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Dissémination : penser la parole médicale avec Derrida

Par Nicolas MEROT


Nicolas MEROT est médecin au Centre Hospitalier Simone Veil, à Beauvais, dans l’Oise. Son exercice professionnel est partagé entre les soins palliatifs et la prise en charge de la douleur. Sa pratique, récente, de l’hypnose a infusé sa manière d’être en tant que médecin. Le travail de recherche qu’il a mené dans le cadre du Master « éthique médicale et hospitalière appliquée » se nourrit de ce que l’hypnose a à nous dire de la relation de soins en général.


Article référencé comme suit :
Merot, N. (2024) « Dissémination : penser la parole médicale avec Derrida » in Ethique. La vie en question, mars 2024.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.


Rhétorique et manipulation dans la parole médiale
Fragments cliniques : Temps de transmission du matin à l’unité de soins palliatifs. La psychologue m’interpelle, comme médecin de l’unité. « Il faudrait que tu revoies Mme Z. Elle a besoin d’entendre les choses, que tu lui redises. » Comme une évidence, j’acquiesce et peu après m’exécute, m’en allant parler à Mme Z. Cette femme âgée est malade du cancer. Ce n’est pas le premier problème de santé qui lui arrive et quand elle a compris que la perte d’appétit, la fonte musculaire, mais aussi la chute qu’elle avait faite quelques jours auparavant étaient probablement en lien avec cette image évocatrice, présente sur le scanner thoracique, elle a tout de suite saisi qu’il s’agissait d’un cancer. Elle avait d’emblée dit ne pas « vouloir se soigner » refusant de chercher à gagner du temps. Pas qu’elle veuille mourir, non. Seulement, elle avait compris qu’elle n’attendait rien d’un traitement de ce cancer. Ce discours avait très simplement rejoint l’avis du médecin gériatre qui s’occupait d’elle, et qui lui non plus n’attendait pas grand-chose d’éventuels traitements d’un cancer. Ils avaient ensemble convenu de ne pas pousser plus loin les investigations. Ce matin-là, cette patiente avait besoin de parler à un médecin. L’entretien avait conduit à ce qu’on aborde le sujet de la maladie, de sa gravité, du temps compté, du temps qu’il reste, de son inquiétude sur le moment de la mort. Toutes choses qu’elle avait déjà abordées avec la psychologue, mais qui prenaient pour elle une autre signification dans l’échange qu’elle avait avec son médecin. Quelques jours plus tard, la psychologue de l’unité de soins palliatifs revient vers moi, pour parler de Mme Z. Mon entretien a porté, me dit-elle, la situation est meilleure, elle a pu fonder un travail nouveau avec la patiente après notre rencontre. Cette situation de parole illustre la place de la parole, son importance dans le travail médical. La relation se construit dans la parole, dans le discours. C’est une interaction. Lorsque je parle, je modifie quelque chose chez l’interlocuteur, j’agis sur lui. L’action médicale est en partie constituée par la parole même. Or, agir ainsi sur l’autre soulève d’emblée une question : S’autoriser à agir sur l’autre, c’est prendre le risque de le manipuler, de porter atteinte à sa liberté.
Porter atteinte à la liberté, c’est une critique déjà formulée à l’encontre de la rhétorique. Pourtant, c’est lui porter un regard borgne que de ne la considérer qu’ainsi. La rhétorique s’inscrit dans une série d’oppositions duales que propose Platon : rhétorique contre dialectique, écriture contre discours, intériorité contre extériorité. Mais plus encore, elle s’inscrit dans un système de compréhension du monde faite d’oppositions en cascades. Dans le Phèdre (1), Platon s’intéresse au couple écriture – logos. Cette inscription dans un système d’oppositions en cascade conduit à le comprendre comme Pharmakon, nous allons le voir, c’est-à-dire considérer à la fois ses deux facettes, poison et remède. Ainsi, se comprend le discrédit jeté sur la rhétorique. Dans le Phèdre, l’écriture est discréditée face au discours oral. L’écriture est présentée comme une copie, comme morte, du discours oral, seul capable de mener à la vérité intérieure. Vulgaire copie, l’écriture a perdu tout lien avec son père ; elle est comme orpheline. La suggestion est, si l’on suit la série d’oppositions, du côté de l’écriture, disqualifiée, de l’extérieur, de la rhétorique. Écriture et rhétorique empêchent l’accès à la vérité que seule la pratique philosophique de la maïeutique permet d’atteindre, en soi-même. Ainsi comprise comme rhétorique la valeur de parole en elle-même se trouve questionnée. Nous proposons ainsi de réfléchir à cette situation clinique.
Nous proposons d’avancer en considérant largement la parole médicale par analogie avec une autre forme de langage, celle de la poésie, langue par excellence si l’on suit ce qu’en dit Heidegger (2). Je reprends également ici le terme de parole tel qu’il apparaît dans Acheminement vers la parole (3). Ce travail est centré sur le langage verbal. Il faut pourtant bien entendre ce terme dans une acception large qui recouvre le langage bien plus largement que son seul aspect verbal, c’est-à-dire aussi ce qui est non-verbal, corporel, comportemental. Sur ce chemin, nous proposerons de réfléchir la parole médicale à partir de la notion derridienne de dissémination. Nous appuyant sur des fragments cliniques qui concernent l’annonce des soins palliatifs, nous montrerons ce qui pourrait être compris, sous ce terme de dissémination comme la puissance germinative de la parole. Nous mettrons en relation cette notion de dissémination avec la semaison de Jaccottet, afin de permettre de mieux cerner le cœur de notre propos.


La parole comme violence contre autrui
Faire usage de la parole, utiliser les ressorts rhétoriques de la parole comme dans la situation de Mme Z. relève d’une forme de violence dirigée vers l’autre. Bien sûr, c’est par préoccupation pour l’autre (Mme Z.) que je lui parle. C’est bien elle qui est au centre de notre intérêt commun de soignants. Quand bien même mon intervention tiendrait compte au mieux de cette dernière, de ses souhaits, de son autonomie, de sa liberté, cette dimension est présente. En prenant comme hypothèse que toute communication est dissémination, c’est-à-dire transmission, acte de germination de l’un vers l’autre, l’interroger de manière théorique met à jour pleinement les questions éthiques qui se posent, que nous laisserons Levinas reformuler ici :

La rhétorique qui n’est absente d’aucun discours et que le discours philosophique cherche à dépasser, résiste au discours, (ou y amène : pédagogie, démagogie, psychagogie). Elle aborde l’Autre non pas de face, mais de biais ; non pas certes comme une chose puisque la rhétorique demeure discours et que, à travers tous ses artifices, elle va vers Autrui, sollicite son oui. Mais la nature spécifique de la rhétorique (de la propagande, de la flatterie, de la diplomatie, etc.) consiste à corrompre cette liberté. C’est pour cela qu’elle est violence par excellence, c’est-à-dire injustice. Non point violence s’exerçant sur une inertie - ce ne serait pas une violence - mais sur une liberté, laquelle, comme liberté précisément, devrait être incorruptible. À la liberté, elle sait appliquer une catégorie - elle semble en juger comme d’une nature, elle pose la question contradictoire dans ces termes : « quelle est la nature de cette liberté ? » (4).

Avec Levinas, toutes les préventions qui sont les nôtres semblent sans effet. La rhétorique n’est absente d’aucun discours. La parole utilisée pour agir sur l’autre est discours, pleinement discours, elle est violence faite à autrui. Dans cet extrait, il laisse apparaître l’intransigeance de sa pensée. La parole médicale est radicalement questionnée, qu’il s’agisse d’un usage de la parole explicitement utilisé comme outils, comme c’est le cas lorsqu’on utilise volontairement la suggestion ou le discours hypnotique, mais aussi dans tout échange, comme c’est le cas ici avec Mme Z (5) qui s’inscrit comme ayant un objectif thérapeutique. Toute parole, tout discours peut être questionné avec ce texte de Levinas. Quelles que soient les intentions et modalités de ce discours, « qu’il sollicite son oui » c’est-à-dire qu’il aille vers l’autre, qu’il se préoccupe de son consentement, qu’il considère l’autonomie de la personne, le discours médical est rhétorique, et par là-même, à suivre Levinas, relève de la violence, d’une corruption de la liberté (6). Dans la situation de Mme Z, nous avons, dans l’équipe la sensation d’avoir su apporter une aide à la patiente en poussant à faire évoluer ses représentations. Comme médecin nous avons agi sur elle. Il n’y a que peu d’enjeux apparents dans cette situation et pourtant la question n’en est pas moins entière. Il y a bien quelque chose de notre action, de notre propre volonté qui a infusé en elle. Il y a là corruption de sa liberté. Il y a là une tension éthique.


La parole comme pharmakon
Cette tension éthique se trouve abordée par Platon dans le Gorgias. Il le fait, certes sur un mode différent, mais on peut établir un lien direct, qui chemine du Gorgias au Phèdre. Platon critique la rhétorique face à la dialectique. Dans La dissémination (7) Derrida aborde le langage, non pas en se référant au couple « dialectique/rhétorique », mais au couple « discours écrit/discours oral ». La critique de l’un par rapport à l’autre s’inscrit dans une même opposition que l’on pourrait condenser schématiquement dans une opposition entre intérieur (du côté du vrai) et extérieur (du côté du faux). Cependant un paradoxe apparaît avec ce Platon, qui semble avoir écrit un texte contre l’écrit. Derrida revisite la notion Pharmakon afin de dépasser ce paradoxe. Derrida part du postulat qu’il n’est pas possible que Platon ait écrit un texte uniquement à charge contre l’écriture. Il faut en effet tout ce travail de dévoilement, de réinterprétation du texte par Derrida pour sortir d’une interprétation qui voudrait voir dans le Phèdre un écrit contre l’écrit. Une traduction alors habituelle de pharmakon par « poison » participe à en masquer le sens – le double sens – là où il faut bien comprendre qu’il signifie simultanément « remède ». Déjà, à travers le jeu (8) que permet la traduction, voilà démontré comment le texte écrit, puis traduit peut altérer et donc paradoxalement enrichir le texte, peut dévoiler un pan caché d’un texte menant à une interprétation autre. Dévoiler, ajouter sans supprimer, enrichir le texte par tout ce qui y est caché, tramé : voilà ce que peut le pharmakon.
Derrida se propose donc de dévoiler ce qui autorise à réhabiliter l’écrit face à l’oral. Complexifiant la lecture de Platon, il en ressort la possibilité d’interprétations diamétralement opposée et l’apparition de la notion de supplément.

Le pharmakon, sans rien être par lui-même, les excède toujours comme leur fonds sans fond. Il se tient toujours en réserve bien qu’il n’ait pas de profondeur fondamentale ni d’ultime localité. […] C’est aussi cette réserve d’arrière-fond que nous appelons la pharmacie (9).

Dans le texte, mais plus généralement dans le langage, on s’intéresse avec la dissémination à ce qui est sous-jacent, ce qui est caché en dessous ; en dessous du discours ; en dessous, mais en soi. Que trouve-t-on caché, suggéré, sous-jacent dans le discours que je tiens à Mme Z ? Derrida nous engage ici à prendre acte de l’étendue de la polysémie, de l’ambivalence, des niveaux d’action du langage. La parole porte en elle la possibilité d’agir sur l’autre, non seulement directement par le message qu’elle véhicule mais également entre les lignes, entre les mots, indirectement. La parole, est une « pharmacie » pour le médecin. Cette action se trouve disséminée dans la parole.


Le langage comme dissémination
Derrida détourne et forge le concept de « dissémination » à partir de la racine grecque sema, « le sens », et du latin seminem, « le germe ». À plusieurs reprises il distingue la dissémination telle qu’il l’entend du terme polysémie : « À s’écarter de la polysémie, plus et moins qu’elle, la dissémination interrompt la circulation qui transforme en origine un après-coup du sens(10) ; plus loin : « L’ouverture […] qui écarte la dissémination de la polysémie ». À chaque fois les deux références (sema, seminem) sont mises en parallèle. Ailleurs, on lit : « sperme (terme / germe(11)) » trois termes qu’il rassemble pour mieux souligner la manière dont il les articule, sous le concept de dissémination. Il s’agit de montrer la puissance germinative, dans l’écriture, du sens qui s’altère.
L’écriture, lorsque Theut l’invente consiste en un simulacre (une imitation, un double) de la parole de Dieu. À partir de ce geste inaugural, ce « déclenchement » ce « coup » porté à la vérité (12), apparaît la dissémination, c’est-à-dire la multiplication du sens : « Qu’il s’agisse de ce qu’on appelle « langage » (discours, texte, etc.) ou d’ensemencement « réel », chaque terme est bien un germe, chaque germe est bien un terme (13).
Le langage procède par dissémination. La polysémie du langage est mise à profit par le thérapeute qui use de suggestion, soit pour avancer caché, pour suggérer le contraire de ce qu’il semble dire, pour donner vie à l’idée qu’il souhaite instiller. Si l’on revient à la situation de Mme Z., on décrira avec la dissémination la manière dont nos propres représentations vont agir sur Mme Z., vont produire chez elle un effet. Si l’on en reste au simple contenu thématique de notre entretien, on peut constater que nous n’avons fait que redire des choses déjà dites, on peut retenir le caractère informatif de l’entretien avec Mme Z. : le cancer est localisé à tel et tel endroit, il y a un risque d’évolution de tel type, qui conduirait à telle ou telle action médicale. Ce serait ignorer la raison pour laquelle la psychologue me demande de revenir la voir. Le sens clinique qui est le sien la conduit à demander à ce que cet entretien ait lieu avec le médecin. Elle souhaite que j’agisse sur elle. Ce n’est pas seulement ma présence de médecin, ma fonction, qui agit. C’est bien ici parce que je suis investi, de par ma fonction d’un pouvoir particulier que mon action aura une importance différence de celle de la psychologue. Ce que contient ma parole en elle-même (vocabulaire, tournure, posture) va agir de surcroît. La notion même de dissémination permet de mesurer combien le discours et ses différentes composantes n’est pas univoque, ne contient pas une vérité unique.
La parole véhicule en « germes » des fragments qui sont autant d’actes en puissance. Le thérapeute, inscrit dans une relation doit faire avec cette fonction « disséminatrice » du langage. À la manière du rhéteur, le soignant utilise le langage-outil nécessairement. Il ne peut pas ne pas l’utiliser. Quoi qu’il fasse, les idées qui sont les siennes sont transmises au malade, quelque prévention qu’il prenne. Lorsque je parle à Mme Z., je dissémine quelque chose de mes idées.
Cette notion de Dissémination conduit à prendre du recul sur la question initiale, celle de la violence sur l’autre que constitue le simple fait d’agir sur lui. Non pas en occultant le fait qu’il s’agisse d’une « corruption de la liberté », mais en replaçant cela au cœur de la relation de parole. Nous voilà au cœur du langage. Ce ne sera donc qu’à peine un pas de côté que de se tourner vers le langage poétique pour explorer ce qui peut se jouer de tentative de contrôle. Nous proposons en effet par la suite un cheminement poétique, tour à tour chez Mallarmé qui affirme poursuivre le but de contrôler ses effets dans son écriture poétique, puis chez Verlaine et Jaccottet qui semblent prendre le contre-pied de Mallarmé, prônant une démarche libre, moins contrôlée. Ce cheminement permettra, comme miroir de la clinique d’interroger une pratique du lâcher-prise, dans l’écriture poétique, comme dans la relation de soin.


La poésie de Mallarmé, le contrôle
La notion de suggestion est centrale dans le dispositif d’écriture de Mallarmé. Critiquant l’écriture descriptive, Mallarmé propose une écriture centrée sur l’effet produit sur le lecteur, provoquant celui-ci de manière indirecte. « évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme, par une série de déchiffrements » (14). S’il se définit comme le poète de la suggestion, il est aussi celui de la maîtrise de ses effets. Maîtrise qu’il a poussé à un niveau de perfection revendiqué qu’il explique dans une lettre où il commente son travail (15).

Je t’envoie enfin ce poème de l’Azur que tu semblais si désireux de posséder. Je l’ai travaillé, ces derniers jours, et je ne te cacherai pas qu’il m’a donné infiniment de mal […] Il m’a donné beaucoup de mal, parce que bannissant mille gracieusetés lyriques et beaux vers qui hantaient incessamment ma cervelle, j’ai voulu rester implacablement dans mon sujet. Je te jure qu’il n’y a pas un mot qui ne m’ait coûté plusieurs heures de recherche, et que le premier mot, qui revêt la première idée, outre qu’il tend par lui-même à l’effet général du poème, sert encore à préparer le dernier.

« Est-ce beau ? », demande Mallarmé plus loin. Ce n’est pas qu’une question rhétorique. Il fait passer la recherche de l’effet produit avant la recherche esthétique, dont il dit qu’elle lui importe moins. Le médecin qui travaille à ce point les effets produit par sa parole laissera-t-il lui aussi de côté certains aspects de la relation ou du travail médical ? Y perdra-t-il par exemple une forme d’authenticité dans une démarche qui serait trop parfaitement maîtrisée ? Y perdra-t-il une nécessaire spontanéité ?


L’art poétique
Verlaine comme Mallarmé fait référence à la musicalité de la poésie. Il paraît critiquer cette démarche poétique trop maîtrisée, et en appeler à une plus grande spontanéité. Ce texte est connu comme un manifeste, un appel à une écriture libre et légère, Indécise, voire imprécise. Il semble prendre le contre-pied de Mallarmé : D’un côté la maîtrise des effets, de l’autre, l’appel à la chanson grise et l’indécis.

De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint. (16)

À première vue, ce texte répond à l’inquiétude qui est la nôtre, à trop vouloir contrôler nos effets, dans ce texte qui nous invite à laisser la place à l’indécis, à l’imprécis, aux zones grises, aux nuances, aux « cheminements de bonne aventure ». Et pourtant, que de maîtrise pour y parvenir ! Michel Grimaud (17) livre une analyse qui souligne tous les paradoxes de ce poème. En effet, sans contester toute la singularité de son écriture, de sa liberté, de ce que l’on reconnaît comme étant spécifique à Verlaine, il démontre combien chacune des injonctions contenues dans ce texte est aussitôt contredite par la construction même du poème, par la structure de son écriture. Il montre combien l’écriture poétique, l’usage syntaxique, le vocabulaire, les sonorités conduisent à pouvoir faire deux lectures diamétralement opposées du poème. « Faut-il, alors, privilégier le sens « latent » ? demande-t-il. Non, car c’est du rapport entre les deux modes de communication que naît l’effet poétique ».
Ne pas choisir entre les différents niveaux de signification d’un texte ; les laisser s’enrichir, s’altérer, se renforcer et composer les uns avec les autres ; s’intéresser à chacun des niveaux de sa trame… voici des prescriptions qui ne vont pas sans rappeler le Derrida de la dissémination. Contrastant avec les écrits de Mallarmé, l’« art poétique » semblait promettre d’ouvrir une piste plus critique à l’encontre de la posture du contrôle. La lecture qui en découle participe finalement à brouiller les pistes, à rendre plus indécidable encore le questionnement éthique qui est le nôtre.


La semaison : l’art du lâcher prise
Fragments cliniques, suite. Et puis il y a M. G. Il a bientôt cinquante ans, un fils de vingt ans. Son épouse vient vers moi. Lui est atteint d’une tumeur de la base du crâne, découverte trois mois plus tôt et il vient juste de débuter une chimiothérapie. Il a déjà été hospitalisé à l’unité de soins palliatifs, d’où il est sorti dix jours auparavant. Lorsqu’elle m’aborde, quelques heures après leur arrivée, elle me sourit et d’emblée, comme une évidence : « vous m’aviez prévenu ! Vous m’aviez dit que vous ne seriez pas étonné si je vous rappelais dans une semaine ! C’est ce qui s’est passé ! Vous aviez raison ! » Parole performative.
Ce que tous deux avaient entendu devenait réalité ; ce que j’avais dit avait produit l’aggravation à laquelle on semblait assister. Ou plutôt, conduisait à interpréter les signes qu’ils percevaient comme ceux annonciateurs de la fin à venir. Ces signes, je pensais les avoir évoqués comme possible, dans l’objectif de préparer tout le monde à leur éventuelle survenue, afin qu’ils sachent comment y faire face le cas échéant. Je ne les avais aucunement annoncés, quand bien même je les savais possible, seulement possible. Tous deux avaient pris mes paroles pour des présages. En effet, au moment de l’arrivée, j’avais rencontré le couple. L’oncologue leur avait annoncé peu de temps avant l’aggravation, la découverte d’une méningite susceptible d’obérer le pronostic. C’est justement cette question qu’ils souhaitaient aborder avec moi. Pour son épouse, la question se posait alors de manière aiguë, pour pouvoir se préparer, s’organiser. Devait-elle arrêter de travailler, pouvait-elle se le permettre ? La situation risquait-elle de se dégrader vite. L’inquiétude médicale était certes importante et j’avais plusieurs objectifs : je souhaitais lui permettre de se préparer aux éventualités, lui permettre aussi de s’autoriser à se reposer. J’étais d’autant plus enclin à leur livrer toutes ces informations qu’ils m’avaient fait comprendre combien ils ressentaient le besoin d’être informés de ce qui aurait pu se passer.
Et voilà qu’elle m’attribue cette prévision, l’annonce anticipée de l’aggravation ; elle en fait un signe de ma clairvoyance. Cette aggravation je ne l’attendais pourtant pas. Je l’avais évoqué comme un risque redouté. Comme un élément des possibles. À cet instant, elle m’explique qu’elle a interprété cette aggravation comme la réalisation de ce qui pour elle était une prédiction de ma part. Je ne peux pas ne pas me questionner. Est-ce que cette prédiction (ou ce qui a été compris comme tel) a participé à réaliser l’aggravation ? Ai-je malgré moi émis ce qu’on appelle une prédiction autoréalisatrice ? Jusqu’à quel point est-il possible que la parole puisse devenir acte ? Bien sûr, rien ne pourra venir confirmer ou infirmer cette impression première me dis-je alors. Je sors de mes pensées. J’ai tout de même la présence d’esprit de lui répondre, dans un ultime effort pour contrecarrer cette prédiction : « c’est vrai ? C’est ce que je vous avais laissé croire ? » Je lui manifeste mon étonnement. Je résiste à mon envie de la détromper pleinement, je suis prudent dans la manière de laisser ouverte la possibilité de re-stabilisation. Je suis partagé entre deux craintes : d’une part je suis réticent à la laisser consolider son impression d’une fin imminente, au risque qu’il devienne pour elle impossible de continuer à accueillir la possibilité qu’il puisse encore vivre, qu’elle entame un deuil anticipé, d’autre part je ne veux pas lui laisser trop d’espoir, et je souhaite lui éviter les affres de l’incertitude. Rien de plus dur, au moment même ou l’on s’attend à la mort imminente, que de devoir dans le même temps faire la place à nouveau à l’espoir. Rien dans la présentation clinique de son époux ne me permet de trancher, de prévoir plus précisément.
Peut-on parler de suggestion, là ou finalement mon discours est lui-même le fruit d’intentions contradictoires. Je ne crois pas. Évidemment, l’effet procède de la même manière, les paroles agissent. L’image de la dissémination est ici plus juste pour décrire ce qui se passe. Chacune des paroles, chacun des mots, chaque impression agit pour son propre compte, et va trouver à germer, dans l’esprit de l’interlocuteur. Cette dame va peut-être laisser germer telle ou telle idée. La laisser infuser auprès du reste de la famille ; peut-être.
Une incertitude de cet ordre invite ici à faire référence à la notion de « semaison » telle que l’utilise le poète Philippe Jaccottet, qui nomme ainsi la série de Carnets qui rassemblent au fil de l’eau des écrits parfois versifiés, parfois en prose. Proche de la dissémination, il y a dans la notion de semaison quelque chose de naturel, non volontaire, cette dissémination au fil du vent, qui n’est pas contrôlée. Ce se sont pas des semis (précis, au cordeau) ce ne sont pas ce ne sont pas les semailles, période précise des semis, qui conduiront à une autre période précise à une récolte. La semaison ne se décide pas.


Conclusion
Pour conclure ce propos, c’est à Jaccottet qu’il nous faut laisser la parole. Il dira mieux la responsabilité qui est la nôtre à faire usage de dissémination. Si toute parole est rhétorique, elle est dissémination, elle est donc tout à la fois indissociablement corruption de liberté d’autrui et notre seul moyen d’aller vers lui.

Beauté : perdue comme une fleur livrée aux vents, aux orages, ne faisant nul bruit, souvent perdue, toujours détruite ; mais elle persiste à fleurir, au hasard, ici, là, nourrie par l’ombre, par la terre funèbre, accueillie par la profondeur. Légère, frêle, presque invisible, apparemment sans forces, exposée, abandonnée, livrée, obéissante – elle se lie à la chose lourde, immobile ; et la fleur s’ouvre au versant des montagnes. Cela est. Cela persiste contre le bruit, la sottise, tenace parmi le sang et la malédiction, dans la vie impossible à assumer, à vivre ; ainsi l’esprit circule en dépit de tout et nécessairement dérisoire, non payé, non probant.

Ainsi faut-il poursuivre, disséminer, risquer des mots, leur donner juste le poids voulu, ne jamais cesser jusqu’à la fin – contre toujours contre soi et le monde, avant d’en arriver à dépasser l’opposition, justement à travers les mots – qui passent la limite, le mur, qui traversent, franchissent, ouvrent et finalement parfois triomphent en parfum, en couleur – un instant, seulement un instant (18).

Ce texte est écrit en mars 1962 dans la semaison. Jaccottet exprime la difficulté de l’écriture poétique, l’effort rarement récompensé et pourtant indispensable. Il dit l’impossibilité de ne pas mener cette tâche. Il file la métaphore de la graine, de la plante. Cette métaphore sied autant à l’écriture poétique qu’au parler médical. La blessure secrète, la gravité qui est la sienne, le caractère vain, dérisoire de cet effort paraissent répondre à l’impasse médicale des situations de soins palliatifs. Et pourtant, « faut-il poursuivre, disséminer, risquer des mots, leur donner juste le poids voulu, ne jamais cesser jusqu’à la fin » ; risquer la parole, face à la personne malade, oser risquer cette parole, éminemment non maîtrisable, lui donner le juste poids voulu, risquer les mots qui « traversent le mur, franchissent, ouvrent », ces mots qui annoncent justement une barrière infranchissable, annonce vécue comme telle, non de la mort déjà-là, mais de l’arrêt d’un traitement ou même de l’« entrée » en soins palliatifs. Confier aux mots prononcés ici la tâche de traverser, franchir, ouvrir ce mur qu’en même temps ils bâtissent, alors qu’ils annoncent la fin qui vient. Voilà tout l’enjeu des mots disséminés par le médecin lors de l’annonce des soins palliatifs. Peser les mots, quand bien même on sait qu’ils sont vains, insuffisants, toujours perdus, toujours voués à disparaître ; peser ses mots lorsque la mort est si présente, si menaçante, risquer les mots, déjà, c’est rendre la possibilité de la vie, de la germination, de la floraison, de la beauté, de la vie malgré la maladie. « Cela persiste contre le bruit, la sottise, tenace parmi le sang et la malédiction ». C’est aussi dire ici toute la puissance de ces mots. Risquer les mots, cela veut dire aussi oser entrer en parole, entrer dans le face-à-face. Cela veut dire engager le dialogue ; lorsqu’on engage un dialogue, on s’engage à répondre de nos paroles. Le langage oral est engagement de la responsabilité, le langage vivant est engagement de responsabilité, engagement à répondre de soi-même. « Contre toujours contre soi et le monde », risquer les mots, qui ainsi soupesés semblent même répondre aux objections de soi et du monde. Si les mots ne faisaient pas cet effort de contradiction, ils en perdraient leur justesse. Risquer la parole, c’est penser contre le monde, mais aussi contre soi – effort philosophique par excellence. – effort philosophique par excellence.


Références :
(1) Platon Phèdre, Garnier Flammarion, 2020.
(2) Heidegger, Acheminement vers la parole, NRF, Gallimard, 1976.
(3) Parole : le choix de ce terme plus restrictif en français que le Sprache Allemand est volontaire. Le traducteur s’en justifie « Il n’existe en français aucun verbe proche du substantif « langue » alors que die Sprache est au contraire le substantif qui dérive du verbe sprechen : parler. ». J’utilise ce terme de parole pour désigner le cœur de mon objet : la parole médicale. Il ne se superpose pas à l’usage qu’en fait Heidegger.
(4) Levinas, E., Totalité et infini, Livre de poche, [1961] 2003, p. 66-67.
(5) L’hypnose, à laquelle il n’est pas fait référence dans cet article est pourtant le point de départ de cette réflexion en considérant son lien avec la suggestion et donc la rhétorique. Tout hypnopraticien est censé avoir pris conscience des effets de suggestion qui existent lorsqu’il parle.
(6) Cette lecture de ce passage de Levinas ne doit pas masquer l’importance dans sa pensée du discours, c’est-à-dire dialogue, à la fois comme lieu du rapport à l’autre et comme séparation. Avec Levinas la parole apparaît comme lieu éthique par excellence. Il y a bien ici un double mouvement, ou la parole est à la fois violence et pleinement éthique.
(7) Derrida, J., la dissémination, Paris, Seuil, 1972.
(8) Entendre par « jeu » à la fois espace, possibilité de mouvement et jeu de mot.
(9) Derrida, J., op. cit., p. 153.
(10) Id., p. 23.
(11) Ibid., p. 396.
(12) La seule vérité possible est celle d’une parole, celle divine d’Amon, le dieu des dieux.
(13) Derrida, J., op. cit, p. 354.
(14) Campion, P., Mallarmé. Poésie et philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 43.
(15) Mallarmé, S., Correspondance. Paris : Gallimard, 1995.
(16) Verlaine, P., « Art poétique » in Jadis et naguère, Paris, 1884.
(17) Grimaud, M. "L’« art poétique » de Verlaine, ou de la rhétorique du double-jeu" in Romance Notes, Winter, 1979-80, Vol. 20, nᵒ. 2 pp. 195-201.
(18) Jaccottet, P., la Semaison, carnets 1954-1979, Gallimard, NRF, p. 50.