps et à l'esprit puisque celui-ci est largement hérité de l'Antiquité, mais détiennent un pouvoir technique nouveau contribuant à l'extension du champ des possibles et modifiant notre rapport au corps et à l’esprit de manière inédite, pour le meilleur comme pour le pire ? Bien que Platon n'ait pas toujours été un ennemi du corps, la conception platonicienne du corps se fonde, dans la plupart des cas, sur l'opposition ontologique entre l’intelligible et le sensible. Le dualisme de substances que l’on retrouve notamment chez Platon puis chez René Descartes (14) promeut l’idée d’un corps à conduire, d’un corps machine (15). On retrouve ce dualisme dans le monde des affaires. En effet, référons-nous au taylorisme qui, dans sa démarche de réorganisation du travail à partir des années 1880, capitalise concrètement sur ce dualisme en dissociant les ingénieurs qui pensent le travail et les ouvriers qui l’exécutent. Dans Les Temps Modernes, Charlie Chaplin propose d’ailleurs une admirable critique de ce modèle disciplinaire. De même, au cours de ses travaux Michel Foucault s’intéresse à la disciplinarisation du corps de l'ouvrier qu'engage le système capitaliste. Dans ce contexte, le corps devient l'objet d'un enjeu politique ayant pour finalité la productivité maximale. Il constate que cette mécanisation des corps déborde le champ politique. Toutes les activités s'y redéfinissent.  

Dans l’Etre et le Néant, Sartre a quant à lui subtilement décrit le garçon de café (16) qui se dissout totalement dans les postures et les gestes qu'il associe à l'exercice de son métier. Il accomplit sa tâche et efface rituellement la présence de son corps réduit à la maîtrise d’une somme de techniques corporelles.

En contexte hypermoderne, porté comme nous l’avons vu par une culture entrepreneuriale, chacun de nous "bricole" la représentation qu'il se fait de son corps. Ce dernier est tout entier objet de maîtrise et ce dans tous les champs de l’existence. En effet, comme en témoignent les travaux du sociologue David Le Breton dans L’anthropologie du corps, le corps se doit d’accomplir la tâche commandée par l’esprit et la volonté de l’individu qui l’incarne et qui le façonne à sa guise comme s’il était un autre à utiliser, à sculpter, à entretenir, à parfaire, à sublimer. Selon l’auteur et à l’image des évolutions du contexte social, le corps moderne qu’il date des années 60, résulte de trois coupures, celle du sujet avec les autres, avec le monde, avec lui-même. On assiste paradoxalement à un effacement du corps moderne réduit à son instrumentalisation, à sa disciplinarisation par l’exercice de la volonté qui efface la véritable présence du corps de la vie quotidienne au même moment où elle l’exhibe, le met en vitrine, le fait valoir dans la société. Aussi, pour reprendre l’image évoquée par Sartre, l’homme moderne, dans tous les champs de son existence, est devenu ce garçon de café car il le veut bien, car il réduit lui-même son corps à l’activité de sa volonté. L’homme moderne serait donc ce garçon de café (17) qui d’une façon inédite exerce une discipline de lui-même sur lui-même, de sa propre volonté sur son propre corps, dans une forme d’inconscience devenue insouciance de ce dernier. A l’ère hypermoderne, la volonté ne manque pas d’air ! Nous serions moins manipulés que nous nous manipulerions. En effet, selon Jean Baudrillard, le narcissisme postmoderne s'est transformé en outil de contrôle social et individuel, non pas "manipulé" mais "librement" choisi.

Reprenons l’exemple de la GPA ci-dessus évoquée en nous intéressant au profil des mères porteuses dans un contexte néolibéral, aux Etats-Unis notamment. On observe à travers les travaux de l’anthropologue américaine Helena Ragoné (18), que celles-ci utilisent et mettent à disposition leur corps principalement pour répondre à leur motivation à vouloir aider des couples stériles, à aimer être enceinte ou à chercher à réparer une expérience douloureuse tout en pouvant en tirer un certain bénéfice financier. Il s’agit donc en ce qui les concerne de raisons plus intimes qu’économiques liées à leurs désirs et notamment à la dissociation qu’elles parviennent à faire de leur corps et de leur esprit, à la représentation qu’elles se font de ce dernier et de la maternité. En effet, on observe aujourd’hui combien le corps n’est plus un fondamental de cette dernière au risque d’envisager de pouvoir un jour pleinement s’en passer. Car si nous recourons aujourd’hui à des mères porteuses, nous pourrions un jour recourir, par le biais de la technique, à un utérus dit artificiel. Un recours qui nous éviterait de nous poser tant de questions relatives aux liens qui se tissent entre la mère porteuse et l’enfant et aux séquelles physiques et psychologies qui peuvent en résulter. Ce dernier nous invitant néanmoins à d’autres interrogations quant aux conséquences d’une procréation qui serait désincarnée. Dans son ouvrage, Christian Godin constate à ce titre que "L’objectivation du corps par la science et les techniques (19), la mise en disposition de ce corps instrumentalisé, qui semble réduit à être de façon permanente au service d’une volonté subjective (celle de la mère porteuse en l’occurrence) aboutissent contradictoirement à un désinvestissement massif de la part du sujet lequel tendra à voir toujours davantage son corps comme une inertie insupportable dont il convient  de se délivrer". Il poursuit sa réflexion en écrivant que "L'homme moderne ne veut plus rien devoir à sa biologie" (cela se confirme d’ailleurs lorsque nous observons la place accordée dans notre société à la vulnérabilité notamment physique, expression du biologique fragilisé). En effet, nos possibilités, nos capacités, nos désirs, "tout se passe comme si [la gestation dans le corps de la femme] était vouée un jour ou l’autre à disparaître" écrit quant à elle Marcela Iacub dans L’empire du ventre. L’ère de l’utérus artificiel d’Henri Atlan (20) nous guetterons donc !

A partir de l’étude sociologique et philosophique du contexte individualiste et volontariste environnant, Christian Godin va plus loin et présage une infertilité volontaire : ""Il est certain que l'illusion de pouvoir constituer à soi seul un tout entraîne la perte du désir d'enfant (…) Le triomphe de la volonté ira dans le sens de la stérilité plutôt que dans celui d'une procréation - elle même de plus en plus remise en question par des techniques substitutives. Le sujet autoconstitué tombe devant cet abîme d'une fin de l'humanité" (21). Si cela est alarmiste et peut même être considéré par certains comme utopiste, le propos nous apparaît faire sens et être pertinent dans ce contexte culturel. Néanmoins avant le renforcement de cette tendance de la stérilisation volontaire, nous observons l’évolution de la sélection génétique.

Dans son ouvrage Naissance de la biopolitique, Michel Foucault évoque la problématique économique et sociale qu’il y aurait à s’approprier, d’après un raisonnement économique, le mécanisme de production des individus pour développer le capital humain constitué grâce à l’utilisation de ressources rares. Il développe, ici, une courte réflexion sur les bons équipements génétiques et la stratégie économique qui pourrait être investie et dont on aperçoit les prémisses dans ce contexte d’émulsion des possibles techniques et scientifiques tels qu’ils s’expriment particulièrement aux Etats-Unis. Il s’agirait de contrôler l’utilisation génétique dans le but d’améliorer le capital humain (22). On retrouve ici la discipline contemporaine de la société de consommation à travers laquelle la volonté non seulement choisit le corps qu’elle veut mais met en oeuvre des moyens lui permettant de choisir les caractéristiques biologiques de ce dernier, rejoignant ainsi la thèse selon laquelle l'homme moderne ne voudrait plus rien devoir à sa biologie qu’il n’ait choisi. C’est en raison de cette conception d’un corps moderne qui se doit d’être choyé et choisi qu’on culpabilise alors à ce jour les corps qui s'éloignent et se différencient de cette norme contemporaine.

Si a priori d’après les droits de l’Homme, doctrine généralement reconnue dans les pays civilisés par des lois et des conventions de valeur constitutionnelle et démocratique, nous sommes tous censés être égaux ; l’ "aristocratie" des modes de vie et de l’apparence règne : "dis moi ce que tu fais, je te dirai qui tu es" ; "montre moi comment tu es, je te dirai ce que tu fais". Aussi avec les perspectives de sélection génétique et d’eugénisme, le rêve de l’homme hypermoderne n’est autre que celui de l’homme augmenté, du posthumain ou encore du transhumain (sous tendant celui de sous homme) qui peut être compris comme celui d’une humanité qui n’a jamais renoncé à un système aristocratique dans le champ du biologique : une aristocratie du capital biologique reposant sur le vœu pieux d’un dépassement des conditions naturelles et actuelles (23). Mais comme le souligne Christian Godin, le mythe du self made man fondateur aux Etats-Unis et caractéristique de cet homme hypermoderne qui se fait par lui-même est contrebalancé par celui inversé du loser, un homme qui parti de quelque chose n’arrive à rien, qui perd son corps et se perd lui-même. Aussi, l’homme hypermoderne présente-t-il un mélange étonnant de volontarisme et de résignation car "la vie ainsi dominée (par la science) n’a plus grande valeur" comme s’en inquiétait Friedrich Nietzsche. Nous sommes en effet désormais de moins en moins capables de penser ce que nous faisons, non seulement de prendre le temps mais également d’y parvenir dans cet océan complexe des possibles. Le volontarisme individualiste risquerait donc paradoxalement d’aboutir à un fatalisme collectif contre l’humanité, ce que les travaux de Christian Godin mettent en exergue. Il précise néanmoins que "l’espoir de prise de conscience et de renoncement salutaires restent permis", promouvant une philosophe du sens, de l’expérience, de la vie cherchant à sympathiser avec le réel comme se le doit toute philosophie écrit Bergson dans son œuvre La pensée et le mouvant.  

Si Christian Godin intitulait son ouvrage Triomphe de la volonté, nous avons dans la continuité de son oeuvre et pour notre part privilégié l’expression d’"ovation de la volonté". D’après sa définition, l’ovation traduit un petit triomphe qui s'accordait à un général après une victoire peu glorieuse ou remportée dans une guerre qui n'avait pas été déclarée suivant les lois. Historiquement, dans l'ovation le triomphateur était à cheval, et non porté sur un char. Cette dernière référence historique nous permet de faire le lien avec l’image du baron évoqué plus haut et avec la métaphore de l’homme hypermoderne que nous vous invitons à penser.

D’après son étymologie, ovation vient du latin ovatio. La plupart des auteurs y voient la racine latine ovis désignant la brebis, l’animal sacrifié à la fin de la cérémonie. Aussi, afin que notre corps et nous-mêmes ne soient pas sacrifiés sur l’autel de la volonté, nous espérons avoir contribué à éclairer la condition de l’homme hypermoderne en mettant notamment en exergue les paradoxes qui l’animent. Dans Aimer, s’aimer, nous aimer : Du 11 septembre au 21 avril, Bernard Stiegler souligne l’un des paradoxes fondamentaux de nos sociétés hypermodernes à savoir nos comportement grégaires : "Dire que nous vivons dans une société individualiste est un mensonge patent…Nous vivons dans une société du troupeau" (24). Alors (r)éveillons-nous, "la volonté est la force de la créature – jusqu’au risque du mal mais elle l’est aussi jusque dans l’espoir de la réconciliation" (25) écrit Christian Godin.

Soyons donc bergers philosophes : sans nous reposer sur nos lauriers, êtres de chair et d’esprit, réconcilions-nous sur l’oreiller, non pas celui porteur des songes d’une philosophie qui se voudrait scientifique mais celui des rêves audacieux et bien réels d’une philosophie visant à embrasser la totalité (26) de l’homme, en tant que corps et esprit. Reste-t-il alors aux philosophes d’avoir la volonté de faire de la philosophie l’ultime outil du sens transcendant les époques et les générations, à la mode pour penser l'homme "en mode" hypermoderne.

 

 

Notes :

(1)    Jean-François Lyotard, La condition post-moderne, Editions de Minuit.

(2)    Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Gallimard, 2004, p. 131.

(3)    Ibid., p. 247.

(4)    Tocqueville déplore le fait que "non seulement la démocratie fasse oublier à chaque homme ses aïeux, mais qu’elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; qu’elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur", De la démocratie en Amérique, II, Garnier Flammarion, p.125-127.

(5)    Gilles Lipovetsky, Les temps hypermodernes, Le livre de Poche, 2006, p.91.

(6)    Op. cité, La naissance de la biopolitique, p.261.

(7)    Geoffroy de Lasganerie, La dernière leçon de Michel Foucault, Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique, Libraire Arthème Fayard, 2012, p.171.

(8)    Christian Godin, Le triomphe de la volonté, Editions Champ Vallon, 2007, p.355.

(9)    Ibid, p.147.

(10)    Ibid, p.108.

(11)    Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Presses Universitaires de France, 2003.

(12)    Ibid, p144.

(13)    "Une jolie fille est hasard, une belle femme volonté" (trad. de la revue ETHIQUE).

(14)    L'axiologie cartésienne élève la pensée en même temps qu'elle dénigre le corps.

(15)    "Il n'y a aucun différence de principe entre les machines fabriquées par des h et les corps vivants engendrés par Dieu. Il n'y a qu'une différence de perfectionnement et de complexité" René Descartes, Discours de la méthode, p.102.

(16)    Jean-Paul Sartre, "Il joue à être un garçon de café", L'être et le néant, Paris, Gallimard, "Tel", 1943, p.95.

(17)    En contexte postmoderne où "il y a aujourd'hui un véritable projet de construction et de manipulation du corps qui vise à le recréer selon les règles du marché", Michela Marzano, Penser le corps, PUF, 2002 p.15-16.

(18)    Citée dans Geneviève Delaisi de Parseval et Chantal Collard, "La gestation pour autrui. un bricolage des représentations de la paternité et de la maternité euro-américaines", Comment être parents ?, L’Homme, n°183, 2007, p. 45.

(19)    Christian Godin, Le triomphe de la volonté, Éditions Champ Vallon, 2007, p.352.

(20)    Henri Atlan, L’utérus artificiel, Seuil Broché, 2005.

(21)    Christian Godin, ibid, p.158. Voir également La Fin de l'humanité, Champ Vallon, 2003.

(22)    Michel Foucault écrit : "On va pouvoir arriver à toute une analyse environnementale, comme disent les Américains, de la vie de l'enfant, que l'on va pouvoir calculer jusqu'à un certain point chiffrer, en tout cas que l'on va pouvoir mesurer en termes de possibilités d'investissements en capital humain" . Il ajoute un peu plus loin : "Le capital humain de l'enfant, lequel capital produira du revenu. Ce revenu sera quoi ? Le salaire de l'enfant lorsqu'il sera adulte ? Et, pour la mère, elle qui a investi, quel revenu ? Eh bien disent les néolibéraux un revenu psychique. […] On peut donc analyser en termes d'investissements, de coût de capital, de profit du capital investi, de profit économique et de profit psychologique, tout ce rapport qu'on peut appeler le rapport formatif ou éducationnel au sens très large du terme, entre la mère et l'enfant" . Opus cité, p.236 ; p.249.

(23)    Christian Godin, Ibid, p250 - p.253.

(24)    Aimer, s’aimer, nous aimer Du 11 septembre au 21 avril, Paris, Guellier, 2003, page 30.

(25)    Christian Godin, Ibid, p.59.

(26)    Voir Christian Godin, La Totalité, tome 1, 2, 3, Editions Champ Vallon.