Aller au contenu principal

Le mystère de l’ipséité résiduelle à un stade sévère de la maladie d’Alzheimer

 

Par Irène LÉGER

Irène Léger est gériatre. Elle exerce depuis plus de 20 ans en EHPAD et long séjour. Elle est médecin coordonnateur de l'unité de long séjour du CHRU de Tours depuis 2012.

 

Article référencé comme suit :

Léger, I. (2024) « Le mystère de l’ipséité résiduelle à un stade sévère de la maladie d’Alzheimer » in Ethique. La vie en question, mai 2024.

 

 

La maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées, sont le plus souvent présentées comme des maladies qui amputent. Elles rongent et détruisent progressivement toutes les capacités cognitives du malade. Mais la maladie d’Alzheimer est en même temps une maladie qui affuble. Le malade présente des délires de préjudices, des hallucinations, des troubles du comportement caractéristiques. Son identité est occultée par les manifestations psychiatriques délirantes et hallucinatoires qui la masquent comme des oripeaux horrifiques. Ainsi pour le proche, la personne malade devient-elle doublement étrangère : celle que l’on connaissait est rongée par la maladie et affublée de comportements qui n’étaient pas les siens.

 Mais dans son évolution, la maladie d’Alzheimer est une maladie de l’extinction. En même temps que les capacités cognitives, et donc les capacités de communication, s’amenuisent, les manifestations psychiatriques se raréfient jusqu’à disparaître. Le langage s’efface, les mouvements volontaires se raréfient, disparaissent les phases d’agitation, les stéréotypies verbales et physiques. Le malade se fait silence et immobilité. La maladie semble avoir elle-même brulé les vaisseaux par lesquels elle s’exprimait. D’aucuns y voient même alors à tort, nous le verrons, la faillite de l’incarnation et la disparition même de la notion de personne (1).

Mais nous, soignants, nous guettons les petites perceptions (2) avec attention, nous capturons la rare survenue d’un sourire ou d’un regard. L’accompagnement se fait délicat. Pourtant il arrive régulièrement que, dans ce silence, nous soyons saisis par un grand fracas. La personne malade, pauci-communicante, va bruyamment et physiquement, manifester un refus de soins, portant toujours et exclusivement sur la toilette ou l’alimentation. Nous avons l’impression qu’elle va concentrer et manifester une énergie, une volonté que nous pensions disparues, pour refuser cette toilette effectuée au lit avec son lot de manipulations inconfortables en raison des rétractions des membres, ces moments de frilosité, ou bien cette nourriture mixée, insipide et répétitive. Je ne parle pas ici des oppositions temporaires, facilement prises en charge par des reports de soins, mais bien des manifestations prolongées, répétées, systématiques jour après jour. La personne malade se refuse à être lavée, ou se refuse à être nourrie. Elle refuse le projet qu’un autre a sur lui. Parce que cette manifestation possède un objet fixe et témoigne dans le temps d’une volonté identique à elle-même, elle revêt les caractéristiques d’un véritable refus. Elle ne peut être considérée comme un effet de la maladie, qui est à sa phase d’extinction et ne génère plus aucun symptôme productif.

Quel étonnement d’assister à la manifestation d’un véritable refus chez une personne tant atteinte dans ses capacités cognitives. Qu’est-ce que cela nous dit d’elle ?

 

LES CONDITIONS DE SURVENUE D’UN REFUS DE SOINS

Quand un refus de soins existe, il présuppose une certaine conscience de soi, la conscience de l’autre et de la relation en jeu, et enfin la conscience de l’objet du refus.

La conscience de soi

On peut se demander si cette conscience est fluctuante, temporaire. C’est ce que nous laisserait penser la survenance fugace des sourires, des mouvements volontaires et parfois d’un mot ou un autre, à des stades plus précoces de la maladie. Mais ce qui frappe dans le refus de soins qui nous intéresse, c’est sa répétition systématique dans le temps. Il est difficile de soutenir que l’acte de soin, déclencherait la survenance de la conscience qui autrement serait absente. La pérennité dans le temps de ce refus, nous suggère plutôt que la personne malade possède de façon continue cette conscience d’elle-même. C’est sa volonté farouche face à ces situations qui va nous la rendre visible. Mais où se niche la conscience chez ces personnes privées de toutes leurs capacités cognitives ?

L’âme selon Aristote

Pour Aristote tout être vivant (végétal, animal et humain) possède une âme, « qui est rigoureusement indissociable du corps qu’elle anime (3) ». Les plantes sont pourvues d’une âme végétative qui assure naissance, croissance, reproduction et mort. Les animaux en plus de l’âme végétative ont une âme appétitive, qui permet de ressentir, engendrant la capacité de souffrir et de jouir. Enfin les hommes, en plus de l’âme végétative et de l’âme appétitive, possèdent une âme rationnelle, capable de raison et dont une partie, le Noûs, contient la pensée qui lui permet d’appréhender le monde, de produire des notions, d’élaborer des concepts. La partie appétitive est en dialogue avec la raison dans le sens où elle est capable de « l’écouter d’une certaine façon, comme on écoute son père (4) ». C’est ce dialogue qui nous permet de réguler nos comportements et de ne pas être la proie de nos seuls désirs immédiats, nos « appétit ». La maladie d’Alzheimer, en détruisant les capacités cognitives, ronge le Noûs, jusqu’à le faire disparaître, mais le Noûs ne serait pas la totalité de l’âme rationnelle.

Les personnes à un stade tardif de la maladie, possèdent, nous l’avons vu une capacité de refus en puissance. Or pendant toute une partie de leur maladie ils ne vont pas s’opposer à la toilette pourtant inconfortable, ne vont pas refuser cette nourriture insipide, comme si l’âme rationnelle commandait encore à l’âme appétitive de tolérer ces désagréments, afin que sa vie perdure. On pourrait penser alors que la manifestation du refus serait concomitante de l’extinction de l’âme rationnelle, lors de la disparition totale des facultés cognitives. Mais alors, l’homme, gouverné par son âme appétitive, refuserait tout ce qui est inconfortable. Or les refus de soins sont toujours ciblés et n’intéressent pas la totalité des événements désagréables. Le choix exclusif du soin refusé, la permanence dans le temps de l’objet de refus nous suggère l’existence résiduelle d’un dialogue entre l’âme appétitive et l’âme rationnelle, possiblement incomplète, amputée, mais présente et agissante.

Identité narrative de Ricoeur et ipséité résiduelle

Pus proche de nous dans le temps, Paul Ricœur Soi-même comme un autre (5), nous propose une autre conception de l’identité. Elle comprend la mêmeté, qui peut traduire le maintien à travers le temps de traits physiques reconnaissables mais également d’un caractère, et l’ipséïté, comme conscience de soi, fidélité à la parole donnée, pôle du maintien de soi. Il est indéniable, qu’à la fin de la maladie, une mêmeté du sujet est consumée. Son caractère propre s’en est allé, avec la totalité de ses capacités cognitives, c’est ce qui est si douloureux pour ses proches. Mais la mêmeté n’est pas le tout de l’individu. Ainsi le refus de soins, même si ses motivations restent opaques, n’en présente pas moins une volonté pour soi, une exigence pour soi-même, la fidélité à un certain soi-même, et témoigne d’une persistance de l’ipséïté. Même à ces stades très sévères de la maladie, la personne malade possède encore une ipséïté, possiblement lacérée, mais présente.

La conscience de la relation

Dans les stades ultimes de la maladie d’Alzheimer, nous tentons d’entrer en relation avec la personne malade par le biais de la mémoire émotionnelle. Voici Lulu le Chihuahua que nous asseyons sur les genoux de M F. qui se met à le caresser, puis nous regarde enfin ; l’arrière-petit-fils de Mme B. qui babille et fait naître des sourires dans l’assemblée. Cette mémoire semble faire renaître le désir et engendrer la relation. Mais de quelle relation parlons-nous ici ? de toute évidence, pas d’une relation qui s’appuie sur les capacités cognitives. Emmanuel Levinas, définit une relation détachée de la connaissance de l’objet, une convocation par le visage d’autrui, qui implique une responsabilité (6). Martin Buber nous parle d’une disposition innée et persistante à nous mettre en présence d’autrui : le Je-Tu (7). La saccade du désir permettrait cette « présence pure » à l’autre. Mais comment savoir ce qui se joue pour la personne malade ? Comment concevoir cette relation depuis son point de vue ? Cela reste, à nos yeux, mystérieux. Nous n’entrevoyons que le moteur de cette relation : le désir, mué en volonté farouche. Ce qui nous saisit c’est l’origine de ce désir. Nous sommes habitués à essayer de faire advenir le désir de relation, par des moments de gaité, ancré dans une mémoire émotionnelle heureuse. Mais dans le refus de soins, nous ne sommes pas maître de ce désir. Nous qui aimerions mieux parfois, être invisibles et réaliser ce soin subrepticement, devenons visibles. Nous qui aimerions que notre visage soit reconnu simplement comme celui qui est là, dans une présence disponible, nous sommes vus et rejetés. Nous sommes convoqués par le visage de la personne malade, déformé par la colère, et nous sommes désarçonnés.

Ni le modèle de relation proposé par Levinas, qui fait appel à la notion de responsabilité, ni le modèle de Buber qui suggère une capacité de relation ontologique permanente et inentamée, ne peuvent rendre compte de la relation qui se noue lors de ces refus de soins. Pourtant ces moments fugaces de présence l’un à l’autre, entre les soignants et les malades existent. Nous ne pouvons qu’en porter le témoignage. Moments tragiques par ce qu’ils engendrent, mais étincelle fugace où le soignant comme la personne malade se savent présents l’un à l’autre.

L’objet de refus

Le simple fait qu’il existe un objet de refus pour ces personne réputées amputées totalement de leurs capacités cognitives, devrait nous emplir d’étonnement. Cela signifie qu’elles conservent une certaine capacité d’analyse, ou tout du moins de présence au réel. Mais revenons à Paul Ricœur. C’est le dialogue entre la mêmeté et l’ipséïté qui fait naitre l’identité narrative du sujet. C’est la capacité à se saisir des événements survenant dans la vie, et qui sont sources de discordance, mais qui intégrés par le sujet à son histoire vont se faire concordance. Pour Ricœur, l’identité narrative des personnes présentant un stade tardif de maladie neuro-dégénérative, n’est portée que par les autres, les proches, les soignants, qui peuvent témoigner de la vie du malade (8). Mais il nous semble bien qu’ici, il se trompe. L’existence même du refus, de cette capacité de la personne malade à refuser un soin jour après jour, témoigne de la persistance d’une certaine identité narrative : « je suis cette personne qui ne veut pas qu’on la lave, ou qui ne veut pas qu’on la nourrisse. Hier comme aujourd’hui ». Identité narrative parcellaire, morcelée, certes, mais portée par le sujet lui-même.

 

LA TENTATION DE DONNER DU SENS

Pour les soignants ces refus de soins sont une souffrance, une triple tragédie. La tragédie de se voir rejeté au moment même où l’âme de la personne que nous soignons se rend visible. La tragédie de la bienveillance impossible : ne pas faire le soin (et laisser la personne dans ses excréments, ou se dénutrir) ne relève pas de la bienveillance, pas plus que de faire le soin en force. La tragédie de l’incompréhension : « mais pourquoi diable refuse-t-elle que je la lave, alors qu’il y a deux mois elle acceptait ? »

Nous sommes alors, comme dans le court roman de Herman Melville (9), à l’image du pauvre homme de loi face à son employé Bartleby qui refuse de réaliser les tâches qu’on lui assigne, en même temps qu’il refuse tout secours. Nous sommes traversés par la tristesse (de contempler le résident dans une telle situation : sale ou dénutri), l’inquiétude (de ne pouvoir y remédier et des conséquences que cela va entraîner), et la pitié (face à cette personne inconfortable ou qui se meurt de dénutrition). Mais nous sommes aussi guettés par la colère (face aux coups reçus et au rejet de notre bienveillance), et la tentation de l’abandon (« à quoi bon puisqu’il ne veut pas ? »), assortie de culpabilité (nous avons failli à notre fonction).

  Alors, nous sommes envahis par la tentation de donner un sens à ce refus. Nous convoquons les concepts de pudeur, de liberté, d’une certaine dignité qui auraient résistés à l’effondrement des capacités cognitives. Mais nos propositions d’analyses se heurtent à des impasses. Comment de tels concepts pourraient persister alors que le Noûs s‘en est allé, en même temps que le langage ?  Et quand bien même ils persisteraient, pourquoi entreraient-ils en jeu maintenant et pas auparavant ? Nous risquons aussi de tomber dans le piège de « l’empathie égocentrée » (10), en tentant de nous imaginer à la place de la personne malade, mais avec la sensibilité qui est la notre aujourd’hui, comme si d’un coup de baguette magique nous étions transportés dans son corps avec notre caractère inchangé : « moi si j’étais à sa place ». Mais cette situation est une chimère.

Ce sont des efforts louables de compréhension, mais dont nous ne devons pas être dupes. Il faut inlassablement continuer à chercher un sens, comme un rempart à notre risque de désengagement, notre désespérance ou notre submersion par les émotions, mais en même temps, accepter de ne pas enfermer cette personne malade dans un déterminisme indémontrable. Il nous faut témoigner jour après jours du mystère qu’elle reste pour nous, alors même que certains la juge réduite à un corps inopérant, ou pire à une métaphore potagère.

 

LA PROPOSITION D’UNE ATTITUDE

Dans ce moment de refus, il est aussi beaucoup question de puissance et d’impuissance. Les soins habituels mettent en présence la puissance du soignant (puissance de prendre soin, puissance de soulagement) et l’impuissance du malade (impuissance à faire par lui-même, impuissance à communiquer). Lors du refus de soins, les rapports sont brusquement inversés : puissance du malade qui impose sa volonté par la force, impuissance du soignant qui ne peut effectuer le soin dans la bienveillance, et qui ne comprend pas les raisons de ce refus. On assiste parfois à de véritables batailles rangées, puissance contre puissance, bon droit contre bon droit, dont il ne sort que violence, colère et pour finir découragement.

C’est en gardant à l’esprit, la conscience de soi persistante chez la personne vulnérable dont nous prenons soin, la part de mystère de ses motivations, notre propre souffrance et les émotions qui nous traversent, le jeu des puissances, qu’il va nous falloir élaborer une conduite capable d’endurance. Nous élaborons en équipe un dialogue qui s’articule en plusieurs temps. En l’absence d’espace dédié par l’institution nous volons du temps aux transmissions de la mi-journée pour créer ce lieu d’échange.

Prendre acte du refus

Dans un premier temps il nous faut prendre acte de ce refus, le caractériser pour ne pas le confondre avec une opposition transitoire, accompagnée aisément par un report du soin, ou avec des symptômes en lien avec une douleur, ou un syndrome dépressif par exemple. Ce temps de discernement est essentiel, il fait appel au sens de l’observation de tous et à l’expertise médicale. Nous nous appuyons sur une méthode d’analyse de l’agitation à laquelle l’équipe s’est formée ( I-Learn Cognition et comportement), afin de discriminer ce qui relève bien d’un refus avec un objet permanent et non d’une réaction répétée à une situation que nous pourrions modifier.

Laisser s’exprimer les interprétations

Il faut sans doute une grande maturité de dialogue en équipe, pour que chacun se sente autorisé à proposer ses interprétations du refus de soins devant l’assemblée. À l’heure actuelle, dans l’unité dans laquelle je travaille, ce sont souvent les mêmes soignants qui prennent la parole. Ou bien, à mi-voix, ceux qui osent le moins, vont échanger avec moi dans ce formidable lieu de dialogue qu’est le couloir. Quoiqu’il en soi il me semble important de garder ce temps de quête de sens. La diversité des interprétations nous permet de rappeler la persistance de l’incertitude.

Partager avec les proches

À quel moment nouer ce dialogue avec les proches ? Il n’y a pas de recette. Il nous apparaît évident de communiquer sur le refus d’alimentation, qui va entraîner des conséquences à court terme, et nécessiter, nous le verrons, une délibération éthique sur une limitation de soins. Mais faut-il délivrer l’information dans certains cas ? Faut-il rajouter de la souffrance à la souffrance, en révélant que cet homme ou cette femme tant aimé, frappe dorénavant les soignants et semble se complaire dans sa saleté ? Chaque accompagnement est singulier, et les réponses divergent, avec malgré tout une ligne de conduite irréductible : ne pas laisser la question d’un proche sans réponse. S’il y a question, alors nous subodorons, que la personne est prête à entendre la réponse, si elle est faite avec délicatesse.

Régler un comportement commun le moins mauvais possible.

Là encore, notre propos n’est pas ici de donner des modes d’emploi duplicables, mais de dire l’importance de ce temps d’élaboration.

En ce qui concerne la toilette, notre objectif malgré tout, est de réaliser les soins d’hygiène avec la fréquence la moins élevée possible, pour cette personne en particulier, en définissant ensemble les situations où nous ne pouvons pas y surseoir, et les moyens susceptibles de rendre ce soin le moins pénible possible.

En ce qui concerne l’alimentation, nous ne ferons pas l’économie d’une délibération éthique légalement structurée portant sur une limitation des thérapeutiques actives. En effet, nous devons poser la question de la mise en place ou non, d’une alimentation artificielle, par sonde naso-gastrique ou pose d’une gastrostomie. Nous devons prendre ce temps, même si invariablement nous décidons de ne pas mettre en place d’alimentation entérale, ne serait-ce qu’en raison de la très forte probabilité que la personne malade arrache la sonde, à moins de ne la contraindre physiquement par des entraves. Mais une fois cette décision posée, il nous reste de multiples questions à débattre : continue-t-on à proposer à manger, comment, quoi, où, à quel rythme ?

 Il est nécessaire de prendre ce temps d’élaboration, et ce qui a été décidé doit être clairement tracé dans un document accessible. Ces décisions sont réévaluées et les temps de dialogues se renouvellent.

Le poids de la décision

Tous les soignants ne partagent pas forcément le même avis en ce qui concerne l’organisation pratique de la toilette ou de l’alimentation. Comme dans le cas des délibérations éthiques, c’est le médecin de l’unité qui va porter le poids de la décision (même si nous n’oublions jamais que le poids du soin est, lui, porté par les soignants).

Les soins à deux

En ce qui concerne la toilette, il a été décidé de réaliser invariablement la toilette à deux soignants, à moins que cela ne décuple la violence du résident. Non seulement pour des raisons techniques : un soignant prévient les gestes violents tandis que l’autre réalise les soins, mais aussi pour des raisons éthiques. Les soignants pénètrent dans cette chambre, conscients de leur projet, défini en équipe comme étant la moins mauvaise solution possible. Pendant le soin, qui ne va pas se réaliser sans opposition physique, ils vont pouvoir se porter garant de la dignité du comportement l’un de l’autre, et faire mémoire de l’intention. Ceci va constituer un véritable barrage à l’impression de maltraitance.

 

Laisser s’exprimer les émotions

Ces refus de soins, nous l’avons vu, vont s’inscrire dans le temps. Il va falloir les endurer. Se redire, en équipe le parcours décisionnel, faire mémoire du chemin d’accompagnement, et garder la possibilité d’exprimer sa souffrance individuelle, sont essentiels pour nourrir cette ténacité. Dire, simplement pour que cela soit su et reconnu, ou dire pour demander à passer le flambeau, et s’extraire de cette épreuve pour un temps.

 

CONCLUSION

Le refus de soins, refus de la toilette ou refus de l’alimentation, manifestés par des personnes à un stade si sévère de la maladie d’Alzheimer qu’ils ont perdu la parole et n’initient que rarement des mouvements volontaires, fait naître en nous un étonnement. Ces refus permanents dans le temps, témoignent de la persistance d’une conscience de soi, même partielle ou lacérée, d’une capacité à entrer en relation, même si les caractéristiques de cette relation restent insondables, et d’une capacité à porter un fragment de son identité narrative propre.

Nous devrions, nous soignants, être émerveillés. Mais c’est d’un refus de soin qu’il s’agit et cela provoque en nous la souffrance. C’est en équipe que nous pouvons y faire face en construisant, par un dialogue véritable et renouvelé, un accompagnement qui prend acte de la permanence de cette personne que nous accompagnons. Il nous faut inventer une attitude capable d’endurance et de délicatesse, irriguée pourquoi pas, par ces deux phrases de Christian Bobin : 

« Leur vie flotte autour d’eux comme un oiseau au-dessus d’un arbre abattu, cherchant sans le trouver ce qui faisait son nid » (12).

« Il a dans les yeux une lumière qui ne doit rien à la maladie et qu’il faudrait être un ange pour déchiffrer » (13).

NOTES

  1. Malherbe M., Alzheimer. La vie, la mort, la reconnaissance, Paris,Vrin, 2015, p 230.
  2. Lefebvre des Noëttes, Alzheimer :l’éthique à l’écoute des petites perceptions, Préface de Didier Sicard, Toulouse, Eres, 2018.
  3. Aristote, De l’âme, Paris, Flammarion, « GF Flammarion », 2018, présentation par M. Bodéüs, p. 12.
  4. Aristote, Ethique à Nicomaque, I 1103 a 3, Paris, Flammarion, « GF Flammarion », 2004, p.98.
  5. Ricoeur P., Soi-même comme un autre, Paris, Editions du Seuil, « Collection Points », 1990.
  6. Levinas E., Éthique et infini, Paris,Fayard, « Le livre de poche », 1982.
  7. Buber M., Je et Tu, Paris, Aubier, « Philosophie », 2012.
  8. Ricoeur P., « L’identité narrative », Esprit, Juillet-Août 1988, n° 140/141, pp. 295-304.
  9. Melville H., Bartleby le scribe, Paris, Gallimard, « Folio », 1996.
  10. Quentin B., La philosophie face au handicap, Toulouse, Editions Érès, 2013, pp.95-105.

    11. Melville H., Bartleby le scribe, Paris, Gallimard, « Folio », 1996.

    12. Bobin C., La présence pure, Paris, nrf, "Poésie/ Gallimard", 2008, p.131.

    13. Idem, p.151.