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L’accompagnement des adultes en situation de handicap mental - au risque d’une protection abusive

Par Olivier CARRÉ


Olivier Carré a été éducateur, chef de service éducatif et directeur de différents établissements dans le secteur du handicap. Ces dernières années, pour le compte d’une fondation, il a accompagné, dans un rôle de conseil des directeurs dans l’exercice de leur fonction. Il intervient, également, comme formateur auprès de travailleurs sociaux.

Article référencé comme suit :
Carré, O. (2023) « L’accompagnement des adultes en situation de handicap mental – au risque d’une protection abusive » in Ethique. La vie en question, février 2023.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

"L’accompagnement des adultes en situation de handicap mental - au risque d’une protection abusive"

 

 

Préliminaire : La manière de répondre à une demande dans un foyer de vie pour personnes en situation de handicap mental

Quatre adultes en situation de handicap mental, deux hommes et deux femmes, résidents d’un foyer de vie ont demandé un entretien au directeur. En amont de ce rendez-vous, ils se sont préparés et ils savent précisément ce qu’ils vont demander. Ils sont accompagnés par deux éducateurs qui connaissent parfaitement le but de cet entretien et qui soutiennent activement les résidents dans leur démarche. L’exposé a été rapide : Jacques, qui était chargé de formuler la demande, s’est embrouillé dans ses explications et les autres résidents n’ont pas réussi à l’aider véritablement. C’est donc Bruno, l’un des deux éducateurs, qui a explicité les propos de Jacques : les quatre résidents souhaitaient aller en boîte de nuit un samedi soir et les deux éducateurs présents étaient prêts à les accompagner dans le cadre de leur fonction. Le directeur a trouvé que c’était une bonne idée, mais qu’il en avait une, meilleure, à leur proposer : il allait se charger de louer une boîte de nuit sur une journée et ainsi l’ensemble des résidents de l’établissement pourrait en profiter. Ils auraient même la possibilité d’inviter d’autres résidents d’autres institutions. Ce serait beaucoup mieux ainsi. Le petit groupe, résidents et professionnels, a acquiescé. Quelques semaines après, une boîte de nuit avait ouvert ses portes, un après-midi. Rien n’avait été modifié à l’intérieur du dancing, seuls les verres, pour boire les jus de fruits amenés par l’établissement, avaient été remplacés par des timbales en plastique jugées moins dangereuses pour les résidents. Une soixantaine de personnes handicapées avaient bénéficié de cette journée festive, qui depuis est reconduite chaque année.  


Première proposition du concept d’« empêchement » :

A la lecture de la vignette clinique ci-dessus, le lecteur pourrait être en droit de s’interroger sur la véracité de cette dernière. L’auteur ne serait-il pas tombé dans la caricature, dans l’exagération, pour muscler son propos ? Pour nous, il n’en n’est rien, car si nous avons décidé de retenir cette situation réelle c’est qu’elle nous semble être, trop souvent, à l’image d’une réalité que nous connaissons très bien. En effet, dans les couloirs de certains établissements médico-sociaux, nous avons souvent eu le sentiment d’être dans un autre univers, à l’orée de la vie des « ordinaires ». Nous percevions, alors, les personnes handicapées, comme faisant partie intégrante d’un peuple caché, perçu comme des enfançons malhabiles introduits dans des corps de femmes et d’hommes. Parfois, nous les avons entendus murmurer quand ils étaient pris dans des pièges, par l’une de leurs pattes ; ils étaient entravés, empêchés dans leur marche en avant pour vivre socialement de façon ordinaire, car la perception de leur handicap, par leur monde environnant, ne leur permettaient pas de continuer à avancer vers le monde des « normaux ». C’est pour cette raison, que nous proposons de les nommer les « empêchés ». Nous rappelons que le verbe « empêcher » est issu du bas latin Impédicare « prendre au piège, entraver » dérivé de Pedica « piège pour prendre des animaux par la patte ».
Il est important d’indiquer que les pièges susnommés sont d’un alliage étonnant constitué, en grande partie, d’une protection à outrance, les empêchant d’accéder à des libertés essentielles. Enfin il est aussi important d’indiquer que par le passé nous avons été aussi un poseur de piège.
    Mais alors, que faut-il faire pour dépasser le stade du constat, au risque de la désespérance ?  Il nous semble qu’il faut, dans un premier temps, se poser une question simple : pourquoi peut-on être témoin d’une telle situation encore aujourd’hui ? Pour ce faire, allons voir si l’Histoire et le comportement des personnes avec handicap mental, peuvent nous donner des clés de compréhension, quant à leur situation sociale actuelle.  

 

Le poids de l’Histoire et du handicap mental

Quand nous plongeons dans le passé, nous pouvons nous apercevoir que la conception moderne du handicap (défini, catégorisé, évalué, …) ne correspond pas à celle ancienne où était mêlée une multitude de situations (fous, déficients, malades, infirmes, asociaux, …). Ainsi, cet ensemble hétéroclite subira pendant longtemps le même sort et ce n’est que par l’intervention de quelques penseurs, médecins, hommes de pouvoir, que des distinctions vont se réaliser (lentement).  Nous pouvons voir également, en filigrane de l’Histoire, que le positionnement à l’égard des personnes handicapées oscillait, entre la protection de ces dernières et la protection de la société. Bien souvent, force est de constater que c’est la communauté des gens ordinaire qui primait. Qu’en est-il aujourd’hui ?  Nous pouvons affirmer que la volonté de la société à l’égard de ces personnes est de les protéger et de les rendre libre autant que possible. Les textes de lois, les moyens mis en œuvre suffisent à en témoigner. Mais la société cherche-t-elle malgré tout à se protéger de cette frange de la population ? Rien d’explicite, au travers des textes de lois et des volontés politiques, ne va dans ce sens. Pour autant, si le lien avec le passé est ténu, il reste néanmoins véritable et, nous semble-t-il, perceptible dans certains aspects. Leur mise à l’écart dans des établissements, loin de la vie de la cité, reste bien trop souvent d’actualité et nous semble être une certaine réminiscence du passé asilaire.
   Mais les personnes en situation de handicap mental ne sont-elles pas responsables de leur situation ? Pour essayer de répondre à cette question, nous allons essayer de comprendre leur fonctionnement cognitif. Ainsi, on considère globalement que la personne utilise des traitements de l’information limités, en lien avec un déficit de l’attention sélective (les bonnes informations ne sont pas retenues), un déficit de la mémoire, un manque de stratégie cognitive. Les bases de connaissances sont pauvres et mal organisées. Par ailleurs, l’expérience de l’échec étant, de fait, fréquente, certaines difficultés non cognitives s’associent à la déficience intellectuelle : une faible motivation, une certitude anticipée de l’échec, une faiblesse du degré d’exigence, un système d’attribution des échecs inadapté (s’attribuer un échec qui est dû à l’environnement), une absence de scénario de vie. De plus, on trouve très régulièrement chez la personne déficiente intellectuelle une absence de désir qui se traduit bien souvent par l’appropriation des désirs des autres. L’émergence d’un désir propre à la personne en situation de handicap mental constitue souvent une difficulté pour nombre de professionnels. Pour la personne déficiente, le sentiment plus ou moins conscient d’être différent, les pousse parfois dans une hyper adaptation bien souvent vouée à l’échec. L’ensemble de ce qui précède, nous démontre bien que la qualité du soutien apporté à l’égard du sujet déficient est primordiale et que le handicap mental peut rendre difficile l’intégration sociale des personnes qui en sont porteuses. On voit aussi à cette occasion que ces personnes ont besoin d’être protégées au risque d’une mise en danger évidente. Par ailleurs, au regard de ce qui précède, elles ne peuvent pas être responsables de leur position sociale dégradée qui est inhérente à une déficience intellectuelle que l’on nomme handicap dans notre société ; une communauté d’hommes qui prône la rapidité, la performance, la réussite. Mais alors, quelle est leur place véritable ?

 

La liminalité

Dans les sociétés traditionnelles, quand un enfant doit acquérir le statut d’adulte, il entre pendant un temps déterminé dans une phase liminale où détaché de l’état de l’enfance, par un rite, il subit une préparation à la vie d’adulte. Avant de naître à une sorte de nouvelle vie, il subit une mort sociale temporaire qui autorise cette mutation. Une fois cette phase terminée, il entre dans le statut d’adulte, grâce à de nouveaux rites de passage. Selon Robert Murphy, anthropologue et handicapé, qui a développé ce concept par rapport aux personnes handicapées, celles-ci sont dans une situation intermédiaire entre deux statuts de validé. On dit, alors, que les sujets sont dans un état liminal dans la mesure où ils sont « sur le seuil » de la société. Selon Robert Murphy : « les handicapés à long terme ne sont ni malades ni en bonne santé, ni morts ni pleinement vivants, ni en dehors de la société ni tout à fait à l’intérieur (1). »
   Si ce concept de liminalité, nous semble bien être en lien étroit avec la situation clinique que nous avons décrite, il nous faut poursuivre notre réflexion avec les rites de maintien décrit par Paul Fustier (2). Ces rites n’ont pas pour objet de produire une transformation de l’identité des participants, ils visent au contraire à montrer que rien ne bouge, que le présent coïncide avec le passé. Notre situation clinique nous semble être le parfait exemple d’un rite de maintien. Alors que le fait d’aller en boîte de nuit pour la première fois peut, dans une vie ordinaire, être vécu comme un rite de passage vers la vie d’adulte, dans cette situation il n’en n’est rien. En effet, à cette occasion nous ne sommes pas dans une dynamique de l’ordre d’un rite de passage, car ce qui est visé par cette « sortie boîte de nuit » n’est pas un retour dans le milieu d’origine avec un statut nouveau (celui d’adulte par exemple), mais à une action qui permet de maintenir une situation en l’état. Les personnes concernées vivent alors une expérience de ségrégation qui accentue les caractéristiques de leur handicap et les maintient dans cette situation de liminalité. A la manière de Paul Fustier, nous pourrions dire qu’un groupe d’adultes en situation de handicap mental pour lequel on organise une vie collective qui se situe dans « l’entre-soi » vit une expérience d’exclusion qui rend impossible un changement de position ou d’identité et est victime, par là-même, d’une forme d’injustice sociale.    

 

Le concept de capabilité

Aussi, afin de promouvoir la justice et éliminer, par là-même l’injustice touchant les adultes handicapés mentaux, il nous semble intéressant de nous appuyer sur le concept de capabilité de l’économiste Amartya Sen (3) ; les analyses de ce dernier s’inscrivent dans les perspectives théoriques de John Rawls (4) même si son modèle veut s’en démarquer. Selon ce concept de capabilité, le bien-être d’une personne ne peut être évalué en fonction de son utilité ou des ressources dont elle dispose mais au regard de sa liberté effective à accomplir son projet de vie. Selon A. Sen, la véritable égalité à chercher, et par là-même la vraie justice à atteindre, est celle des capabilités. La valeur de ces dernières est le degré selon lequel l’individu peut choisir la forme de sa vie. La liberté effective des individus fait ainsi partie des responsabilités sociales d’une société à l’égard de ses membres. Le rôle de chacun des acteurs entourant les personnes en situation de handicap mental est ainsi à réinterroger.

Il faut demander aux personnes handicapées comment penser leur accompagnement.    
Il faut mettre en exergue la nécessité de ne jamais « oublier la personne en situation de handicap mental ». En effet sans volonté malveillante, bon nombre de personnes de son environnement peuvent ne s’arrêter qu’aux apparences d’une personne handicapée, qui dans une volonté d’être « aimée », va épouser les désirs des autres, quitte à gommer les siens et à les laisser pour mort-nés ; l’exemple de la vignette clinique semble aller dans ce sens. Mais cette forme d’hyper-adaptation n’est-elle pas une nouvelle forme d’« empathie égocentrée (5) » ? Ce concept, développé par Bertrand Quentin, indique que les personnes valides qui essaient de se mettre à la place des personnes handicapées le font, bien souvent, « en conservant les réflexes de la personne valide » ; c’est une empathie faite de projection illusoire qui ne traduit pas les souhaits, les désirs, de la personne handicapée mais ceux de la personne qui exerce cette forme d’empathie.
   De façon surprenante, Alexandre Jollien, qui a vécu dix-sept dans une institution pour personnes handicapées moteur cérébral, nous montre à voir que le problème de l’empathie égocentrée n'est pas l’apanage de la personne valide : « Mon histoire m’a sensibilisé à certains mots trompeurs. Souvent, je procède par raccourcis ou analogies, je projette, je déforme, je me mets à la place de l’autre. Le danger est évident : attribuer aux autres les caractéristiques de mon mental (6). » En tout état de cause, les mêmes maux provoquent les mêmes effets : l’incapacité de comprendre véritablement « l’autre » ; « l’empathie égocentrée partagée » peut fausser notre compréhension de la personne handicapée, qui en voulant se mettre « à notre place » nous brouille les pistes qui nous permettraient de mieux la comprendre. Pour faire face à cette difficulté, il faut alors être tout ouïe afin de percevoir, dans les propos énoncés, les subtilités qui doivent nous permettre d’atteindre l’essence même du sujet et, par là-même, ses véritables désirs. Mais, s’il est essentiel de prendre en compte les paroles des personnes avec un handicap mental, comment faire avec celles qui ne peuvent pas s’exprimer oralement ?   
   En tout premier lieu, il nous semble important d’enfoncer une porte ouverte au sujet des personnes qui ne s’expriment pas oralement : ce n’est pas parce qu’elles ne parlent pas qu’elles n’ont rien à dire ! Aussi, peu importe la gravité du handicap, il faut absolument se demander de quelle manière on peut accéder à l’humanité de la personne qui ne parle pas afin de l’autoriser à faire des choix, si petits soient-ils, qui lui permettent de satisfaire à des souhaits, de répondre à des désirs. En la matière, il faut être inventif, ne jamais se résigner à l’avance.   Aussi, il nous faut évoquer la maïeutique. Cette méthode qui désigne l’art de la sage-femme ; l’histoire veut que la mère de Socrate fût accoucheuse et que le philosophe, par analogie, se veuille, quant à lui, l’accoucheur des âmes. Ainsi, Socrate aide ses interlocuteurs à accoucher de la vérité qu’ils portent en eux. Il ne vise pas à imposer un discours mais cherche à développer chez chacun l’autonomie intellectuelle qui mène à la vérité.
   Bien évidemment, la méthode de la maïeutique doit être prise avec précaution car les fragilités cognitives des personnes concernées pourraient rendre difficile la démarche. Néanmoins, faire confiance à la personne, agir avec humilité, écouter avec attention, nous semblent être les préalables d’un bon accompagnement. L’accompagnement, « d’inspiration maïeutique », mis en œuvre ainsi, ne pourrait-il pas être à l’origine de l’accouchement des désirs des personnes handicapées ? On ne parlerait plus alors des désirs morts/nés mais des désirs pleinement vivants, pleinement exprimés. Dans ce registre, la famille a un rôle essentiel ; sa qualité d’écoute, en raison de son expertise, est fondamentale pour la bonne qualité de vie de leurs enfants.   Mais les familles, ne peuvent-elles pas, pour certaines, les empêcher de faire de véritables choix de vie ?

 

Il est nécessaire d’aider les familles

Il n’est pas question de généraliser des propos qui seraient injustes. Pour autant, l’influence de la famille n’est pas toujours positive, et peut amener, parfois, des conséquences graves. Pour expliciter notre propos, nous allons évoquer des mesures de protection exercées par les parents à propos du sujet, épineux, de l’argent laissé à disposition des personnes handicapées. Il est important de noter que la loi n° 2007, du 5 mars 2007, qui régit les mesures de protection des majeurs protégés, a inscrit un principe de priorité familiale dans l’exercice des mesures de protection.   
   Dans les établissements, la majorité des usagers bénéficie d’une protection juridique exercée par leur famille. Dans le meilleur des cas, le tuteur familial apparaît comme un véritable « ange gardien » donnant les moyens de réaliser des projets, de vivre sa vie d’adulte, à l’aide de son argent. Dans le pire des cas, l’ange gardien se transforme en gardien de prison, lui empêchant toute manipulation d’argent significative, rationnant tout pour constituer une épargne qui fait fi des choix de la personne protégée. Dans l’exercice d’une protection juridique les risques de maintien en situation de dépendance sont possibles, particulièrement au travers de la gestion de l’argent. La complexité de cette tâche mérite donc réflexion et aide de la part de tous les partenaires. Ainsi pour les tuteurs familiaux, les professionnels des établissements peuvent être des partenaires essentiels. Grâce à un dialogue constant entre la personne   protégée, le membre de la famille, exerçant la mesure de protection, les professionnels, il est possible d’adapter les mesures et leur application à l’évolution de la personne. Le concept d’équité d’Aristote (8) prend alors toute sa place et sa pertinence. Ce concept qui autorise une justice en action et qui permet d’ajuster la loi sans pour autant s’en écarter, mais en étant plus juste à l’égard des personnes concernées.     
   Mais ce travail avec les familles fait échos à un certain nombre d’autres concepts développés par Aristote. Par exemple, pour ce dernier ce qui distingue la décision, des autres actes lui ressemblant, c’est qu’elle est obligatoirement précédée de la délibération. Cette délibération qui est essentielle, pour décider juste, et qui doit permettre de trouver les « bons mots » à prononcer aux parents pour le bénéfice de la personne accompagnée.  Mais le moment pour rencontrer la famille ne le sera pas moins. Le kairos ; « le bien du point de vue du temps », a alors toute sa place, car le moment opportun pour la rencontre est essentiel. Mais ce travail ne pourra se faire qu’à l’aide d’une vertu incontournable : le courage. En effet cette vertu, définie par Aristote comme la juste mesure, se situant entre la lâcheté et la témérité, pourra être l’élément qui ne fera pas fléchir au détriment de la personne handicapée. Si ce travail fait échos à la pensée d’Aristote, il peut être en lien également avec celles de Socrate et Platon. En effet, la dialectique socratique pourrait être l’outil de prédilection pour travailler avec les familles. En effet, cet art du dialogue qui permet d’établir, en commun, une vérité partagée nous semble être d’une grande pertinence pour l’intérêt de l’usager. Nous venons de traiter de l’aide aux familles, allons voir maintenant du côté des professionnels qui, eux aussi, doivent trouver une juste posture qui autorise les personnes handicapées à énoncer leurs réels désirs et à faire des choix véritables.     

 

De la distance professionnelle à la juste proximité

Quelle posture doivent adopter les professionnels ? Cette question est récurrente et vaste. Ainsi dans les centres de formation pour tenter d’y répondre, on enseigne aux futurs professionnels d’adopter une distance professionnelle, une bonne distance ; il faut traduire ces deux expressions par distance suffisante pour ne pas mettre en péril le professionnel et la personne en situation de handicap. Il est vrai qu’une certaine distance est nécessaire afin que le professionnel puisse conserver sa sphère privée et que la personne en situation de handicap ne se perde pas dans un imbroglio affectif inhérent à une confusion de sentiments. Pour autant, il nous semble que la bonne distance n’existe pas. Pour nous, il n’existe que la juste proximité celle qui permet de dépasser le stade des professionnels/techniciens pour atteindre la relation d’homme à homme ; peu importe que l’un soit valide, et professionnel, et l’autre handicapé, et usager.  Cette position de proximité ne met pas en cause la place de chacun. Bien évidemment, la juste proximité nécessite d’adopter une distance nécessaire, mais celle-ci est d’équilibre fragile et délicat car issue directement du magma humain où elle prend sa source. Cette pratique n’a rien de naturelle, elle est nécessairement construite au fil de l’expérience professionnelle. Celle-ci doit permettre de faire grandir l’autre grâce à une écoute véritablement attentive, une proximité bienveillante, qui est nécessairement teintée d’une forme d’amour. En effet, nous sommes persuadé qu’il faut aller au-delà du respect, qui permet de prendre en considération l’autre, mais avec distance et avec nécessairement une certaine froideur, et tendre vers le verbe aimer, qui autorise une forme de chaleur propice à l’épanouissement. Pour poursuivre notre réflexion sur le sujet, il nous faut nous appuyer sur le grec pour dire l’amour car le français est bien trop étroit pour être précis. Donc en grec, il y trois mots pour dire aimer : Eros, Philia et Agapé. Le premier a été traduit par désir, le second par amitié et, enfin, le troisième par charité. Pour le secteur du médico-social, nous pourrions penser que Agapé, qui est traduit par charité, est celui qui convient le mieux. Il est vrai que la charité est la francisation du latin caritas, tatis, dérivé de l’adjectif carus, à la fois « cherté, prix élevé » et figurément « tendresse, amour, affection » ; L’Agapé serait : « ce qui fait le ferment de la communauté des hommes (8). » De plus Eros, propriété de l’amant et de l’être aimé, ne pourrait être usité, afin de décrire une relation entre une personne handicapée et un professionnel. Mais qu’en n’est-il de la Philia ? De l’amitié dans cette relation entre professionnels et personnes handicapées ? Aristote, pour penser la Philia, dit qu’un homme libre peut avoir un esclave pour ami « dans la mesure où il est un homme ». Aussi si nous suivons la pensée d’Aristote et que l’amitié lie les hommes, la Philia peut concerner cette relation particulière de personne handicapée à professionnel ; le professionnel et la personne en situation de handicap ne sont-ils pas des hommes ? La Philia n’étant pas l’Eros, la morale n’est pas en jeu, les lois ne sont pas piétinées. Alors les propos d’Alexandre Jollien, qui essaie de définir les éducateurs qui l’ont aidé véritablement, sonnent étrangement : « Ils nous aimaient. Ils avaient confiance en nous, en nos possibilités (9). » Aussi, pour nous, l’accompagnement peut être empreint d’une forme d’amitié qui doit participer à la reconnaissance de la condition humaine des personnes en situation de handicap.

 

Aider les directeurs à être courageux et à pratiquer la phronesis

Les directeurs sont amenés à prendre une multitude de décisions. Ces dernières ne sont pas nécessairement philosophiques et éthiques. Pour autant, aux détours de décisions liées à des sujets qui semblent a priori anodins, comme la logistique, les ressources humaines, les aspects budgétaires, des questions éthiques apparaissent au directeur. Dans ces situations, il est dur de décider de façon éthique et, par là-même de façon courageuse. Quand le courage est absent, les décisions justes sont également absentes ; ou alors si elles le sont, c’est par pure inadvertance. Pour autant, dans le courage on trouve de la peur. Mais c’est d’une peur raisonnable dont il s’agit, de celle qui permet, par exemple, de décider, en conséquence, au bon moment. Par ailleurs, il faut : « Pratiquer le courage sans excès, mais avec endurance (10). » Le directeur doit donc être un coureur de fond qui maîtrise son énergie, fait face à sa fatigue, dépasse « le coup de pompe » des matins grisâtres où des lambeaux de brume empêchent les doux rayons du soleil de venir réchauffer les corps et les cœurs. Bien évidemment, la fonction de directeur nécessite du courage, mais l’homme qui incarne la fonction n’est fait que de chair et de sang. Il faut donc l’aider à être courageux. Les proches collaborateurs, les directeurs généraux, les présidents d’associations, doivent le soutenir en diminuant cette pression liée aux risques inhérents à la vie humaine. Et de la vie humaine, il y en a à ras bord dans les établissements, de celle qui donne sens à nombre de métiers, y compris celui de directeur. C’est cette humanité qui doit permettre à celui qui a perdu le fil de son courage de le retrouver pour tisser sur son métier une toge chaude aux couleurs tendres pour faire face aux moments de turpitude ; le directeur a le droit à un moment de manquer de courage, à la condition de se ressaisir dès qu’il en aura la possibilité.
   Si le courage est essentiel dans l’exercice de la fonction de directeur, il doit être traité à l’aide de la sagesse pratique, « la phronesis », qui est une habilité orientée vers le bien.  Aristote définit la phronesis comme une vertu intellectuelle de l’action (de la praxis) : « un état vrai, accompagné de raison, qui porte à l’action quand sont en jeu les choses bonnes ou mauvaises pour l’homme (11). » Ce qui est le propre de l’homme sagace (le phronimos) que le philosophe définit de la façon suivante : « Il semble que le propre de l’homme sagace soit la capacité de parfaitement délibérer quand est en jeu ce qui est bon pour lui et utile, si l’enjeu […] est de trancher […] la question générale de savoir ce qui permet de vivre bien (12). » L’homme sagace, l’homme de la tempérance, est celui qui indique, au travers de la vertu, la voie pour atteindre le bonheur et peut définir ce qui est sain et bon pour les hommes. Au regard des propos d’Aristote, il apparait évident que la sagacité est la vertu du chef. En effet, il n’y a pas besoin de sagacité pour être un bon citoyen, mais pour être capable de commander le bien, elle est incontournable, essentielle. Si nous revenons à notre vignette clinique, il nous semble que ce qui manque dans la décision du directeur c’est la sagacité ; la capacité de parfaitement délibérer pour tendre vers le « bien vivre » des personnes concernées par la demande de sortie en boîte de nuit. En amenant la sagacité dans la lumière de ce qui fait le secteur du médico-social aujourd’hui, nous pourrions dire que c’est du « savoir-faire » et du « savoir-être » au bénéfice de la liberté des personnes handicapées.  

 

Lutter contre la liminalité

Nous souhaitons maintenant nous arrêter sur le sujet des actions qui peuvent contribuer à lutter contre la liminalité. Pour ce faire, nous allons à nouveau nous appuyer sur notre vignette de départ ou tout du moins sur son contraire. Ainsi, l’histoire commence de la même façon (une demande pour une sortie en boîte de nuit) dans la même période, dans un établissement de même facture, mais ne se termine pas de la même manière. En effet, cette demande sera acceptée, avec à la clé une organisation adéquate : quatre personnes handicapées avec deux éducateurs (avec horaires de travail aménagés) susceptibles d’être relayés par des cadres d’astreinte. Cette sortie se passera bien (d’autres auront lieu) et aura, un temps donné, permis à des personnes handicapées de sortir de cette forme de liminalité présentée auparavant. Pour preuve cette résidente, qui ne présentait aucun trait physique de son handicap, qui se fera « draguer » lors de cette soirée par un homme des plus ordinaires.
   A la lecture des propos précédents, certains pourraient nous rétorquer que nous ne sommes pas très ambitieux, que ce n’est pas d’actions inclusives que les personnes handicapées ont besoin mais d’une société susceptible de leur faire une place à part entière. Mais on ne décide pas d’une telle société. On peut l’espérer, la souhaiter, au mieux on peut contribuer à ce qu’elle le devienne, à petits pas. L’exemple que nous venons de donner est de cette veine-là. Il faut pour cela piétiner l’indolence, qui bien souvent est inhérente au secteur du handicap qui reste dans l’entre-soi. Il faut faire bouger les lignes du monde ordinaire. Nous avons bien conscience que nos propos pourraient être accusés de simple militantisme. Ce n’est pas le cas. On peut juste nous reprocher le militantisme de l’émotion vécue et d’une humanité de terrain.

 

En guise de conclusion

Nous l’avons affirmé : à trop vouloir protéger les personnes handicapées on risque de les empêcher d’accéder à des libertés essentielles. Pour autant, le vrai sujet est le juste équilibre à trouver entre leur protection, à l’aune de leur handicap, et leur liberté à choisir leur vie. Ce juste équilibre, cette juste mesure si chère à Aristote, nous semble possible à la condition que les radars des questionnements éthiques soient d’une grande efficacité, capables de percevoir les éléments de vie de l’ordre de l’infiniment petit, des presque riens, de ceux qui sont amenés à destituer ces personnes de leur condition humaine. Ces gens bancals du dehors, bancals du dedans, qui dans leur apparente faiblesse, nous ont donné tellement de leçons de force que le souvenir de leur présence à nos côtés est semblable à un chemin dans la nuit éclairée par une multitude de falots aux lumières vacillantes mais doucereuses. Des flammes qui peuvent éclairer, mais qui peuvent aussi réchauffer l’homme errant pour peu qu’il veuille bien s’en approcher, en douceur pour ne pas risquer de les étouffer.  

 

Notes

(1)     R. Murphy (1987), Vivre à corps perdu, Paris, Plon, 1993, p. 184.

(2)     P. Fustier, Le lien d’accompagnement, Entre don et contrat salarial, Paris, Dunod, 2000, p. 200.

(3)  Sen. A., (2009), L’idée de justice, Paris, Flamarion, 2010 ; Sen. A., (1992), Repenser l’inégalité, Paris, Seuil, 2000.

(4)     Rawls. J., (1987), Théorie de la justice, Paris, Point, 2009.

(5)     Quentin. B., (2013), La philosophie face au handicap, érès, 2018.

(6)     A. Jollien (2002), Le métier d’homme, Paris, Seuil, 2013, p. 70/71.

(7)    Aristote, (2004). Éthique à Nicomaque, Livre V, trad. R. Bodéüs. Paris, France : Flammarion.

(8)    C. Fleury, La fin du courage, Paris, Fayard, 2010, p. 78.

(9)    A. Jollien., op. cit., p.61.

(10) C. Fleury, op, cit., p.18.

(11) Aristote, L’éthique à Nicomaque, Paris, Flammarion, 2004, 1140 a 34-1140 b2, p. 303.

(12) Ibid., 1140 a 26-28 ; p.302-303.