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Contre Rawls :réhabilitation du Bien commun

Contre Rawls :pour une réhabilitation du concept de Bien commun

Contre Rawls :pour une réhabilitation du concept de Bien commun

 Par Basile NGONO

Basile Ngono est docteur en philosophie pratique. Il enseigne la philosophie et l’éthique appliquée à l’École Supérieure des Sciences et Techniques de l’Information et de la Communication (ESSTIC) et à l’École Nationale de Police de Yaoundé au Cameroun. Il est Chercheur Associé au Pôle d’éthique du CREC de l’École Saint Cyr Coëtquidan (France). 

 

Article référencé comme suit :

Ngono, B. (2016) "Contre Rawls : pour une réhabilitation du concept de Bien commun" in Ethique. La vie en question, novembre 2016.

NB : vous trouvez une version PDF en bas de document.

 

"Assigner à la philosophie sa mission   originelle, qui est de revenir le guide de la sagesse et la consolation dans la lutte pour la liberté" Cornelio Fabro (1)

 

Préambule

Pourquoi obéirais-je à la loi lorsque cela me répugne et que je crois pouvoir m’en tirer en toute impunité ? John Rawls répond que les principes sous-jacents à la loi auraient pu être choisis en position originelle, sous le voile de l’ignorance et que cela suffit. Cela suffit-il vraiment ?

Puisque le concept de position originelle de John Rawls exclut la considération du concept classique de bien commun, il faut se demander s’il le remplace avantageusement. Après avoir brièvement présenté John Rawls et la quintessence de son ouvrage phare (2), nous allons tout d’abord examiner à cette fin la position originelle, pour nous pencher ensuite sur le bien commun.

 

I Présentation rapide de l’apport de John Rawls

 

Docteur de Princeton, professeur à Cornell puis à Harvard, John Rawls (1921-2002) est le philosophe politique le plus important de notre époque. Son livre Théorie de la justice (1971) est à la pensée politique ce que l'album Revolver des Beatles est à la musique populaire au XXe siècle. Dans cet ouvrage, Rawls tente de définir, au-delà de toute conception particulière, quels seraient les fondements d'une justice sociale acceptables pour tous, peu importe la position de chacun dans la société. Pour ce faire, il propose une expérience de pensée. Il définit une situation hypothétique qui précède les conventions entres les individus. Dans cette "position originelle", les gens sont ignorants de leurs conditions réelles dans la société. Ils ne connaissent pas leurs talents ou leurs faiblesses, ne savent pas à quelle classe sociale ils appartiennent. Ils sont donc incapables de poursuivre leurs intérêts personnels au détriment des autres puisqu'ils ignorent ce qui caractérise leur vie personnelle. Rawls soutient que, placées dans cette situation, toutes les parties reconnaîtraient les principes de justice suivants :

Premièrement, tous devraient avoir également accès au système le plus étendu de libertés fondamentales: liberté d'expression, de réunion, de pensée et de conscience, l'habeas corpus, etc.

Deuxièmement, les institutions de base de la société devraient garantir l'égalité des chances pour tous (personne ne devrait être discriminé en raison de sa situation sociale, de ses origines, de ses croyances, de son sexe, etc.).

Troisièmement, les inégalités socio-économiques devraient être organisées de façon telle qu'elles favorisent d'abord les moins nantis de la société.

Les deux premiers principes sont aujourd'hui largement acceptés. Une théorie politique qui ne reconnaîtrait pas les principes de liberté et de non-discrimination serait discréditée d'emblée, et avec raison. En fait, l'aspect original, pour ne pas dire révolutionnaire, de la théorie de Rawls, se révèle surtout dans le dernier principe de justice, appelé "principe de différence". Celui-ci stipule que si toutes les inégalités ne sont pas injustes, seules celles qui permettent d'améliorer le sort des plus défavorisés devraient être tolérées. Les richesses, la propriété et les prérogatives devraient donc être largement redistribuées entre les membres d'une société juste.

 

II Analyse et critique de la "position originelle"

 

1. Exposition

La position originelle consiste en une fiction qui justifierait le contrat social, lui-même fictif. Elle vise à emporter l’adhésion des citoyens sur les règles de base du système juridique et politique démocratique, ou plus précisément sur quelques principes fondamentaux. Quelle entreprise périlleuse que d’établir un consensus en situation de divergence d’intérêts. La voie explorée par John Rawls consiste à ignorer ces intérêts divergents, par un jugement porté en position originelle sous voile d’ignorance.

a)    Procédé de conclusion du contrat social

La position originelle apparaît ainsi comme un moyen d’entente en vue du contrat social. Il s’agit d’un procédé de représentation fictif qui entend assurer l’équité des accords fondamentaux de la société. Procédé fictif, il se limite à vrai dire à une prise de conscience.

b)     Sans régime politique particulier 

L’entente recherchée à travers la position originelle ne porte pas sur une forme de gouvernement particulière (3), comme chez Locke, mais sur les principes premiers de la justice politique et sur les principes de raisonnement  et de preuve d’application de la justice (4). Pour y parvenir, le choix des principes doit demeurer indépendant de ses circonstances personnelles, de ses inclinations, de ses aspirations particulières et de sa conception de son bien personnel.

 

2. Critique

Cette conclusion n’apparaît sans doute pas comme évidente, ni les principes qui en découlent. Leslie Armour a ainsi suggéré plusieurs interprétations différentes (5). Toutefois, Rawls refuse net d’en discuter. Afin, dit-il, d’éviter les controverses, il se contente de réaffirmer ses opinions et de rejeter les autres en bloc comme déraisonnables. Cette attitude s’inscrit mal dans la tradition de recherche philosophique et prête le flanc à la critique. Or, Rawls promeut une justice formelle, pas matérielle, fondée sur l’égoïsme rationnel. On ne peut construire une société soucieuse du bien d’autrui sur l’égoïsme.

a) Une égalité seulement formelle

Effectivement, la théorie de la justice de John Rawls se présente comme égalitaire, mais elle renferme une attrape : son principe de différence permet toute inégalité qui améliore le sort des plus désavantagés de la société. Or, il s’avère extrêmement difficile, en pratique, de démontrer que l’activité économique des uns ne bénéficie pas indirectement aux autres. On en arrive ainsi à justifier des inégalités sans cesse croissantes, de sorte que le libéralisme de Rawls ne s’avère pas, de fait, égalitaire. Bref, sa méthode contient une tendance conservatrice inhérente, d’autant plus qu’elle exige que l’individu concerné se sente à l’aise avec les principes adoptés. Elle ne considère pas la gravité des problèmes, comme l’écart croissant de la richesse et de l’espérance de vie à la naissance, la pauvreté à l’échelle mondiale, le réchauffement climatique et l’épuisement des ressources naturelles même renouvelables, par exemple. Aussi tendrait-elle à justifier des institutions internationales injustes, à les prolonger sans modification importante, au lieu de les réformer, puisque le changement dérange en général.

b) Un refus des considérations de fond

Mieux vaudrait ne pas exclure du débat le pluralisme des convictions et des visions du monde et substituer  au voile d’ignorance l’exigence de l’usage public de la raison. Mieux vaudrait développer le sens moral des gens pour satisfaire autant que possible les intérêts de tous,  et recueillir leur assentiment dans une discussion réelle. Cette position originelle nous empêche de viser plus haut, de nous fixer un but positif rassembleur, comme l’idée du bien commun, qui permettrait certes bien davantage d’explorer, et d’approcher, sinon d’atteindre l’idéal de la justice. En fait, paradoxalement, la culture du bien commun peut s’avérer nécessaire à la protection de la liberté que Rawls s’applique à défendre : "C’est l’absence d’un sens élevé du bien commun qui est au cœur de l’échec du libéralisme de l’intérêt du groupe (6)" (Nous traduisons).

c) Reflux

La  pensée de John Rawls a connu une influence considérable en Amérique du Nord et en Europe de l’ouest. Sans doute en grande partie en réaction contre la poussée marxiste, l’Occident néo-capitaliste en mal de justification idéologique s’est empressé d’accueillir la théorie de la justice de Rawls. Or la menace marxiste s’est en grande partie estompée, avec l’effondrement de l’empire soviétique et la publicité entourant les graves abus qu’elle a engendrés. Avec l’évanescence du marxisme et du triomphe du libéralisme devenu néo-libéralisme, la pensée de John Rawls n’offre plus le même attrait.Que pouvons-nous explorer d’autre ?

 

III Défense et illustration du concept de "Bien commun"

 

Nous avons constaté le besoin impérieux d’un concept rassembleur, qui puisse faciliter la marche vers la justice. Celui de bien commun peut fort bien remplir ce rôle. Malheureusement, en Occident économiquement développé, l’influence de Rawls s’y oppose. Il propose au contraire une position originelle qui exclut le concept de bien commun. Or le concept de bien commun représente une vieille idée qu’on a  négligée pour de mauvaises raisons, soit parce que la noblesse s’est érigée en interprète exclusif du bien commun. En réalité, ce concept classique se situe au centre de toute la pensée politique ; il va bien au-delà de simples règles de base du jeu politique (7).

1. Un concept indispensable

La tradition réaliste se trouve effectivement tissée de bien commun, des anciens aux modernes. Ainsi, Aristote et Saint Thomas considéraient la vertu de justice, la plus grande des vertus sociales, étroitement liée à la justice légale, toutes deux devant d’ailleurs mener directement au bien commun, en tant que mesure de tous les intérêts particuliers. En effet, la vie sociale inclut et rend possible le succès de la vie individuelle. Les êtres humains en ont besoin pour vivre, grandir et travailler en paix, sécurité et prospérité. De plus, en tant  qu’êtres sociaux par nature, ils manifestent une forte tendance à communiquer et à se lier avec d’autres humains.

a) Dilemme

Ou bien l’être humain confie-t-il son individualité à l’État, ce qui engendre conformisme et étatisme, ou bien refuse-t-il la vie sociale et la collectivité, ce qui tend à produire l’anarchie et même le terrorisme. Dans les deux cas, les gens s’efforcent de préserver leur existence, plutôt que d’aspirer au bien commun. La liberté se restreint ; les mesures de contrôle augmentent jusqu’à devenir contestables, comme la détention préventive sans accusation, par exemple, ou le recours à la torture. La vision morale nécessaire à une juste démocratie fait sérieusement défaut :          

"Le courant antimétaphysique de la philosophie moderne et la tendance anti-transcendantale en théologie privent l’homme de tout élan positiviste au-delà de la volonté humaine. Cependant, de nombreuses questions sont posées par rapport à qui doit décider et sous quelles bases d’autant plus que les valeurs de base de la vie humaine sont apparemment en jeu" (8) (Nous traduisons).

Dans tous ces excès, on a perdu de vue le bien commun, sans le remplacer par une valeur équivalente. Aussi s’alarme-t-on en conséquence des crises qui taraudent nos sociétés contemporaines : "Il y a une crise du bien commun dans la société contemporaine à tous les niveaux. Les citoyens ne connaissent pas ce qui fait partie du bien commun dans leur pays….les travailleurs posent la question du bien commun dans leurs regroupements" (9). "(Nous traduisons)". On se sent de plus en plus engagés dans une voie sans issue, ce qui pousse à regarder ailleurs : " La querelle logique du capitalisme global est condamnée à longue ou brève échéance de révéler son caractère illusoire  et laisser la place à une approche plus ouverte vis-à-vis du bien commun" (10) (Nous traduisons).

b) Solution

Pourtant, revenir à l’idée de bien commun rendrait un fier et indispensable service, dans nos sociétés où on célèbre dans certains milieux très larges et influents la poursuite de son intérêt personnel comme une vertu, quand on ne va pas jusqu’à prétendre que cette poursuite intéressée constitue le meilleur moyen de promouvoir l’intérêt commun (11). D’autres, au contraire acclament ou appellent à grands cris le bien commun comme un concept doté d’une force sociale, politique, économique et juridique avec laquelle il faut compter, sur laquelle il faut compter, sur laquelle il faut construire, comme la clé pour sortir de l’impasse actuelle (12).Contrairement à nombre de matérialistes, de subjectivistes et de relativistes, Rawls inclus, où tout gravite généralement autour de l’affirmation de soi, tandis qu’ils considèrent pratiquement sur le même pied toutes les conceptions de la vie, comme si elles recelaient la même valeur, Aristote et Saint Thomas manifestent un souci social et moral fondé sur la reconnaissance d’autrui et le devoir impérieux de se soumettre à la réalité cherchée objectivement. Moins instinctive, cette démarche s’avère plus difficile, mais plus fructueuse. La personne et la liberté véritable restent des éléments fondamentaux et incontournables.Toutefois, la croissance morale réside dans un processus d’objectivation continuel, générateur de principes éthiques solides. La liberté d’opinion quant à elle se manifeste dans toute sa splendeur dans les décisions politiques ou juridiques ponctuelles, très concrètes, dans la découverte du bien véritable en contexte historique, géographique, technique, économique, social, culturel et juridique précis.

2) Un concept disponible

On risque vraisemblablement davantage d’atteindre un objectif quelconque, ou au moins de s’en rapprocher, si on le vise. Or le bonheur humain implique le bien commun. Rechercher le bien commun vaut donc mieux que de ne même pas essayer, de se contenter du plus petit dénominateur commun, ce à quoi se réduit à peu de choses près la position originelle de Rawls.

a) Un concept attrayant

En effet, l’appel au bien commun revêt une force tant intuitive que normative. Intuitivement, le bien commun sert de point de ralliement que différentes théories tenteront de préciser et d’utiliser. Force normative, le bien commun peut s’exprimer et se formuler sous différents aspects au sein de théories morales ou politiques globales variées, attribut qui en rehausse l’attrait en société pluraliste (13). En tant que but de l’action politique et législative, le bien commun offre un idéal à la lumière duquel il faut confronter les politiques, les procédures et les diverses dispositions législatives. D’utilité réelle mais souvent négative, il permet de dénoncer les abus, criants ou non, comme les enfants soldats, le travail des enfants et l’exploitation de la femme, par exemple. D’utilité positive, il entraîne à améliorer la société. Car du choc des idées jaillit la lumière.

b) Un concept applicable

Ainsi le concept de bien commun demeure-t-il disponible, vivant et viable, mais en mal de clarification et d’applications. Parce qu’elles s’en sont écartées, les économies néo-libérales ont érigé les valeurs du marché en critères suprêmes pour juger du bien, de l’utile et même du nécessaire (14). Elles ont ainsi corrompu le sens même de la démocratie. "Rejetant le bien commun qui comme le "concept opérationnel" tend à faire de la démocratie elle-même un bien de convenance au lieu d’une abstraction embarrassante (15)" (Nous traduisons). Collectivement, nous avons oublié ce fondement de la philosophie. Il est grand temps de nous reprendre, de revenir au concept de bien commun, ce postulat de la raison, de l’affiner et de l’appliquer.

 

Notes de l’article :

 

(1) Cornelio FABRO, Introduction à l’athéisme moderne, trad. Armand Grenier, Sillery, Anne Sigier, 1999, p. 36.

(2) La Justice comme équité. Une reformulation de Théorie de la justice, tr. Bertrand Guillaurme, Montréal, Boréal, 2004

(3) Voir John RAWLS, Théorie de la Justice, trad.. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987, p. 37.

(4) Voir John RAWLS, La justice comme équité : une reformulation  de la théorie de la justice, trad. Bertrand Guillaume, Montréal, Boréal, 2004, p. 37.

(5) Voir Leslie ARMOUR, "Is Economic Justice Possible ?", in International Journal of Social Economics, 1994, 21, p. 40

(6) "It is absence of sound notion of the common good which lies at the heart of the failure of interest-group liberalism" Clarke E. CORCHRAN, "Authority and freedom: the democratic philosophy of Yves R. Simon” (1977) 6 Interpretation 107, p. 114.

(7) Idem., p. 120.

(8) “The anti-metaphysical strain in modern philosophy and the anti-transcendantal bent in theology deprive man of any appeal beyong the posivistic instances of the human will. However, questions are being raised more and more about who should decide and on what grounds, as the basic values of human life appear at stake” Janko ZAGAR, "Aquinas and the Social Teaching of the Church” (1974) 38 Thomist 826, p. 829.

(9) "There is a crisis of the common good in contemporary society at almost all levels. Citizens do not know what the common good of their country is. … workers question the common good in their unions” Ibid.

(10) “The contentious logic of global capitalism is bound to sooner or later reveal its illusory character and make way for a more open-minded approach towards the common good” Mark A. LUTZ, Economics for the Common Good, New York, Routledge, 1999, p. 139.

(11) Voir Samuel FREEMAN, "Deliberative Democracy : A Sympathetic Comment”, (2000) 29 Philosophy & Public Affairs n 4, p. 371-373.

(12) Voir Ibid ; Mark A. LUTZ, op. cit. supra note 9, p. 2 ; Mark MICHAEL "An alternative to Common Heritage Principle”, (1987) 9 Environmental Ethics 351, P. 351. 370-371.

(13) Voir à ce sujet Alex John LONDON, "Threats to the Common Good”, (2003) 33 The Hastings Center Report n° 5, p. 17-18.

(14) Voir Riccardo PETRELLA, Le bien commun, 2e éd., coll. Quartier Libre, Bruxelles, Labor, 1996, p. 10-13.

(15) “Rejecting the common good as and "operational concept", tends to turn democratic society itself not into a convenient but a rather awkward abstraction” Vukan KUIC, Yves R. Simon Real Democracy, Oxford, Rowan & Littlefield, p. 55.