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La vertu de tact en médecine

Une vertu essentielle

Par Stéphanie LÈBRE


Diplômée infirmière en 2002, Stéphanie LÈBRE a exercé dans des secteurs de soins très variés. Depuis 6 ans, elle occupe pour le Pôle de Santé du Plateau (Hauts de Seine), la fonction de coordinatrice de soins au sein d'un soin de suite et réadaptation à orientation cancérologique et soins palliatifs.

Article référencé comme suit :
Lèbre, S. (2023) « La vertu de tact en médecine » in Ethique. La vie en question, avril 2023.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

« Le tact est une qualité qui consiste à peindre les autres tels qu’ils se voient. »
Abraham Lincoln.

 

« Dîtes-moi la vérité docteur ! » Voilà une injonction qui semble définir ce qu’attendent aujourd’hui les patients du médecin et plus généralement de la médecine. Une transparence totale sur leur état de santé, sur l’évolution d’une maladie, un pronostic sombre. Si à la lumière de la pensée kantienne la vérité se pose en impératif moral inconditionnel, nous sommes en droit de nous demander quelle valeur éthique cette dernière possède, dans son essence, dans la manière d’en user, dans les fins recherchées. Aussi, il nous semble que la vérité ne peut pas faire cavalier seul. Le tact nous apparaît être le compagnon de route idéal. Et si Abraham Lincoln, cité ci-dessus, qualifie le tact de qualité, nous nous permettrons d’apporter une nuance de taille en requalifiant le tact en vertu. Si les qualités sont naturelles à l’homme, la vertu exige travail, effort et recherche perpétuelle du bien. « Peindre les autres tels qu’ils se voient », parvenir à faire ce pas de côté, à comprendre l’autre dans ce qu’il perçoit de lui-même, demande nécessairement un véritable effort de recherche de justesse.

Mensonge et vérité : une fausse dualité
Nous ne ferons pas là l’apologie de la « bonne vérité » face à « l’immoral » mensonge. Non. Réduire les possibles à cette opposition de manière si tranchée n’aurait aucun sens dans la réalité contingente de la relation soignant- soigné. Si le mensonge peut être condamnable, une vérité assénée brutalement ou au mauvais moment peut avoir des effets plus dévastateurs encore. De tout temps, la question de la vérité dans le discours médical a mené à des réflexions éthiques sur les pratiques soignantes. Le rapport du médecin au malade est-il toujours marqué du sceau du discours vrai ? Les lois prônent aujourd’hui une information claire, loyale et appropriée et mettent en avant le principe d’autonomie du patient. Nous sommes face à une exigence de vérité. Pour autant, est-il envisageable de livrer chaque information au patient dès lors que celle-ci est connue du soignant ? Comment en pratique, annoncer des vérités difficiles à dire mais aussi et surtout, dures à entendre ? Comment le médecin peut-il jauger de la capacité qu’a le malade à accueillir une nouvelle grave voire condamnante, souvent violente ?
Nombre de débats philosophiques et réflexions éthiques ont été publiés ou disputés sur le mensonge. A l’image de la célèbre controverse faisant s’affronter E. Kant et B. Constant (1), l’issue semble manifestement aporétique en cela que nous trouvons autant d’arguments à défendre une position et son opposée. Alors plutôt que d’éclairer la réflexion par le prisme de la morale, tournons-nous vers ce que notre humanité nous dicte. Au regard du principe de bienfaisance, il nous semble indispensable de rechercher la juste mesure dans notre discours à l’autre. Il n’est pas de bonne ou mauvaise vérité.  Mais il est de bonnes et mauvaises manières d’en user. Le parcours de soins du patient est jalonné de moments différents qui nécessitent chacun une réflexion sur ce qu’il convient de dire ou de taire. Il s’agit donc de convenir, d’être en harmonie avec la situation, d’agir de manière adéquate. La véracité ne s’inscrit pas nécessairement ici. Si elle doit rester la lumière du phare qui guide le couple soignant-soigné dans ce périlleux voyage, elle ne doit pas devenir celle qui l’aveuglera par sa violence, finissant par faire dériver l’embarcation vers des zones d’ombres entraînant angoisse et désespoir. La relation doit se construire dans une vérité accessible, entendable et en cela, empreinte de tact.

Le tact au sens du toucher
Etymologiquement, le tact est issu de tactus. Il renvoie à la perception du toucher. A l’origine, c’était ce mot qui figurait dans la liste des cinq sens avec l’ouïe, la vue, l’odorat et le goût. C’est en ce sens que la philosophie sensualiste du XVIIIe siècle l’entendait. Il s’agissait de prendre con-tact avec les choses, c’est-à-dire de manière tactile.
Sans le toucher, l’homme ne saurait survivre. Il permet de se repérer, de sentir, d’identifier les zones de danger. Il est une appréciation du dehors avec sa difformité. Il permet d’évaluer la continuité ou discontinuité des choses, la rugosité ou au contraire la douceur. Il donne du relief au monde et permet une prise de conscience de son hétérogénéité. Il définit la frontière de notre être, la peau comme limite du moi. Notre identité corporelle est circonscrite, à l’image de l’expérience de pensée de la statue de Condillac (2), qui prend conscience d’elle-même avant tout par le toucher. Le toucher est une rencontre entre le dehors et le dedans, entre le moi et ce qui est hors de moi. Il s’agit d’une intelligence subjective, qui fait suite à la perception de la conscience que nous avons de nous-même. En cela, le tact relève à la fois du sensitif et du réflexif. Ce que nous percevons par le sens nous fait prendre conscience de ce que nous sommes un être dissociable de notre environnement.  
Le toucher nous permet d’entrer en contact physique avec l’autre. Il est une rencontre de deux peaux, de deux êtres. La frontière de la pudeur du corps est franchie. Il est question d’un partage. Dans la relation de soins, il est un sens indispensable à la reconnaissance de l’autre. Il vient asseoir la considération du soignant à l’endroit du patient, en cela qu’il le reconnaît dans sa corporalité.
Le tact a cette particularité d’appartenir au registre du tangible et à celui du sentiment. Il est primitivement le sens du toucher, mais il est aussi sensibilité, c’est-à-dire qu’il exprime ce que nous ressentons en touchant.  Sur un autre versant, le tact est un art de juger et une manière de se conduire.

Du toucher à l’intangible

« Le tact enjoint de ne pas toucher, de ne pas prendre ce qu’on prend, ou plutôt de ne pas se prendre à ce qu’on prend. Tact au-delà du contact. » (3)
Une distinction est faite entre le toucher et le tact. Le tact ne doit pas toucher. Il y a une contemporanéité entre l’action de toucher et celle de prendre, au sens de la prise de pouvoir sur l’autre. Le tact lui ne prend rien, dans la mesure où il n’est que perception. Il n’a de prise que dans le « prendre soin ».  Nous pouvons comprendre Derrida et cette idée de « tact au-delà du contact » dans notre pratique, comme une nécessité d’éclipser le corps « tangible » du patient (corps concret comme matière perceptible avec les mains) pour accéder à ce qui se trouve au-delà du corps, son intimité.
L’intangible se définit comme ce qui ne peut pas être touché par principe, ce qui échappe au sens du toucher. Le tact trouve sens ici en cela qu’il n’y aura jamais de contact. Mais il est une forme de toucher par la perception. Nous accédons à la connaissance de l’autre à distance. « Le tact, c’est toucher sans toucher. » (4).
 Le sens métaphorique que nous donnons au tact aujourd’hui est celui d'une intuition, un flair, concernant ce qu’il convient de dire ou de faire au moment opportun. Il est une saisie du sens de l’instant présent, souvent en détour ou rebond. Une faculté à l’adéquation à une situation, sans confrontation. C’est une intuition juste, tel l’eustochia (5) dont parle Aristote, alliant sagacité et vivacité d’esprit. Il conjugue finesse et justesse en étant attentif aux nuances et aux circonstances.
Avoir du tact, c’est être soucieux de notre manière de faire ou de dire. L’homme de tact attache l’éthique à la forme, de façon à avancer vers l’autre avec attention. Il s’entoure de la délicatesse. Il préserve l’autre en lui laissant un espace de liberté à différencier de la mise à distance propre au respect, en cela que cet espace prend la forme d’une proximité respectueuse. Elle s’applique à l’autre avec ses particularités, c’est une distance « personnalisée », un espace dans lequel le patient garde ses repères. Le tact est élevé au rang d’un art : celui de la distinction et de la reconnaissance de la singularité.
Le tact n’a pas l’ambition de séduire ou de faire de la rhétorique. Mais son lieu est assurément celui du langage. Il est le toucher du langage. Nous sommes touchés par les mots de l’autre. La parole empreinte de tact ne veut pas malmener et vise à donner confiance. Avec des mots abrupts, malveillants ou lâchés brutalement, nous pouvons blesser la personne à qui nous nous adressons, salir ce dont nous parlons. Avec des paroles bienveillantes et chaleureuses, les mêmes choses sont dites mais celui qui les reçoit est préservé. Notre façon de dire ou faire est ce que nous donnons à voir aux autres. Notre façon de nous exprimer est ce que nous présentons à l’autre. Se moquer de la façon de faire en revient à mépriser le regard de l’autre, ne lui donner aucune place dans la relation, à le nier. Le langage demande du tact parce qu’il consiste à aller toucher la personne où elle se trouve. A marquer la distance, tout en la franchissant. En manquant de tact, en parlant mal, nous dépassons certaines limites et ne sommes plus à notre place. Ce qui revient à manquer de respect. Rentre alors en jeu la dimension morale du langage. Parler avec tact, c’est respecter l’autre, respecter la distance qui permet d’assurer un espace de protection ou de liberté à l’autre et de le reconnaître dans sa différence. A contrario, manquer de tact consiste toujours à passer en force, ne pas tenir compte de l’autre. Le manque de tact s’accompagne de violence, violence que Kant oppose au respect. Le tact est un phénomène sensible au double sens de la sensualité qu’il requiert et de la moralité. Il s’agit de procéder à des évaluations morales avec sa propre sensibilité. Nous devons habiter nos façons de parler et ne pas glisser vers des façons de parler toutes faites.

Le tact n'est pas la civilité
La civilité, autant que le tact, semblent être tous deux des attitudes de considération de l’autre, une forme d’altruisme. Mais nous aurions tort de confondre l’un et l’autre. Erasme fait apparaître la civilité en publiant en 1530 De civilitate morum puerilium. Dans cet ouvrage, il nous apprend les manières et convenances à respecter pour se rendre aimable en société. Il s’agit davantage de bienséance, d’usage des règles socialement acceptables. La civilité apparaît donc comme une convention tacite des règles sociales, une conduite à ne pas enfreindre. Elle a pour mission de réguler et faciliter les échanges entre les hommes, afin de maintenir une harmonie dans la vie de la société.
 A contrario, le tact apparaît là où aucune préconisation n’existe. Il pallie cette absence. Si nous en appelons au tact, c’est parce qu’il n’existe pas de règle qu’il conviendrait de suivre. « Nous entendons par tact la sensibilité déterminée à des situations dont nous n’avons aucune connaissance dérivée de principes généraux, de même que la capacité à les sentir, elles et les comportements à s’y tenir. Ainsi appartient-il par essence au tact de rester implicite et de ne pas pouvoir accéder à la formulation expresse ou à l’expression » (6). Au-delà de la civilité, se laisse entrevoir « une politesse de l’esprit et du cœur. » (7)
Avoir du tact c’est moins avoir de bonnes manières que des manières bonnes. L’homme qui a du tact est le contraire de l’homme maniéré. L’homme de tact s’oppose au formalisme au profit de l’attachement éthique à la forme, au sens où celle-ci est une manière d’aller vers l’autre, à sa rencontre. Il y a dans le tact, une finesse, une délicatesse qui ne peut s’exprimer par un code de bonne conduite. Dès lors que nous essayerions de démontrer ce qu’est le tact, nous en manquerions indubitablement. A l’image du silence, aussitôt que nous le nommons, le tact n’existe plus. Son caractère insaisissable le rend fugace et soumis à une vigilance de tous les instants.

Une vertu de peu ?
Un peu désuet, le tact n’a pas beaucoup alimenté les ouvrages philosophiques. Ce concept n’a pas enflammé le cœur des philosophes ni donné lieu à de grands débats. Sans facette politique il ne pèse guère dans la balance face à la justice. N’ayant rien de spectaculaire, il ne peut se confronter au courage ou à la force. Non, le tact ne séduit pas les foules. C’est une petite vertu, presque invisible mais que nous ne devons pas sous-estimer ou négliger. Car il est soucieux du lien avec l’autre. C’est une vertu altruiste. L’homme qui a du tact ne cherche pas à paraître, il cède la place à ce qui l’intéresse : cet autre qui lui fait face.
Son charme réside dans cette quasi-invisibilité. Le tact s’inscrit dans la discrétion, l’humilité. Il est attentif à l’autre. « Le tact est une vertu typiquement sociale ou interpersonnelle. Sa valeur ne réside pas dans l’harmonie interne ou l’excellence de l’agent en tant qu’être humain, mais principalement dans le fait de faciliter les relations humaines (…). Il concerne la valeur de l’intimité, et exprime une attention personnelle à la singularité de la situation humaine. » (8). Avec ce souci constant de nuance et d’attention à l’autre, le tact n’est pas très éloigné de la phronésis aristotélicienne (prudence ou sagacité).
Aujourd’hui, dans une société de plus en plus individualiste où chacun recherche le bien pour lui-même, il semble absolument urgent de réhabiliter le tact. Et s’il est un lieu où nous nous devons d’en faire l’éloge, c’est bien au cœur de la relation de soins.
 
Vecteur de la confiance dans la relation de soins
La confiance se définit étymologiquement par la foi en quelque chose ou en quelqu’un. Il s’agit de se fier à l’autre, se confier. Elle est avant tout une rencontre, un partage de sensibilités. La confiance se construit en commun. Dans le monde médical, elle est un élément indispensable au couple soignant-soigné. C’est une relation humaine de réciprocité qui dans le cadre de la relation de soins demande écoute, bienveillance, respect et tact.
La médecine fut une des premières à faire une place au tact. Dans le serment d’Hippocrate, il est mentionné sous la forme d’un devoir de discrétion. Mais en filigrane de la parole hippocratique, nous voyons se dessiner l’esquisse d’une vertu de tact par la suggestion d’une conduite, d’un sens de la retenue et d’une manière de se tenir. Aujourd’hui la vertu de tact est clairement énoncée dans les codes de déontologie des métiers du soin. Le tact renvoie à l’idée du geste adéquat, de la parole appropriée. Il est une conscience aiguë de ce qu’il convient de dire ou faire et de quelle manière. Il ne nous dit pas seulement « comment faire » mais « comment bien faire ». Il est une capacité à discerner, à s’ajuster. En médecine, le tact est nécessaire pour les soins du corps et pour les soins de l’âme. Il permet de pressentir le moment où nous pouvons engager notre parole. Il s’inscrit dans un moment opportun. « dans l’intérêt du malade et pour des raisons légitimes, un malade peut être tenu dans l’ignorance d’un diagnostic ou d’un pronostic graves » (9). Cette phrase extraite du code de déontologie médicale exprime de manière implicite le devoir de tact du médecin. Il ne s’agit pas de cautionner le mensonge, mais de savoir reconnaître au patient la possibilité ou non d’entendre une douloureuse vérité. C’est un acte d’altruisme pur, qui n’est guidé que par le désir de justesse dans la relation à l’autre. Il n’est possible que lorsque la confiance est à son paroxysme. Le soignant doit pouvoir se porter garant d’une parole empreinte de tact. Nous le savons, la maladie est source d’angoisse et de souffrances. Dans cette aventure de vie, le patient doit pouvoir être soutenu dans ses moments de faiblesse et accompagné quand la force de vie reprend de l’ampleur. Il doit pouvoir compter sur le respect et la bienveillance du corps médical. Pour cela, il est indispensable que chaque décision soit prise après une réflexion attentive, annoncée avec une respectueuse délicatesse au moment opportun.

Contemporain du kairos
Le tact met au jour un paradoxe de la conception du temps. S’agit-il d’agir de manière fulgurante, dans l’instant ou au contraire, de faire preuve d’un doigté progressif dans l’appréhension de la situation ou de l’autre ?  De par son intuitivité, la singularité qu’il exige et la justesse qu’il requiert, le tact ne peut pas s’inscrire dans le chronos. Il trouve sa temporalité en regard du kairos.
Dans la mythologie grecque, Kairos est le dieu de l’occasion opportune. Il est souvent représenté comme un jeune homme ayant une épaisse chevelure à l’avant d’une tête chauve à l’arrière. Il s’agit de le saisir par les cheveux lorsqu’il passe…toujours vite. Avant, il est trop tôt, après, il est trop tard. C’est une allégorie de l’occasion favorable. Il est le temps de l’individu et de la société, non celui de la nature qui se trouve chez Chronos. Dans l’Antiquité, il a été utilisé dans le domaine médical chez les disciples d’Hippocrate. Ces derniers décrivaient deux manières d’échouer dans le traitement d’une maladie : intervenir trop tôt ou trop tard, alors qu’il existe un moment opportun pour soigner. Aristote est venu ensuite ériger le kairos en catégorie centrale pour faire l’analyse des actions humaines en général et en médecine en particulier :« pour juger de l’opportunité, il y a […] en matière de maladie, la médecine ; et pour juger de la mesure, il y a en nutrition, la médecine et en matière d’efforts, l’éducation physique.» (10)
Cet instant fugace mais essentiel, est soumis au hasard des conditions mais lié à l’absolu. En effet, le kairos relève de la nature des choses, d’un sentiment, mais aussi du savoir comme la connaissance du médecin. Le kairos n’est rien sans le savoir qui permet de le reconnaître. Un homme non éclairé ne reconnait pas le kairos qui lui apparaît comme un événement parmi d’autres. Pour celui qui sait, il est ce qui lui révèle son propre savoir. L’art de saisir l’occasion n’est pas une science exacte. Cela réclame de la finesse, de l’intuition. Le médecin, en plus des éléments tangibles dont il dispose, des résultats scientifiques qui prouvent l’avancement de la maladie ou l’inefficacité d’un traitement, doit savoir mettre ses sens en éveil pour mieux voir, entendre, sentir le patient afin de lui annoncer au moment le plus juste sa décision. Le kairos nous apparaît être un élément constitutif du tact, pour ne pas dire essentiel.  

Conclusion
Le tact serait donc une intuition, s’entourant de délicatesse et de doigté. Il repose également sur la connaissance et s’inscrit dans le registre de l’intelligence. Celui qui fait preuve de tact se rapproche du phronimos, cet homme vertueux décrit par Aristote (11) qui possède le savoir et la maîtrise du kairos.
Certains l'accuseront d’être un moyen de légitimer le mensonge, d’être l’alibi d'un manque de courage du mot qui fait mal, que nous ne voulons pas dire ou entendre. Nous savons que nommer les choses les fait exister et qu’il est souvent difficile d’énoncer la parole qui plongera le patient dans la peur, l’angoisse et la tristesse. A partir de l’annonce d’une vérité douloureuse, nous soignants, avons conscience de matérialiser une fracture dans la vie du patient. Il y aura un avant et un après ce moment pour le patient et son entourage. Mais ne nous y trompons pas. Le tact prend justement toute sa valeur ici. Au sens où il s’utilise avec justesse et donc respect, conditions indiscutables à la confiance. Et c’est ce que nous attendons d’une relation de soins :  une confiance réciproque basée sur un respect mutuel.  Dans notre questionnement de départ, la dualité n’oppose pas l’obligation de dire la vérité à celle de proscrire le mensonge. La loi elle-même nous met face à des injonctions paradoxales : elle incite à la transparence mais permet de ne pas tout dévoiler. Notre réflexion porte sur cette nécessité de questionner l’éthique dans la difficile relation soignant-soigné, dans un parcours où certaines vérités doivent être dites. Comment s’assurer d’adopter la bonne posture ? Une juste mesure est à rechercher. Ce parcours est à inventer à chaque nouvelle relation soignant-soigné. Il se doit d’être singulier, unique, et nécessite un engagement sincère. Dans cette rencontre à deux, la confiance est le socle qui offrira une base et des appuis solides pour évoluer ensemble dans le respect de la relation qui lie le soignant au patient. Rien n’est acquis. Chaque nouvelle vérité est un nouveau moment de doute où le médecin doit engager sa réflexion et chercher le moyen le plus juste d’annoncer l’information au patient. C’est ici que le tact s’élève au rang de vertu.

 

Notes
(1) Constant B. / Kant E., Le droit de mentir, recueil, Clamecy, Mille et une nuits, 2003.
(2) Condillac E., Traité des sensations, 1754.
(3) Derrida J, Le Toucher,Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000.
(4) Van reeth A /Fiat E, La pudeur, Paris, Plon, p120, 2016.
(5) Aristote, Ethique à Nicomaque 1142 b 5 ; trad. Richard Bodéüs, Paris, Flammarion, 2004, p.323 et Aristote, Seconds Analytiques I 34 89b, trad. Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, 2005 p.237.
(6) Gadamer H-G, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, coll. L’ordre philosophique, §22,32, 1996, p.32.
(7) Bergson H., La politesse in Ecrits Philosophiques. Présentation F.Worms. Paris, PUF quadrige Les Grands Textes, 47-58, 2011.
(8) Heyd D., Tact: sense, sensibility and virtue. Inquiry, vol.38, n°3, pp.217-231, 1995 (cité in E. Prairat, « Reconsidérer le tact », Recherches & éducations, Juin 2017).
(9) Ordre National des Médecins, Code de déontologie médicale, figurant dans le Code de la Santé Publique sous les n° R.4127-1 à R.4127-112, édition février 2021.
(10) Aristote, Ethique à Nicomaque 1096 a 33-34 ; trad. Richard Bodéüs, Paris, Flammarion, 2004, p.61.
(11) Idem, concept philosophique employé par Aristote pour définir l’homme qui parvient toujours à percevoir où se situe le juste-milieu, cette médiété qui n’est pas la tiédeur mais qui consiste à trouver la juste mesure entre le vice par excès et le vice par défaut.