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In memoriam Dody Bensaïd

In memoriam Doby Bensaid


Body bensaid et l'écoute par le medecin d'une sexualité qui parle et qui ne parle pas

Par Pierre Jakob

 

Dody Besaïd, diplômée il y a quelques années de l'Ecole éthique de la Salpêtrière, nous a quittés. Pour lui rendre hommage, Pierre JAKOB évoque l'écoute particulière qu'elle a initiée, au regard particulier de la sexualité.

Article référencé comme suit :
Jakob, P (2017) "In memoriam Dody Bensaïd. Dody Bensaïd et l’écoute par le médecin d’une sexualité qui parle et qui ne parle pas"  in Ethique. La vie en question, déc. 2017.

NB  : L'article se trouve en version PDF au bas du document.

Dody Bensaïd, médecin gynécologue et psychiatre, initia un groupe de réflexion avec quelques collègues, (notamment un psychanalyste, et  une biologiste pour citer les plus actifs et réguliers) pour que les médecins soient à hauteur d’écoute, de l’intensité de ce qui se jouait pour les patients et pour eux, s’agissant des maladies sexuellement transmissibles, et spécialement de la maladie du sida.       

 

Qu’est-ce que l’écoute ? Guidés par l’image immédiatement présente dans le mot, nous la pensons faite par l’attention bienveillante d’un tiers expert auprès d’un patient ou plus généralement d’une personne en demande ; or, ce que montre tout au long des années où ce groupe de réflexion a été actif, soit des années 87 aux années 91, années contemporaines de l’émergence du Sida, c’est que l’écoute pour devenir consciente d’elle-même, aussi bien sur le plan de la réflexion après-coup qu’au sein de la consultation, a besoin de cette chambre d’écho qu’est le groupe de réflexion.

 

 

Différence avec la manière de Balint

 

Il faut tout de suite éloigner les malentendus et la volonté de réduire les choses au bien connu : il ne s’agit pas d’une version récente d’un groupe à la manière de Balint. S’il est important de le préciser, sans vouloir rien enlever à l’avancée toujours encore nouvelle  de Balint, c’est pour deux raisons, aussi importantes l’une que l’autre : la première raison est que, régulièrement, pour essayer de se rendre compte de ce qui avait lieu dans le groupe, la question de savoir, si oui ou non, le groupe était en réflexion sur le mode de Balint, a surgi ; la seconde raison est que le groupe ne pouvait prendre une pleine conscience, ou plutôt une conscience pleinement explicite, de ce qu’il était en train de mettre au jour. En un certain sens qui sera développé tout au long de ces remarques, la réflexion des personnes présentes, de son noyau régulier certainement,  reprend bien l’esprit de questionnement de Balint quant à ce qui est de ce qu’est vraiment écouter au sein d’une consultation ; la conscience précise du groupe qu’il ne s’agissait pas d’un travail à la Balint, indique fortement que pour faire vivre l’esprit  d’un Balint, il faut savoir changer de forme et de méthode : avis à ceux qui se croient fidèles à bon compte !    Pour aller très vite, en faisant violence à la richesse des échanges et des interrogations soulevées au long des heures de réflexions partagées, un certain nombre de tensions très remarquables et dignes d’attention peuvent être relevées :   

-le patient est l’analyseur de la position du médecin : comme le mort saisit le vif, ainsi la présence du patient définit l’exercice du praticien, malgré  qu’il en ait,    

-la présence de la sexualité, des affections qui lui sont liées, transforme l’exercice du praticien qui ne peut en user avec elles  à l’égal d’autres affections,   

-l’image du corps, dans les MST, est bien différente des images du corps ailleurs, et cette différence implique, au-delà des cadres qu’il veut ou peut fixer, le praticien,    

-la vie sexuelle divise la question de la transmission, en en faisant bien autre chose que le passage d’un contenu d’une personne à une autre, transmettre ici n’est pas passer un relais, et le relais passé se mettre en repos,    

-une question s’impose de plus en plus fortement, au long des échanges, qui est celle de l’intensité : un certain nombre de pensées et de performances de pensée, ne sont possibles qu’à un certain degré d’intensité, cela qui vaut pour le patient, vaut aussi pour le groupe, et n’est pas sans conséquence pour la régularité de sa fréquentation,    

-la réflexion du groupe est impitoyable, sans aucun désir de l’être, pour toute volonté de formuler une éthique générale, la mort saisie seulement dans sa proximité, renversant alors les idées convenues du vivant et du médecin : la vie que défend la médecine, n’est pas la vie que vit celui qui est dans la proximité de la mort.

 

 

La spécificité de la place de la sexualité dans l’exercice thérapeutique   

 

Il suffit de parcourir, en cette vue cavalière, ce qui émerge des conversations retranscrites, pour en apercevoir et la nouveauté et l’importance d’une pareille réflexion, dont il me paraît, encore une fois, de souligner qu’en elle, l’action a précédé la conscience, sauf sur un point, capital, à savoir qu’il fallait se mettre à réfléchir sur la place de la sexualité dans l’exercice thérapeutique, parce qu’il n’était pas possible, d’aligner l’exercice thérapeutique dans un même modèle, quelles que soient les affections,  les propos et les histoires  des patients. Chacun de ces points reçoit du travail des séances un poids singulier. L’écoute en est redéfinie de manière très originale tout au long : le collectif est nécessaire pour soutenir chacun dans l’incertitude et lui permettre de l’habiter. La réunion des sensibilités, des compétences très diverses qui vont du biologiste au psychanalyste, au généraliste comme au gynécologue, les autorise à vivre, les yeux ouverts, leur incertitude : il y en a une preuve négative dans le fait que ceux qui sentent cette incertitude comme menaçant leur exercice habituel, ne font qu’une apparition dans le groupe où souvent ils se signalent par des discours qui explicitent comment ils s’arrangent pour court-circuiter le risque de la parole du patient. L’importance de ce séjour dans l’incertitude se marque tout autant dans l’impossibilité, malgré quelques espoirs, peu soutenus et peu revendiqués, de déterminer soit des thèmes, soit des directions : la floraison des questions surgies de cette incertitude, et leur pertinence, balaiera toujours l’illusion de pouvoir "ordonner" à l’avance les chemins de l’échange. C’est un peu comme si le groupe était contraint de se soumettre à cette pédagogie de l’écoute qui se travaille  à l’intérieur de lui-même : entendre dans l’après-coup ce qui a été écouté dans le colloque singulier, ou bien écouter sa propre réflexion réveiller tel ou tel fragment du passé, qui n’avait jamais été vu ainsi, c’est découvrir comment l’écoute se travaille collectivement, et nous met à distance de la fadeur des discours sur l’empathie, fadeur  qui laisse toujours la puissante prise du patient sur le praticien dans l’ombre. Que l’importance de l’écoute, cela se travaille collectivement, voilà une vérité qui débarrasse de  plus d’une illusion, et oblige à prendre en considération la fragilité du praticien, spécialement quand mort et sexe sont en jeu. Les échanges comme les défections montrent bien que la tentation du déni, et l’affirmation des routines, sont de puissantes forces qui veulent occuper le terrain ; ceux qui se refusent à faire droit à l’incertitude ressentie, évitent, du même geste, une réflexion sur leur écoute, que ce soit au milieu de leurs pairs, comme au sein du colloque singulier avec le patient.     Que l’écoute soit l’objet d’une approche collective où le collectif se constitue dans des géométries aléatoires, voilà un solide objet de réflexion dont l’écho ne s’arrête pas à la date de la dernière séance du groupe.   

 

 

Le patient comme analyseur de la médecine et du médecin   

 

Cette incertitude dont le groupe s’est emparé, à laquelle sa sensibilité a osé se confronter, ne lui venait pas seulement de lui-même : le patient, dans les maladies sexuellement transmissibles, joue comme un analyseur de la médecine et du médecin. Malgré qu’il en ait, et quoi qu’il pense, le praticien se trouve soudain installé sur une scène inédite qui n’a rien à voir avec son rôle de prescripteur : cette scène comprend toujours un plus grand nombre de personnes que les deux du colloque singulier du médecin et de son patient. Les autres partenaires, sans considération de temps, sont présents et habitent la relation duelle ; le médecin se trouve pris dans une histoire à plusieurs, au sein des couples et au sein  des rencontres. Cette situation n’est pas transposable et est propre au colloque concernant les maladies sexuellement transmissibles.  La place d’analyseur (notion qui a son origine dans la psychiatrie et la pédagogie institutionnelles, où elle traite les conflits comme ce qui analyse, de manière supérieure à toutes les représentations, la culture d’une institution) est justifiée par ce qui est rapporté des réactions des patients : ainsi telle patiente s’indigne de devoir se traiter comme traitement du conjoint et s’écrie "je ne suis pas une pommade !", manifestant que la thérapeutique implique tout autre chose qu’une intervention sur un trouble que le remède réduit. La reconnaissance et l’appropriation par les personnes de leur corps propre est bien différente du côté de la sexualité de ce qu’il est dans une autre affection : c’est ce qui est nié avec constance et astuces par ceux qui ne veulent pas se trouver "analysés" par le patient ; le médecin doit accepter de piétiner dans des atermoiements, des dérobades, avant de pouvoir entrer en relation avec ce qui se joue pour le patient.

 

 

La sexualité dont on parle et l’autre qui est muette

 

Dody Bensaïd note qu’il y a deux sexualités dans le discours qui lui est tenu  par les patients : une sexualité dont on parle, une autre qui reste muette. Qui n’est pas attentif à cette double présence, ne peut vraiment être un interlocuteur : il ne sera pas présent au moment du véritable cri qui ne s’adresse qu’à une oreille capable d’entendre. Faute de cela, le praticien joue au docteur et mime ce  qu’il fait habituellement dans une autre prescription ; faute d’être branchés sur l’analyseur, ce que permettent le groupe et sa réflexion, certains ne le savent pas, mais ils jouent au docteur, comme certains enseignants jouent au maître.     La capacité d’analyseur du patient connaît encore d’autres performances qui s’imposent au médecin : le groupe découvre que la manière de se battre pour la vie du côté des patients séropositifs, n’a rien à voir avec la manière dont la médecine se bat pour la vie : que de malentendus pour qui ne veut voir que la représentation convenue de la vie ! Plus compliquée encore est la transformation que subit la notion de responsabilité : en cas de risque de contamination, le médecin doit s’en tenir à ce qui a lieu dans le colloque singulier, en aucun cas, il n’est là comme un agent de santé publique. Il s’agit bien d’entrer dans des conduites et des pensées qui deviennent son apanage et ne peuvent être traitées depuis la place publique : les réflexions du groupe disent aussi cela, qu’il y a une responsabilité sui generis du médecin qui ne peut se nourrir de rien d’autre que de sa position par rapport à son métier, de rien d’autre que de sa force à pouvoir définir lui-même sa mission et son métier ; il est facile  de voir que cela puisse rebuter et n’attire pas foule. L’analyseur met aussi la médecine au-delà du corps morcelé selon les spécialités médicales : ce qui est justifié ailleurs, ne vaut plus ici.

 

 

Une figure nouvelle de l’éthique    

 

Ces déplacements violents où le praticien ne peut simplement définir sa place de manière banale et standardisée une fois pour toutes, comme agent du savoir et de la guérison, font que la figure de l’éthique en reçoit des traits nouveaux : les discussions du groupe font éprouver que la réflexion éthique s’affadit jusqu’à la banalité si elle a lieu  en dehors des tourments du cas particulier ; il apparaît très vite aux participants que des problématiques qui ont l’air d’être recevables, comme celle de dire ou non la  vérité au patient, sont dérisoires par rapport à la complexité de ce qui se joue pour eux ; la question de la vérité que beaucoup éludent derrière des faux-fuyants, n’est absolument pas décisive dans la relation complexe où le médecin est entraîné au milieu de la personne du patient et de toutes celles qui lui sont liées. Comment être médecin dans cette dépossession de la maladie qui lui arrive dans les MST ?    

Comment être et rester un interlocuteur dans une relation où la vie, l’espoir et le désespoir n’ont évidemment pas le même sens de l’un à l’autre ? Comment faire avec l’intensité de ce qui est apporté s’agissant du sexe et de la mort, intensité qui emmène la pensée dans des actes qui lui sont impossibles à froid ? Rester un interlocuteur là où la compassion, si elle est exigée, n’est qu’un minimum, il y a bien là matière à réflexion que le bien connu et le convenu ne peuvent suffire à donner. Se trouve aussi questionnée la transmission elle-même, et cette question, apparemment théorique et lointaine par rapport à ses mécanismes, parfaitement descriptibles, met en jeu le médecin ; de même qu’il se trouve inséré, qu’il le veuille ou non, dans la réalité des échanges entre tous les partenaires de la vie sexuelle, d’hier et de demain, de même il rencontre la dualité profonde de cette notion de transmission. La transmission recouvre en effet deux choses très différentes selon que nous pouvons la définir par son objet ou son courant : transmettre un bien, un droit, c’est donner une chose qui reste bien la même, avant et après le geste de la transmettre, alors que transmettre la vie comme transmettre la maladie, c’est s’inscrire dans un courant où quelque chose dont nous ne décidons pas les destins, continue, sans renvoyer d’abord à la décision d’un donateur. La réalité et la prégnance de ce qui est transmis, dans le cas de la vie et de la maladie, va avec l’ignorance et l’inconscience des donateurs et des receveurs : le surcroît de précautions, sur lequel, à juste titre, insistent les campagnes d’alerte, n’est jamais qu’une espèce de revanche rétrospective sur cette mise hors-jeu de la volonté prédictive et attentive. Cela questionne bien évidemment le médecin, pour de tout autres raisons que la simple enquête philosophique : c’est en effet lui-même qui est au centre de la transmission, c’est lui qui la met en évidence, c’est  lui qui fait remonter le cours du temps et de l’histoire !     

 

 

Il ne s’agit ici que de parcourir dans une vue cavalière une enquête d’une richesse et d’un courage tout à fait exceptionnels ; sous l’égide de Dody Bensaïd, les personnes qui ont maintenu leur présence et leur curiosité là où d’autres ne voyaient pas de lièvre à courir, nous livrent un objet de réflexion qui non seulement n’a pas vieilli, mais bien au contraire nous met devant un problème qui vient à la rencontre de toute personne attentive à la différence entre deux mondes, d’égale dignité certes, mais radicalement différents – le savoir et la connaissance. Le praticien intervient au titre de son savoir des sciences et des techniques,  qui le mettent en situation de nommer et de décrire, et quelquefois d’agir de manière à restituer les choses de la santé ; en revanche, celui qui  se découvre atteint et que le diagnostic rencontre en toute ignorance et inconscience, (sans moraliser une seconde ces termes) celui-là est dans un rapport inédit et singulier, non transférable d’une personne à une autre, à la vie, à la sexualité et à la mort. Ce qui est remarquable dans l’entreprise initiée par Dody Bensaïd, est ce pari tenté de rendre consciente cette place d’intersection entre savoirs et connaissance, alors que la tentation est de fuir cette place impossible, en se cantonnant dans l’une ou l’autre place. Le médecin en elle avait compris que le trans- de la transmission visait la place du médecin, comme peut-être aucune autre situation.