Aller au contenu principal

La technique moderne sonne-t-elle le glas du toucher kinésithérapique ?

Par Geoffroy TROUVEROY

Diplômé d’un Master en kinésithérapie, Geoffroy TROUVEROY a exercé le métier de kinésithérapeute au sein d’établissements de santé d'Ile-de-France en neurologie et gériatrie avant de devenir formateur en Institut de Formation en Masso-Kinésithérapie (IFMK). Il est actuellement responsable de la formation clinique au sein de l’IFMK des hôpitaux de Saint-Maurice. 

 

Article référencé comme suit :

Trouveroy, G. (2024) « La technique moderne sonne-t-elle le glas du toucher kinésithérapique » ? » in Ethique. La vie en question, avril 2024.

 

Une prise de conscience

Tout a commencé par un simple échange, énoncé avec une pointe de réprobation et de colère. Une simple discussion entre collègues, inopinément entendue et pourtant tombée comme un couperet : « Regarde nos étudiants ! Ils ne savent plus toucher ! Pétris qu’ils sont de leur Evidence Based Medecine et Evidence Based Practice, ils se contentent de rester à distance les bras croisés, la bouche en cœur et les yeux hagards. Que font-ils à part installer leurs patients sur une machine quelconque, lancer un programme pré-enregistré avant de retourner sur leur téléphone portable ? Et je ne parle pas là d’un fait isolé, tous en semblent frappés ! ».

A peine avais-je eu le temps de digérer et de faire mienne cette déclamation qu’un collègue renchérit : « Pour peu, bientôt ils demanderont aux patients de tout réaliser seul. De se placer seuls sur une machine i-tech et de lancer eux-mêmes le protocole. Il suffit de les voir en examen. Regarde, pas plus tard que le mois passé, lors de la partie pratique de leurs évaluations sur le membre inférieur, je n’en ai pas vu un seul masser. Pas un te dis-je ! Pareil pour les postures du rachis, pas un seul guidage manuel, pas une seule stimulation tactile. Rien. ».

Ainsi, nos étudiants en kinésithérapie toucheraient de moins en moins leurs patients. Imprégnés par un développement technique, par un savoir scientifique basé sur les preuves, ils abandonneraient le toucher, le contact de leurs mains sur le corps de leurs patients pour lui substituer la technique. Cet échange, auquel je n’étais pourtant pas convié, aurait pu me laisser de marbre s’il n’avait pas éveillé en moi de vagues réminiscences. N’en avais-je pas moi-même fait l’expérience ? N’avais-je pas vu de mes propres yeux l’abandon de ce toucher par mes collègues ? Et ne l’avais-je pas moi-même laissé de côté pour lui préférer des protocoles ne nécessitant pas de poser mes mains sur le corps de mes patients ? Il me fallut le reconnaître. Je fus l’un de ces kinésithérapeutes. L’un de ces adeptes du hands off qui consiste, comme son nom l’indique (nous pouvons en effet traduire ce hands off « sans les mains » par « ne touchez pas »), à réaliser la rééducation sans toucher le patient. Combien de fois n’ai-je pas posé mes mains sur un patient ? Cent fois ? Mille fois ? Plus ? Je ne saurais le dire. Mais je me souviens encore de mon protocole de rééducation réalisé auprès de patients ayant subis une reconstruction de ligament croisé antérieur. Un protocole bien huilé, fait d’alternance entre de l’arthromoteur (sorte d’appareillage électrique mobilisant le genou), de la marche entre des barres parallèles avec ou sans obstacles, du travail de l’équilibre et du renforcement musculaire progressif. Je n’avais nul besoin, ou presque, de les toucher. Je n’avais nul besoin de ce contact entre leur corps et le mien. J’avais substitué la technique à mes mains, ces mains du kinésithérapeute que l’on ne pourra jamais mieux décrire que Rimbaud dans son poème les mains de Marie-Jeanne, ces mains (1) :

Ce ne sont pas des mains de cousine

Ni d’ouvrières aux gros fronts

Que brûle, aux bois puant l’usine

Un soleil ivre de goudron

Ce sont des ployeuses d’échines

Des mains qui ne font jamais mal

Plus fatales que des machines

Plus fortes que tout un cheval

Ces mains, pourtant, me devenaient bien inutiles. Fallait-il pour autant accuser la technique de cette modification de ma pratique ? Le métier de kinésithérapeute n’est-il pas de toute façon un métier technique ?

 

La kinésithérapie : intersubjectivité haptique et technique « ancienne »

Le référentiel de la formation en masso-kinésithérapie va en ce sens en parlant de techniques de « palpation et massothérapie » ainsi que de techniques « de mobilisations articulaires » (2). Dès lors, ce toucher kinésithérapique, fait de massages et de mobilisations apparaît bien technique. Ce que nous confirmera Mauss dans son ouvrage les techniques du corps. Sous sa plume, le massage devient une technique du soin, c’est-à-dire, dans notre cas de figure, la façon dont le kinésithérapeute se sert de son corps avec comme finalité la coordination de ses mouvements dans un but précis, à savoir le soin, la santé de son patient (3). En d’autres termes, cette régulation du geste lorsque le kinésithérapeute palpe et pétrit les chairs, lorsqu’il malaxe et façonne les muscles, usant de ses doigts, de ses mains ou encore de ses éminences thénars, est de la technique. Technique du toucher dont il nous faut relever deux spécificités. Premièrement, il est la source d’une intersubjectivité haptique. Car dans ce corps à corps du kinésithérapeute avec son patient, dans ce toucher, ce qui se joue c’est la rencontre d’une âme et d’une autre âme. Âme intangible qui, comme nous le dit Aristote, n’est pas séparable du corps, âme que l’on ne peut toucher immédiatement certes mais qui, au travers de la chair, à travers la médiation du corps, se laisse toucher (4). Ainsi, lorsque le kinésithérapeute touche le corps de son patient ce dernier se donne comme Autre. Non comme ego, comme reflet du kinésithérapeute, mais bien comme un alter-ego, un analagon.  Or, dans le même mouvement, le patient - comme Autre - engendre une modification du moi du kinésithérapeute par son apparition comme être comme lui qui n’est pas lui et qui nécessite, pour être perçu comme tel, une restriction de son égo débordant (5). L’Autre fixe ainsi les frontières de son corps et lui en donne l’expérience. Ce qui lui permettra de dire « c’est moi », « ceci est mon corps » (6).  Autrement dit, par le contact avec son patient, le kinésithérapeute lui donne naissance comme Autre et non comme un autre lui-même. Le patient, opérant exactement de la même façon, fait apparaître le kinésithérapeute comme Autre pour lui, ne le réduisant plus ni à un simple objet, ni à lui-même. Deuxièmement, la technique du toucher se manifeste comme ce qu’Heidegger définira être une technique ancienne. C’est-à-dire une technique qui consiste en un laisser « faire-venir » (7) de la santé de l’Autre. En effet, lorsqu’il mobilise son patient ou lorsqu’il le masse, le kinésithérapeute ne contraint pas la nature, il ne la force pas. Il accompagne son processus de guérison en assouplissant les chairs et les cicatrices, en remettant en mouvement une articulation enraidie, en facilitant le drainage d’un œdème par les mouvements lents et répétés de ses mains. Ainsi, ce toucher kinésithérapique, en tant que technique ancienne, cherche à pallier le déficit du « simple » toucher – comme mouvement anarchique et inconséquent des mains-outils – en en faisant un usage pragmatique afin d’en tirer le maximum d’efficacité. En d’autres termes, la main du kinésithérapeute ne se différencie pas de celle de tout autre, mais elle s’aide de la technique ancienne, elle en fait un usage qui lui permet d’en tirer le maximum d’efficacité dans l’intérêt de son patient.

 

La technique moderne en kinésithérapie

Jeune kinésithérapeute, alors que j’avais renoncé à utiliser mes mains lors de mes soins, je n’avais cependant pas renoncé à soigner. Mais ma pratique était toute autre que celle que nous venons de décrire. Comme le montre Heidegger, la technique moderne m’avait permis de libérer mon organisme et mes mains de cette tâche qui aurait dû les requérir. Lorsque je construisais mes séances à partir de protocoles et de normes, que je mesurais et calculais des données et des valeurs, je n’accompagnais pas la nature, je n’étais pas dans ce laisser « faire-venir » de la santé de l’Autre, mais dans une « mise en demeure de la nature » (8). Je l’obligeais à se montrer comme prévisible, calculable, mesurable. Je la forçais à répondre conformément à ma demande. Je l’interpellais afin qu’elle me livre le maximum de résultats à moindre frais. Nul besoin pour moi de toucher mon patient, parfois même de l’approcher. Je pouvais rester debout, à regarder les valeurs chiffrées de la force de ses quadriceps ou ischio-jambiers qui s’affichaient sur l’écran de mon ordinateur. Si les données ne me satisfaisaient pas, si elles ne répondaient pas à mes attentes ou si elles ne correspondaient pas aux normes prescrites, il me suffisait de quelques réglages, de quelques adaptations des modalités du protocole pour y remédier, pour que ce corps rentre dans la norme.

Dans cette relation, mon patient se transformait. Elle menaçait, de toute sa puissance, ma relation à lui comme à un Autre, comme à un analogon. Mon patient était réifié. Il était devenu une succession de 0 et de 1, langage binaire qui se substituait à tout autre. Assis sur le dynamomètre isocinétique, debout sur la plateforme Huber ou couché sur la table de massage, que ce soit durant le bilan ou durant le traitement, je disséquais son corps, décomposais ses mouvements, coupais ses gestes, je les désolidarisais de l’être. J’évaluais son corps, le mesurais, le comparais à des normes. Ses données étaient chiffrées, accumulées, traitées, comparées, mises à disposition. Je l’abordais comme un objet de recherches dont l’ensemble des données étaient disponibles à tout instant.  En passant du pragmatisme à la rationalité, du corps-âme inséparable à ce corps réifié, c’était une intersubjectivité de la communication – comme con-tact avec l’Autre – et de la compréhension que j’avais abandonnée (9). Ainsi que ce qui faisait du médical un art (10).

Mais étais-je pour autant maître de cette technique moderne ? Etais-je celui qui la contrôlais ? N’étais-je pas déjà moi-même devenu le rouage d’un processus qui me dépassait ? N’étais-je pas contraint par celle-ci à réifier mon patient ? Selon Heidegger, la technique moderne arraisonnerait l’homme et le provoquerait à aborder la nature comme objet de recherches, elle le provoquerait à mettre en demeure la nature de se montrer comme calculable et prévisible, comme système d’information qui lui permet de savoir si elle répond conformément à son appel (11). Ainsi, j’étais contraint par l’industrie du matériel médical, par les instituts de recherches médicales, par les pouvoirs publics ou encore par la bureaucratie à faire que le corps de mon patient puisse être réduit à une succession de chiffres, de nombres, de points que je pouvais inscrire dans les comptes rendus de bilans. Comptes rendus qui me permettaient de noter son évolution de séances en séances en observant la modification des résultats de la force en Newton-mètre sur le dynamomètre isocinétique, l’augmentation du nombre de kilomètres effectués sur le vélo ou encore les résultats chiffrés des différents exercices qu’enregistre la mémoire informatique du Huber. Corps réifié permettant de justifier des frais de santé ou de son inclusion dans de nouvelles recherches scientifiques qui à leur tour justifieraient ou non le protocole mis en place. Mon langage était devenu un langage technicien, langage de nombres et de chiffres, effaçant celui de l’intersubjectivité haptique. J’étais devenu un rouage d’un processus qui me dépassait, un « étant intramondain » (12). Le corps de mon patient, quant à lui, était devenu un corps dont chaque paramètre était disponible à tout instant dans le langage binaire de mon ordinateur. Mais n’était-ce pas, après tout, comme cela que l’on m’avait formé ?

 

La technique moderne et l’enseignement de la kinésithérapie

Selon Ellul, la technique a depuis de nombreuses années envahi l’éducation, cherchant à « développer la personnalité de l’enfant […] le situer le mieux possible, le préparer le mieux possible aux tâches qui l’attendent » (13). L’enfant, l’adolescent et le jeune adulte doivent être utiles au sein de cette vie actuelle qui est technique et qui nécessite donc que l’enseignement le soit également. De telle sorte qu’il pourra en conclure que « l’enseignement n’a plus un but humaniste, il n’a plus aucune valeur par lui-même, il n’a qu’un but : faire des techniciens » (14). Or, l’enseignement en kinésithérapie ne déroge pas à la règle et il apparaît certain que c’est dès leur formation que les étudiants, kinésithérapeutes de demain, sont provoqués à aborder la nature comme objet de recherches et à la mettre en demeure de se montrer prévisible et calculable. Car s’il est certain que les techniques du toucher persistent dans les apprentissages, que ce soit au cours de travaux dirigés ou de leurs stages, ce toucher technique ne semble pourtant plus se tailler la part du lion, cédant progressivement sa place au raisonnement et à des techniques qui ne le nécessite plus, tel le hands off. Tout au long de leur formation ces étudiants seront amenés à rationaliser l’organique. Par une formation fondée sur les preuves scientifiques, sur des valeurs et des nombres, sur du raisonnement clinique, ils vont séquencer le corps, la pathologie et les fonctions, analysant chacune de ces structures, les classifiant, les encodant et s’assurant qu’elles correspondent à des cases et à des nombres sur des échelles ou des questionnaires de leur bilan et diagnostic kinésithérapique. A tel point que, symptôme ou non de cet arraisonnement, la première des onze compétences que comporte le référentiel de la profession de masseur-kinésithérapeute se trouve être « analyser et évaluer sur le plan kinésithérapique une personne, sa situation et élaborer un diagnostic kinésithérapique » (15). Et alors même qu’ils répètent à longueur de journée que le masseur-kinésithérapeute fait face à un patient dit « dans sa globalité », qu’il s’agit de soigner un patient et non une maladie, les formateurs, contraints par le système technicien – ce même système technicien qui offre du financement pour ce qu’il nomme « des outils numériques », de ces outils qui substituent à la présence de l’Autre des tables digitales de dissections et de diagnostic médical et clinique virtuels – amènent les étudiants sur le chemin de la technique moderne et de la réification.

 

La technique moderne : un processus hors de contrôle ?

Pouvais-je pour autant, de même que nos étudiants en kinésithérapie, vouloir réellement d’une technique qui, pour soigner, nécessite de réifier nos patients ? Pourquoi aurais-je voulu me défaire d’une technique qui, tout en dévoilant la santé dans un laisser « faire-venir », dans cet accompagnement de la nature, dévoile également l’altérité au sein de la relation intersubjective et ma subjectivité comme conscience capable de manipuler la nature dans l’intérêt de mon patient ? Souffrais-je d’akrasia ? Ou étais-je dépossédé de mon choix ? Il est probable que cette dernière possibilité doit-être retenue. Car, la technique moderne se renforce par un effet rétroactif sur les forces qui l’ont engendrée, ce qui lui assure sa pérennité. C’est ce qui fera dire à Jonas, concernant notre rapport à la technique, que si « le premier pas relève de notre liberté nous sommes esclaves du second et de tous ceux qui suivent » (16) et à Anders que « bien que nous soyons les auteurs de ce système, nous devons renoncer à nous penser comme étant en son centre » (17). Or, force nous est de constater que, s’agissant de la kinésithérapie telle que je la pratiquais – et telle que la pratique nos étudiants – j’avais déjà franchi un certain nombre de pas. Il ne me devenait ainsi plus possible de faire marche-arrière, de revenir sur mes pas et de tourner le dos à cette technique. Je me retrouvais, de même que mes collègues, face à la nécessité de recourir à de plus en plus de techniques - techniques qui tout en devenant la source de problèmes auxquels elles seules avaient la réponse, finissaient par me déresponsabiliser (18). Mais quand bien même l’aurais-je pu, il ne m’était pas moins impossible, à ce moment, de le vouloir. En effet, comme aurais-je pu, après leur en avoir fait bénéficier, priver mes patients des gains que semblait devoir leur apporter la technique moderne : amélioration et vitesse de récupération accrues de leurs fonctions motrices, réduction de la récidive de certaines lésions, prévention de la survenue de nouvelles douleurs ou incapacités et encore d’autres bienfaits que les données scientifiques semblent leurs imputer. Il m’était devenu impossible de leur dire que nous n’userions plus de techniques modernes, pour lesquelles j’avais des preuves scientifiques, pour revenir à une technique du toucher pour laquelle je n’en avais pas. Certes, il persistait – et persiste encore – des kinésithérapeutes qui touchent leurs patients. Ce à quoi nous devrons opposer que s’ils existent toujours, ils sont cependant minoritaires, vieillissants et apparaissent comme des kinésithérapeutes à l’ancienne, des kinésithérapeutes qui n’ont pas su évoluer avec leur temps et qui sont restés accrochés à des principes du passé et dépassés. Des kinésithérapeutes qui n’ont pas encore mis leur doigt dans l’engrenage technique, des « réfractaires ». Ces mêmes kinésithérapeutes qu’avec une certaine condescendance, que je tirais de mon idéologie technocratique, je critiquais déjà durant mes stages, alors que je n’étais qu’étudiant. Ces professionnels qui, selon moi, se contentaient de travailler en EHPAD et qui, faute de suivre les dernières publications scientifiques et de fonder leurs pratiques sur les preuves, ne faisaient que marcher avec leurs patients et leur faire quelques massages et mobilisations.

 

Vers une disparition du toucher en kinésithérapie ?

Mais alors, accepter cette croissance exponentielle du progrès technique, cette course éperdue en avant vers plus de technique, comme croissance dont le substrat n’est autre qu’une version antérieure d’elle-même, reviendrait à accepter que ce nouveau monde de la kinésithérapie soit érigé sur les vestiges et les cendres de celui qui l’a précédé. Ce serait faire de la technique ancienne du toucher une obscure fondation. Ce qui ne semble pas souhaitable car nous ne pouvons en aucun cas vouloir laisser la technique moderne, en ostracisant le toucher, exclure l’Autre en recréant le personnage, en l’affublant du masque du progrès. Mais comment y arriver si nous y sommes contraint par la technique moderne, si nous sommes, pour reprendre les mots de Heidegger, arraisonné par elle (19) ? Premièrement par cette prise de conscience de l’irréductibilité de mon corps et de celui de mon patient à la machinisation. Ce corps qui « malgré le systématisme et l’acharnement avec lesquels on le pousse à devenir une pièce de machines, ne se laissera jamais transformer en honnêtes rouages » (20) ne doit en rien être une honte, mais au contraire ce qui nous sauve en nous permettant d’être la source d’une intersubjectivité haptique. Deuxièmement, en prenant conscience que la technique moderne, même si elle force la nature, n’en est pas moins un dévoilement – et non une fabrication – de la santé des patients. C’est dans cette irréductibilité du corps et ce dévoilement que se joue la rencontre entre deux personnes, deux corps et deux âmes, une rencontre avec l’Autre. C’est en saisissant ce qu’est la technique moderne que nous pourrons avancer. La technique moderne est un danger pour la technique ancienne du toucher, certes, « mais, là où il y a danger, là aussi croît ce qui sauve » (21).  Il nous fallait définir ce qu’est la technique moderne pour comprendre qu’elle ne peut être un instrument que l’on maîtrise. Il fallait la comprendre pour que nous puissions sortir de cette idéologie technocratique dans laquelle nous, kinésithérapeutes, nous sommes enfermés et qui nous pousse à croire que c’est exclusivement d’elle que dépend l’évolution du système social, du système de santé et plus précisément de la kinésithérapie. C’est par ce pas de côté, c’est en nous libérant des chaînes de l’idéologie technocratique et de la technique comme instrument, que nous pourrons renouer avec le toucher kinésithérapique. Non en remplacement de la technique moderne qui est la source de bienfaits certains, mais en complément de celle-ci. C’est par ce pas de côté que nous pourrons aller à la rencontre de l’Autre dans l’intersubjectivité de la relation kinésithérapique. C’est à cette condition seulement que la technique en kinésithérapie, en tant que technè, renouera avec son sens ancien de τέχνη, en tant que dévoilement qui produit la vérité dans l’éclat de ce qui apparaît et retrouvera le sens même que lui donnait déjà Aristote, d’« art médical ».

 

En conclusion

Il nous apparaît donc que si la technique ancienne du toucher en kinésithérapie relève d’un double dévoilement, le dévoilement de l’Autre en tant qu’Analogon et de la santé de l’Autre, les kinésithérapeutes, en y renonçant et en forçant la technique moderne à se substituer à eux, en oubliant qu’elle demeure un dévoilement de la santé de l’Autre, encourent le risque de faire de la kinésithérapie un monde inhospitalier, déshumanisé. Un monde de techniques au sein duquel leur corps et celui de leurs patients ne seraient plus que des rouages défaillants. Une kinésithérapie adaptée à la technique moderne au sein de laquelle ils ne seraient plus qu’« homme en tant qu’instrument pour les instruments » (22). Et quelle que soit l’exacte raison qui pousse ces jeunes kinésithérapeutes à adhérer de toutes leurs forces à ce développement technique, à cette immixtion de la technique dans la kinésithérapie, et quand bien même leur détermination à maîtriser cette technique serait inébranlable, le danger persistera. Car en se croyant maître de la technique, et au travers d’elle croyant maîtriser le soin, ils ne feront qu’accélérer leur déchéance. Mais s’il est certain qu’il siège en la technique moderne un risque d’hubris, la démesure de vouloir nous en rendre maître, tout en la laissant, par la même occasion, contrôler notre destinée, nous ne pouvons pour autant pas vouloir sa suppression. Celle-ci étant la source de bienfaits sur la santé que l’on ne saurait remettre en cause. Mais il nous faudra, à nous kinésithérapeutes, mais probablement aussi à d’autres soignants, dessiller notre regard pour enfin la percevoir comme une forme de dévoilement. C’est par cette prise de conscience que nous pourrons renouer avec d’autres formes de dévoilement, y compris celui de la technique ancienne du toucher. C’est en en prenant conscience que nous pourrons garder dans notre pratique de la kinésithérapie – et osons l’extrapolation, dans toute pratique de soins – le toucher comme une forme de dévoilement de la santé de l’Autre.

 

Bibliographie

(1) Rimbaud A., Les mains de Marie-Jeanne, Paris, Gallimard, « NRF », 2009, p. 189.

(2) Collectif, Profession Masseur-Kinésithérapeute, Boulogne-Billancourt, Berger-Levrault, 2007, p. 96.

(3) Mauss M., Les techniques du corps, Paris, Payot et Rivages, 2021, pp. 54-78.

(4) Aristote, De l’âme, Paris, Flammarion, « GF », 1993, 412 b 5 / 413 a 5 ; pp. 154-156.

(5) Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1992, pp. 155-201.

(6) Derrida J., Le toucher, Jean-luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 202.

(7) Heidegger M., Essais et conférences, Paris, Gallimard, « tel », [1954] 1958, p. 19.

(8) Id. pp. 20-25.

(9) Habermas J., La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973, pp. 58-59.

(10) Id. p. 83. Je reprends ici le concept aristotélicien de l’art médical comme changement entre deux états, l’état de l’homme malade à celui d’homme sain qui nécessite une forme de pragmatisme. Aristote, Métaphysique, Paris, Flammarion, « GF », 2008, Z, 7, 1032 a 10 et suiv.

(11) Heidegger M., Essais et conférences, « op. cit. », pp. 20-25.

(12) Ainsi l’être humain, en tant que Dasein est le seul ek-sistant, comme être-au-monde qui se différencie de l’étant intramondain comme être-à-porté-de-la-main, comme « outil ». Heidegger M., Être et temps, Paris, Authentica, 1985, pp. 72-76.

(13) Ellul J., La technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Economica, 1990, pp. 313-314.

(14) Id. p. 316.

(15) Collectif, Profession Masseur-Kinésithérapeute, « op. cit. », p. 39. Ainsi le terme analyse, lui-même issus d’Analusis, qui veut dire décomposer ou défaire une trame, est évocateur. Il s’agit bien de décomposer le patient, le séparer en différents segments et évaluer ceux-ci.

(16) Jonas H., Le principe responsabilité, Paris, Cerf, 1995, p. 75.

(17) Anders G. L’obsolescence de l’homme, Paris, Ivrea, 2002, pp. 117-118.

(18) Prenons ici comme exemple l’appareil d’électrothérapie en rééducation qui peut être utilisé pour du traitement antalgique ou pour aider à récupérer de la force et de la trophicité musculaire. Cet appareil, initialement de conception assez rudimentaire et robuste nécessitait une connaissance des différentes modalités d’applications (intensité, fréquence, types de courant : unidirectionnel ou bidirectionnel) afin de répondre spécifiquement au besoin du patient mais encore d’éviter un quelconque risque de brûlures électriques. Or ces appareils, afin de réduire au maximum tout risque de brûlures et de simplifier leur utilisation, ont complètement disparus de la circulation pour laisser la place à des appareils de dimensions restreintes, contenant toute une série de programmes préenregistrés qu’un enfant saurait utiliser sans encombres. Il en a résulté que ces mêmes kinésithérapeutes qui se targuent de connaissances scientifiques accrues justifiant de l’intérêt ou non de cet outil, ne savent même plus, lorsqu’ils l’utilisent, quels sont les caractéristiques du courant et de ses modalités, l’outil les ayant ainsi déresponsabilisés.

(19) Heidegger M., Essais et conférences, « op. cit. », pp. 20-25.

(20) Anders G., le rêve des machines, Paris, Allia, 2022, pp. 115-116.

(21) Hölderlin, cité par Heidegger M., Essais et conférences, « op. cit. », p. 38.

(22) Anders G. L’obsolescence de l’homme, « op. cit. », pp. 33-50.