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LE SENS DU SOIN : UN TRAVAIL DE REPÉRAGE DÉFINITIONNEL

Par Cyril GOULENOK

Cyril Goulenok est médecin réanimateur, il exerce depuis maintenant quinze ans à l'Hôpital Privé Jacques Cartier - Massy, il est membre de la commission d'éthique de la SRLF et membre du groupe Facteurs humains en Santé.

Article référencé comme suit :
Goulenok, C. (2021) « Le sens du soin : un travail de repérage définitionnel » in Ethique. La vie en question, juin 2021.

 

L’exercice de la profession de soignant s’est considérablement modifié sous l’impulsion des progrès de la médecine. Loin de l’image d’Épinal du soignant délivrant des soins avec la ferveur d’un exercice proche du sacerdoce, on est arrivé à un exercice méthodique, chronométré ou l’efficience prime sur la relation humaine. Mais un épuisement professionnel des soignants est apparu et il semble en partie attribuable à une perte de sens dans l’exercice de la profession. La souffrance des soignants, de plus en plus prégnante, ne serait-elle pas elle aussi l’expression d’un amenuisement de ce sens ?

Soignant, un métier qui a du sens ? Il sera indispensable d’explorer dans un premier temps les termes de « travail » et de « métier » pour comprendre ce qui peut les différencier. Le « sens » n’est pas unique, il est plutôt protéiforme. Il se conjugue ainsi de multiples manières allant des « cinq sens », à la « direction » et enfin à la question plus fondamentale du « pourquoi ? ». Ce n’est qu’après avoir cerné ce que l’on peut définir comme le sens d’un métier qu’il sera possible de répondre à la question de l’existence du sens dans le métier de soignant.

I Un peu d’étymologie autour du « travail » et du « métier »

Il existe une multitude de termes pour décrire ce que l’on appelle plus couramment le « travail ». On retrouve des termes plus généraux et neutres tels qu’ « activité », « emploi », « labeur », « métier » mais aussi des plus familiers tels que « turbin », « gagne-pain », « taf », « boulot », « turf » ou même une version anglophone telle que « business job » voir « bullshit job ». De ces différents termes, deux semblent plus particulièrement intéressants à étudier pour répondre à la question du sens : « travail » et « métier ».


1-1 Travail


L’origine de ce mot est sujet à controverse. Si étymologiquement beaucoup se plaisent à le rattacher au latin tripalium, instrument de torture composé de trois pieux sur lesquels on accrochait des hommes, de sérieux doutes existent sur son origine (1). Il ne semble pas certain, bien au contraire, que tripaliare, bâti sur tripalium, soit l’étymon de travailler. André Eskanasy, dans ses travaux de recherche sur l’étymologie du mot « travail », y retrouve plutôt la notion de rupture de son cadre de vie usuel avec une idée d’engagement « où le travail désigne l’indisponibilité de soi même qu’entraîne l’accomplissement d’une mission, avec les conséquences qu’elle implique » (2). Il est cependant intéressant de relever que le rattachement à l’instrument de torture séduit majoritairement, témoignant de l’image que la société se fait du travail. Le travail n’est pas une fin en soi ; il n’est qu’un moyen, associé à une contrainte, le plus souvent à l’origine d’une souffrance. Cette souffrance induite n’est cependant pas systématique et n’écarte pas la possibilité d’aimer son travail et pouvoir passer d’une contrainte à une certain plaisir comme le défend Christophe Dejours (3).


1-2 Métier


On retrouve dans le mot « métier » une image plus valorisante que pour le « travail ». Son étymologie vient du latin ministerium correspondant au service religieux et par extension à l’exécution de ce service. Son évolution dans le temps l’a amené à évoluer en menestier, puis mistier, mestier et enfin métier. Décrivant initialement une fonction d’exécution d’un rite religieux, il a progressivement dérivé vers la description d’une activité mécanique, proche du sens actuel. Il pourrait ainsi se définir par la maîtrise professionnelle d’une activité et la mise en pratique de connaissances théoriques couplées à une expérience personnelle. La nécessité d’un apprentissage théorique, plus ou moins long, associé à une expérience personnelle forgée sur l’exercice sont les socles d’une activité que l’on qualifiera alors plus volontiers de « métier » que de « travail ». Si la nuance avec le « travail » ou l’« emploi » peut paraître de prime abord floue, elle prend toute son importance au regard de la réflexion sur la qualité. En effet, la qualité du travail fourni est intrinsèquement liée au concept du métier : le menuisier, le pâtissier, le boucher fondent leur exercice sur un critère de qualité. Si elle peut exister dans le travail ou l’emploi, elle est beaucoup moins dominante. Empêcher la réalisation de cette qualité de travail pourrait être un élément clé dans la genèse de la souffrance au travail et la perte de sens dans l’exercice d’un métier.

III Trois catégories pour le sens : sensibilité, direction et pourquoi ?

La question du sens est un sujet d’interrogation pérenne pour l’homme. La définition du sens n’est pas unique et on peut s’essayer à isoler trois catégories bien différentes : celle des « cinq sens », celle de la « direction » et, enfin, celle de « l’interrogation ».


2-1  Les cinq sens


Nous nous rapprochons ici de la sensibilité, des sensations, où l’on retrouve les 5 sens que sont l’odorat, la vue, l’ouïe, le toucher, le goût. Ce sont ces outils qui nous permettent d’entrer en contact avec le monde extérieur. C’est notre lien, non seulement avec l’environnement mais aussi avec les individus qui le composent. Notre perception de l’autre exploite ces sens pour en percevoir son bien être ou au contraire sa souffrance, sa vulnérabilité. Percevoir la souffrance de l’autre, c’est y être sensible. Cette perception permet alors d’engager des mécanismes d’aide ou l’expression d’une empathie voire d’une sympathie. Ainsi, ces cinq sens sont des bases pour qu’il puisse ensuite y avoir un sens à la vie.


2-2     La direction


Quand on parle du sens comme d’une direction, celui-ci reste relatif à la position dans lequel on observe la direction. Il n’y a pas de sens unique, et changer de point de vue permet de découvrir la possibilité d’un sens inverse. On retrouve une idée de mouvement. Dans ses travaux de recherches sur l’étymologie du mot travail, Eskanasi décrit cette notion « d’une rupture sous la pression d’une intervention extérieure, d’une position fondamentale de dégagement dans « l’en soi-pour soi-chez soi » (4) Il y a ainsi, ce lien commun, entre sens et travail, d’une direction, d’un mouvement indispensable.


2-3 Le pourquoi


Avoir un sens c’est vouloir dire ou vouloir faire. C’est chercher à comprendre l’existence de quelque chose, donner une raison à une action.  S’il existe de nombreux ouvrages traitant de la question du sens, il peut être intéressant de s’appuyer sur l’exemple de Viktor E. Frankl et de son ouvrage Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie pour explorer ce sens du pourquoi. Publié dès 1946, à son retour des camps de concentration, ce médecin psychiatre y relate comment il a réussi à trouver la force de vivre lors de son internement dans ces camps. Ce qu’il décrit y avoir vécu est au-delà de l’imaginable, privé de tout, des journées faites uniquement de souffrances, de tortures, de faim, de froid. Séparé de ses proches, sans aucune nouvelle d’eux, ne sachant pas si, déportés comme lui, ils étaient encore en vie durant sa période d’incarcération. Il apprendra après sa libération la mort de son père, de sa mère, de sa femme et de ses frères. Outre sa capacité à nous décrire l’indicible, il nous plonge dans un univers où la vie est en suspens, une sorte d’existence provisoire, « existence provisoire d’une durée illimitée » (5). Toute sa force lui permettant d’endurer cette souffrance est de trouver un sens à la vie pour continuer à résister, ne pas abandonner, ne pas se suicider. Garder sa dignité, même dans l’épreuve de la souffrance, était pour lui un moyen de donner du sens à la vie : « ces martyrs dont le comportement, la souffrance et la dignité devant la mort témoignaient du fait qu’on ne peut enlever à un être humain sa liberté intérieure. On peut dire qu’ils furent dignes de leurs souffrances et qu’ils les endurèrent de manière exceptionnelle. C’est cette liberté spirituelle – qu’on ne peut nous enlever – qui donne sens à la vie » (6). Le sens à la vie, fil d’Ariane permettant à ces internés de résister chaque jour, pouvait être différent selon les individus : pour l’un c’était l’idée qu’un être cher vous attend et a besoin de vous ; pour l’autre un projet d’écriture que nul autre ne pourrait finir ; pour un autre encore c’était un pacte imaginaire avec le ciel où il acceptait toute souffrance en échange de quoi, l’être qui lui est cher serait épargné. Chacun peut donner un sens personnel à la vie. Ce fil d’Ariane se brisait lorsque le prisonnier ne croyait plus en l’avenir « Le prisonnier qui ne croyait plus à l’avenir – son avenir, était perdu. En perdant cette foi, il perdait sa spiritualité, il se laissait dépérir moralement et physiquement » (7). Il n’était alors pas bien difficile de mourir dans ce lieu si hors du monde qu’il était strictement interdit d’empêcher quelqu’un de se suicider ou de toucher à la corde de celui qui voulait se pendre.

Ainsi, tout peut encore avoir un sens tant qu’on veut bien lui en donner. La recherche de sens s’apparente à une quête universelle. Elle semble dominer de plus en plus l’existence de nos pays industrialisés suscitant interrogations sur notre mode de vie, mode de consommation, mode de déplacement mais aussi travail. Même le travail ne peut perdre de son sens que si on lui en a donné un au préalable – qui ne convient plus. Cette définition du sens, sous forme de questionnement n’est pas exempte de mouvement. Il y a cette notion de but, de mission à accomplir pour un aboutissement à venir. Si l’on peut justifier son travail par un salaire à venir permettant d’assouvir un achat futur, on peut aussi lui donner du sens par l’action produite qui est, par exemple, de soulager la douleur d’autrui pour un soignant. Le sens se définit alors non pas uniquement par rapport à soi-même mais de façon plus générale, par rapport à la cité.

III Norbert Elias et le caractère social du sens

La définition du sens ne peut se comprendre qu’en prenant en compte l’environnement social de la personne proposant cette définition. La lecture de Norbert Elias, dans La solitude des mourants aide à mieux cerner l’influence de la vie sociale dans les déterminants que l’on peut donner au sens. « la catégorie du « sens » ne peut se comprendre si on la rapporte à l’homme isolé ou à un universel qu’on en aurait déduit ; ce qui constitue ce que nous appelons sens, c’est une multiplicité d’hommes vivants en groupes, qui dépendent les uns des autres et communiquent entre eux. Le sens est une catégorie d’ordre social. Le sujet qui lui correspond, c’est une pluralité d’êtres humains liés les uns aux autres. C’est dans leurs relations réciproques que les signaux qu’ils échangent – et qui peuvent être différents dans chacun des groupes humains – prennent un sens, et avant tout, un sens collectif » (8). Ainsi, l’existence du sens ne prend de dimension que dans un environnement peuplé d’individus. Le pourquoi des actions doit prendre en compte le tissu social qui environne celui qui s’interroge. Les relations qui unissent les mêmes individus d’une société représentent un socle au sens de leurs actions individuelles. Ces actions n’auraient, pour une grande partie, plus lieu d’exister si l’individu se retrouvait seul au monde. Plutôt que vivre, ce serait alors survivre.
Cette vision sociale du sens proposée par Norbert Elias pourrait être complétée par ce que l’on pourrait qualifier de rôle influenceur de la société. Le sens que l’on peut donner à une action ou à une forme d’être est, en effet, le plus souvent influencé par la société dans laquelle on évolue. Pour illustrer ces propos, on peut s’intéresser au sens que l’on donne à la mort selon le type de société. Cette vision de la mort illustre bien le caractère social du sens que l’on peut lui donner. En effet, il pourra différer selon que l’on soit dans une de ces antiques sociétés guerrières où la conquête primait, ou dans une société pacifique contemporaine où le vivre en paix est un idéal. Dans la première société, la mort fait partie intégrante de la vie de l’individu, elle peut même être parfois idéalisée si elle survient sur un champ de bataille. Elle fait partie du quotidien, on est prêt à mourir jeune. Se battre et tuer sont suffisamment habituels pour que l’on ne s’en émeuve pas. De même, la maladie, omniprésente, pouvait être responsable de mort quel que soit l’âge. Si aller au-delà des soixante ans relevait, dans ces sociétés antiques, de l’exploit, il n’était pas rare que la mort vienne à surprendre des gens sans même que l’on puisse donner un nom à ce qui avait pu les emporter. Dans la seconde, la société pacifique, la mort est rejetée au plus loin de l’existence de l’individu. Disparaît également son image de souffrance, de sa brutalité, sa survenue inattendue – cette modification de sens est à l’origine, selon Norbert Elias, de cette solitude de nos mourants, que l’on relègue à l’hôpital dans son cadre épuré, hygiéniste, « seuls les routines institutionnalisées des hôpitaux donnent une forme sociale à la situation d’agonie. Mais elles sont pauvres affectivement et contribuent largement à l’isolement des mourants » (9). Le caractère d’ordre social du « sens », qu’il définit, prend toute sa dimension dans notre approche contemporaine de la mort. Si les sujets âgés sont autorisés à mourir, on interdit la mort aux plus jeunes. Si la vie a un sens pour la jeunesse, la mort est bien souvent qualifiée d’absurde. Au contraire, pour une personne très âgée, si sa mort a un sens, poursuivre les soins et le maintenir en vie paraît le plus souvent absurde. Combien de fois, on peut entendre, en réanimation, lorsque l’on évoque l’intensité du niveau de soin, pour un sujet âgé, l’argument de « ne pas s’acharner car cela n’a pas de sens ». Notre société nous a donc appris, en réanimation, à déployer toutes les techniques les plus sophistiquées, pour empêcher la mort de nos citoyens jeunes et nous freine dans l’emploi de ces mêmes techniques dès lors que le sujet est vieux sous ce même argument du sens.
Ainsi, pour comprendre le sens d’une action ou d’un métier, il faut prendre en compte son caractère social. S’il y a une forme de mouvement dans le sens il y a aussi un lien entre différents individus qui lui confère ce caractère social. Le sens du soin ne peut s’exprimer sans que l’on ne prenne en compte la relation entre soi et autrui. Selon la façon dont la société se construit, la place du soin, de la relation de l’individu à la vulnérabilité de l’autre déterminera le sens qu’elle veut bien accorder au soin. Cela veut aussi dire que s’il y a une perte de sens dans l’exercice d’un métier, la source de cette perte ne doit pas se chercher uniquement à l’échelle de l’individu mais doit passer aussi par une analyse à l’échelle sociale.

IV Yves Clots et la qualité du travail

N’omettons pas qu’il est tout à fait possible de travailler sans vouloir donner un sens à sa fonction, autre que celui d’avoir un salaire en retour.
Si les conséquences du travail sont sujet à débat (souffrance, sublimation), il n’existe que peu de controverses sur sa relative nécessité. La société aurait en effet bien du mal à fonctionner si tout le monde s’arrêtait brusquement de travailler.
Mais pour un employé, le salaire peut ne pas être l’unique vecteur de l’investissement dans son activité et la possibilité de trouver un sens renforce l’engagement. Ce sens peut s’exprimer tout simplement dans la qualité du travail fourni. Yves Clots, dans son ouvrage Le travail à cœur (10) met l’accent, dans ses observations, sur son importance. La qualité du travail, que l’on a tendance à confondre avec la qualité de vie au travail, semble être un formidable moteur dans l’expression du sens du travail. La réorganisation du travail dans nombre de secteurs a abouti à ce qu’il définit comme la « qualité empêchée ». Le travailleur se retrouve privé de cette possibilité de produire un travail de qualité, il est confronté à une injonction contradictoire : désobéir au règlement mais produire un travail de qualité ou obéir et produire un travail médiocre. Cette dernière attitude, qualifiée de « grève du zèle » par Dejours consiste à faire uniquement ce qui est prévu en limitant ainsi son engagement subjectif (11). A terme, le risque est d’aboutir, selon lui, à la haine de soi avec des risques de suicide « La trahison de soi, qui naît de la compromission des valeurs du sujet, est un risque auquel peuvent être confrontés des sujets pourtant « non prédisposés » au passage à l’acte » (12).

V Le soin a un net rapport au sens : reprise de toutes les catégories énumérées jusqu’ici

Que le métier de soignant ait besoin du sens semble une réalité. Pour l’illustrer appuyons-nous en partie sur les éléments de définitions apportés préalablement et sur la vision du soin donnée par Joan Tronto dans son ouvrage Un monde vulnérable. Pour une politique du care (13).


5-1 Un métier plus qu’un travail


Dans le cadre de la description de cette profession, naturellement, le terme de « métier » est privilégié à celui de « travail ». Il a été vu précédemment que les éléments définissant un métier étaient l’acquisition d’une connaissance préalable et d’une expérience pratique. L’exercice de la profession de soignant nécessite un apprentissage théorique et pratique relativement long allant de trois à dix ans selon la profession. L’expérience s’acquière au fur et à mesure de l’exercice et reste encore valorisée chez les soignants. L’échec, l’erreur, sont aussi des formes d’expérience comme le suggérait Oscar Wilde – « experience is simply the name we give our mistakes ». Se tromper peut permettre de progresser si l’on prend conscience de son erreur et si l’on en fait une analyse suffisamment objective pour penser qu’on ne renouvellera pas cette même erreur.


5-2 Le sens est l’essence du soin


Le soin est un engagement envers l’autre, celui qui est en position de vulnérabilité. Si le care correspond à « prendre soin de », sa forme négative pourrait se traduire par un « je ne m’en soucie pas ». Ce souci de l’autre n’est pas simplement une posture mais sous-tend une action consistant à répondre à son besoin. Tronto, dans Un monde vulnérable propose une définition du soin qu’elle segmente en quatre étapes (14) : se soucier de, prendre en charge, prendre soin, recevoir le soin. Il existe un lien fort entre ce qui détermine le sens comme vu précédemment et la définition qu’elle nous donne du care.

5-3 Soigner c’est avoir les cinq sens en éveil


La conceptualisation du soin tel que Tronto nous le propose dans sa segmentation du care, met en valeur la place des cinq sens dans notre perception de la vulnérabilité et le besoin d’autrui. Pour comprendre sa demande, la première phase (se soucier de (caring about)) nécessite d’être à son écoute, il faut ainsi savoir le regarder mais aussi l’entendre pour percevoir ses besoins. Ainsi le regard et l’ouïe sont mis à contribution dans cette première phase. Les étapes du prendre en charge (taking care of) et prendre soin (care giving) supposent la rencontre directe avec l’autre. Cette rencontre passe quasi-inévitablement par le contact avec le corps de l’autre. Ce toucher, bien souvent indispensable à cette relation fait partie de l’essence même du soin, tant et si bien que nombre de soignants se refusent à porter des gants lors des soins tant ce contact charnel leur est indispensable. La vulnérabilité du corps malade, les fluides corporels, la moîteur de la chambre d’hôpital engage de facto le sens de l’odorat. Accepter le corps tel qu’il est, privé des artifices de la société tels que parfums, onguents, savons parfumés fait partie intégrante de la singularité de la relation dans le soin. C’est une acceptation de l’autre dans sa vulnérabilité, dans sa souffrance, d’un corps sans masque qui se livre pleinement au soignant. Seul le goût semble désormais épargné dans l’acte du soin et l’époque ou le docteur Thomas Willis goûtait les urines de ses patients pour détecter un éventuel diabète semble bien révolue. La dernière étape, recevoir le soin (care receiving) engage tout autant ces sens afin de comprendre et évaluer la façon dont le soin a été perçu. En réanimation où, dans des situations de fin de vie, les soins de confort sont privilégiés, la question de la pertinence du soin et la façon dont elle est perçue prend toute sa dimension. Afin de savoir si une toilette, partie intégrante du soin, n’est pas source d’inconfort, tous les sens du soignant doivent être en éveil. Entrapercevoir une grimace sur le visage du malade, sentir une contraction musculaire ou un raidissement signe de douleur, entendre l’ébauche d’un gémissement seront quelques-uns des signaux d’alertes, lui montrant la façon dont est perçu le soin qu’il prodigue. Dans l’univers si particulier de la réanimation, où souvent la parole est impossible en raison du coma, le soignant doit faire preuve d’une sensibilité accrue afin de détecter au mieux ces micro-signaux témoins d’une souffrance ou d’un inconfort. Transformer un soin comme un acte mécanique, chronométré, normalisé ou seul la valeur temps est comptabilisée, limite la possibilité pour le soignant de se mettre dans cette position d’hyper-réceptivité.


5-4 Soigner c’est être en mouvement


Il ne peut être question de soigner sans déterminer le sens vers lequel on s’oriente. Guérir la maladie c’est l’objectif de revenir à l’état antérieur. A contrario, on peut aussi accompagner le patient vers une évolution inéluctable où tout retour en arrière s’avérera impossible. Ce mouvement est une constante du soin, quelle que soit la direction prise. Tronto insiste bien sur le fait que cela ne peut se résumer à une posture mais que l’action doit être intégrée à une fin définie « Désigner le care comme une pratique implique qu’il est à la fois pensée et action, que l’une et l’autre sont étroitement liées et orientées vers une certaine fin » (15).


5-5 Soigner c’est s’interroger


Dans la description faite du care, on relève la nécessité de constamment s’interroger. Quels sont les besoins de l’autre, que puis-je faire pour y répondre, comment le soin que je procure est perçu, ce soin correspond-il à l’attente du malade ? C’est justement la réponse à ses interrogations qui donne tout le sens au soin. Soigner sans s’interroger sur la portée de ses actes, sur leurs conséquences, sur leur perception dépouillerait le soin de tout son sens. Comme le souligne bien Tronto, l’exécution d’un soin, fusse-t-elle dans les règles de l’art, sera incomplète si on ne s’interroge pas de savoir si cela correspond bien à l’attente du malade : « il est important d’inclure la réception du soin parmi les éléments du processus, parce que c’est la seule manière de savoir s’il a apporté une réponse aux besoins de soin » (16). Si les occasions de s’interroger sur le bien-fondé du soin apporté sont nombreuses, la prise en charge de la fin de vie est une situation bien spécifique où l’on ne peut éluder cette question. En réanimation, les progrès technologiques permettent de maintenir en vie nombre de patients. Il reste indispensable de se questionner sur la façon dont sont perçus les soins prodigués et s’ils sont bien en adéquation avec les souhaits du patient. Dans son ouvrage, Le Droit de mourir, Hans Jonas rappelle cette nécessité absolue pour le médecin d’y être attentif ce d’autant plus que le patient n’a souvent pas la possibilité de s’exprimer. Il faut alors lui reconnaître ce droit de mourir « qu’en est-il lorsque la mort d’un être humain est soumise au contrôle des hommes, et que sa propre voix (quand elle exprime le désir de mourir) n’est peut-être pas la seule qui doive être entendue en la circonstance ? C’est alors qu’un « droit de mourir » devient une affaire réelle » (17). La tentation est grande, en réanimation, d’exceller dans le care giving mais de passer outre l’étape suivante, du care receiving sous l’argument d’une impossibilité de s’exprimer pour le malade. Il faut donc s’interroger sur le sens du soin que l’on pratique, s’interroger sur le rôle de soignant dans le maintien de la vie par obstination déraisonnable ou au contraire d’une acceptation de la mort. Aller à l’encontre de cette démarche reviendrait à soigner sans s’interroger et être source d’une perte de sens.


5-6 La qualité du travail du soignant au cœur du sens


La qualité dans le soin fait partie intégrante des fondements de celui-ci. Elle tient dans le soin qui est procuré mais aussi dans la façon dont il est perçu et s’il répond à la demande de celui qui est en position de le recevoir. Cette qualité s’exprime d’abord par la compétence, c’est-à-dire la capacité à pouvoir réaliser l’acte selon les règles de l’art. Cette compétence semble si importante aux yeux de Tronto qu’elle l’élève au rang de notion morale dans la partie définissant une éthique du care. Selon elle, il faut se soucier de ce que l’on fait et du fait qu’on le fasse bien. « Une des raisons importantes pour inclure la compétence parmi les dimensions morales du care est d’éviter la mauvaise foi de ceux qui se soucieraient d’un problème, sans vouloir accomplir quelque forme du care que ce soit. Mais manifestement, s’assurer que le travail du soin est accompli avec compétence doit être un aspect moral du care, si l’adéquation de la sollicitude accordée doit être la mesure de la réussite de cet acte » (18). Outre la compétence, intervient la manière de faire dans la détermination de la qualité. C’est probablement ce qui est le plus difficile à définir et donc à quantifier. La définition de cette qualité tient en grande partie à l’image que le soignant se fait de son exercice. La souffrance tient de la distorsion entre la vision qu’il a de son métier et la façon dont on lui demande de l’exercer. On retrouve, dans les raisons de souffrance des soignants ce concept de « qualité empêchée » (19) définie par Clots dans Le travail à cœur. Le sentiment de ne pas faire correctement son travail, de ne pas pouvoir produire la qualité inhérente au soin, génère une frustration puis une souffrance. La représentation que l’on se fait de sa profession peut être un formidable vecteur d’investissement dans son travail. Son exercice peut cependant en être bien éloigné. La souffrance qu’engendre cette inadéquation entre la vision que le soignant a de son métier et la façon dont on lui demande de l’exercer doit être entendue


5-7 Soin, sens et social


Si l’ouvrage de J. Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care, fait office de référence dans la définition qu’elle apporte du care, la première partie de son ouvrage est moins sujette à référence. Elle est pourtant riche en arguments sur l’intérêt de repositionner les frontières entre le care et la politique afin de donner une dimension sociale plus grande au soin « cette notion de care est non seulement un concept moral, mais aussi un concept politique utile. Le care nous aide à repenser les humains comme êtres interdépendants ». Cette interdépendance reflète bien le caractère social du sens défini par Norbert Elias abordé précédemment (20). Les relations entre individus ont un sens collectif. Dans le soin, l’asymétrie de cette relation marquée par la vulnérabilité de l’un des protagonistes, rend d’autant plus forte ce concept de sens social. La sollicitude doit être positionnée au cœur du fonctionnement de notre société, telle que revendiqué par Tronto et pas simplement reléguée à la sphère privée et liée au genre comme Carol Gilligan semblait le concevoir. Si le care est autant affecté par le genre, la race, la classe c’est parce que la société a voulu le déterminer tel.  La relation de la cité avec ses vulnérables, avec l’altérité, permet de définir le sens que l’on veut donner au soin : on peut le positionner en périphérie, dans la sphère privée ou au contraire le mettre au centre de nos préoccupations, conférant alors une responsabilité aux politiques sur la bonne prise en charge des plus vulnérables. Les politiques doivent alors redonner toute la valeur au care et à ceux qui en sont les exécutants « le care est dévalorisé et les personnes qui effectuent le travail du soin le sont également. Non seulement ces emplois sont faiblement rémunérés et ne jouisse d’aucun prestige, mais l’association de ces personnes à des relations de corps abaisse encore leur valeur » (21). Ainsi, un changement profond doit s’opérer au sein de la société pour donner une position plus centrale à la question du care « notre incapacité de réfléchir au care en d’autres termes ne renvoie pas à son échec, mais à une contrainte relevant du social » (22).

Conclusion

Ainsi il peut y avoir du sens dans l’exercice du métier de soignant. C’est un métier plus qu’un travail tant l’apprentissage théorique, l’expérience individuelle et la qualité du travail forgent cet exercice. La qualité est intimement corrélée au sens que les soignants donnent à leur fonction. La société a un rôle majeur car elle participe à définir le sens du soin du point de vue social. Si l’on observe depuis quelques années l’expression d’une souffrance des soignants dans l’exercice de leur métier, elle semble naître d’une distorsion entre l’image qu’ils ont de leur métier et la façon dont il leur est demandé de l’exercer et donc par une « qualité empêchée ».
Le sens est l’essence du soin. Dans la description du soin par Joan Tronto, on retrouve les déterminants du sens que cela soit pour les cinq sens, la direction et le questionnement du pourquoi. Se soucier de, prendre en charge, prendre soin, recevoir le soin sont en parfaite adéquation avec ce qui définit le sens. Les mutations en cours du système de santé, par l’application du management d’entreprise au système hospitalier ou du tout-technologique pourraient mettre en péril le soin. Dénaturer le soin, c’est alors prendre le risque de perdre le sens. Il faut préserver ce soin, le protéger en créant une bulle hypotechnologique (23) au sein de laquelle la rencontre entre le patient et le soignant permettra l’expression des besoins qu’engendre la vulnérabilité.

Références bibliographiques :


(1)    Eskanazy A.,  « L’étymologie de Travail », in Romania, tome 126, n° 503-504, 2008, pp 296-372.
(2)    Id. p. 299
(3)    Dejours C., Le Choix. Souffrir au travail n’est pas une fatalité, Montrouge, Bayard Éditions, 2015, p. 10.
(4)    Op cit.  p. 359.
(5)    Frankl Viktor E., Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie, J’ai lu, 2012, p. 96.
(6)    Id. p. 92
(7)    Ibid. p. 100.
(8)    Elias N., La solitude des mourants, Christian Bourgeois Editeur, « collection Agora », 1988, p. 73.
(9)    Id. p. 43.
(10)    Clot Y.,  Le travail à cœur, Paris, La Découverte, 2015, p. 11.
(11)    Op cit. p. 40.
(12)    Ibid. p. 46.
(13)    Tronto J., Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Éditions la Découverte, 2009.
(14)    Id. p. 147.
(15)    Ibid. p. 150.
(16)    Ibid. p. 149.
(17)    Jonas H., Le droit de mourir, Rivages poche, « collection petite bibliothèque », 1996, p. 17.
(18)    Op cit. p. 179-180.
(19)    Op cit. p. 39.
(20)    Op cit. p. 75.
(21)    Op cit. p. 157.
(22)    Id.  p. 204.
(23)    Cf. : Notre précédent article : Goulenok, C. (2020) « Technosophie et bulle hypotechnologique pour maintenir du sens dans la médecine de demain » in Ethique. La vie en question, mai 2020.