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Ce qu’attendre veut dire. Esquisse d’une conduite de direction face à l’attente

Un article de Clément BOSQUÉ

Ce qu’attendre veut dire.
Esquisse d’une conduite de direction face à l’attente


Par Clément BOSQUÉ

Agrégé d'anglais, directeur d'établissement sanitaire, social et médico-social formé à l'École des Hautes Études en Santé Publique et à l'Institut Pasteur-CNAM, Clément Bosqué est aussi diplômé en philosophie éthique de l'Université Gustave Eiffel. Il est aujourd'hui directeur Île-de-France pour l'Institut National de Formation et d'Application (Fondation INFA) et est l’auteur du Petit traité de la fonction de direction dans le secteur social (Champ Social, 2021).

Article référencé comme suit :
Bosqué, C. (2022) « Ce qu’attendre veut dire. Esquisse d’une conduite de direction face à l’attente » in Ethique. La vie en question, juillet-août. 2022.


NB : le PDF est accessible en bas de document

 



                                                                               « J’attends, je demande, j’implore ;
                                                                  Je penche tour à tour mes urnes pour avoir
                                                                                 De chacune une goutte encore ! »
                                                                                                                    Victor Hugo

                                             « Paroles sur la dune », Les Contemplations, Livre V, 13.


    Qu’attend-on de la direction ? Et qu’attend la direction ? Sous les auspices du réalisme aristotélicien, on pourrait s’attacher à définir l’attente par ses principales fonctions, ses principaux attributs, ses principaux objets.
    L’attente met en jeu une relation teintée de pouvoir : j’attends quelque chose de l’autre, mais l’autre aussi peut, en retour, attendre quelque chose de moi, qui conditionne la satisfaction de mon attente.
    Bien sûr, l’attente convoque des modalités de rapport au temps, et en particulier au sentiment d’urgence. Il est des urgences qui ne sauraient attendre ; il est, a contrario, parfois urgent d’attendre.
    Dans le contexte de la relation directeur – dirigés, on peut dresser une typologie du quadruple objet de l’attente : attente de cadre, de confiance, de considération, de conduite.
    De surcroît, nous pouvons caractériser deux dimensions de l’attente. D’abord, une attente de « prendre soin », très prégnante dans les établissements et services hospitaliers, au sens large. Ensuite, une fonction « dilatoire » de l’attente, qui suppose constamment un « préalable » au bien, et en particulier, dans une organisation, au « bon » fonctionnement.
    Nous proposons ici de nous pencher sur « ce qui se cache » derrière l’attente ; de nous attacher à repérer ses raisons d’être profondes, ses significations. Pour ce faire, il s’agit de formuler le plus justement possible les lieux, les modalités, les postures qui incarnent, donnent à voir et à comprendre en quoi le sujet de l’attente peut être dit, dans l’expression de Montaigne, « vain, divers et ondoyant » ; par l’effet de quels dispositifs l’attente se frustre elle-même chroniquement – quelle irrémédiable insatisfaction gît en son cœur. Nous verrons qu’attendre, c’est toujours attendre une chose et son contraire ; qu’attendre, c’est toujours attendre autre chose ; et qu’on n’en a jamais fini d’attendre.


L’attente d’une chose et de son contraire

    Pour Freud, l’ambivalence est un « phénomène fondamental de notre vie affective (1) ». Jankélévitch l’a montré à sa manière : vouloir quelque chose, c’est toujours vouloir un peu autre chose. On peut bien croire qu’on est libre de vouloir : on n’est libre que tant qu’on n’a pas choisi entre a et b, tant que l’on n’a pas décidé, opté. Une fois que l’on a exercé son vouloir, on ne veut plus, on ne peut plus vouloir, on a choisi, c’est trop tard. D’où cette fascinante « hésitation du vouloir devant la bi-possibilité », ce mystérieux « bi-vouloir (2) », ou encore « l’intime contre-volonté du bon vouloir » par laquelle Jankélévitch caractérisait ce qui fait résistance à nos efforts vers la vertu (3). Plus loin, c’est sous l’admirable expression de « ferveurs contradictoires » (4) que l’auteur du Traité des vertus épingle cet homme affolé entre plusieurs pulsions et instincts, d’accord avec le scepticisme de Montaigne pour qui « il n’y a aucune constante existence, ni de notre être, ni de celui des objets », les choses vont « roulant et coulant sans cesse », et tout est « en continuelle mutation et branle » (5).
    Comment s’étonner que le « Conflit, cet antagonisme créaturel qui fait le fond de notre condition d’alternative (6) », cette difficulté à prendre un parti et à s’y tenir, ce défi que représente l’impératif de cohérence et de conséquence, excède souvent les modestes capacités humaines ? C’est ainsi qu’il n’est rien de plus fréquent que l’attitude consistant à vouloir une chose, et même son contraire, simultanément ou consécutivement. « Le désir veut tout cela, le désir veut n’importe quoi (7) ».
    Ainsi on réclame l’application d’un cadre universel et identique pour tous, mais on exige la prise en compte des contextes individuels. Il faut traiter tout le monde pareil, mais reconnaître les mérites particuliers. On retrouve ici la tension, toujours susceptible de dégénérer en conflit, entre le besoin d’attention individuel et le soin collectif, la souffrance privée et la santé publique, comme le rappelle Paul Ricœur (8).
    On demande de participer à la décision, mais on refuse d’en porter, même partiellement, la responsabilité. On demande d’être conduits (dites-nous où nous allons, où nous devons aller), mais aussi de participer collectivement à la détermination des directions à prendre. On porte la critique, mais on refuse d’être force de proposition. Ainsi des représentants du personnel peuvent-ils dire : « nous, on ne sait pas ce qu’il faut faire, ce n’est pas notre rôle… c’est à la direction de dire ce qu’elle va faire… nous, on interroge ».
    On réclame l’intervention de la hiérarchie, tout en la contestant au nom de l’égalité, contestation inévitable en régime démocratique, comme l’avait prévu Alexis de Tocqueville (9).
    On demande à cor et à cri une « bonne » gestion, mais on répudie les gestionnaires chargés de tels arbitrages, assimilées aux basses œuvres budgétaires et financières, et aux « mesures gestionnaires », toujours impopulaires. Des réductions de postes ? Oui… mais pas dans mon service !
    Pour ménager son crédit, on se drape dans une posture de questionnement des notions et des mots, qui laisse à penser que l’on n’est pas dupe. Je pense à cette élue du personnel qui m’avait déclaré théâtralement : « vous parlez de gestion… moi, cela m’inquiète parce que la gestion, je ne sais pas bien ce que c’est… » À quoi j’avais répondu laconiquement, faisant de l’Aristote sans le savoir, en proposant de définir la gestion comme « délibération sur les moyens rapportés aux fins ».
    Tout se passe, en fait, comme si on attendait tout et son contraire du directeur. Il faut recadrer, mais pas sanctionner. Former les managers, mais ne surtout pas parler de « management ». Le directeur doit faire confiance, mais aussi rassurer – dire toute la vérité, et ne pas la dire toute. Il doit être paternel ou fraternel. Énoncer les limites – les abolir. Savoir prendre des risques, prendre des mesures. Donner la direction, mais ne pas donner de directives. Des consignes ? « Vous nous infantilisez ». Pas de consigne ? « Vous nous abandonnez ». Une procédure ? « Vous nous ôtez de l’autonomie ». Une solution collaborative ? « Vous placez trop de responsabilité sur les équipes ». Et cætera.
    Par conséquent, l’attente est toujours déçue. La règle pourrait être, comme celle de l’Abbaye de Thélème de Rabelais, « fais que voudras « ; « décide que voudras » : on attend que la direction décide, mais la décision, quelle qu’elle soit, sera critiquée. La direction produit un organigramme ? Mais ce n’est pas un organigramme qu’attendent les équipes, c’est un projet d’établissement. On lance une démarche de projet d’établissement ? Ah ! Non, ce sont des fiches de poste dont nous avons besoin. La direction définit des fiches de postes ? Impensable sans un organigramme, etc. La décision n’a pas été assez anticipée et vient trop tard – elle n’est pas assez concertée et vient trop vite – elle n’est pas prise du tout – elle n’est pas la bonne. Ce n’est pas celle qu’on attendait.
    La demande, tantôt diffuse, tantôt explicite et revendiquée, de « soin » des soignants eux-mêmes par leurs directions et gestionnaires, est a priori évidente. Le directeur n’est pas auprès des situations de souffrance. Beaucoup de choses l’en séparent : ses missions propres, administratives ; des différences de culture professionnelle ; la distance hiérarchique, procédurale, induite par la géographie des locaux, des bureaux, ou encore par les pratiques de communication via écrans et mails. Au résumé, le directeur est toujours trop loin. Il n’est pas, contrairement aux « opérateurs de terrain », en première ligne, face aux angoisses du soin, de l’accompagnement. Il faudrait donc les lui donner à voir, les lui représenter : « qu’il descende un peu voir dans les services, comment les choses se passent ! »
    Et pourtant, le directeur qui s’invite en réunion de service, qui « descend » dans le service, c’est impensable, c’est au moins incongru. Que veut-il, que nous veut-il, de quoi se mêle-t-il ? Que cherche-t-il à savoir, à contrôler ?




L’attente, juge infaillible du présent

    L’expression de l’attente est susceptible d’obéir à diverses stratégies, d’ordre rhétorique notamment. Le réel vient toujours, à mesure que le futur se mue en présent, avérer ou ne pas avérer les pronostics émis. Par conséquent, les discours par lesquels on évalue le présent à l’aune de l’accomplissement ou de l’inaccomplissement des attentes du passé, prennent place et sens dans une économie générale, un « ordre du discours » (10), celui de l’établissement, de la multiplicité des voix émises au sein du collectif de travail.
     Shakespeare fait dire à la Comtesse de Roussillon, à propos de sa pupille Hélène : « J’attends d’elle le bel avenir que son éducation promet » (11). L’attente consiste à établir un rapport entre une perspective donnée au préalable, et ce qu’il est réellement advenu. De l’attente découle la mesure d’une distance entre ce qui « devait être », ce qui était « prévu », et ce qui se passe effectivement ou, comme le dit la langue commune, l’écart « entre la promesse et les actes ». Certaines promesses sont tenues, d’autres non. De même, certaines prophéties s’accomplissent, et d’autres non. Il est concevable de « faire mentir » une prédiction : la mythologie fournit beaucoup d’exemples de héros cherchant à échapper au destin qui, à en croire l’oracle, les attend.
    Ce qui vient bouleverser l’ordre immuable de ce à quoi on sait pouvoir s’attendre, engendre la crainte. Les régimes et les pouvoirs institués redoutent les « nouveautés » : c’est ainsi que le christianisme, dans le monde juif et romain du premier siècle, apparaît comme une « nouveauté », en grec « ti neoteron », et donc nécessairement, comme le peint l’historien Flavius Josèphe, comme une « sédition » (12). Phénomène que l’on n’attendait pas, et par conséquent inquiétant.
    Les chrétiens, à l’inverse, n’auront de cesse d’inscrire le récit de la venue de Jésus-Christ comme la « manifestation » du Messie qu’attendent les juifs. Pour eux, le Christ répond à l’attente d’un nouveau Moïse, d’un nouvel Élie, d’un nouveau Jean-Baptiste, qui restaurera la pureté endommagée du peuple élu. En quelque sorte, le Nouveau Testament répond aux attentes de l’Ancien.
     Sous cet aspect, l’attente apparaît moins comme une attitude prospective, une disposition vis-à-vis de l’avenir, que comme une méthode d’exercice du jugement, et du discours, qui convoque et confronte le passé et le présent. Qu’elle prophétise l’accomplissement ou le non-accomplissement, l’attente rend le présent comptable et justiciable des promesses du passé. Elle autorise à mesurer le présent à la toise de ce que le passé en avait prédit.
    Or, se poser en juge, en esprit libre et critique portant des jugements sur le monde, ne permet-il pas d’afficher, fût-ce passagèrement, une forme de souveraineté ? « Juger, et non pas subir, c’est le moment du souverain », disait Alain (13). Stratégie essentielle dans le jeu de pouvoir au sein des établissements et services, quelles qu’ils soient, pour des représentants du personnel qui se posent volontiers en évaluateurs, en instituteurs de l’institution, en « directeurs de conscience » des directions.
    Notons que cette souveraineté de la prévision est largement illusoire. Bergson nous y a rendu attentif : nous croyons toujours qu’il était prévu que ce qui s’est passé, se passât, « de là notre prétention d’anticiper en toutes occasions l’avenir ». Nous passons notre temps à relire le passé pour y lire des « directions », là où il n’y eut que des « trajets ». Aussi ferions-nous mieux, avec humilité, de retracer « les ondulations du réel » (14).
    Le discours de l’attente est donc un discours souverain sur le présent, tenu sous le magistère d’une évaluation de « conformité » aux promesses du passé. Ce qui semble plus digne encore d’être observé, c’est que ce magistère du jugement échappe à l’impératif de non-contradiction, comme nous allons le montrer.
    Je peux dire, en effet, que je « n’attends plus rien » de la direction. Si la direction ne fait rien, cela donnera raison à mon pessimisme. Si la direction agit favorablement, je pourrai me dire surpris, comme l’enseignant contraint de relever le bon résultat inhabituel du cancre. Au contraire, si je dis attendre énormément de la direction, je m’expose à la satisfaction ou à l’insatisfaction. Satisfaction que j’enregistrerai en l’assortissant d’une nuance ou d’une réserve (décerner un pur satisfecit risquerait d’inciter la direction à relâcher ses efforts). L’insatisfaction me permet de dire rondement ma déception.
    Il peut arriver que notre lecteur trouve notre argument déloyal, en ce que nous prendrions, exprès, des exemples de postures qui trahissent une forme de mauvaise foi ou de déloyauté. Les promoteurs de l’éthique de la discussion (15) pourraient objecter que ce jeu tactique d’énonciation des attentes devrait se résoudre par la vertu de bonnes pratiques managériales et d’un bon dialogue social, dans des engagements pris en commun et dont il conviendrait de s’assurer conjointement, direction et personnel, de la bonne réalisation.
    Mais tout autre est notre recherche, notre souci, notre intérêt qui porte sur le « così è » machiavélien, sur les jeux et les louvoiements du pouvoir dans le ventre des institutions.



L’attente, toujours recommencée

    L’attente, jamais satisfaite, comme le tonneau des Danaïdes qui se vide à mesure qu’on le remplit, trouve toujours des objets à attendre : quelque chose d’autre, de nouveau, de supplémentaire. Pour parler comme les psychanalystes lacaniens, la « jouissance » est toujours « reportée ». C’est d’ailleurs ainsi qu’usuellement, dans les réunions de travail, « l’éternel retour » de certains sujets à l’ordre du jour est-il référé à « l’Arlésienne », attendue longtemps, qu’Alphonse Daudet, puis Bizet, rendirent célèbre (16). Et l’on se souvient de la Madeleine, non point de Proust, mais de Jacques Brel, qu’il attend, ce soir, mais qui « ne vient pas ».
     Si homo sapiens attend perpétuellement, est-ce parce qu’il a eu besoin, pour survivre, de ne jamais s’autoriser à s’endormir sur ses lauriers ; qu’il a dû, pour s’endurcir, cultiver l’inquiétude ? « L’homme est homme parce que son comportement n’est ni immédiat ni local (17) », dit Bachelard. Pascal ne dit pas autre chose, revisitant Sénèque dans cet admirable fragment des Pensées :

    « Nous ne tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt ; si imprudents, que nous errons dans des temps qui ne sont pas nôtres [...] Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais » (18).

    Autrement dit, l’homme ne peut s’empêcher de rêver d’un ailleurs, d’un autre temps. Il prévoit, anticipe, spécule, bref : attend, et escompte que l’avenir lui apportera ce qu’au présent il ne possède pas encore, fût-ce la confirmation d’une permanence, d’une perdurance : « je m’attends à ce que cela se passe comme d’habitude. » Cioran, en son noir pessimisme, reprend le jugement pascalien : « tous les hommes ont le même défaut : ils attendent de vivre […] nous n’habitons pas un présent concret et vivant, mais un avenir lointain et insipide » (19).
    Les hommes du Moyen-Âge étaient pénétrés de la notion de l’immortalité de l’âme, et redoutaient l’Enfer et la damnation éternelle plus que la mort elle-même. Le Purgatoire, pour ceux qui n’avaient pas fait suffisamment pénitence, redoublait l’attente terrestre. Ainsi Dante peut y croiser « des ombres » qui ont, comme dans une véritable « salle d’attente », « l’air d’attendre » (20).
    La Renaissance s’affranchit de ces croyances (21). Dans la vision du monde qu’elle inaugure, il y a toujours une chose nouvelle à rechercher, à trouver, à attendre sur terre. La théologie protestante de la prédestination tient que c’est dans cette vie qui m’est donnée que je peux attendre que se vérifie, que se réalise, que « s’actualise », pour parler en aristotélicien, ma « potentialité », autrement dit ce que Dieu a prévu pour moi. Le moderne, le bourgeois attend toujours davantage, il attend toujours mieux (22). Il se conforte dans l’idée qu’il « peut mieux faire », comme l’inscrit le professeur dans le bulletin trimestriel. La vie n’est plus un temps de préparation et d’attente de l’au-delà, mais un temps laissé à l’homme pour s’accomplir, conquérir, explorer et jouir.
    Don Juan est ainsi un entrepreneur moderne de la séduction. Si Chérubin rêve et Papageno cherche, Don Juan, lui, n’attend pas et conquiert (et comme on s’en souvient, il tient un décompte de ses actifs que ne renierait pas le plus scrupuleux des boutiquiers). De même Balzac a peint César Birotteau, pétri d’espoirs, d’ambitions, d’attentes. Dickens capte cet état d’esprit dans la classe moyenne anglaise du XIXe siècle, et intitule son avant-dernier roman Great Expectations, traduit en français par Les Grandes Espérances, mais que l’on eût pu rendre par le terme « d’attente ». Pour preuve, son préfacier G. K. Chesterton note qu’on trouve chez le romancier

    « partout l’attente brûlante de tout ; de la prochaine personne qui prendra la parole ; de la prochaine cheminée d’où sortira la fumée, du prochain événement, de la prochaine extase ; du prochain assouvissement de n’importe quel désir humain (23). »

    L’attente ne peut pas finir, sans doute parce qu’il n’y aurait plus, si elle finissait, rien à désirer. Il n’y aurait plus rien à revendiquer. Il n’y aurait plus rien à vouloir. Il n’y aurait plus de sujet de plainte. Or, s’il n’y a plus lieu de se plaindre, de quoi y a-t-il encore lieu ? Où le plaintif, toujours en risque de se métamorphoser en plaignant, ira-t-il « déposer plainte » ? Si l’on ne se plaint plus, prendra-t-on encore soin de nous ? De fins observateurs ont analysé cette impossible « fin de la plainte » (24).
    Éteindre la plainte, étancher cette soif permanente, vouloir clore l’attente, ce serait peut-être attenter à ce qui est proprement vivant, parce que proprement désirant, dans l’âme humaine. C’est ce que Paul Valéry nous dit sans ces lignes : « Mon âme a plus de soif d’être étonnée que de toute autre chose. L’attente, le risque, un peu de doute, l’exaltent et la vivifient bien plus que ne le fait la possession du certain » (25) ; ou dans son ode aux « pas retenus » de l’être aimé, dans « Les Pas » :

                                                                                     « Ne hâte pas cet acte tendre,
                                                                                    Douceur d’être et de n’être pas,
                                                                                      Car j’ai vécu de vous attendre,
                                                                        Et mon cœur n’était que vos pas » (26).

    Comme le désir ou le Phénix mythique, l’attente renaît de ses cendres. Vision plus sombre, plus inquiétante : à l’image du foie de Prométhée dévoré par l’aigle, l’attente se recrée toujours, pour être à nouveau dévorée. Nous en émîmes l’intuition, en introduction : l’attente est nécessaire. Lancinante et toujours frustrée, elle ne cesse, ni ne cède. Elle est aporétique : elle ne trouve pas d’issue. Dans notre quatrième partie, nous en tirerons les conclusions.
    Avant de clore cette troisième partie, il nous faut insister sur cet aspect monstrueux que revêt l’attente, par son pouvoir dévorant. Le foie de Prométhée se recrée pour être dévoré, et par ce singulier spectacle, n’est-il pas aussi horrible que l’aigle qui l’engloutit ? L’attente, jamais satisfaite, se trouve toujours de nouveaux objets. Que n’attend-on pas, aujourd’hui, du travail ? Bienveillance, prise en charge de la santé mentale, reconnaissance, « sens », bien-être… l’attente se mue en impatience lorsque le réel résiste, que la souffrance subsiste, que la reconnaissance tarde à venir. Alors l’attente de « prendre soin » devient hostile. L’expression se fait âpre : « Mais enfin… qu’attend la direction ? »
    S’exposant continuellement au jugement implacable des représentants du personnel, la direction, pendant ce temps, produit : chartes, procédures, notes, fiches de fonction. La direction propose : réunions, groupes de travail thématiques, médiations. La direction promet : plus de clarté, plus de temps d’échange.
    Dans ces conditions, comment ne pas imaginer un directeur plongé dans l’amertume, qui est un sentiment fort vilain ? Un directeur qui ne s’attendrait plus qu’à ce déplacement permanent de l’objet de l’attente ? Un directeur acculé, coincé, attaqué de toute part, tourmenté d’inquiétudes, réduit dans une forme de souffrance ; un directeur condamné à décevoir perpétuellement les attentes de ses équipes, et donc condamné lui-même à ne plus rien en attendre ? On est loin de la sérénité de l’empereur Alexandre qui, à en croire Montaigne, dormit et fit la grasse matinée avant d’aller affronter son adversaire Darius (27).
    Nous aurions plusieurs raisons puissantes de prôner une position stoïque extrême, une ataraxie ou apathie radicale, comme seul moyen d’atteindre à quelque quiétude. Le risque, désastreux, serait d’en perdre la capacité de se soucier du monde. On songe à l’empereur Charles Quint, qui, dégoûté, se retire au monastère de Saint-Yuste en 1557 pour y finir sa vie, dans l’isolement et le renoncement.

    Cette sorte de cartographie morale de « l’espace de l’attente » devrait nous permettre de rechercher ce que pourrait être la clé d’un rapport juste à la fonction de direction ; d’esquisser les éléments d’une conduite de direction face à l’attente.
    Bergson écrit : « L’intelligence (...) nous a été donnée, comme l’instinct à l’abeille, pour diriger notre conduite (28). » Face à l’attente, ambivalente, insatisfaite et incessante, qu’est-ce que diriger sa conduite ? Si l’on rejette de notre esprit un optimisme excessif (s’attendre à être compris, être remercié, etc.) comme un pessimisme excessif (s’attendre à être agressé ou à passer en procès), sur quelle « intelligence » fonder un art de se diriger, ce que les anciens appelaient une « psychagogie », à la hauteur de cette tâche difficile consistant à diriger les autres ? Comment définir un comportement vertueux pour le directeur ?
    L’attente pose problème, avons-nous dit. Peut-être devrions-nous, au terme de « problème », préférer celui de « mystère », en reprenant la distinction opérée par Gabriel Marcel : « Le problème est quelque chose qu’on rencontre, qui barre la route. Il est tout entier devant moi. Au contraire le mystère est quelque chose où je me trouve engagé, dont l’essence est par conséquent de n’être pas tout entier devant moi (29). »  Car l’attente, avons-nous dit, est une incorrigible inconsolable. Or, précisément, c’est une fonction – dite « parénétique » – attribuée à la philosophie, que de consoler. La philosophie vient donc au secours du directeur pour répondre à la question : « Que faire ? » – question que l’on peut déplier en : « que faut-il vouloir faire, que faut-il savoir faire ? » Face à l’attente, comment concevoir une « capacité de commander aux hommes » avec justice, ou mieux, avec justesse ? Comment agir avec courage, tempérance, sagesse (30), prudemment, au sens qu’Aristote donne au terme de phronesis ?
    La pensée commune exige le oui, le non, attend la simple affirmation ou négation, ce que faisait remarquer Hegel : « L’opinion envisage l’opposition du vrai et du faux d’une façon rigide ; ainsi d’un système de philosophie donné elle a coutume d’attendre ou un accord ou une contradiction (31) ». Précisément, les lignes que nous avons consacrées à « l’ambivalence » de l’attente n’ont d’autre motif que de suggérer qu’il ne s’agit pas simplement, pour le directeur, de répondre, ou de ne pas répondre, à l’attente. L’attente ne se laisse pas résoudre dans une réponse monovalente, dans un choix, une option, une réponse binaire. Agir en responsable, diriger, c’est donc non pas chercher à répondre, mais à se tenir, comme le navire tient sa course sur la mer furieuse et face aux vents changeants. Se tenir, se conduire, diriger avec justesse ferait appel à une « psychagogie », une disposition (hexis) à la conduite réflexive de l’âme.
    Il se pourrait que cette disposition repose sur des manières de comprendre, de dire, de faire. Comprendre que l’attente nécessite d’être travaillée, qu’elle est matière à reposer les termes du principe d’économie, c’est-à-dire de la juste proportion entre les moyens et les fins. Dire lorsqu’il est nécessaire, en mettant un terme à l’attente, dans une forme de vérité, de dire vrai (parrhèsia), qui soit aussi l’occasion pour le directeur de dire ce que lui-même attend. Enfin, faire, c’est peut-être « faire avec » l’attente, la laisser être, la laisser venir à soi. In fine, une direction « hospitalière » pourrait être définie comme faisant hospitalité à l’attente. Il s’agirait d’accueillir, d’admettre et, résolument, d’attendre l’attente.


Notes :
(1) Freud S., Totem et Tabou, tr. fr. S. Jankélévitch, Paris, Payot Rivages, [1913] 2001, p. 180.
(2) Jankélévitch V., Traité des vertus I, Le sérieux de l’intention, Paris, Flammarion, p. 52.
(3) Op. cit., p. 20.
(4) Ibid., p. 76.
(5) Montaigne M., Les Essais, II, 12, Paris, PUF, [1590] 2004.
(6) Ibid., p. 140.
(7) Ibid., p. 182.
(8) Ricœur P., « Les trois niveaux du jugement médical », Esprit, 1996, pp. 21-33, et Le Juste 2, Éditions Esprit, Paris, 2001.
(9) Tocqueville A., De la démocratie en Amérique, Paris, Vrin, [1835-1840] 1990.
(10) Foucault M., L’ordre du discours, Paris, Gallimard, nrf, 1971.
(11) Shakespeare W., Tout est bien qui finit bien, tr. fr. François-Victor Hugo, Œuvres complètes de Shakespeare, Paris, Pagnerre, [1623] 1869, p. 191-322.
(12) Le terme, de même que ?e?te??p???a?, désignant l’esprit de sédition ou de révolution, apparaît à plusieurs reprises sous la plume de Flavius Josèphe. Edition consultée : Flavii Iosephi opera, B. Niese, Berlin, Weidmann, 1895, Livre II, section III-1, accessible sur : remacle.org/bloodwolf/historiens/Flajose/guerre2gr.htm En Français on peut se reporter à : Guerre des juifs, V, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Classiques en poche » N° 118, 2017.
(13) Cité par Lacroix J., Panorama de la philosophie française contemporaine, Paris, PUF, 1966.
(14) Bergson H., La Pensée et le mouvant, Genève, A. Skira, [1939] 1956, pp. 24-34.
(15) Habermas J., De l’éthique de la discussion, Paris, Flammarion, 2013.
(16) Daudet A., Lettres de mon moulin, 1869.
(17) Bachelard G., La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, [1938] 1975, p. 250.
(18) Pascal B., Pensées, fragment 172, Paris, Flammarion, [1670] 1952, pp. 199-200.
(19) Cioran E., Sur les cimes du désespoir, Livre de poche, [1934] 1990, p. 116.
(20) « Tra l’altre vidi un’ombra ch’aspettava / in vista » : Dante, Purgatoire, 13.
(21) Bloch E., La Philosophie de la Renaissance, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1975.
(22) C’est ce qu’a étudié Weber M. dans son ouvrage l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme [1904-1905].
(23) “All is books are full of an airy yet ardent expectation of everything; of the next person who shall happen to speak; of the next chimney who shall happen to smoke, of the next event, of the next ecstasy; of the next fulfilment of any eager human fancy”, Charles Dickens, Great Expectations, J. M. Dent & Sons, Londres, [1861] 1955, p. vii. Nous traduisons.
(24) Roustang F., La fin de la plainte, Paris, Odile Jacob, 2001.
(25) Valéry P., Monsieur Teste, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », [1927] 1998, p. 40.
(26) Valéry P., Charmes, dans Poésies, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », [1922] 1966.
(27) Montaigne M., op. cit., I, 14.
(28) Bergson H., op. cit., p. 86.
(29) Marcel G., Tu ne mourras pas, Paris, Arfuyen, 2005, p. 38.
(30) Ce qu’il est convenu de rassembler sous le vocable des « vertus cardinales ».
(31) Hegel, Préface à la phénoménologie de l’esprit, tr. fr. J. Hyppolite, Paris, Aubier, [1807] 1966, p. 17.