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Voyage à bord de l’empathie

Vous ne pouvez pas comprendre ! Voyage à bord de l’empathie

"Vous ne pouvez pas comprendre!" Voyage à bord de l'empathie"

 

De Léa LEGEAY

Après avoir exercé comme infirmière en oncologie et hématologie pédiatrique, Léa LEGEAY est F/F cadre de santé au Centre Soins-Études Pierre Daguet, établissement de la Fondation Santé des Étudiants de France, où elle est également membre du Groupe de Réflexion Éthique.


Article référencé comme suit :
Legeay, L. (2019) ""Vous ne pouvez pas comprendre !" Voyage à bord de l’empathie" in Ethique. La vie en question, janv. 2019.


Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article.


De l’éthologie à la psychanalyse ou encore de la neurologie à la psychologie et sans oublier la sociologie, l’empathie fait l’objet de nombreuses études qui offrent un large éventail de disciplines. Le physiologiste Alain Berthoz va jusqu’à dire : "Nous pratiquons tous l’empathie comme Monsieur Jourdain la prose" (1).

Au-delà de ces disciplines intellectuelles, la société même, cette société de consommation, transforme l’empathie en une véritable mode. Serge Tisseron, psychiatre et docteur en psychologie, a d’ailleurs analysé ce véritable fait social qu’est l’empathie dans son ouvrage L’empathie au coeur du jeu social : "Nous devons nous méfier de ceux qui répètent partout : empathie, empathie" (2). Moi-même, dans ma pratique soignante, je me suis posée la question de l’empathie, à la suite d’une exclamation qui m’a laissée sans voix : "Vous ne pouvez pas comprendre !", issue de deux situations cliniques différentes.


Louise : "Vous ne pouvez pas comprendre !"
Tout d’abord, il y a Louise. Une jeune femme d’une trentaine d’années, allongée sur son lit dans la chambre d’une clinique de soins de suite et de réadaptation. Louise est tétraplégique depuis ses vingt-cinq ans. Sa mobilité s’est vue être réduite suite à une défenestration provoquée à son domicile, un jour où elle a voulu de plus exister. Mais elle n’est pas réduite à être une patiente tétraplégique. Louise est également une patiente pétillante, malicieuse dans ses bons jours qu’elle qualifie de "journée sous le soleil". En effet, Louise peut admettre passer "une journée sous le soleil" tout en observant la pluie tomber par la fenêtre. Elle m’avait d’ailleurs avoué un jour adorer les dimanches pluvieux car c’était "le jour de la course de gouttes le long de la fenêtre". Elle expliquait ne jamais "miser sur la bonne goutte". Je ne pouvais jamais anticiper le moment du soin avec Louise. Chaque moment était différent, chaque jour était différent pour elle : "une journée sous le soleil" ou "une journée sous le nuage gris". Elle exprimait d’ailleurs de nombreuses fois son souhait de ne plus être là, à la fois dans ce corps et dans ce psychisme. Lors de la réalisation des soins d’hygiènes quotidiens, elle pouvait m’expliquer avoir voulu "en finir" car elle était devenue paraplégique suite à un accident de voiture, survenu quelques années plus tôt. Elle se retrouve donc dans ce lit encore plus handicapée qu’avant son passage à l’acte. Le moment de la toilette était constamment un temps douloureux pour elle. Il y a ce moment où je tentais de la rassurer en lui disant une formalité telle que : "Je comprends". Elle me répondit un jour : "Mais vous ne pouvez pas comprendre ! Vous êtes sur vos deux jambes. Vous pouvez marcher. Vous pouvez courir. Vous pouvez vous arrêter quand vous le souhaitez et surtout vous pouvez faire toutes ces choses-là, seule".


La mère de Maëva : "Vous ne pouvez pas comprendre"
Il y a également eu, cette mère et ce père de famille. Ils étaient au chevet de leur fille de cinq ans, Maëva, sur son lit d’hôpital dans un service d’oncologie-hématologie pédiatrique. Maëva était atteinte d’une tumeur cérébrale. Elle était toujours très fatiguée. Elle avait les traits du visage tirés, un crâne chauve, des petits yeux bleus creusés. Elle était souvent blottie dans les bras de sa mère sous une couverture. Ses parents avaient déjà fait le deuil d’un premier enfant décédé, quelques années auparavant, des suites de la même pathologie. Il y a eu ce jour dans le bureau médical avec les deux parents assis face au médecin et à moi-même. Je pouvais voir autant l’espoir que la peur dans leurs regards. Ils se tenaient la main. Ils étaient en attente de résultats. Le médecin leur explique l’état d’évolution de la pathologie de Maëva. Le passage en soins palliatifs leur est annoncé et expliqué. La mère est sortie du bureau, je la rejoignis. J’ai eu ces deux mêmes mots, de simples mots : " Je comprends". Cette mère me répondit : "Vous ne pouvez pas comprendre ce que je ressens, ce que je vis. C’est indescriptible, insoutenable".


L’incommunicable ?
Si je ne peux pas comprendre car je suis sans handicap physique et moteur, ou si je ne peux pas comprendre car je n’ai pas vécu la maladie ou le deuil de mon enfant, puis-je faire preuve d’empathie ? Faut-il vivre les choses que les patients subissent pour comprendre ? Faut-il comprendre pour faire preuve d’empathie ? Pouvons-nous soigner quelqu’un de quelque chose que nous n’avons jamais eu ? Lorsque ces mots : "Vous ne pouvez pas comprendre" sont exprimés, il y a une sorte de violence. Il y a une manière de dire : "Je vis une expérience que vous ne pouvez pas comprendre". C’est comme éjecter l’autre de l’humanité. C’est une sorte de revendication d’appartenance à une autre espèce alors que nous appartenons à une même condition humaine. Comme s’il y avait cette chose incommunicable, indicible, placée entre moi et autrui. En revanche, j’ai pu constater de la souffrance  dans ces mots. La souffrance, la peur d’être incompris. La douleur est indicible, impartageable. Il ne faudrait pas faire de la médecine une science où nous aurions une réponse à tout problème car nous ne l’avons pas. Face à la souffrance d’autrui, nous avons tous des réactions différentes. Nos capacités de compréhension sont d’intensités différentes d’un sujet à l’autre.
Commençons d’ailleurs par nous demander qui est cet autrui ? Sartre définit autrui dans son ouvrage L’être et le néant comme : "Cet autre moi qui n’est pas moi" (3). L’obscurité de cette phrase apparaît dans sa deuxième partie : "qui n’est pas moi". En effet, comment comprendre l’autre comme un autre moi si, a priori, "il n’est pas moi". C’est à ce moment qu’apparaît la "capacité de résonance émotionnelle" (4) que nous explique le Docteur Nicolas Danziger. Selon lui, c’est la capacité d’un sujet à pouvoir inférer la douleur d’autrui. Il l’explique comme une "contagion émotionnelle, une sorte de bain commun émotionnel" (5). Notre capacité d’empathie serait variable, en fonction de notre sensibilité à la souffrance humaine. Prenons l’exemple d’un nouveau-né, ayant une mère déprimée. Étonnamment, celui-ci pleurera moins.
 Or, comment se mettre à la place de cet autre que je ne suis pas. De plus, comment imaginer l’inimaginable ? Comment avoir de l’empathie face à une douleur abstraite ? Peut-on, en effet, ne pas comprendre véritablement ce que l’autre vit, mais néanmoins avoir une attitude adaptée ? Aurais-je pu dire, par exemple : "Je ne vous comprends peut être pas, mais je sens votre souffrance". C’est une position difficile d’un point de vue éthique lorsque nous nous retrouvons ne sachant pas quoi faire, quoi dire.


Le concept d’empathie et son évolution
C’est le nom de Robert Vischer qui retient notre attention lorsque nous commençons à parler du concept d’ "empathie". C’est en effet ce philosophe, d’origine allemande, qui a fait entrer le terme dans l’histoire de la philosophie sous le terme allemand d’"Einfühlung". Ce terme naît en 1873 dans sa thèse de doctorat sur le sentiment optique de forme. Sa traduction française a tout d’abord été "l’intropathie" et a fini par être "l’empathie". Dans sa thèse, Robert Vischer illustre la conception d’une projection psychique de soi-même à l’intérieur d’un objet extérieur.
Dans le terme "Einfühlung", il y a "fühl" que nous pouvons voir dans le mot "Gefühl", en allemand qui se traduit par "sentiment" en français. Nous pouvons apercevoir une première dimension émotive dans la décomposition de ce mot. "ein" peut également se traduire par "un", en français. Le mot allemand "ein" peut également faire référence à l’autre, l’objet. Il y aurait donc l’idée d’un sentiment ressenti et une place donnée à autrui dans cette décomposition. La question que nous pouvons nous poser est si ce sentiment est le nôtre ou celui d’autrui, celui de l’objet ?


Un voyage tumultueux
Rappelons que les soignants ne sont pas uniquement face à des corps de patients, ce corps physiologique qui est traduit par le "Körper" en allemand. En effet, dans la langue allemande, il y a deux mots pour désigner le corps. Il y a donc "Körper" et "Leib". C’est pourquoi, en français nous utilisons le mot "corps" ("Körper") pour parler du corps physiologique et le mot "corps-propre" comme étant ce corps qui m’appartient, ce corps dont je suis le propriétaire, ce corps sensible, le corps vivant ("Leib"). C’est à l’intérieur de ce corps-propre que se dit une multitude de sentiments et d’émotions. Cette distinction est importante. C’est ce qui nous fait prendre conscience de la multiplicité de choses qui se passent à l’intérieur d’un corps. Lorsque nous sommes face à un patient, ce sont à la fois deux corps physiologiques mais également deux corps-propres qui se rencontrent. Or, peut-on réellement entrer à l’intérieur d’un autre corps-propre que le sien? L’empathie serait-elle cette capacité à entrer à l’intérieur de l’autre ? Or, si je suis l’autre où est mon moi ?
L’empathie est-elle une copie de l’autre, une entrée à l’intérieur de l’autre ou au contraire une distinction de soi ? Nous sommes là face à un réel éventail de chemins à parcourir face à ce voyage qu’est l’empathie. Encore faut-il trouver le bon afin de ne pas se retrouver devant une impasse.


À la découverte du "non-je"
Tout d’abord, pour avoir conscience d’un autre, il faut avoir, avant tout, conscience de soi, grâce à quoi nous pouvons avoir conscience de cet autre que je ne suis pas. Cet autre, finalement, peut être qualifié de premier "non-je". Il est le "tu" au moment où j’ai conscience d’un "autre je». Mon "je" prend tout son sens au côté de ce "non-je", de ce "tu". Le "je" se retrouverait donc dépendant du "tu" d’une certaine manière afin d’être qualifié comme tel. L’acte d’empathie nécessite lui aussi d’avoir cet autre afin de pouvoir exister en tant qu’acte. En effet, il paraît compliqué d’être empathique seul avec soi-même. Nous sommes toujours empathique en direction de l’extériorité. Or, demandons-nous comment deux consciences bien distinctes peuvent entrer en relation ? Cela veut-il dire que si le "non-je" est en colère, mon "je" sera en colère lui aussi ? Peut-on véritablement éprouver la colère d’autrui malgré nos deux "Leib" bien distincts. Si nous allons plus loin dans le questionnement, nous pouvons même nous demander si la colère de mon "je" est la même colère que celle du "non-je"


La participation affective
Max Scheler aborde le thème de la participation affective en 1913. Il la qualifie d’"état dans lequel nous nous trouvons lorsque nous partageons la joie, la souffrance ou toutes sortes de sentiments vécus par cet autre qui n’est pas moi" (9). Partager la joie d’autrui est-ce vivre une situation joyeuse de manière empirique ? Est-ce que nous faisons l’expérience réelle du sentiment partagé ? Suis-je véritablement en souffrance lorsque que je rencontre cet autre souffrir face à moi ? L’expérience interne à soi, est-elle partageable, communicable ?
Max Scheler indique qu’il existe une contagion affective collective. Il explique que : "c’est le processus de la contagion lui-même qui produit des fins et des buts situés au-delà des intentions de chacun des individus qui composent la masse" (10). Nous pouvons prendre l’exemple du climat tendu dans le bureau des soignants d’un service de soin en psychiatrie suite au passage à l’acte d’un patient. Ce climat se transmet immédiatement au soignant qui entre dans le bureau pour commencer sa journée de travail. La contagion affective collective serait donc productrice d’actes que chaque individu ne réaliserait, ni même ne penserait réaliser seul. Eric Fiat reprend le concept du "On" heideggerien en disant : "La foule est un monstre sans tête, c’est un on" (11). En effet, la foule entre en action sans tenir compte de chacune des singularités constituant cette masse.
Nous pourrions, d’ailleurs nous demander s’il existe une empathie professionnelle proche de la contagion affective, une sorte de mouvement émotionnel collectif. Le groupe soignant amplifierait-il l’empathie, dite singulière ? Peut-on imaginer, que le fait d’être qualifié de soignant et d’agir en cette qualification, implique l’accès à une sorte d’empathie collective ? Dans ce cas, le risque n’est-il pas que l’intention de ressentir ne soit plus réellement présente, ou en tout cas authentique, face au patient ? Ce serait une empathie simplement mimée.
De plus, pourrions-nous parler de tradition à l’empathie, de transmission de manière d’être dans un groupe ? Si je me trouve dans un groupe antipathique, serai-je plus antipathique à l’autre ? Au contraire, si je suis dans un groupe aux attitudes faisant preuve d’empathie, cela m’amènera-t-il à être plus empathique ? En tout cas, le phénomène de groupe semble pouvoir avoir une influence sur notre faculté individuelle à l’empathie.


Vécu originaire et vécu non-originaire
Comment expliquer le fait que je ne puisse éprouver réellement les sentiments que ressent autrui ? Edith Stein explique la différence entre un "vécu originaire" (12) et un "vécu non-originaire" (13). Pour elle, le vécu d’un sentiment originaire serait qualifié, par exemple, par une personne qui verbaliserait : "je suis triste". Cette personne est triste de manière originaire pour la raison extérieure qui s’impose à son "je". Si je me trouve face à cette personne triste, mon vécu sera un vécu du sentiment empathisé qui, lui, n’est pas présent de façon originaire. En effet, je peux sentir la tristesse de l’autre, même, peut-être, dans certain cas la vivre, mais cette tristesse n’est pas la mienne. Le vécu du sentiment éprouvé, provoqué par l’empathie du sentiment d’autrui, est un vécu qualifié de non-originaire. Le sentiment éprouvé de manière originaire ne part pas du même point de départ que celui éprouvé par autrui. En effet, si autrui est triste et que je deviens triste à mon tour lorsque je vois autrui triste, c’est qu’un lien affectif nous lie. Par exemple, autrui est triste face à la perte d’un proche et je suis triste de voir autrui ainsi. Je suis triste car je peux être émue de voir autrui triste. Le point de départ de notre tristesse n’est pas le même. Nous sommes dans un degré supérieur de l’empathie. L’affection que j’ai pour autrui vient faire naître la tristesse en moi. Mon vécu originaire de tristesse est alimenté par la tristesse d’autrui, alors que celui d’autrui est alimenté par la perte de son proche.
Edith Stein met également l’accent sur la distinction entre "l’acte de la personne" (14) et le "contenu de l’acte" (15). Prenons l’exemple de la douleur d’un patient, qu’elle soit psychique ou physique. Il y a bien une différence entre être empathique face à cette douleur et vivre cette douleur. Lorsque j’empathise la douleur de l’autre je suis bien dans l’acte d’empathie, cependant le contenu de mon empathie n’est pas ma propre douleur mais la douleur d’autrui donc je ne la ressens pas comme ma propre douleur. Je peux donc empathiser la douleur du patient, ce qui remplit l’acte d’empathie. Or, cette douleur est bien celle du patient et non ma propre douleur. Edith Stein affirme que le contenu de l’acte d’empathie est "un contenu d’acte non originaire" (16).


L’empathie : connaissance d’autrui ou imagination d’autrui ?
Est-ce que nous connaissons l’autre réellement ou est-ce que nous imaginons les ressentis de l’autre à travers nos propres ressentis ? Ainsi l’imagination n’aurait-elle pas une réelle place dans l’empathie ? En effet, Adam Smith, met en avant la place de l’imagination dans notre relation à l’autre. "Par l’imagination nous nous plaçons dans sa situation, nous nous concevons comme endurant les mêmes tourments, nous entrons pour ainsi dire à l’intérieur de son corps et devenons, dans une certaine mesure, la même personne" (17). Imaginer les tourments d’autrui pourrait être qualifié d’acte empathique d’un vécu non-originaire. Ce vécu non-originaire serait donc les tourments d’autrui. Le fait d’imaginer ne suffirait pas pour faire l’expérience réelle des choses, pour que le vécu non-originaire devienne originaire. En effet, je peux imaginer la douleur et la colère intense présente chez une jeune fille à qui nous annonçons un diagnostic de schizophrénie sans pour autant faire l’expérience de cette véritable colère. Or, est-ce que la capacité de notre imagination est plus grande si j’ai le souvenir d’un vécu similaire à celui que le patient est en train de vivre ? Autrement dit, un médecin ayant eu toutes les maladies du monde est-il plus apte à les soigner ? Il y a là encore la distinction précise à faire entre l’aptitude à "réagir face à" et le ressenti réel. La véritable empathie n’est-elle pas celle de comprendre, par exemple, l’angoisse de la mort d’un patient en phase terminale bien que nous ne l’ayons jamais éprouvée, et y compatir. Comme si l’empathie avait cette faculté de nous amener au-delà de notre être, ou en tout cas au-delà de l’expérience de nos actes originaires, ce qui au final vient enrichir notre vie réelle.


Mon moi comme critère d’évaluation
Le fait de prendre mon moi comme critère d’évaluation est un risque lors de l’acte empathique. C’est par exemple, le moment où l’on peut se demander : "comment je réagirais dans telle ou telle situation ?" En effet, ce qui est qualifié de bon ou de mauvais pour moi ne l’est pas forcément pour autrui. Bertrand Quentin propose le terme "d’empathie égocentrée" (18). Selon lui, lorsque le soignant tente de se mettre à la place d’un patient amputé c’est une sorte d’empathie qui reste centrée sur soi-même. C’est une empathie qui part de notre vécu. En effet, peut-être que la personne en face de nous est amputée depuis sa naissance ; elle ne vivra donc pas son absence de membre comme un manque. Nous sommes là face à la singularité de l’expérience vécue. C’est à ce moment que la capacité d’imagination est importante, mais pas seulement. Il y a également la capacité de représentation affective. Je peux comprendre et imaginer ce que cette personne vit mais je ne peux en aucun cas savoir réellement ce que cette personne vit et s’il m’arrivait la même chose je ne vivrais vraisemblablement pas les choses de la même manière, mais les choses de la manière singulière propre à mon histoire, à mes sensations incommunicables. Scheler nous dit ainsi : "Prends garde de ne pas considérer la souffrance d’autrui comme ta propre souffrance et de ne pas dépenser ton énergie à vouloir l’écarter" (19). L’empathie envers autrui est un rapport direct justement en direction d’autrui. Je prends en compte mon moi et je prends en compte un autrui différencié.


Conclusion
L’empathie semble donc la capacité pour l’être humain d’intérioriser dans son "je" l’intériorité du "non-je". De fait, cela suppose l’intériorisation et la mise en miroir de l’expérience de soi et de l’autre, ce qui donne place à un certain nombre de risques dans ce voyage entre soi et autrui. En effet, dans ce voyage à bord de l’empathie, le "je" peut s’égarer.
Il faut donc manier l’empathie avec beaucoup de dextérité. Dans certains cas, nous pourrions reprocher à certaines personnes de manquer d’empathie. Mais ne leur reprochons-nous pas simplement un manque de compréhension ? L’incapacité à reconnaître que l’autre a ses raisons de penser ou d’agir comme il le fait, peut tenir à des raisons qui nous sont propres. Soit parce que nous avons vu ou vécu pire à notre sens, soit parce que si nous nous projetons dans cette situation, celle-ci ne nous toucherait pas comme elle semble toucher autrui. Le concept d’empathie n’obligeant pourtant pas à admettre, adhérer ou à être complice d’une valeur ou d’une croyance elle nous incite simplement à comprendre.
Ne faut-il pas partir de la compréhension de soi-même pour enfin aller vers la compréhension de cet autre qui n’est pas moi ? De plus, ce chemin en quête de compréhension ne se finit pas à cette étape. Il ne s’agit pas de rester au niveau de l’autre, mais il faut aussi un retour à soi-même. Ce retour est primordial afin d’enrichir notre moi, grâce à l’empathie du vécu d’actes originaires d’autrui. C’est donc bien d’un voyage dont il s’agit.
L’empathie ne peut clairement pas exister sans un "je" et  un "non-je". Il faut une intériorité capable d’accueillir l’intériorité d’un autre "je" lors de ce voyage. C’est la raison pour laquelle, il est primordial de ne pas égarer son "je".
Or, de nombreux risques sont présents face à ces mouvements du soi. Il faut, en effet, sortir de soi pour se mettre à la place de l’autre, sans perdre son soi ni entrer en fusion avec l’autre. En effet, il est important de conserver chacun notre part de sentiments singuliers, ce qui est nécessaire afin de conserver les aptitudes à rester empathique.
Finalement, l’acte d’empathie n’est-il pas la construction d’un espace relationnel entre le "je" et le "non-je" ? En effet, si le sentiment que je ressens face à la souffrance d’autrui n’est ni le mien propre originaire, ni le sentiment de l’autre, de quel sentiment parle-t-on ? Peut-t-on parler d’un espace commun, d’un sentiment créé par le rapport du "je" et du "tu"  qui se rencontrent ?
Nous pouvons finalement construire ensemble quelque chose à partir de cette pauvreté de départ. Par rapport à Louise et à la mère de Maëva, faut-il se demander à distance : "Qu’est-ce qui fallait que je dise au patient ?" Mais la vraie question n’est-elle pas de savoir comment je vais écouter ce patient plutôt que de chercher à savoir comment je vais agir ? D’ailleurs, ne faut-il pas commencer par une attitude de pauvreté pour recevoir ?


Notes
(1)    Berthoz A. et  Jorland G., L’empathie, histoire d’un concept, Paris, Odile Jacob, 2004, p.19.
(2)    Tisseron S., L’empathie au coeur du jeu social, Paris, Albin Michel, 2002, p.7.
(3)    Sartre, J-P., L’être et le néant, Paris, Gallimard, "Tel".
(4)    Danziger, N., Conférence "Empathie et douleur", 20ème journée de la douleur et de l’en-       fant, 2014.
(5)    Idem.
(6)    Kant E., Critique de la faculté de juger, Paris, Librairie Philosophique Vrin, 2000, p.134.
(7)     Idem.
(8)    Ibidem.
(9)    Scheler M., Nature et formes de la sympathie, Paris, Payot&Rivages, 2003, p. 47.
(10)    idem.
(11)    Fiat E., Cours Master 2 Philosophie - Parcours "éthique médicale et hospitalière appliquée", Université Paris-Est Marne-la-Vallée, Année 2017-2018.
(12)    Stein E., Le problème de l’empathie, Paris, Cerf Ad Solem, 2013, p. 25.
(13)    Idem, p.26.
(14)    Stein E., Le problème de l’empathie, "op. cit", p. 32.
(15)    Idem.
(16)    Ibidem.
(17)    Smith A., Théorie des sentiments moraux, Paris, Rivage, paris, 2016, p.152.
(18)    Quentin B., La philosophie face au handicap, Toulouse, érès, rééd. 2018.
(19)    Scheler M., Nature et Formes de la sympathie, "op.cit.", p. 108.