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Discours de Corine PELLUCHON en réception de la Légion d'honneur le samedi 15 janvier 2022

Corine PELLUCHON a été promue le 13 juillet 2021 au rang de chevalier de la légion d'honneur au titre du Ministère de la Transition écologique. Edith HEURGON, directrice du Centre Culturel International de Cerisy, lui a remis l’insigne le samedi 15 janvier 2022.

 

Discours de Corine PELLUCHON :

Remerciements

Edith, je te remercie infiniment d’avoir accepté de me remettre cet insigne de Chevalier de la légion d’honneur. C’est pour moi une double joie de recevoir cet honneur et de savoir que tu es ma marraine républicaine. En effet, même si tu ne partages pas tous mes engagements, un même esprit qui se caractérise par la volonté de proposer des pistes constructives pour orienter le devenir et répondre aux défis de notre temps, nous anime et cet esprit tisse des liens entre toutes celles et ceux qui œuvrent pour que Cerisy continue d’exister. Il y en a ici.

Je remercie la ministre de la Transition écologique, Madame Barbara Pompili qui a donné mon nom pour la Légion d’honneur. Elle devait me la remettre au ministère en octobre, mais j’étais déjà partie à Hambourg, et n’ai pas pu me déplacer à la date choisie par son cabinet. Je n’ai jamais rencontré personnellement Madame Pompili, mais elle m’a écrit pour me dire qu’elle me lisait et s’inspirait de mon approche, notamment dans Réparons le monde. Humains, animaux nature. J’ai très souvent été auditionnée par diverses institutions sur des sujets d’éthique et ai eu l’occasion de travailler ces dernières années avec plusieurs membres du ministère de la Transition écologique sur la question de savoir comment améliorer la condition des animaux tout en aidant les personnes les exploitant à se reconvertir et à procéder aux aménagements nécessaires. Je suis infiniment reconnaissante à Barbara Pompili d’avoir présenté en 2021 une loi aboutissant notamment à la suppression en France de la fourrure et de l’exploitation des animaux sauvages dans les cirques et les delphinariums. Car ces avancées concrètes, qui devront être suivies de beaucoup d’autres, inscrivent la question de nos rapports aux animaux au cœur de la République.

Je suis heureuse que ce soit cette République-là, qui reconnaît les enjeux éthiques, politiques et civilisationnels de nos rapports aux animaux, qui m’honore aujourd’hui. Car j’ai longtemps désespéré qu’un tel progrès puisse advenir dans notre pays, où certaines traditions et certains lobbys s’opposaient à toute évolution et où les difficultés que nous avons à trouver des accords sur fond de désaccords, à négocier, bloquaient toute proposition.

Ainsi, c’est au moment où je n’y croyais plus que des avancées réelles ont été inscrites dans la loi française. C’est souvent comme cela que les choses arrivent. Je pense donc à celles et ceux qui, depuis des années, se battaient pour cela, souvent dans une certaine solitude et non sans susciter l’hostilité des autres. Ces personnes, dont je fais moi aussi partie, ont réussi à faire passer le message. C’est un mouvement irréversible et universel, qui a lieu presque partout dans le monde. L’amélioration de la condition animale devient une finalité du politique, même s’il y a encore un décalage entre la théorie et la pratique. Cette cause qui est importante en elle-même est également considérée dans sa dimension stratégique, c’est-à-dire comme la cause de l’humanité, nos rapports aux animaux creusant les traits de notre visage, dévoilant l’injustice de notre justice et pointant les aberrations de notre modèle de développement et tout ce qu’un système fondé sur l’exploitation illimitée de la Terre et des autres vivants mais aussi de certains humains par d’autres et de certaines nations par d’autres a fait de nous et génère sur le plan à la fois environnemental, sanitaire, social et psychique.

 

Je tiens aussi à saluer très chaleureusement toutes celles et ceux qui sont venues à cette cérémonie, qui se tient en petit comité, parce que les conditions sanitaires ne permettent pas de réunir de grandes assemblées, mais aussi parce que j’ai préféré une cérémonie discrète, avec vous, et chez Isabelle Suret que je remercie du fond du cœur pour sa générosité et son élégance, pour son hospitalité. Il faut entendre dans le mot « hospitalité » tout ce que Derrida, un habitué de Cerisy, y mettait, et qui signifie que toute éthique est une éthique de l’hospitalité - ou bien qu’il n’y a pas d’éthique. Ici, on accueille l’autre, le tout autre, l’autre en tant que tel parce que soi-même, on se sait comme un autre.

 

Enfin, je veux remercier ma mère, Jacqueline Pelluchon. Je ne dirais pas tout ce que je lui dois, car c’est impossible. Par ailleurs, je ne suis pas très douée pour les épanchements en public, mais elle et moi savons que cet honneur qui m’est accordé, et qui rejaillit sur ma famille, a un écho puissant et tisse un lien entre les générations, ainsi qu’entre les vivants et les morts. Il s’adresse aussi à quelqu’un qui n’a pas eu une longue vie. Mais je n’en dirais pas davantage sur la dette ni sur la responsabilité écrasante liée au sentiment de devoir survivre à un autre plus jeune que soi.

 

Je vais commencer à vous parler de ce qu’est pour moi l’honneur. Ce faisant, je rendrai hommage à quelques figures tutélaires, notamment à trois grands philosophes qui ont eu une influence décisive sur moi, même si je ne les ai pas rencontrés : Leo Strauss, Emmanuel Levinas et Paul Ricœur. Puis j’indiquerai le sens de mon engagement en faveur du vivant, des humains, des animaux et de la nature. Je conclurai en précisant l’esprit qui anime mon travail à la fois théorique et pratique, et qui est un esprit de la reconstruction, voire de la réparation, à condition qu’on entende dans « réparation » non l’acte de recoller les morceaux ou de nier l’irréversible et l’irréparable, mais l’effort pour trouver du sens, reconstituer une unité qui n’est jamais préétablie, puisque, comme dans le « tikkoun olam » de la kabbale lourianique, l’unité a été brisée dès le début, dès la création, et que l’attestation, ce en quoi on croit, son autonomie morale comme son engagement font l’épreuve de la crise, des crises.

 

 

Honneur, considération et attestation

 

L’honneur est, pour moi, une notion compliquée, parce qu’elle fait reposer la valeur d’une personne sur ses exploits et sur son mérite. L’éthique de l’honneur est celle d’Homère, et c’est une morale guerrière : la valeur d’une personne et la reconnaissance dont elle jouit dans la Cité dépendent de sa conformité aux codes de l’honneur de cette société et ils sont, pour l’essentiel, associés à la bravoure au combat. Les critères de la morale sont extérieurs, et non dépendants de la conscience individuelle ni même de la raison. Est moral celui qui agit comme un bon citoyen et même comme un bon patriote. Ce sont les valeurs que Créon défend de manière unilatérale dans Antigone avec le résultat que l’on connaît – la mort d’Antigone. La dignité d’un être, dans cette pensée, se confond avec l’obéissance aux lois de la Cité et avec la fonction sociale qui en découle. Au contraire, je suis convaincue de l’égalité morale de chaque être.

Quant au mérite que la République consacre, il a du sens à condition qu’on se rappelle tout ce que l’on doit aux autres et aux institutions, qu’on ait le sens de sa dette, de tout ce qui nous constitue et qui atteste la dialectique entre soi et les autres, entre l’individu et la collectivité. Il y a aussi une part de contingence dans tout succès comme dans le bonheur. Enfin, je suis persuadée que les quelques qualités que nous avons sont des défauts corrigés.

C’est particulièrement vrai dans mon cas, qu’il s’agisse des qualités intellectuelles permettant de mener à bien un travail rigoureux ou des efforts qu’il faut faire pour acquérir des traits moraux permettant de traverser les épreuves sans trop se perdre et de rester disponible à l’appel des autres, humains et non humains. L’équilibre entre la conscience de sa faillibilité et de ses limites et une juste estime de soi permettant, comme dit Ricœur, de vivre bien avec et pour les autres en tâchant de promouvoir des institutions justes ou, du moins, de contribuer à les maintenir est un travail incessant. Ce dernier exige la redéfinition de ses priorités et parfois le dépassement de crises qui attestent le non-recouvrement entre ce que Ricœur appelle l’identité-mêmeté qui est constituée de son caractère, des dispositions innées, des repères sociaux et l’identité-ipséité qui fait qu’on est un soi, et non un moi quelconque. Cette ipséité est la réponse à la question : « mais toi, qui es-tu ? » ou quels est ton désir profond, l’unité de ta vie, malgré la discontinuité ? Il faut aller la chercher au fond de soi, sans céder à l’illusion rétrospective ni à l’autoglorification, et en continuant, malgré les remises en question et les déceptions, dans la voie que l’on juge bonne et juste et qui donne un sens et une unité à la vie par-delà les crises qui produisent parfois un effondrement de la structure psychique et exigent des remaniements difficiles.

Dans mon cas, ce soi, cette autonomie morale s’est constituée en rupture avec certaines normes – ce qui est assez évident quand on est végane – et dans une tension entre la recherche de la vérité, l’idéal de justice donnant leur sens à mon engagement philosophique et politique et la réalité. En parlant de la réalité, je pense à l’Université, qui est quand même un rouleau compresseur et où on a le sentiment d’un conflit entre la recherche de la vérité et la complaisance ou le conformisme qui sont souvent nécessaires pour obtenir un poste prestigieux et des avantages en termes de temps. Je pense aussi aux relations avec les militants ainsi qu’avec les hommes et les femmes politiques. Ces relations ne sont pas faciles et reposent quelquefois sur des malentendus. Elles mettent au jour l’écart entre la pensée et l’idéologie et rappellent la tension entre la philosophie et la Cité, d’une part, et entre le philosophe et le politique, d’autre part. C’est de cette dernière tension qu’il est question dans le dialogue de Xénophon, Hiéron, qui a donné lieu à un échange passionnant entre Leo Strauss et son ami Kojève ( échange publié dans De la Tyrannie).

En outre, l’autonomie morale ou l’attestation dont parle Ricœur dans Soi-même comme un autre et qui désigne ce en quoi on croit, l’ensemble des valeurs dont on se porte garant, dont on témoigne dans sa vie (en allemand, Bezeugung, attestation, a la même racine que Zeugnis, témoignage et conviction, Überzeugung) est une certitude qui n’a pas la solidité des connaissances scientifiques ; elle est fragile, comme toute croyance. Et pourtant, sans elle, on ne peut pas dire : me voici, être responsable, parce qu’on n'a pas d’assise morale, pas de repères. Il faut savoir qui on est, ce qu’on ne veut pas et ce qui compte pour soi, pour résister au cynisme, à la corruption, à l’indifférence morale, au mal politique. C’est particulièrement important quand les lois sont injustes ou inadaptées, que le climat est à la confusion, ou que l’on est placé devant un dilemme moral, c’est-à-dire devant deux principes également importants, comme Créon et Antigone, et comme souvent, en éthique médicale. Dans ces cas-là, la conscience morale est le seul recours pour bien juger parce que les normes n’offrent pas par elles-mêmes d’orientations claires et que la décision à prendre suppose d’exercer son jugement moral en situation, d’avoir la sagesse pratique qui est d’autant plus sage qu’elle a été instruite, écrit Ricœur, par la sagesse tragique, qui rappelle que la défense unilatérale et dogmatique d’un point de vue conduit au drame et qu’il faut inventer des conduites appropriées aux situations en s’écartant le moins possible des règles. Bien penser est parfois la réplique au « souffrir le terrible » répète Ricœur en citant le chœur d’Antigone.

Plus précisément, la conscience est le seul recours, dans ces moments « où les valeurs d’humanité de dignité semblent perdues, et où toute la dignité de l’homme consiste à croire en leur retour », comme dit Levinas. La conscience est alors « cette cabane ouverte à tous les vents dont parle le philosophe dans ce texte poignant de 1966 que l’on trouve dans « Sans Nom » et qu’il a écrit pour parler de l’enseignement que l’on peut tirer des années terribles où « l’on croyait mourir en même temps que la justice ». Je n’ai pas cette « tumeur dans la mémoire », mais je trouve que ce que dit Levinas reste valable de nos jours.

Je dirais donc que, pour moi, l’honneur véritable est un honneur sans pompe ni drapeau, et il est souvent peu visible, parfois insoupçonné. Car les vrais combats sont ceux que l’on mène alors que « l’humanité installée » reste silencieuse, que personne ne bronche, que les institutions perpétuent l’injustice ou que chacun, même sans avoir l’intention de faire le mal s’en rend complice, est un Mitläufer, quelqu’un qui suit, parce qu’il ne veut pas aller contre la norme ou parce qu’il ne veut pas croire ce que pourtant il sait et que la réalité est si monstrueuse, les victimes si nombreuses, la portée de ses actes et de ses modes de vie si étendue dans le temps et l’espace, qu’il ne se sent pas responsable et laisse faire. On sait que c’est ainsi que les catastrophes se perpétuent et se répètent. Ainsi, « Quand la dignité reste à la merci des murmures d’une voix subjective et ne se reflète ni ne se confirme plus dans aucun ordre objectif - voilà le risque dont dépend l’honneur de l’homme… », le salut repose sur « l’obligation d’abriter toute l’humanité de l’homme dans la cabane, ouverte à tous les vents, de la conscience ».

J’ai parlé d’un honneur sans pompe ni drapeau, donc sans médaille. Mais cela ne signifie pas que je méprise les honneurs, ce qui serait injuste. Nous avons tous besoin de reconnaissance et c’est même en ayant la reconnaissance de ses pairs et de la société que l’on peut s’affranchir de ce besoin-là pour passer à autre chose, avoir une autre énergie où l’on ne vit plus dans le regard d’autrui et où surtout on essaie de transmettre un monde habitable. C’est ce que Hannah Arendt appelait l’amour du monde (4ème figure tutélaire). L’amor mundi suppose que l’on ait conscience de cette transcendance dans l’immanence qu’est le monde commun, qui est fait de l’ensemble des générations, du patrimoine culturel et, j’ajoute, naturel. Ainsi, en comprenant que j’appartiens à un monde plus vieux et plus vaste que moi qui m’accueille en naissant et qui survivra à ma mort individuelle, je sais que mon existence a une épaisseur et que vivre, c’est « vivre de » choses naturelles et culturelles, de nourritures, « vivre avec » les humains et les non-humains, avoir toujours un impact, dès qu’on mange ou habite quelque part sur les autres, y compris sur les autres générations et les autres espèces, et « vivre pour », savoir que sa vie est débordée en amont et en aval par celle des autres. Ainsi, on vit pour soi, pour ne pas être trop malheureux, mais on vit aussi en pensant à ce que ses actes et ses pensées font au monde commun. La considération, qui est le fait d’avoir comme horizon de ses pensées et de ses actes le monde commun, conditionne ma capacité à reconnaître la valeur propre des autres et à avoir un rapport sain au monde. « Vivre de », « vivre avec », « vivre pour », telle est sa formule. Elle se fonde sur cette expérience vécue du monde commun que j’appelle transdescendance (une notion empruntée à Jean Wahl, ami de Levinas et de Ricœur ) en parlant non d’un mouvement de bas en haut, d’une ascension vers l’au-delà, comme la contemplation de Dieu, (trans-ascendance), mais d’un mouvement de haut en bas, ou plutôt d’un approfondissement de la connaissance de soi comme être charnel, engendré et mortel, et de ce que cette connaissance et cet être-avec-le-monde qui atteint des couches parfois archaïques du vécu enseignent sur ce qui nous unit aux autres êtres, humains et non humains, ainsi qu’aux générations futures (trans-descendance). La considération ou la transdescendance génère des affects puissants et le désir de faire sa part pour transmettre des créations dignes de durer ou, du moins, qui contribuent à améliorer le monde, à le mettre sur une bonne trajectoire et à empêcher que ce qui ne doit pas être advienne.

Prévenir et punir le mal comme abus de pouvoir, comme violence et domination, et empêcher le mal politique qui est un système fondé sur la domination qui broie les individus et se nourrit en même temps de leur désolation, du fait qu’ils ont perdu tout rapport spontané au monde, qu’ils ne s’éprouvent que comme des consommateurs et des producteurs, tel est le rôle des normes et des institutions. On est ici dans la philosophie politique, dont je viens. Je suis philosophe politique parce que j’ai cette obsession du mal, du mal radical, même si je pense, comme Kant et Ricœur, que, s’il y a en l’humain un penchant au mal, la disposition au bien, qui est plus difficile à atteindre, à encourager, est néanmoins plus profonde, comme si, en faisant le mal on se perdait, tandis que l’action bonne nous remettait dans notre axe.

On peut dire aussi que les grandeurs d’institutions et toutes les marques de reconnaissance ont aussi pour but d’encourager les êtres à participer à cet effort collectif visant à rendre Eros victorieux et à lutter contre la destructivité, contre Thanatos, si puissant en chacun de nous comme dans notre civilisation qui, tant que nous ne nous réconcilierons pas avec notre condition charnelle et terrestre, avec notre finitude et notre vulnérabilité, sera une culture de mort - c’est-à-dire une culture qui fait violence à l’autre, à celui qui n’est pas moi ou qui n’est pas comme moi et que, bien souvent, je réduis à un corps, à un Körper qui n’est même pas reconnu comme Leib, comme chair, comme le corps vécu.

Enfin, le choix de faire de la philosophie politique vient aussi de la conscience de la fragilité de la démocratie qui est le seul régime qui, en dépit de ses imperfections et même grâce à elles - grâce au fait qu’elle vit comme le disait Castoriadis d’une perpétuelle remise en question de ce qui a été institué -, est une alternative à la domination politique. Le problème est, comme l’avait vu Leo Strauss avec lequel j’ai commencé ma carrière philosophique, que la démocratie exige, pour que ses institutions ne soient pas des coquilles vides, que les citoyens acquièrent certains traits moraux et des capacités dialogiques que la culture actuelle, la division du travail, le monde devenu machine dont parle Günther Anders (L’apparate-Welt) et les réseaux sociaux ne favorisent pas.

L’effort pour donner quelques outils permettant aux individus de cultiver des manières d’être rendant possible une vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes, ainsi que le vœu de compléter le libéralisme politique à sa base, au niveau de l’anthropologie philosophique qui le sous-tend, et dans ses institutions, afin d’éviter son retournement en fascisme, de lui permettre d’intégrer la question animale et l’écologie et d’indiquer des critères pertinents pour avoir un usage plus sage des techniques et des biotechnologies : tel est le fil directeur de tout mon travail et du cycle allant de mes premiers travaux sur Leo Strauss, publiés en 2005 à mon dernier livre, Les Lumières à l’âge du vivant (paru en 2021) en passant par l’Autonomie brisée. Bioéthique et philosophie (PUF, 2009), Éléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature (Cerf, 2011), Les Nourritures. Philosophie du corps politique (Seuil, 2015), Manifeste animaliste. Politiser la cause animale (Alma, 2017), Éthique de la considération (Seuil, 2018), Réparons le monde. Humains, animaux, nature (2020) et l’ouvrage collectif issu des actes du colloque de Cerisy, Humains, animaux, nature. Quelle éthique des vertus pour le monde qui vient ? (Hermann, 2020). Sans oublier le livre consacré à Levinas et celui qui paraîtra en septembre 2022 aux PUF : Paul Ricœur, philosophe de la reconstruction. Soin, attestation, justice. Ce cycle se termine, et je reçois donc la légion d’honneur un peu avant d’ouvrir un autre cycle de 10 ans, que j’entamerai probablement cet été.

 

Je vais donc dire deux mots des thèmes principaux et de l’esprit de reconstruction, voire de réparation, qui a caractérisé ce travail et cet engagement.

 

 

Humains, animaux, nature. Anthropologie philosophique et politique

 

Pour moi, on ne peut pas séparer l’interrogation sur les animaux de l’interrogation sur les humains puisque ce que nous faisons de ces autres vivants, dont la vie est aussi importante pour eux que la nôtre l’est pour nous, est le miroir de ce que nous sommes, en dit long sur le quis du qui suis-je ? comme disait Derrida (5ème figure tutélaire). Par ailleurs, j’ai commencé à travailler sur la question animale et ai été kidnappée par elle, jusqu’à souffrir de leur souffrance, alors que, revenant des USA, où j’avais passé un an, de 2006 à 2007, j’écrivais L’Autonomie brisée où il y a la première occurrence de l’éthique de la vulnérabilité qui est une tentative pour penser l’humain en deçà des critères caractéristiques de l’humanisme classique et après avoir passé du temps dans les hôpitaux, notamment en réanimation-anesthésie, dans le service du Prof. L. Puybasset, mais aussi dans des services de soins palliatifs, auprès de malades souffrant d’affections dégénératives du système nerveux.

Je ne confonds pas les deux sujets, mais, quand on travaille sur la vulnérabilité et la responsabilité, il y a des questions que l’on ne peut pas éviter, comme celle de savoir si ce que nous faisons aux animaux est légitime et jusqu’où. J’ai été très inspirée par les soignants et juge que les pratiques précèdent la théorie, qu’elles obligent à reconfigurer nos notions, comme la notion d’autonomie qui ne peut pas être identifiée à l’autodétermination si on veut qu’elle conserve un sens dans la situation clinique. De manière générale, je m’intéresse aux sujets qui mettent à l’épreuve nos catégories éthiques, juridiques, ontologiques, et nous demandent de faire évoluer le cadre servant d’armature conceptuelle aux théories de la justice contemporaine et aux théories politiques. Les questions dites de bioéthique, le rapport aux animaux, le problème de nos usages des écosystèmes et de notre responsabilité à l’ère de la mondialisation et à l’âge atomique, c’est-à-dire à partir du moment où les technologies modifient la puissance de notre agir, constituent mes champs d’interrogation privilégiés. Mon investigation a toujours deux volets : l’un anthropologique, qui est lié à une philosophie de la corporéité, qui a elle-même deux branches. L’une prend en compte la passivité du vivant et de l’humain (vulnérabilité). L’autre concerne la matérialité de son existence et traite de notre habitation de la Terre, c’est-à-dire du fait que je vis toujours de choses naturelles et culturelles, respire, me nourrit, et que ce dont je vis nourrit aussi ma vie, lui donne un sens et une saveur. Notre habitation de la Terre est toujours une cohabitation avec les autres, humains et non-humains et, comme la vulnérabilité ou la possible altération du corps, l’incomplétude du psychisme et les phénomènes qui m’arrivent sans que je puisse les maîtriser totalement (douleur, souffrance, vieillissement, autrui), elle souligne la dimension relationnelle du sujet, notre existence avec les autres et même notre besoin d’eux et de soin. Cette insistance sur la dépendance à l’égard des autres, humains et non humains, et des écosystèmes a des conséquences éthiques et politiques qui obligent de repenser les finalités du politique qui ne peut plus se réduire à la coexistence entre nous, à la sécurité, ni à la réduction des inégalités (nouveau contrat social dans Les Nourritures).

Ainsi, j’articule une phénoménologie très largement inspirée de Levinas mais aussi de Merleau-Ponty à une réflexion politique. Puis je me demande quelle transformation du sujet, quelle éthique des vertus, peut permettre aux êtres humains d’intégrer au cœur de leur bien-être le bien commun qui est élargi aux générations futures, aux autres espèces. Et, récemment, j’ai placé cette interrogation à un niveau civilisationnel dans Les Lumières à l’âge du vivant, qui clôt ce cycle de recherches et annonce le prochain.

 

 

Le parti pris de la reconstruction

 

Bien que je m’intéresse à des sujets à propos desquels on ne sait pas a priori comment statuer et qui sont clivants, je m’efforce de mettre en avant les pistes communes qui permettent de construire un consensus même difficile ou au moins d’avancer. Ce parti pris constructif n’est pas l’expression d’une nature apaisée ou optimiste. Il est certes l’expression d’une certaine croyance au progrès – mais pas n’importe lequel – et à la certitude qu’on peut encore et qu’on doit réorienter le devenir, réenclencher un processus civilisationnel pour sortir de la culture de mort qui est la nôtre et de ce que j’appelle, dans Les Lumières à l’âge du vivant, le Schème de la domination (qui est une triple domination, des autres, de la nature à l’extérieur de soi et de notre propre nature), un Schème qui explique le dévoiement de la raison et le retournement du progrès en régression aux XXe et XXIe siècle ( mais cela a commencé avant). Le parti reconstructif qui est le mien est lié à la hantise de la destruction, de la confusion, et à la responsabilité que je pense que nous avons aujourd’hui et que j’ai à ma manière dans le chantier immense qui consiste à redéfinir les critères permettant d’organiser le travail, de réorienter l’économie, de modifier les modes de production, de penser les usages des écosystèmes et, bien évidemment, de vivre avec les autres, tous les autres.

Ce qui me pousse à écrire est cet effort pour proposer des pistes de réflexion pouvant servir à construire quelque chose. Alors, même si la portée de nos livres est limitée, plus limitée en tout cas que les déclarations à la TV de telle ou telle célébrité, j’écris pour être utile ou parce que je m’attaque à des sujets plus grands que moi et qui sont importants aujourd’hui. Je tente de les éclairer et d’accompagner un mouvement dont je sens des signes avant-coureurs, comme le désir de beaucoup de personnes de se réapproprier leur existence, parce qu’elles ont le sentiment que le processus d’accélération caractéristique de la modernité tardive les aliène et les empêche d’avoir un rapport signifiant et résonant au monde, comme dit Hartmut Rosa. Je pense aussi à l’intérêt pour l’écologie et à la cause animale qui est plus répandu aujourd’hui que lorsque j’ai commencé à travailler sur ces sujets. Pour moi, ce sont les signes avant-coureurs d’un mouvement de fond qui a contre lui des forces puissantes mais que j’ai voulu accompagner en lui donnant une armature conceptuelle solide pour qu’il soit victorieux et qu’on évite les pièges, comme celui qui consiste à jeter le bébé avec l’eau du bain et à multiplier les discours contre les Lumières, voire contre la modernité. Ainsi, dans les Lumières à l’âge du vivant, je parle de nouvelles Lumières qui prennent au sérieux les critiques adressées aux Lumières passées tout en prolongeant leurs piliers et leur esprit. Je montre aussi que ces nouvelles Lumières, qui sont quand même en rupture par rapport à celles du passé, exigent un dépassement du dualisme nature/culture et de l’anthropocentrisme ainsi qu’une époché civilisationnelle, une remise en question des cartes mentales pouvant destituer le Schème de la domination.

À vrai dire, le secret de ma productivité vient de la conscience de m’atteler à des sujets qui sont plus grands que moi en essayant d’être utile et lorsqu’il n’y a pas cet enjeu, qui excède peut-être le temps présent, je vous assure que je peux être très paresseuse et tomber dans la procrastination.

Ainsi, tout mon travail est un travail tendu vers la recherche d’approches constructives. C’est aussi un travail de la reconstruction. Dans la reconstruction, il faut entendre la destruction possible et peut-être passée. C’est même un travail de la réparation, au sens où celle-ci est une méthode, qui consiste, en étudiant, en écrivant, à partir des choses elles-mêmes et de la manière dont elles me sont données – ou pas – afin de dégager leur sens, qui n’est pas unique, mais qui me renseigne sur mon rapport à ces choses. Ce travail permet de modifier nos cartes mentales et de faire l’inventaire de nos pratiques en soulignant celles qui sont faites en dépit du bon sens. Il s’agit aussi de retrouver derrière les normes et les procédures l’idéal d’égalité et le sens de la justice, de faire des choses qui soutiennent le monde, de mettre en œuvre, même quand tout part de travers, des actions justes qui pourront servir d’inspiration quand l’horizon s’éclaircira. Parce que je ne crois pas trop que les choses aillent mieux demain matin. Aussi, il faut regarder un peu plus loin. Enfin, il importe de communiquer une énergie pour proposer non pas une vision des choses totalisante, mais quelques clefs stimulantes permettant d’orienter ou de réorienter le devenir. Je reste persuadée qu’il n'y a pas de fatalité, et que, si nous nous reprenons en main, nous pouvons réenclencher un processus civilisationnel. L’avenir peut être pire ou meilleur qu’aujourd’hui. C’est avec cette responsabilité, celle d’une personne qui sait que nous sommes à la croisée des chemins, que je continue mon travail et accueille avec gratitude cette marque de reconnaissance de la République française - en attendant qu’elle devienne la république animaliste que j’avais peinte dans un conte philosophique publié il y a dix ans : Comment va Marianne ?