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Le soignant confronté à la pauvreté : réflexions sur le juste soin

Les dilemmes du soignant

Par Camille RIVIÈRE

Camille Rivière est installée comme médecin généraliste dans un quartier populaire de la banlieue de Lille.  Elle consulte également dans un accueil de jour pour les personnes à la rue, dans un cadre associatif (abej SOLIDARITE).

Article référencé comme suit :
Rivière, C. (2023) « Le soignant confronté à la pauvreté : réflexions sur le juste soin » in Ethique. La vie en question, mai 2023.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.


Il ne fait pas de doute que les personnes les plus pauvres sont aussi les plus malades. Nous apprenons, dès les bancs de la faculté, qu’« un faible niveau social » est un facteur favorisant de nombreuses maladies et, chaque année, de nouvelles publications nous alarment quant à la mauvaise santé des personnes les plus pauvres (1). Le corollaire de cette constatation est que les soignants sont confrontés à la grande pauvreté plus que d’autres corps de métier. Il semble donc important pour ces soignants d’intégrer la question sociale dans leur pratique car agir sur les pathologies sans agir sur leurs facteurs favorisants rend le soin moins efficient ou impossible voire absurde.
L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) nous propose, dans le préambule de sa Constitution, une définition de la bonne santé : « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » (2). Cette formulation, bien qu’utopique, nous invite à avoir une vision large et universelle du soin. En formulant négativement cette proposition, on peut prétendre, que le mal-être social est une forme de mauvaise santé, un état maladif. Cela revient facilement à dire qu’il y aurait une « maladie sociale » au même titre que des maladies psychiques ou physiques.  Mais, la pauvreté est-elle vraiment une maladie ?


Misère ou pauvreté ?
La pauvreté dont il est question ici est synonyme de misère. Si les deux mots sont proches et souvent utilisés l’un pour l’autre, il nous semble intéressant d’en connaître les différences. « On confond presque toujours la misère avec la pauvreté ; cette confusion vient de ce que la misère et la pauvreté sont voisines ; elles sont voisines sans doute mais situées de part et d’autre d’une limite ; et cette limite est justement celle qui départage l’économie au regard de la morale » nous dit Péguy dans De Jean Coste (3). Il brosse ensuite le portrait terrible du misérable. Pour l’écrivain, le pauvre est un malheureux en puissance quand le miséreux est un malheureux en acte. Malade et malheureux, double peine pour les patients les plus pauvres ! Cette distinction entre les deux termes n'est donc pas seulement quantitative mais qualitative. Cela nous amène à tracer schématiquement une ligne séparant misère et pauvreté et avec elles, espoir et désespoir, manque et dénuement, inclusion et exclusion, humilité et humiliation, vie et mort.  Péguy va d’ailleurs jusqu’ à dire que la misère est « l’universelle pénétration de la mort dans la vie » (4). Anticipant les études scientifiques plus récentes il constatait déjà ce lien inéluctable entre maladie et misère.
En 2019, l’Université d’Oxford en association avec ATD quart Monde a publié un rapport sur « les dimensions cachées de la pauvreté » (5) à l’issue d’une recherche participative internationale. Elle décrit la complexité de la pauvreté en définissant neuf grandes caractéristiques : « dépossession du pouvoir d’agir, combat et résistance, souffrance dans le corps, l’esprit et le cœur, maltraitance institutionnelle, maltraitance sociale, contributions non reconnues, manque de travail décent, revenu insuffisant et précaire, privations matérielles et sociales ». Nous pourrions rattacher chacune de ces caractéristiques au portrait du miséreux, plus littéraire, dépeint par Péguy. Pauvreté et misère sont donc dans ce cas synonymes. Cette pauvreté qualitative et universelle est celle qui nous intéresse. Par abus de langage, mais comme le permet l’usage, nous utiliserons dans la suite de cet article les mots pauvreté et misère indifféremment pour parler de cette dernière.


Le soignant confronté à la pauvreté
La pauvreté ainsi définie et la définition de la santé de l’OMS (aussi discutable soit elle) semblent donc complétement incompatibles. La misère prive les personnes du nécessaire pour s’accomplir comme homme, quand la santé est un état de complet bien être, une sorte d’accomplissement total de l’homme dans toutes ses dimensions.  Les plus pauvres seraient donc condamnés à la maladie par incompatibilité entre pauvreté et santé. Ils seraient malades par définition. Cela constitue un paradoxe initial pour le soignant qui les rencontre :  en effet, comment soigner dans cette impasse apparente ? Quel soin ajusté proposer alors ?
Rencontrer des patients subissant la misère est, pour le soignant, une confrontation directe avec l’injustice sociale. La misère prend alors les traits terribles du miséreux qui lui fait face, avec parfois sa crasse ou son odeur désagréable, avec son corps douloureux, vieilli prématurément souvent, son histoire terrible toujours. Ce face à face peut générer chez le soignant un sentiment de révolte contre ces injustices (et leurs conséquences sanitaires) mais ce combat doit-il être le sien ; le champ de la justice sociale n’est-il pas celui du politique ?
Péguy nous rappelle dans De Jean Coste que « retirer de la misère les miséreux, sans aucune exception, constitue le devoir social avant l’accomplissement duquel on ne peut pas même examiner quel est le premier devoir social » (6). Individuellement c’est là notre devoir d’homme voire, si l’on reprend les termes de Simone Weil, « notre obligation » (7). Le soignant a, par son métier, le devoir de « sortir de la maladie » son patient. C’est là son obligation professionnelle. Mais, faut-il pour autant franchir la limite d’une simple et tentante comparaison et assimiler obligation professionnelle et devoir citoyen ? Le risque n’est-il pas grand pour le soigné comme pour le soignant lorsque cet amalgame est fait ? Pourtant face aux injustices sociales ainsi dévoilées, le soin ne peut-il pas être l’occasion d’une certaine justice ?


Le soignant à la recherche du soin ajusté
Face à l’inconnue qu’est la misère pour le soignant, le voilà en position de « non-sachant », désarmé face à la santé d’un malade qu’il ne sait plus ni comment soigner. Une tentation, peut être alors pour lui, de négliger l’identité sociale de son patient. Se réfugiant derrière un bagage sérieux de connaissances sur les maladies, le soignant peut alors s’attacher à soigner « tout le monde pareil ». C’est pourtant une mauvaise compréhension du Code de déontologie médicale quand il énonce le devoir de non-discrimination dans l’article 7 : « soigner avec la même conscience toutes les personnes quelle que soit leur origine » (8). Il ne s’agit pas de soigner tout le monde de la même manière mais avec la même conscience. L’égalitarisme en santé peut même aboutir à des absurdités, les situations de précarité en sont une illustration saisissante. Effectivement parler d’alimentation équilibrée à quelqu’un qui dépend uniquement de l’aide alimentaire, expliquer la réfection d’un pansement complexe à quelqu’un qui n’a pas d’accès à une douche ou encore plus récemment : dépister systématiquement le covid dans des hébergements collectifs sachant que l’on ne pourra pas isoler les personnes des unes des autres à moins de les renvoyer dans la rue… Ces situations anecdotiques nous montrent la futilité de tel ou tel soin recommandé habituellement, et pourtant à juste titre, si l’on ne tient pas compte du contexte. Il serait dérisoire voire indécent de s’intéresser à la maladie exclusivement. Parfois le plus vital n’est un traitement médical. Mais le risque n’est-il pas grand aussi de ne plus se préoccuper que de l’aspect social des vies de nos patients les plus pauvres ? Ce qui pourrait nous mener à négliger la santé d’un patient sous couvert d’urgence sociale. Voilà qui ne sonne pas plus juste.  Si le contexte social des patients les plus pauvres nous mène parfois à modifier nos objectifs de soins, comment être certains de ne pas tomber dans une médecine au rabais pour les plus démunis ?
A trop considérer la condition sociale du patient, on risque aussi de l’y réduire. En effet, à force de ne voir que le « mode de vie » de nos patients, selon l’expression consacrée, le soignant ne risque-t-il pas d’enfermer le patient dans sa pauvreté ? En langage sociologique cela revient à le réduire à son habitus. L’habitus est un des concepts centraux de la pensée de Pierre Bourdieu. Pour lui, « les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus […] principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations […] objectivement réglées et régulières sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre » (9). Ce concept nous aide à comprendre les différences fondamentales qui existent entre les modes de vie et les attitudes des uns et des autres. Médecins, comme patients, ont leur propre habitus. Celui-ci produit des actions en même temps qu’il les explique. Prendre conscience de l’habitus de quelqu’un c’est mesurer la part d’hétéronomie qui existe dans sa vie et empêche donc le soignant de se réfugier derrière l’autonomie du patient. Les habitus, dépassant de simples habitudes, sont incorporés, c’est à dire qu’ils s’inscrivent dans le corps même des personnes. « Agissant comme une seconde nature » (10) l’habitus nous explique pourquoi certaines habitudes corporelles ou comportementales sont considérées comme allant de soi par les personnes appartement au même « champ » social. Par exemple ? l’incurie peut-être une incorporation d’une infériorité sociale, ce qui peut alors changer notre regard sur le rapport à l’hygiène de tel ou tel patient. Le corps, pour Bourdieu est un « pense-bête » du social. Il n’est que le dépositaire des « schèmes de perception et d’appréciation dans lesquels un groupe dépose ses structures fondamentales » (11) ce qui lui fait dire que « ce qui est appris par corps n’est pas quelque chose que l’on a, comme un savoir que l’on peut tenir devant soi, mais quelque chose que l’on est » (12). Voilà un bon garde-fou contre la condamnation vite arrivée devant tel ou telle habitude de vie (violence, alcoolisme etc.). L’apport de la sociologie est donc précieux. Cependant l’abord sociologique condamne à une certaine immuabilité car le risque est alors de réduire l’autre à une complète hétéronomie. Cette immuabilité qui nous éloigne du regard soignant dont la visée est de modifier pour guérir ou au moins soulager. De plus, soigner chacun selon son habitus, risquerait de niveler par le bas le soin porté au plus pauvre, dans un « à quoi bon ? » réaliste, certes, mais désespérant. Double peine encore et toujours pour nos patients !  
Le soin ajusté doit donc trouver l’équilibre entre ces deux attitudes caricaturales : ne pas tout médicaliser ni tout socialiser. C’est au soignant de toujours s’adapter au patient qui lui fait face, cela nécessite donc de ne pas méconnaître le contexte et mais de ne jamais y réduire le malade. Ces deux écueils sont à éviter au niveau individuel car ils ne semblent pas être ajustés au patient. Elargis à une dimension collective, ils pourraient donner un système de soin particulièrement injuste. Or le soignant, consciemment ou non participe à ce système. Nous avons vu que la santé (selon l’OMS) est si ce n’est un état proche du bonheur, au moins une de ses conditions. La santé publique a donc quelque chose à voir avec le bien commun. Rechercher le soin ajusté en situation doit donc aller de pair avec une vision d’une certaine justice dans le soin.


Les soignants garants d’un soin juste
Le juste soin n’est pas égalitaire
Nous l’avons vu, le soignant peut pour sortir de l’impasse décrite initialement revendiquer un certain « mépris » de la condition sociale de son patient, en arguant de sa volonté de soigner « tout le monde pareil ». Bien sûr, nous reconnaissons une égale considération pour chacun de nos patients qui naissent « libres et égaux en droits » (13). Mais, comment concilier, en pratique, l’égalité de droit et les inégalités de fait, que nous ne pouvons pas ne pas voir ?  Une des façons de refuser de voir cette différence est de se réfugier derrière la liberté du patient. En ce qui concerne la santé, les patients, égaux en droits, restent libres d’adhérer ou non au soin proposé. La fameuse autonomie du patient est alors respectée. Cette autonomie, ne doit cependant pas masquer la question de la faisabilité du soin et de la « capacité d’agir » du patient. Capacité d’agir dont les plus précaires sont pourtant souvent dépossédés. Pour penser l’égalité des soins dans ce contexte, il nous faut peut-être sortir de l’opposition égalité, liberté.
Pour Will Kymlicka, dans son ouvrage Les théories de la justice une introduction, les différents courants politiques ne se distinguent pas sur le primat de l’égalité sur la liberté ou l’inverse mais ont en commun une conception de l’égalité que l’on trouve « tout autant chez un libertarien comme Nozick que chez un communiste comme Marx » (14). Ce qui les différencie, nous explique-t-il, c’est le type spécifique d’égalité requis pour aboutir à la conception fondamentale, commune mais abstraite d’égalité. Pour lui, toutes les sensibilités politiques partagent un égalitarisme au sens large. La question n’est pas alors de « savoir si nous acceptons l’égalité, mais comment nous l’interprétons » (15) et nous permet de sortir du débat stérile entre liberté et égalité et nous empêche de nous réfugier derrière la liberté pour justifier des inégalités. Dans le domaine du soin, cela rend inacceptable le fait de justifier des traitements inégaux par le libre choix du patient. Dans son ouvrage Kymlicka fait la part belle à John Rawls. L’objectif de Rawls n’est, en aucun cas, d’arriver à une situation d’égalité arithmétique parfaite. Kymlicka résume ainsi la théorie de Rawls : « une inégalité n’est acceptable que si elle bénéficie aux plus défavorisés » (16). Ce qui peut se traduire dans notre cas par : nous pouvons soigner différemment les patients les plus pauvres des autres si et seulement si cela leur profite. Cela revient à accepter et même à recommander de dispenser plus de temps et de moyens à ces patients. Un magnifique exemple d’une telle compréhension est la création en 1999 de la Couverture Maladie Universelle. Cependant ces moyens différents ne devront pas être uniquement financiers car, nous l’avons dit, la question de la pauvreté ne se pense pas uniquement en termes économiques. Du temps et des moyens humains supplémentaires pour les plus pauvres semblent donc être la base d’un système de soin rendant justice à nos patients les plus pauvres. La théorie Rawlsienne est intéressante car elle s’oppose aux théories utilitaristes si populaires en santé publique : il ne s’agit pas de regarder l’intérêt du plus grand nombre mais l’intérêt du plus vulnérable. Ainsi il semble que le soin juste ne soit pas égalitaire. La posture qui consiste à ne pas regarder la misère d’autrui en se réfugiant derrière sa liberté est, si ce n’est du déni, un piège tant au niveau individuel que collectif.

La maladie sociale : une question politique
La posture inverse est d’associer le patient à sa pauvreté au point de l’y enfermer, dans une démarche plus « sociologique ». Notons au passage que dans les deux postures le soignant tend à récupérer sa position de sachant que la misère lui avait fait perdre. Dans le premier cas, désintéressé par la dimension sociale de son patient, il traite uniquement de sa maladie, dans le second il se pose en sociologue pour expliquer ces habitus qui le dérange. Cette seconde posture amène le soignant à faire des patients les plus pauvres des malades de leur habitus. Au niveau collectif cela revient à définir une nouvelle maladie : la « maladie sociale ». Comme la santé est, selon la désormais connue formule de l’OMS : « un état de complet bien-être physique, mental et social », cela laisse présupposer que les maladies peuvent être physiques, psychiques et sociales. Mais qu’est-ce que cette maladie sociale ?
Prenons quelques exemples : le médecin généraliste est souvent sollicité par ses patients pour remplir des dossiers de demande d’aides, force est de constater que le motif social est souvent accepté comme « étiologie ». Plus personne ne sourcille non plus quand on hospitalise une personne âgée ou dépendante pour motif « social ». Ces exemples nous font nous rendre compte qu’il est des situations où la misère est déjà considérée comme une maladie. Comme toutes les maladies, elle pourrait avoir ses spécialistes. Certains médecins deviendraient alors des « misérologues ». Quel serait leur rôle ? Celui de soigner les miséreux ou d’éradiquer la misère ? On conviendra que l’existence d’une telle spécialité serait stigmatisante pour les patients et ne ferait qu’accroître l’exclusion dont ils souffrent déjà. Bernanos, visionnaire, avait prédit cet amalgame entre pauvreté et maladie et prévoyait le mépris qui y serait attaché. « Rien de plus facile, en somme, que leur laisser entendre que la pauvreté est une sorte de maladie honteuse, indigne des nations civilisées, que nous allons les débarrasser en un clin d’œil de cette saleté-là » (17).
La Charte d’Ottawa listait, en 1986, les conditions indispensables à la santé parmi lesquelles on peut lire : « se loger, accéder à l’éducation, se nourrir convenablement, disposer d’un certain revenu, avoir droit à la justice sociale et à un traitement équitable » (18). Ce document stipule d’emblée que « la promotion de la santé ne relève donc pas seulement du secteur de la santé » (19). Il y une dimension éminemment politique de la santé. Toutefois si l’injustice sociale, la faim, l’absence de logement, de revenus ou d’éducation deviennent, deviennent non plus des facteurs de maladie, mais les symptômes d’une maladie sociale, le politique devient médical. Cette démission potentielle du politique augmente encore la responsabilité du soignant qui s’en trouve épuisé et dans une position d’ultra domination malsaine. Amalgame entre médical et politique qui fait dire, peut-être à juste titre, à Ivan Illich que « les médecins contemporains […] se conduisent en agent du pouvoir politique » (20).
Faire de la pauvreté une maladie ne semble donc guère ajusté, ni pour le patient stigmatisé et condamné à une pathologie incurable, ni pour le soignant qui se retrouve alors dans une posture d’ultra domination. « Le pouvoir donné aux médecins de dire où sont et quels sont les besoins ne fait qu'élargir la base sur laquelle ils peuvent s'appuyer pour rendre leurs services » (21) nous dit encore Illich dans son essai Némésis médicale. En pointant du doigt les abus de pouvoir contenus en puissance dans l’actuelle médecine, il cherche plus généralement à nous alerter des dangers d’une « pan-médicalisation » de la société. Cela nous ferait courir le risque d’une société particulièrement injuste. Pour illustrer ce risque, il prend l’exemple de la vieillesse et du vieillissement dont la société et les médecins d’aujourd’hui ont fait un « problème gériatrique » (22). Quelles sont les conséquences pour nous aînés ? Cela, conduit, outre à les cloîtrer, à accroître les inégalités puisque, « le vieillard riche est en mesure d’éviter le service médical totalitaire auquel le pauvre échappe avec d’autant plus de difficulté que la société est riche » (23). Illich critique ainsi, dès les années 70, le « contrôle social par le diagnostic » (24). En effet, à tout médicaliser, on crée des « catégories de patients » (25) à l’intérieur desquelles « nait et se renforce la stratification hiérarchique établie par l’école, le salaire et le statut » (26). Ces derniers critères, nous nous en doutons, ne seront jamais à l’avantage de nos patients défavorisés.
De plus, les rendre « malades » les condamne à une dépendance de plus : celle au système de soin. Or, participer à la sortie de la misère de quelqu’un c’est chercher à le rendre plus indépendant, que ce soit en terme financier, éducatif, d’accès au logement ou de santé. Cette dépendance supplémentaire semble donc particulièrement injuste. Comment, en ajoutant encore de la dépendance, participerions-nous à l’émancipation de quelqu’un ? C’est ce qu’Illich dénonce vivement en critiquant l’évolution de la médecine actuelle. Ainsi, écrit-il que « la prolifération des professionnels de la santé n'est pas seulement malsaine parce que les médecins produisent des lésions organiques ou des troubles fonctionnels, elle l'est surtout parce qu'ils produisent de la dépendance. Cette dépendance vis-à-vis de l'intervention professionnelle tend à appauvrir l'environnement social et physique de ses aspects salubres et curatifs, bien que non médicaux, tout en diminuant les possibilités organiques et psychologiques que les gens ordinaires ont de faire face et de s'adapter » (27). Double peine une fois de plus pour nos patients les plus pauvres !
La question pour nous, soignants, est de savoir si nous avons conscience de ce pouvoir et si nous voulons vraiment de cette fonction ? Si tel n’est pas le cas, à nous de trouver des moyens de renvoyer au politique ce qui lui appartient. Les collectifs qui ont émergé notamment pendant la pandémie illustrent cette reconnaissance de la dimension politique du soin et la volonté de la faire remonter aux autorités adéquates. Pour éviter de donner raison à Illich, reconnaissons aussi que nous ne sommes pas formés à l’accompagnement social. La grande pauvreté de certains patients est alors l’occasion de collaborer avec les travailleurs sociaux dont c’est le métier. De nombreux centres médico-sociaux œuvrent au quotidien à un accompagnement global des personnes subissant misère et inégalités. A nous dans le concret de nos situations professionnelles de trouver les moyens de travailler ensemble.
Prendre conscience des écueils contenus dans telle ou telle façon de soigner est un premier et nécessaire pas à la recherche de la position juste en situation.  C’est là une vigilance à garder toute une vie professionnelle. Ainsi, à la recherche du juste soin, c’est-à-dire du soin juste et ajusté, le soignant doit sans cesse chercher la position qui ne médicalise pas trop les questions sociales sans socialiser à outrance les questions médicales. Il en va de la santé du malade le plus pauvre et de la justice du système de soin, dont le soignant ne doit pas ignorer qu’il est un acteur plus qu’un rouage. Quelques attitudes nous semblent pouvoir aider le soignant à tendre vers ce juste milieu, au sens aristotélicien du terme.


Être enseigné par le malade
Nous avons vu combien il est tentant d’aborder le soin porté aux patients les plus pauvres via leur contexte de vie. La sociologie a cela de bon qu’elle nous permet d’appréhender les habitus et donc le mode de vie de nos patients. Mais, un des reproches que nous pouvons faire la sociologie est que l’objet même de cette science vient du présupposé de l’inégalité. C’est ce que tâche de démonter Jacques Rancière en partant de la dialectique du maître et de l’élève. Il montre combien l’inégalité demeure paradoxalement dans la logique même de l’émancipation.  D’après lui, le rôle du maître, dans la relation pédagogique, est « de supprimer la distance entre son savoir et l’ignorance de l’ignorant. Ses leçons et les exercices qu’il donne ont pour fin de réduire progressivement le gouffre qui les sépare. Malheureusement, il ne peut réduire l’écart qu’à condition de le recréer sans cesse » (28). Il écrit aussi : « on sait que la science sociale s’est fondamentalement occupée d’une chose : vérifier l’inégalité. Et de fait elle l’a toujours prouvée » (29). L’idée originale de Rancière c’est de mettre l’égalité au départ et non à l’arrivée d’une situation donnée. Pour lui, c’est la seule condition de possibilité de l’émancipation. Ainsi seul un maître ignorant se trouve en position d’égalité avec ses élèves et peut donc participer à leur émancipation réelle. Par analogie, la misère nous met en position d’être des « non-sachants » elle nous permet donc, malgré nous, de nous trouver en situation d’égalité relative avec le patient. Peut-être est-ce là une voie vers la juste position recherchée : avoir l’humilité d’apprendre de ceux qui subissent la misère. En effet en la subissant, ils y résistent. Cette résistance peut être une connaissance. Peut-être ont-ils à nous apprendre les solutions qui s’imposent ?  Leur offrir, dans la relation thérapeutique, le rôle du résistant, du combattant, les restitue dans leur capacité d’agir. La misère porterait en elle sa propre capacité d’émancipation.  C’est là la ligne directrice d’ATD Quart Monde, dont l’objet est justement d’éradiquer la misère. C’est faire sienne la formule qu’aimait à redire son fondateur, Joseph Wresinski : « les pauvres sont nos maîtres (30) ! »


La justice comme équité
Pour Simone Weil, « l’égalité est un besoin vital de l’âme humaine. Elle consiste dans la reconnaissance publique, effective, exprimée réellement par les institutions et les mœurs, que la même quantité de respect et d’égards est due à tout être humain, parce que le respect est dû à l’être humain comme tel et n’a pas de degrés » (31). Pour elle, le sentiment d’injustice, et donc d’inégalité, vient du fait que les différences nécessaires qui existent entre les hommes sont vécues comme des différences de respect. Pour cela ne soit pas senti comme une différence de respect il faut s’efforcer, « de combiner égalité et différence ». Parmi les moyens à notre portée pour établir cet équilibre, la philosophe nous rappelle que la première méthode est la proportionnalité, et elle l’applique en premier lieu aux responsabilités : « elle imposerait des charges correspondantes à la puissance » (32). Ce qui revient à dire qu’à moyens inégaux doivent être demandées des actions inégales. Ainsi au soignant, en situation de puissance supérieure par son savoir mais aussi par sa situation sociale, il incombe une charge, une attention plus grande vis-à-vis du patient plus celui-ci est vulnérable. Loin de nous l’idée de justifier un paternalisme autoritaire, mais notre responsabilité devrait être engagée d’autant plus que grandit la misère du patient. Ce serait lui rendre justice. Cela n’est pas sans rappeler la vision aristotélicienne de la justice : « voilà ce qui est juste : le proportionnel. Ce qui est injuste, en revanche, c’est ce qui est disproportionnel » (33). La proportionnalité a donc pour fonction d’équilibrer les déséquilibres, les inégalités. Il utilise pour cela le mot « epieikia » que Bodéüs traduira par « honnêteté » et d’autres par « équité ». Celle-ci est,« un correctif de ce qui est légalement juste […] un correctif de la loi dans les limites où elle est en défaut en raison de son universalité » (34). Cela nous permet d’accepter une différence dans la façon de soigner nos patients les plus pauvres notamment en y consacrant plus de temps et de moyens. Ricoeur, dans Soi-même comme un autre, insiste sur l’importance de la supériorité de l’équité sur la justice car elle a « la fonction singularisante de la phronesis ». Or, la rencontre du médecin avec son malade est qualifiée de face-à-face singulier, la singularité est donc le lieu où il exerce son métier. L’équité doit donc être l’horizon de sa justice. Cela lui permet d’éviter les écueils précédemment décrits où égalitarisme et indifférence sont mépris de la singularité du patient sous couvert d’universalité. Peut-être la question à se poser, en situation est : dans quelle mesure ce soin, cet accompagnement, cette relation, ce face à face est-il singulier ? Gageons que cela garantisse une certaine équité.
La justice, dans sa dimension d’ajustement et son invitation à l’équité singularité habite le cœur même de nos métiers, dans la relation soignant-soigné. Charge au soignant de préserver ce face-à-face, de lui dédier le temps nécessaire, de l’habiter avec une position humble « du plus petit vers le plus grand », pleine de sollicitude (36). Peut-être est-ce pour cela, que le docteur Delbende, dans le Journal d’un curé de campagne, connu pour soigner les plus miséreux, déclare : « Je ne suis pas de ces types qui n’ont que le mot de justice à la bouche » (37) et nous apprend dans la même conversation que la devise qu’il s’est choisie est : « Faire face. (38). »


Du métier de soignant au métier d’homme : le rôle politique du soignant ?
Ainsi, le soignant peut dans le face à face qui l’unit au patient, aussi pauvre soit-il, participer à un soin juste, s’exercer au juste soin, c’est là son métier de soignant. Nous l’avons vu, en filagramme dans cet article, c’est aussi son « métier d’homme » qui est questionné par la misère d’autrui. Eradiquer la misère est le premier devoir social écrivait Péguy et après lui de nombreuses institutions ou associations. Bachelard, dans la préface de Je-Tu reprend les mots de Buber pour dire cette corrélation entre la chose publique et la situation singulière : « La chose publique, la chose résistante entre toutes, c’est là l’épreuve essentielle de l’homme au singulier » (39). Cette épreuve du singulier n’est donc jamais peine perdue, elle est notre participation, à notre petite mesure, à la vie publique. Bachelard nous invite dans ce même texte, à la suite de Buber, à ne pas « manquer au devoir de substituer à ce qui est ce qui devrait être » (40). Voilà un bel enjeu pour nos futures consultations.
En cherchant un soin juste et ajusté dans sa relation avec chaque patient, le soin peut être pour le patient une voie d’émancipation et pour le soignant l’occasion de s’accomplir dans sa vocation de soignant mais aussi dans son métier d’homme. La grande pauvreté agit alors comme un révélateur de cette dimension politique du soin. Pour éviter les nombreux écueils qui le guettent dans le soin à porter aux patients subissant la misère, le soignant peut se rappeler la formule de Simone Weil quant à l’obligation : « c’est donc une obligation éternelle envers l’être humain que ne pas le laisser souffrir […] quand on en a l’occasion de le secourir » (41). Voilà une bonne question à nous poser en situation clinique : de quoi le soin (aujourd’hui et avec ce patient-là) est-il l’occasion ?

 


BIBLIOGRAPHIE
(1) Quelques exemples disponibles en ligne : Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale : onpes.gouv.fr/Rapports du SAMU Social : www.samusocial.paris/lobservatoire
ATD-quart monde : www.atd-quartmonde.fr/publications/
(2) La Constitution a été adoptée par la Conférence internationale de la Santé, tenue à New York du 19 juin au 22 juillet 1946, signée par les représentants de 61 Etats le 22 juillet 1946 et est entrée en vigueur le 7 avril 1948.
(3) Péguy C., De Jean Coste, gallimard, Paris, 1938, p. 16.
(4) Idem, p. 21.
(5) ATD Quart Monde et Oxford University, « Les dimensions cachées de la pauvreté »  disponible en ligne sur : www.atdquartmonde.fr/wpcontent/uploads/2019/05/DimensionsCacheesDeLaPauvrete_fr.pdf, p. 4.
(6) Péguy C., De Jean Coste, Paris, gallimard, 1938, p. 18.
(7) Weil S., L’Enracinement, Paris gallimard, 1990.
(8) Conseil National de l’Ordre des médecins, Code de déontologie médicale, 2021, article 7, disponible en ligne : www.conseil-national.medecin.fr/sites/default/files/codedeont.pdf
(9) Bourdieu P., Le sens pratique, Ed. de Minuit, 1980, pp. 88-89.
(10) Chauvaine C. et Fontaine O., Le vocabulaire de Bourdieu, Paris, Ellipses, 2003, p. 50.
(11) Bourdieu P., Le sens pratique, op. cit., p. 122.
(12) Idem., p. 123.
(13) Article 1er de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 disponible en ligne sur : www.legifrance.gouv.fr/contenu/menu/droit-national-en-vigueur/constitution/declaration-des-droits-de-l-homme-et-du-citoyen-de-1789
(14) Kymlicka W., Les théories de la justice une introduction, Ed. de la découverte ; Paris, 2003, p. 11.
(15) Idem., p. 12.
(16) Idem., p. 65.
(17) Bernanos G., Journal d’un curé de campagne, 1936, Librairie Plon, Paris, p. 71.
(18) La Charte d’Ottawa a été adoptée le 21 novembre 1986 lors de la Première Conférence Internationale pour la promotion de la santé (OMS) disponible en ligne sur : www.euro.who.int/__data/assets/pdf_file/0003/129675/Ottawa_Charter_F.pdf
(19) Ibid.
(20) Illich I., Némésis Médicale, Paris, Ed. du Seuil, 1975, p. 75.
(21) Idem, p. 54.
(22) Idem., p. 64.
(23) Ibid.
(24) Idem., p. 61.
(25) Idem., p. 64.
(26) Idem., p. 66.
(27) Idem, p. 55.
(28) Rancière J., Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éd., 2008, p. 14.
(29) Rancière J., Aux bords du politique, Paris, La Fabrique éd., 1998, p. 84.
(30) Il emprunte la formule à Camille de Lellis (1550-1614) qui fonda en 1582 en Italie un ordre religieux pour le soin des malades (Camilliens)
(31) Weil S., L’enracinement, op. cit., p. 26.
(32) Idem., p. 28.
(33) Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., 1131 b 17-19, p. 240.
(34) Idem., 1137 b 10-29, pp. 280-281.
(35) Ricoeur P., Soi-même comme un autre, Paris, Ed. du Seuil, 1990, p.304.
(36) Idem, p 222
(37) Bernanos G., Journal d’un curé de campagne, p. 101.
(38). Ibid.
(39) Buber M., Je Tu, p. 31.
(40) Ibid.
(41) Weil S., L’Enracinement, op. cit., p. 13.