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Le discours sur les violences obstétricales

Le discours sur les violences obstétricales comme manifestation d’une évolution sociétale majeure

Le discours sur les violences obstétricales comme manifestation d’une évolution sociétale majeure 

 

Un article de Laurent Vercoustre                   

 

 Hier gynécologue-obstétricien au Groupe l’hôpital du Havre, aujourd’hui à la retraite, Laurent Vercoustre est un ancien élève de l’École Éthique de la Salpêtrière. Il anime tous les mois un Blog ("Focal") dans le journal Le Quotidien du Médecin. Il a publié plusieurs livres décapants sur l’hôpital (Faut-il supprimer les hôpitaux ? (2009) Greg House et moi simple praticien hospitalier (2014)). Son dernier livre Réformer la santé sort en octobre 2017 chez Ovadia.

 

Article référencé comme suit :

Vercoustre, L. (2017) "Le discours sur les violences obstétricales comme manifestation d’une évolution sociétale majeure" in Éthique. La vie en question, oct. 2017.

 

Le discours sur les "violences obstétricales" relève du slogan hystériforme

 

Les "violences obstétricales" ! Que signifie ce slogan, car il s’agit bien d’un slogan, c’est-à-dire d’une formule frappante lancée pour propager une opinion. Ce cri qui a retenti au beau milieu de l’été est l’amorce d’un phénomène de grande ampleur qui est en passe de bouleverser notre vieil ordre médical.

Pourquoi cette polémique éclate-t-elle aujourd’hui ?  L’obstétrique telle que je l’ai quittée il y a quelques mois était-elle plus violente que celle que j’ai connue au début de ma carrière il y a trente ans ? Non, évidemment non. Il y a trente ans la péridurale n’existait pas, elle est aujourd’hui proposée à la majorité des patientes, la loi a progressé, et exige maintenant le consentement des patientes avant tout intervention. Des progrès considérables ont été réalisés pour améliorer le confort des patientes. Alors pourquoi ? 

La formule "violences obstétricale" est en quelque sorte la concrétion d’un certain nombre, d’idées, de revendications qui courent dans l’opinion. Sous la bannière "violences obstétricales" a surgi toute une prolifération discursive. Il s’agit ici d’en décrypter les différents aspects. Examinons d’abord la forme de ce discours.

 

C’est un discours qui emprunte un certain nombre de stratégies propres à l’hystérie. L’hystérie est fondamentalement une stratégie pour piéger la médecine. Elle consiste à renvoyer à la médecine, d’une façon théâtrale, son impuissance ou ses excès. Elle utilise un procédé que j’appellerai le "renversement scandaleux". Le discours hystérique retourne les faits pour les présenter sous une forme scandaleuse. N’est-il pas scandaleux de couper à vif le périnée d’une patiente ? N’est-il pas scandaleux d’imposer une intervention chirurgicale pour accoucher les femmes ? Déclencher l’accouchement, c’est s’approprier une échéance qui n’appartient qu’à la nature. Le discours hystérique nous présente l’épisiotomie, la césarienne, le déclenchement comme des violences. Retournement des pratiques médicales présentées sous un jour scandaleux.

N’oublions pas non plus que le corps féminin est au cœur du discours hystérique. C’est le corps féminin martyrisé par les techniques médicales que ce discours cherche à exhiber. Corps féminin martyrisé mais aussi érotisé. Érotisé selon le double jeu caractéristique de l’hystérie, où le corps féminin tout à la fois refuse et revendique d’être objet de désir. Ainsi la polémique sur les touchers vaginaux fait jouer cette ambivalence. Le toucher vaginal est devenu en quelques mois une agression sexuelle. Le discours hystérique revendique que le corps de la femme devienne objet de désir en postulant que le médecin qui pratique cet acte est animé par des pulsions sexuelles. Il est donc tout naturel que les femmes se refusent farouchement à un acte mu par de telles pulsions. Examinons maintenant le fond du discours. Ce discours exprime deux revendications.

 

 

La nostalgie illusoire d’une naturalité de l’accouchement

 

Première revendication, le retour à la naturalité de l’accouchement. Cette revendication est portée par une idéologie. Par une idéologie qui prétend que Les médecins et Leurs techniques confisqueraient aux patientes tout un vécu radieux et idyllique de la naissance. Il s’agit bien du procès des techniques médicales. L’objectif est de retrouver l’accouchement dans sa pureté matinale, pureté que la technique aurait corrompue. Malheureusement, c’est là un mauvais horizon. Pourquoi ? Pour deux raisons.

D’abord parce qu’il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de naturalité de l’accouchement. Marie-Louise Lachapelle, sage-femme au 18e siècle disait déjà en son temps que l’accouchement répondait toujours à un code social. L’accouchement est certes un fait biologique, mais il a toujours été intriqué à des techniques qui relèvent d’une organisation sociale et d’une culture. Le retour à l’état de nature de la parturition humaine souhaité avec le plus grand sérieux par certains relève d’une rêverie bucolique.

Le seconde raison, c’est qu’on oublie que ce sont précisément les progrès de la médecine qui, aujourd’hui, ont donné à la naissance, ce visage apaisé. L’accouchement naturel ne peut être une alternative aux techniques médicales, parce que ce sont précisément les techniques médicales qui ont permis la naissance de cette représentation idyllique. Aujourd’hui la conscience collective prévoit à toutes les grossesses un dénouement heureux, et en fait une règle de la nature. Or ce n’est pas la règle de la nature. Faisons un petit saut dans le passé, pas bien loin, revenons moins d’un siècle en arrière. Les chiffres montrent que la mortalité maternelle était 18 fois supérieure en l’année 1946 à celle de l’année 2000. Par ailleurs l’histoire de la médecine abonde en récits terrifiants sur les supplices vécus par les femmes pendant leur accouchement. Nous sommes horrifiés par les procédés chirurgicaux utilisés par nos confrères d’autrefois, nombre de femmes restaient mutilées à vie après un accouchement quand elles ne mourraient pas. Ce sont les progrès de la médecine qui ont ouvert un espace de rêverie autour de la naissance.

Doit-on pour autant se prosterner devant la technique comme devant un nouveau Veau d’or ?

Certainement pas. Nous sommes continuellement alertés par les méfaits du développement de la technique, des perturbations qu’il provoque sur notre écosystème, sur le climat. C’est sans doute ce contexte qui fait la fortune de l’idéologie de l’accouchement naturel.

La technique n’est ni bonne ni mauvaise disait le philosophe Heidegger. La technique révèle à la fois la puissance de l’homme dans sa capacité de transformer la nature, mais en même temps son impuissance à contrôler son développement. La technique n’est jamais une fin ultime. La technique n’est qu’un moyen. C’est pourquoi il est déraisonnable de se positionner pour ou contre la césarienne, pour ou contre l’épisiotomie, pour ou contre le déclenchement. Ce qui est une fin ultime, c’est le bonheur et l’épanouissement des femmes, ainsi que nous l’enseigne Aristote pour tout humain.

 

 

L’aspiration à une émancipation de patient contre le pouvoir paternaliste de la médecine

 

Seconde revendication. Ce que les patientes revendiquent aujourd’hui ce n’est pas pour la plupart un retour à la nature, nombre de femmes, d’ailleurs, ne sont pas prêtes à se laisser séduire par les sirènes de l’accouchement naturel.  Ce qu’elles revendiquent c’est la possibilité de parler d’égal à égal à leur médecin. Elles ne supportent plus le paternalisme médical qui préside encore dans la relation médecin-patient. Nous vivons une période de transition épistémologique qui aboutira à la disparition du vieil ordre médical caractérisé par la soumission du patient à son médecin. La forme hystérique du discours, le procès des techniques ne sont que les mouvements de surface, l’écume du phénomène plus souterrain, mais plus radical que nous annoncions d’entrée.

Ce phénomène, c’est la "sortie de l’état de minorité" des patients. "État de minorité", c’est la formule utilisée par Kant dans un article intitulé Qu’est-ce que les Lumières ? Ce texte qui a fasciné Foucault, était la réponse à une question posée par un périodique allemand. Au XVIIIe siècle, on interrogeait le public sur des problèmes philosophiques. C’est ainsi que le périodique allemand Berlinische Monatsschrift, en décembre 1784, a publié une réponse à la question : Was ist Aufklärung ? Et l’auteur de cette réponse n’était autre que Kant. Pour celui-ci les "Lumières" se définissent comme la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle dont il est lui-même responsable. L'état de tutelle est l'incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Laissons la parole à Kant lui-même : "Il est si aisé d'être mineur ! Avec un livre qui tient lieu d'entendement, un directeur de conscience qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge pour moi de mon régime, etc., je n'ai vraiment pas besoin de me donner moi-même de la peine" (1) Aurions-nous oublié, du côté de la médecine, la leçon de Kant ? Nous l’avons oubliée parce qu’un formidable pouvoir s’est opposé à l’émancipation du patient, pouvoir dont nous n’avons pas conscience. Ce pouvoir c’est le pouvoir médical. Il tient sa force de deux phénomènes majeurs.

 

Le premier phénomène, c’est ce que nous appellerions la médicalisation de l’humain. La médecine, aujourd’hui, ne s’adresse pas seulement à l’homme malade, elle s’occupe aussi de l’homme en santé. C’est pourquoi, elle prend une posture normative dans la gestion de notre existence. La médecine ne se contente plus de guérir les maladies ou même de donner des conseils de vie saine, mais elle a la prétention de régenter les rapports physiques et moraux de l’individu et de la société où il vit. Juste un exemple. Lorsqu’en 1980, l’homosexualité classée auparavant comme pathologie mentale est retiré du DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders), des millions d’individus passent du statut de malade à celui de bien portant. La médecine dit la norme et l’homme moderne se plie d’autant plus volontiers à cette norme que pour lui la santé est devenue un idéal de bonheur. L’homme du XVIIe siècle était avant tout préoccupé par son salut. Parce que les progrès de la médecine lui assurent une plus grande longévité et le protège des maladies, l’homme moderne a fait de la réussite de son séjour sur terre son idéal. Et il compte énormément sur la médecine pour réaliser cet idéal.

 

Second phénomène, l’héritage reçu par la médecine d’un formidable pouvoir, d’une portée historique beaucoup plus longue, le pouvoir pastoral. La médecine grande héritière du pouvoir pastoral disait Foucault. Qu’est-ce que cela veut dire ? Le pouvoir pastoral, c’est le pouvoir du berger à l’égard de son troupeau. C’est, nous explique Foucault, un pouvoir par nature discret, c’est un pouvoir qui ne cherche pas à afficher sa puissance, sa volonté de conquête. Il n’est pas reconnu par son côté honorifique, mais par le fardeau et la peine qu’il s’impose. Mais c’est un pouvoir qui prétend gouverner les hommes dans leur vie quotidienne, et jusque dans le moindre recoin de leur vie quotidienne (2). Bref, vingt siècles de christianisme ont préparé le sujet contemporain à se soumettre aux normes de la médecine ; la vertu fondamentale d’obéissance de la pastorale chrétienne est maintenant offerte au médecin. À l’ancien partage entre le bien et le mal s’est substitué celui du normal et du pathologique. Le dialogue entre le prêtre et son pénitent, qu’on a appelé la confession, a été relooké sous la forme du colloque singulier. Il en garde la même structure, celle d’un face à face, où l’un doit dire à l’autre les vérités les plus intimes sur lui-même. Ce qu’il devait dire autrefois était le prix de son salut, ce qu’il doit dire aujourd’hui est celui de sa santé. Tout dire pour guérir. Il n’est pas une rencontre entre un médecin et un patient quelle que soit la personnalité de l’un ou l’autre qui ne se déroule sous l’a priori d’un rapport asymétrique où le patient doit se soumettre au médecin. Le colloque singulier, la relation médecin-malade est un espace sanctuarisé où prolifèrent toutes les formes d’humanismes médicaux, le plus souvent humanismes à deux sous. Or il faut bien comprendre que l’autonomie voire l’isolationnisme professionnel caractéristique de notre médecine trouve dans le colloque singulier sa justification morale. L’humoriste Sempé avait croqué en un seul dessein cette transmission de pouvoir pastoral au pouvoir médical. Une petite dame avec son sac serré contre sa poitrine, à genoux dans une grande église gothique, prie : "Mon Dieu, mon Dieu, j’ai tellement confiance en vous que parfois, j’ai envie de vous appeler Docteur".

 

La lecture de la santé sous l’angle du droit, de la norme, de l’idéal et de l’économie

 

On assiste aujourd’hui à un certain nombre de transformations.  L’apparition depuis le début du XXe siècle d’un nouveau paysage épidémiologique où prédominent les maladies chroniques (maladies principalement environnementales et comportementales). L’irruption d’une nouvelle rationalité médicale qui est de moins en moins indexée sur le sujet lui-même mais sur des études en populations entières (c’est la population qui est aujourd’hui l’objet privilégié de la rationalité médicale). Enfin l’entrée de la santé dans le domaine de l’économie. Pour toutes ces raisons, le sujet occidental est appelé à reconquérir sa santé et à en devenir in fine l’artisan.

Depuis le début du 20e siècle, le caractère polysémique du mot "santé" sème la confusion. Notre modernité a infléchi le mot "santé" dans différents sens. Il désigne la perception d’un état individuel mais aussi "l’étude des déterminants physiques, psychosociaux ou socioculturels de la santé de la population ainsi que les actions en vue d'améliorer la santé de celle-ci" (3). Ainsi la problématisation du "fait santé" est radicalement différente à notre époque qu’à celle des siècles précédents. Arrêtons-nous sur le verbe "problématiser". Il fait partie du vocabulaire de Foucault. À lui-seul, il condense sa pensée. Dans toutes ses analyses, qu’il s’agisse de la folie, de la pénalité, ou de la sexualité, Foucault procède toujours de la même manière, il met en quelque sorte l’objet étudié entre parenthèses, il fait comme s’il n’existait pas. Il cherche à montrer sous quelle forme, chaque période de notre histoire a fait exister la folie, la pénalité, ou la sexualité à travers des discours, des pratiques spécifiques. L’approche foucaldienne permet de concevoir que nos représentations de la santé sont produites par des pratiques, des discours, des pouvoirs portés par différents domaines de la connaissance comme la médecine, le droit ou l’économie. Comment, aujourd’hui, "ce quelque chose" qu’on appelle la santé est-il problématisé ? On peut considérer que la santé est problématisée selon quatre axes principaux : comme droit, comme norme, comme idéal, comme bien économique. Le concept de santé comme droit renvoie à un droit naturel dont l’État serait le garant. Il place ainsi le sujet sous la dépendance de l’État. La norme est par essence extérieure au sujet, elle est souvent au service du pouvoir. L’idéal est une valeur vers laquelle il veut tendre, et dont il ignore en quoi elle peut proprement consister. Enfin l’économie fait de la santé un bien qu’il peut acheter. Aujourd’hui la santé est ontologisée comme une ressource produite par une médecine toute puissante. Ainsi le sujet occidental se trouve dans une situation d’extériorité totale à l’égard de sa santé. Il apparaît comme dépossédé de sa santé.

 

Retour à l’éthique

 

Il est temps de revenir à la dimension éthique de la santé. Pour Canguilhem "la santé n’est nullement une exigence d’ordre économique à faire valoir dans le cadre d’une législation, elle est l’unité spontanée des conditions d’exercice de la vie. Cet exercice, en quoi se fondent tous les autres exercices, fonde pour eux et enferme pour eux le risque d’insuccès, risque dont aucun statut de vie socialement normalisé ne peut préserver l’individu. La santé n’est pas une exigence à satisfaire, mais l’a priori du pouvoir de maîtriser des situations périlleuse" (4). Dans ce court texte Canguilhem conteste les unes après les autres les représentations contemporaines de la santé que nous avons indiquées. "La santé n’est nullement une exigence d’ordre économique à faire valoir dans le cadre d’une législation", négation du concept de santé comme bien économique et comme droit. "Aucun statut de vie socialement normalisé ne peut préserver l’individu", négation de la norme. "La santé n’est pas une exigence à satisfaire", négation de la santé comme idéal.

Ainsi se dégage un nouvel horizon pour la pensée éthique contemporaine, non pas ressasser à l’infini l’image pieuse du médecin, non pas exalter les vertus du colloque singulier, mais actualiser l’objectif kantien d’un sujet émancipé du pouvoir médical Ou encore d’un sujet qui, comme le suggère Canguilhem, conçoit la santé, non plus comme une relation soumise et passive à la médecine, mais comme une continuelle mise à l’épreuve, qui coïncide avec l’exercice même d’une vie personnelle.

 

Notes :

 

(1)    Kant, "Qu’est-ce que les Lumières ?" in La philosophie de l’histoire, trad. S. Piobetta, Paris Gonthier, 1947, p.47.

(2)    M. Foucault, Sécurité, territoire, population, cours du 8, 15, 22 février et 1er mars 1978, Éditions Gallimard Seuil, Hautes Études, 2004, p. 119-232.

(3)    Rapport sur l'Institut de santé publique du Québec (1997)

(4)    G. Canguilhem, "Une pédagogie de la guérison est-elle possible ?", in Nouvelle Revue de Psychanalyse, 17, 1978, p.42.