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Le roman NU À LA CHAISE

Dans le nu de l’éthique : Nu à la chaise, roman sensuel et rêveur sur une vacance de fin de vie

"Dans le nu de l'étique : Nu à la chaise, roman sensuel et rêveur sur une vacance de fin de vie"

 

 

par Bertrand QUENTIN, Agrégé et Docteur en philosophie. Maître de conférences HDR à Paris-Est Marne-la-Vallée Laboratoire LIPHA (EA7373)
Responsable du Master 1 de Philosophie parcours "éthique médicale et hospitalière appliquée" (Ecole éthique de la Salpêtrière)



 

Article référencé comme suit :

Quentin, B (2017) "Dans le nu de l’éthique : Nu à la chaise, roman sensuel et rêveur sur une vacance de fin de vie" in Ethique. La vie en question, janv. 2017.

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Nu à la chaise, est un roman publié en 2010 par Marie-Thérèse SCHMITZ dans la belle collection NRF de Gallimard.
C’est un livre sensuel, du café brûlant ou du thé parfumé, des odeurs d’encens et d’Inde.


S’appelle-t-elle Fotini ? Les prénoms sont plutôt absents du livre sauf progressivement dans les dernières pages où ils viennent un à un, comme des bulles remontent à la surface. Toujours est-il que la personnalité centrale est cette femme qui aime à rester nue, assise dès tôt le matin, sur une chaise. La belle-sœur répètera : "elle est folle ta sœur". On parle donc aussi de ce petit frère devenu grand et marié. La fratrie s’est retrouvée car le père est en train de mourir à l’hôpital, d’un cancer. Il s’agit de ses dernières semaines de vie, même si le déni du cancérologue est à un moment édifiant. La fille est venue spécialement d’Inde où elle vit avec un compagnon, Thomas, psychiatre, par rapport auquel elle se pose des questions.


Des scènes repassent en boucle, en somnambule (la brosse à cheveux en plastique pour coiffer maman à l’hôpital psychiatrique, l’accident de voiture étrange qui a causé la mort de la mère etc.). On pense au Claude Simon d’Histoire et à son absence partielle de ponctuation ; il y a aussi parfois le "tu" de la Modification de Butor qui se rappelle à nous. Derrière le récit des visites au père mourant à l’hôpital se cachent d’autres visites plus profondes, plus anciennes, ces visites qu’elle rendait petite fille avec son père et son frère à sa maman, à l’hôpital psychiatrique. Sa mère, Sofia Zeller, aimée et vulnérable, "Arménienne", nous est-il dit par des soignants de l’hôpital, qui jouent aux cartes. Enfance qui remonte de très loin, ou plutôt cette non-enfance qu’a bien su si bien repérer Alice Miller dans son Drame de l’enfant doué, cette croix que portent tous les enfants qui ont eu des parents psychiquement trop fragiles, incapables de faire face de manière "mûre" à la vie. Et les enfants sont gentils, ils ne veulent rien d’autre que le bonheur de leurs parents : "je vois pas ce qu’elle a de plus la Bernadette pour que la Vierge lui soit apparue et pas à moi. Je la prie, les mains jointes, je lui demande toujours la même chose : qu’elle la guérisse. Je sais bien que la vie matérielle ne compte pas, ça je l’ai compris, aussi je ne demande rien pour mon confort de petite fille" (82). Et ce n’est pas facile pour un enfant  de devoir être le parent de son propre parent, ça absorbe une bonne partie de votre énergie psychique et ce n’est pas l’idéal pour réussir à l’école. Le père lui a confisqué son petit sac à main jusqu’à ce que ses résultats scolaires s’améliorent. "le sac à main qu’il me le rende. Je te le rendrai qu’il dit. Quand ? Quand tu auras bien travaillé. Je ne retiens rien, seulement les histoires de son Algérie. Quand elle n’est pas là c’est qu’elle est hospitalisée. Ça arrive souvent. Les autres ont du temps pour apprendre et s’amuser, moi je n’ai pas de temps. Je la surveille. Je chasse les fantômes autour d’elle" (83).


Mais maintenant, bien des années après, c’est le père, Jérémie Zeller, qui va mourir à l’hôpital. Moment où la belle-fille, Anne-Laure, avide de narcissisation, demande à ce beau-père dans cette fin de vie cancéreuse à l’hôpital : "qu’est-ce qui vous importe le plus, la chose qui vous fait tenir à la vie, vous donne envie de continuer ?". Un silence puis le père répond d’une façon qu’elle va ressentir comme insensée et vexante : "Voir la finale et la prochaine Coupe du monde de football" (p.94). Par-delà le coup de griffe qu’une personne en fin de vie peut encore avoir plaisir à donner à celui ou celle qui ne l’a pas assez aimé (ou parfois aussi par un égoïsme invétéré "à la Tatie Daniel"), on peut repérer que l’être humain ne veut vivre que s’il trouve encore du sens à cela. Des choses anodines pour le visiteur, pour le soignant peuvent être d’un bien grand prix pour le patient - des choses anodines qui ont encore la saveur, l’odeur et le goût qu’avait la vie "avant" et c’est cela que l’on veut préserver encore.


Petit repérage au passage dans ce monde hospitalier d’un mal de notre époque qui repose dans ce qu’Aristote appellerait un vice par excès - nommé "autonomie" : "Une des deux soignantes m’a fait signe de la rejoindre dans le couloir. – Si vous commencez comme ça vous n’allez pas vous en sortir. C’est un filou votre papa, tant qu’il y a des choses pour lesquelles il est autonome il faut le laisser sinon je vous le dis vous n’allez pas vous en sortir et en plus vous allez en sens inverse de ce qu’on essaie de faire. – Qu’est-ce que vous essayez de faire ? – De le rendre autonome pardi. On en a trente ici, vous imaginez un peu si les trente il faut les nourrir à la petite cuillère on s’en sort plus. – Pour vous peut-être mais pour moi c’est différent, c’est mon père. – Père ou pas père moi je vous dis que vous allez en sens inverse. Ceci dit vous faites ce que vous voulez vous êtes libre. On vous appellera la nuit quand il fera ses caprices et qu’il nous fera tourner en bourrique. Nous on s’est escagassés pour qu’il mange seul et là franchement vous ne lui rendez pas service à votre père et à nous non plus vous allez complètement en sens inverse. – Je ne cherche pas à lui rendre service – Eh bé je vois ça et à nous non plus ! Notre objectif de soin avé la surveillante c’est l’autonomie, c’est ça qu’y a écrit sur le protocole moi je le dirai à la surveillante et vous verrez avec elle. – Autonome dans quel but ? Vous voulez qu’il fasse sa toilette mortuaire tout seul et qu’il aille au cimetière à pied ?" (67-68). Est donc ici épinglée une attitude protocolisée, qui fait fi des nuances et qui a trouvé dans le mantra "autonomie" la façon de déculpabiliser de manière "industrielle". C’est ce qu’a souligné Ophélie Méchin à travers son concept de "harcèlement thérapeutique" ("Le harcèlement thérapeutique ou les excès du maintien de l’autonomie en EHPAD, Éthique et santé (2016) 13, 20-25).


Nous faisions, plus haut, référence à Alice Miller et c’est vrai qu’on ressent dans ce livre quelque chose de la catharsis millerienne : "ton père, laisse courir, trop tard pour lui dire papa tu m’as toujours parlé comme si je n’étais jamais devenue une adulte, tu m’as terrorisée, toi et elle vous m’avez rendue folle vous avez pourri ma vie sapé ma confiance en la vie, vous avez joué à changer la place du bien et du mal, de l’amour et de la haine, je n’ai plus rien reconnu, je me suis crue folle à lier, vous étiez toxiques vous m’avez refilé le poison de vos inconscients tordus le poison des secrets de famille sous scellés qui traversent les mémoires folles de génération en génération car il faut bien trouver une raison à la folie, vous m’avez détruite il m’a fallu vous haïr avec une énergie inouïe pour trouver mes moyens d’agir dans le monde, puis réapprendre à vous aimer parce que la lutte était cher payée. Il m’a fallu apprendre à vous pardonner à vous bercer à devenir votre mère et votre père. Et maintenant, déliée, je vous emmerde avec sérénité et je peux enfin m’emparer des forces que la citerne de la vie met à disposition et jouir, jouir de tout ce qui vit, bouge, frémit" (148).


Mais le roman nous balade. Nous ne restons pas dans une chambre d’hôpital occidental ou avec des problématiques de liens parents - enfants.
Nous qui nous croyons si supérieurs à ces pays de la pauvreté et du surpeuplement qui n’ont pas atteint notre rationalisation tous azimuts, un roman comme Nu à la chaise, nous aide à nous ouvrir – Ici à l’Inde. On saura pourquoi les femmes indiennes se focalisent sur le plaisir masculin…
L’héroïne trouve le temps long en France. "L’Inde me manque, l’Inde est un territoire où l’on n’a pas encore anticipé l’imprévu par des procédures diverses. Un territoire où l’accident, cet événement imprévisible, fait encore partie de la vie, non par fatalité mais par acquiescement d’une impossibilité à tout maîtriser, que cette possibilité de maîtrise totale, cette croyance naïve en une maîtrise totale est pire que l’imprévu qu’elle essaie d’effacer. Une aliénation de l’individu" (93).


Un roman fort. Il faut se laisser envoûter par la moiteur de l’Inde et ses sortilèges émotionnels, même si à la fin on sait pourquoi on choisit quand-même l’autre.