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Un thanatopos aujourd’hui relève-t-il de l’utopie

 

Un thanatopos aujourd’hui relève-t-il de l’utopie

 

Penser un lieu éthique pour le défunt avant les funérailles

Par Sylvie CLASSE

 

Sylvie Classe, infirmière dans le monde hospitalier depuis 1977, aujourd'hui cadre supérieure de santé, garde une proximité soignante au cœur d'un service de médecine et co-anime le groupe éthique de l'hôpital de Château Gontier en Mayenne. Elle est également membre de l'Espace de Réflexion Éthique des Pays de Loire. 

 

Article référencé comme suit :

Classe, S (2017) "Un thanatopos aujourd’hui relève-t-il de l’utopie ? Penser un lieu éthique pour les défunts avant les funérailles" in Ethique. La vie en question, fév. 2017.

 

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Les morgues d’autrefois ne sont plus. Désormais de chambres mortuaires il nous faut parler. Ces lieux sont souvent relégués dans "les endroits les moins nobles" comme le souligne le rapport sur la mort à l’hôpital (1)  alors que près de 78% des décès se passent dans les structures hospitalières ou pour personnes âgées. Il est vrai, précise le rapport, que la prise en charge de la mort ne figure pas explicitement parmi les missions de l’hôpital. Côté établissements pour personnes âgées, ces chambres peuvent être ordinaires et à proximité des lieux de vie, côté hospitalier, les espaces mortuaires se situent en sous-sol, au fin fond d’un dédale. Le lieu semble repousser les limites comme s’il cherchait à écarter le mort. L’endroit fait fuir, réveille les peurs comme si l’intolérable se cachait dans les tréfonds du bâtiment.

Entre proximité et banalité ou éloignement-exclusion et caractère tabou, il s’agit de revisiter ces lieux. Pour cela, nous explorerons la racine grecque de lieu, le topos, car il désigne à la fois le lieu, l’endroit, la place. Il est aussi le fondement du raisonnement, comme l’expression "préparer un topo" en témoigne. Le topos crée donc un lien entre le lieu et la pensée. L’usage de topos permet également de qualifier plus précisément le mot ; ainsi la topographie dit la configuration d’un lieu, tout comme la toponymie nomme les lieux. Il est ici proposé d’accoler la mort, thanatos et le lieu, topos, pour nommer thanatopos, ce lieu encore inconnu dans lequel les soignants viendraient déposer, installer le corps du défunt. Tel Thomas More avec "Utopia", jouons du jeu de mot entre atopia, utopie, et eutopie : atopia, a ‒ l’absence de ‒ et topia (topos) ‒ lieu ‒, ne fait pas référence à un quelconque rien, à la négation d’un lieu mais à une étrangeté en référence au monde harmonieux. Tandis que le "u", ou "a" dirait le non-lieu ou lieu-sans, le "eu", dirait le "bon" lieu. Avançons donc vers cet utopique thanatopos, un lieu qui n’existe pas mais serait un lieu éthique, un "bon" lieu. Par la toponymie nous cernerons la fonctionnalité et le regard des hommes sur ces lieux. Puis par une approche politique nous reconsidérerons les domaines publics et privés pour déconstruire la place pour le mort. La topographie va explorer l’espace, la distance pour comprendre les forces s’exprimant avec les notions de tabou et de sacré avant de clore en proposant une édification d’un utopique thanatopos.

 

 

Toponymie du thanotopos

 

La toponymie révèle l’identité d’un lieu. Le législateur s’appuie sur les dénominations historiques pour désigner sans ambiguïté ces topos : "Parfois appelée "morgue", "amphithéâtre" ou "dépositoire", la chambre mortuaire […] est destinée, comme la chambre funéraire […] à recevoir avant l’inhumation ou la crémation, le corps de la personne décédée" (2). Les toponymes "morgue", "dépositoire" et "amphithéâtre" restent inscrits dans la mémoire mais sont-ils véritablement le même lieu ? Que révèlent-ils ?

La phonétique de morgue "mor" évoque la mort, pourtant l’étymologie latine "murricare" donne "morguer", c’est-à-dire "faire la moue, regarder avec hauteur "  (3). La morgue est arrogance, contenance hautaine. L’usage s’étend aux lieux pour devenir l’endroit d’une prison où l’on examinait les prisonniers pour les identifier ; Dans la morgue, le prisonnier examiné est l’objet de cette morgue, un être regardé avec mépris, sans le respect de la dignité essentielle à l’homme. Par similitude, est-ce donc ce même regard qui toise l’être inanimé, dépouillé, dans ce lieu nommé "morgue" où le cadavre inconnu sera à identifier ? Car l’histoire fera de la morgue le lieu de l’institut médico-légal, celui où l’on dépose les cadavres dont l’identité est inconnue pour les faire reconnaître. Identifier et reconnaître le mort, telle doit perdurer cette obligation dans le thanatopos. Mais au-delà de l’acte de savoir si c’est le bon mort qui sera mis en bière, qu’est-ce donc que reconnaître ? Recognescere en latin signifie "rappeler à sa mémoire […] penser comme ayant déjà été saisi par la pensée". C’est être capable de former à nouveau l’idée, l’image mentale. La présentation du défunt est acte de reconnaissance dans sa double acception, celle d’une identification de la personne mais acte fondamental et fondateur de l’humanité : conscience de la mort qui n’est pas seulement l’idée de la mort mais reconnaissance de la mort de l’autre par la vue de son corps devenu cadavre.

Le dépositoire quant à lui est le lieu où convergent de multiples sens. L’étymologie latine deponere signifie déposer, c’est à dire défaire ce qui a été fixé. Fait-il référence à la déposition lors des crucifiements et symboliquement celui de la crucifixion ? La méthode d’exécution ne provoquait pas une mort immédiate, il fallait attester de la mort, reconnaître que le supplicié était véritablement décédé ; l’art a immortalisé la crucifixion de Jésus-Christ imprimant une connotation religieuse. Deponere, signifiait aussi mettre à terre rappelant les pratiques de certaines communautés judaïques déposant le défunt à même le sol. C’est également renoncer comme s’il y avait dans cet acte volontaire une forme de résignation à poser là, le corps, à l’abandonner, à se dépouiller de la dépouille. Mais tel le baiser déposé, déposere est empreint de positivité.  Déposer le défunt atteste de sa mort, un acte qui peut être empli d’attention et de délicatesse envers le défunt.

Enfin, l’amphithéâtre, du grec amphi signifiant "autour de" et theatron, le théâtre, fait référence au théâtre grec mettant en scène la tragédie. La dénomination symbolise la plus grande tragédie de l’homme, la mort. Devenant le lieu des cours d’anatomie et de chirurgie, l’amphithéâtre marque l’évolution de la connaissance de l’homme. Exposant le cadavre, ouvrant ses chairs, le mort nous apprend sur la vie mais dans cet amphithéâtre se lève le tabou de la mort, la désacralisant. Les autopsies ne demeurent plus que dans quelques établissements mais la science médicale,  née dans l’amphithéâtre, ne réduit-elle pas la mort à celle d’un corps, à la cessation de fonctions organiques et biologiques? La Mort ne demeure-t-elle pas pourtant le Mystère ?

Abandonnant ces toponymes historiques, le législateur a choisi de scinder les appellations en chambre mortuaire et chambre funéraire. Outre la chambre où l’on se repose, le mot était initialement le local. La chambre a une connotation juridictionnelle, telle la chambre du tribunal, immisçant l’ultime jugement ou les croyances dans le jugement dernier. L’étymologie latine de chambre, "caméra"  la voûte, imprime un caractère architectural qui n’est pas sans rappeler la crypte, du grec kruté signifiant grotte. La crypte, topos voûté, empreint de mystère, de silence, offre au visiteur des cavités d’arcs et de colonnes semblant soutenir, protéger, confiner l’espace clos souterrain. La chambre inspire un espace d’intimité, de repos que l’aspect architectural en voûte renforce. En ces chambres, les mots  "funéraire" et "mortuaire" sont-ils de la même essence?

Funéraire fait référence au latin funérarius, funus qui a donné funérailles. Définissant les funérailles comme l’ensemble des cérémonies accomplies pour rendre les derniers devoirs à la dépouille, nous percevons que la chambre funéraire participe pleinement à ce rite de passage.

A la différence de funéraire, l’adjectif mortuaire porte en lui le mot mort. Les questions éthiques ont obligé à redéfinir la mort. Depuis 1968  une personne est considérée comme morte "lorsque son cerveau est mort  " (4) ou pour augmenter les possibilités de greffe, "en état d’arrêt cardiaque et respiratoire persistant " (5). Dans les faits, nombre de médecins signent le certificat de décès sans même avoir vérifié que le patient est mort. Que dire aussi du fœtus ? Souvenons-nous que les enfants nés morts avant 28 semaines d’aménorrhée n’étaient que de simples déchets hospitaliers (6). Ils sont aujourd’hui accueillis dans les chambres mortuaires. Evoquons la deuxième mort du mort, celle au cœur de la tragédie d’Antigone quand le roi Créon pose l’interdiction d’apporter les honneurs funèbres à son frère Polynice (7). La mort n’est pas le décès. La nuance importe et Derrida (8) s’appuie sur Heidegger pour les différencier : décéder n’est ni mourir, ni périr. De-cedere, c’est passer le seuil de la mort, trépasser. L’animal périt, il ne meurt pas. L’homme peut penser sur le mort mais peut-il penser la mort ? La mort n’est pas impensable, elle est inconcevable pour Jankélévitch, impensée pour Heidegger. Interrogeons à présent la fracture entre public et privé?

 

 

Approche politique du thanatopos

 

Les domaines public et privé sont intimement et historiquement liés. La société s’est progressivement organisée par solidarité, récompensant financièrement ou par des legs ceux qui y participaient. Le principe de pompes funèbres fait suite aux monopoles des paroisses.  Les municipalités vont peu à peu pourvoir au transport des corps jusqu’à l’émergence de sociétés privées et aujourd’hui  professionnelles.

La scission mortuaire-funéraire est législative, séparation en deux domaines, le mortuaire-public, le funéraire-privé. Cependant tous les établissements de santé n’ont pas de chambres mortuaires, le seuil de deux cents décès annuels (9) en impose l’obligation. Mais dès lors qu’elles existent, le mort doit transiter par celles-ci. Chambre mortuaire et funéraire ont une mission commune : recevoir avant l’inhumation ou la crémation le corps de personnes décédées le temps des préparatifs des funérailles (10).

Si les notions de public et privé fondent le droit français, la philosophie laisse poindre certaines ambiguïtés. Le mot "public" désigne ce qui est commun, partagé par tous, mais dit aussi ce qui doit être montré, ou paraître, usage que délivre le mot "publicité". Si le terme privé vient du latin privatus, signifiant particulier, propre, individuel, il indique un caractère intime comme peut l’être en effet la mort. Privare ajoute à l’usage de privé son caractère privatif - en cela qu’il prive. Si la mort est un événement individuel donc privé, intime, elle a lieu dans une société et devient événement public. Toute l’activité des services funéraires n’est pas totalement privée puisqu’elle s’exerce par délégation des communes avec une mission de service public. Le domaine public devrait être celui qui laisse paraître, or seul le domaine funéraire semble ouvrir ses espaces sur la ville tandis que dans nos hôpitaux les topos cachent. Peut-on parler de bien commun quand désormais la marchandisation de la mort s’exerce ?

Les bénévoles d’antan, tels les Charitables de Béthune (11) demeurent une exception. Ce regroupement de bénévoles, né d’une épidémie de peste, accompagne gratuitement les défunts, soutient les familles en deuil depuis 1188. Les prestations publiques hospitalières exonèrent les familles des frais des trois premiers jours mais sur le compte de la sécurité sociale. Peu d’hôpitaux investissent, ils se limitent aux strictes exigences des textes. Les recommandations (12) du rapport sur la mort à l’hôpital n’ont donné suite à aucune commission parlementaire pour penser les soins aux morts dans la société (13). Seul  sécurité et hygiène requièrent de l’intérêt.

Le souci sanitaire du corps en devenir semble avoir effacé toute approche de la mort elle-même, estompant celle du deuil jusqu’à la nier dans certaines chambres mortuaires. Dans toutes les sociétés et de tout temps  le "contagionisme" et l’impureté ont frappé le mort. La législation mortuaire et funéraire est centrée sur les dispositifs sécuritaires et sanitaires : des lieux techniques, des cadavres bien au frais et une présentation ponctuelle du défunt aux familles. L’esprit de la "chambre" et la notion d’intimité se sont volatilisés. La salle commune est juxtaposition de cadavres, saucissonnés dans un drap blanc, marqué du sigle hospitalier, véritables momies du XXIème siècle.

Ces lieux révèlent une géopolitique du thanatopos, relations de pouvoir entre morts et vivants. Comme le "Panopticon" de Bentham décrit par Foucault (14) est la figure architecturale des mécanismes de pouvoir, il en va des morts comme des bannis de la société, ils doivent être dans des espaces clos et à distance. Face à la peur de la mort, la société se doit de contrôler les morts. Par ailleurs, la croissance démographique, autre préoccupation du politique, conduira-telle à penser le bâtir pour les morts, de type HLM dans l’enceinte hospitalière ? Enfin, la société contemporaine techno et scientifico-centrée a des rêves d’amortalité : elle  s’engagerait progressivement "vers une mort de la mort" (15), rêves fous qui questionnent l’homme comme mortel.

Les temporalités du funéraire  répondent-elles à des principes "bienfaisant", ou sont-elles fruits de l’histoire ? Est-ce par souci sanitaire que les musulmans enterrent leur mort dans les vingt-quatre heures ? Les textes fixent des délais dont le bien-fondé serait à réinterroger : ceux avant le "dépôt" dans la chambre, ceux pour les obsèques ou encore pour le transport sans mise en bière. La disponibilité des soignants pour installer le défunt, accueillir les familles met à mal nombre de professionnels soignants et familles. Poursuivons sur la question de la mise à distance des morts.

 

 

Topographie du thanatopos

 

Entre extrémité et proximité, est-il possible de situer la juste place du thanatopos ? Explorons la notion de confins dont la racine latine "confines" est la limite, "fines". Le verbe "confiner" évoque un enfermement telles ces chambres, lieu d’enfermement. Les confins semblent s’immiscer en l’être, à la fois dans une dimension spatiale et celle du rapport à la mort : les confins de la pensée semblent suggérer la mort comme bornant la pensée de l’être. Les confins, la fin, la limite des espaces ou des bâtiments métaphorisent la fin de la vie. Historiquement, les épidémies ont véritablement mis à l’écart les morts. Progressivement les habitudes prises vont modifier les pratiques funéraires. Pourtant, certains établissements publics ont trouvé le moyen de situer les espaces mortuaires en dehors mais toujours dans l’enceinte de l’espace hospitalier ; les visiteurs traversent les jardins pour y accéder, les soignants, quant à eux doivent emprunter un véritable labyrinthe intérieur.

A l’inverse, la proximité, "proximitas" en latin signifiant "très près" ; dit la faible distance, elle invite au rapprochement, à l’idée d’être proche. Au sens figuré, la proximité dit l’affinité, la ressemblance. Peut-on être proche du mort ? Veut-on l’être? N’est-ce pas être proche de la mort ? Qui peut être en proximité avec le mort si ce n’est ceux que l’on nomme les proches ? De quoi témoigne la proximité évoquée dans les maisons de retraite par exemple ? Est-ce du lien affectif tissé dans l’intimité d’un quotidien que la mort vient rompre, attachement par les soins noués au fil des jours, des mois, des années, entre soignants et résidents. Y aurait-il une bonne distance, une juste distance ?

L’étymologie "distantia" signifie l’éloignement. Au sens mathématique, la distance est la séparation des points, encore appelée discrets : un point, un autre point, discrets, discontinus, séparés par la distance. Pour le topos hospitalier, il importe en effet que la discrétion soit respectée vis-à-vis des familles en deuil. Cette discrétion attendue peut difficilement être quand la chambre mortuaire est trop proche des lieux de vie. La distance évoque le respect, celui envers le mort, obligation que les hommes ont d’agir qui permettra de garder le mort à distance, de trouver la distance "bonne".

Deux attitudes antagonistes co-existent : soit les morts et les vivants se mêlent, une continuité en somme, soit la frontière entre mort et vivant est infranchissable. La distance "juste" est la condition de la séparation qui permettra l’éloignement par le deuil, elle sera fonction de la relation, des liens tissés entre la personne décédée et les vivants. L’absence de professionnels dédiés au brancardage dans les thanatopos où il n’y a pas d’obligation à en disposer, incombe aux soignants. L’éloignement oblige à délaisser les patients en vie tandis que leur humanité les pousse à prendre le temps d’installer honorablement le défunt. 

Pour accéder aux chambres, les couloirs souvent sinueux, tortueux, sombres et lugubres se font labyrinthe. Véritable métaphore de la pensée dans lequel le soignant se perd, il symbolise les chemins de la pensée, figure l’errance et les profondeurs infinies, entrée vers Hadès, le monde des morts. A moins qu’il ne soit chemin spirituel, où celui vers la Jérusalem céleste. Ici, la peur gagne quiconque s’aventure jusqu’aux entrailles, des lieux tabous. Quelles forces obligent à éloigner ces topos ? 

 

 

Le tabou, le sacré

 

 "Il est important que la mort cesse d’être tabou " (16). Derrière cette injonction, "il faut que", c’est un fait, le tabou est. Mais pourrait-il ne pas être ?

Le mot né de l’anglais taboo, pris au polynésien tapu ou tabu signifie à proprement parler "ce qui est soustrait à l’usage courant " (17). Il s’oppose au polynésien noa (18), habituel ou commun. Les anthropologues ont mis en évidence en quoi le tabou sert à maintenir le groupe en écartant les menaces. Freud (19) lui donne un caractère nécessaire pour l’homme. La notion de tabou frappe donc le mort, le cadavre, qu’il ne faut évidemment pas toucher et qui semble contaminer les lieux mêmes. Il est force négative transmise à quiconque enfreint l’interdit, contaminant l’espace ; toute proximité avec le porteur du tabou est porteur à son tour du tabou. Cette force dépasse la rationalité même, tel en témoigne ce médecin neurologue qui sans nouvelles d’une dame âgée se rend au domicile. A peine la porte ouverte, une odeur pestilentielle la surprend. Une peur irraisonnable, incoercible la surprend, la submerge, l’envahit, alors même que sa mission de médecin l’oblige à avancer dans cette demeure et constater le décès. Les jours qui ont suivi, elle n’avait de cesse de se laver. Cet épisode traduit une mémoire ancestrale, essence du tabou protecteur, originel, au fondement de l’homme. Il est ce "quelque chose" qui l’habite précise Freud, antérieur au divin. L’interdit va au-delà du fait de ne pouvoir toucher, la pensée même est frappée d’interdit : est tabou "ce sur quoi on fait silence".  Pour nombres d’auteurs, tabou et sacré sont interchangeables.

Sacré, sacer en latin, comme le tabou, pose des interdits infranchissables qui s’imposent à l’homme. Taboo s’oppose au noa, le sacré s’oppose au profane. Selon l’étymologie latine, pro, devant et fanum, le temple, profane est ce qui est "hors du temple", c’est-à-dire ce qui n’est pas sacré. Sacré prend une connotation religieuse, la musique sacrée en témoigne. La conception sacré-profane est celle du monde grec, un monde dans lequel les prohibitions contribuent au maintien de l’ordre cosmique. Suivant les traces de Girard, tabou et sacré sont réponses de l’homme à la violence, en particulier au regard de la mort : "la mort n’est jamais que la pire des violences " (20). La mort n’est-elle pas offense à l’homme, à la dignité de l’homme, un outrage à sa vie ? Offensa en latin, renvoie à blesser, meurtrir. La mort, pire des violences, est offense faite à l’homme.

Si tabou et sacré sont de la même veine, posant l’un et l’autre des interdits, répulsion mais à l’inverse une attirance, osons une hypothèse. La conversion du tabou en sacré serait un moyen qu’a mis en place la société humaine pour que la force négative contenue dans le tabou devienne force positive. Le tabou est force négative, nolonté, pour reprendre le néologisme de Van Gennep. La nolonté traduit une manière de vouloir, elle est "un acte, mais non la négation d’un acte" (21). Le tabou, cette nolonté est défense et protection de l’homme face à la mort. L’interdit du tabou n’est pas un non acte mais la volonté de ne pas vouloir approcher le mort. Mais face à la mort, l’homme peut aussi mettre en œuvre une volonté d’agir. Telle est l’ambivalence de l’homme que révèle le couple tabou-sacré : son incapacité à accepter l’homme mortel en lui et son obligation morale, éthique, à rendre hommage à sa mortalité, car c’est elle qui le fait homme, seul être capable de penser sa mort. Le tabou est ontologie, puissance maléfique extérieure, le sacré est métaphysique, il ouvre une nouvelle dimension, un au-delà, un espace qui transcende. Le mot "conversion" exprime un changement, une métamorphose, une transformation. En chimie, l’eau se convertit en vapeur ou en glace, même substance prenant d’autres formes comme le tabou pourrait se convertir en sacré. Le sens premier est l’action de se tourner vers Dieu qui a donné le terme convertir. La doctrine néo-platonicienne (22) contenue dans conversion est "mouvement inverse de la procession. La procession est l’émanation par laquelle l’Un ou le Bien produit l’Intelligence, puis l’Âme, puis le Monde et les êtres individuels ; la conversion est le retournement de ceux-ci vers leur principe originel". La conversion aurait quelque chose de ce mouvement, de ce pas. Par ce mouvement contraire la conversion va pouvoir infléchir les forces, inverser la négativité du tabou en une positivité du sacré. Le caractère non exclusif de l’adhésion à une religion convient particulièrement au thanatopos qui doit offrir un espace "spirituel", non exclusivement religieux. Pourquoi Thanatopos devrait-il être un espace sacré ouvrant à une spiritualité ? Comment peut s’opérer la conversion d’un lieu tabou en lieu sacré ?

 

 

Spiritualité de la mort et édification du sacré

 

Le thanatopos est celui du mort mais un lieu dans lequel cohabitent et gravitent les vivants : soignants, agents mortuaires, opérateurs funéraires, thanatopracteurs, ministres des cultes, fleuristes, etc. Comment peuvent-ils accomplir leur mission dans des locaux insalubres, inspirant le dégoût ou l’horreur ? Les propositions du rapport (23) soulignent l’intérêt à soigner l’accessibilité et qu’en ces lieux puissent s’organiser des veillées. Ce serait prendre en compte la démarche de deuil que d’offrir des espaces individuels pour les familles. Individu vient de in-devidere, c’est-à-dire que l’on ne peut diviser, partager. Ce serait là reconnaître l’individu comme Un, unique, corps et âme. La communauté soignante, membre de la collectivité humaine  permettrait, en ce topos, le passage du monde du soin vers celui d’un autre prendre soin, soins envers les endeuillés. Faut-il rappeler que deuil vient du latin  dolere, doloris, "douleur, souffrance" ? Ces topos permettraient un véritable recueillement que l’on peut définir comme"l’action, le fait de concentrer sa pensée sur la vie spirituelle " (24) ; L’étymologie, cueillir, colligere en latin, c’est "rassembler, ramasser", il a donné "accueillir" et "collectivité". En cet utopique thanatopos la personne défunte serait déposée dans une chambre qui lui est réservée, individuelle et lieu de recueillement. Mais comment édifier un topos quand le tabou a rendu infranchissable le chemin?

L’artiste Michelangelo Pistoletto qui a créé un lieu de recueillement, évoque la spiritualité comme un désir de connaissance, d’accéder à notre intériorité. Elle est une "sorte de souffle, de pulsion, de tension intime que chacun peut éprouver au plus profond de soi […]. La spiritualité, c’est peut être un passage, un moment qui prend vie entre plusieurs éléments, entre les désirs de transformation, de devenir, qui sont au fond de chaque être humain " (25). Au nom du principe de laïcité, en ce thanatopos, l’espace sacré sera lieu de spiritualité. Les cultes y prendront place mais la spiritualité ne sera pas enfermée dans la religion.

Un lieu sacré se constitue par un bâtir des hommes qui sacralise. La sacralité d’un lieu a des attributs (26). Espaces profanes et sacrés sont séparés par un passage ; les bornes marquent le seuil par le sol, par les marches qui font franchir la frontière, par la porte ou le portique permettant de "s’agréger à un monde nouveau" (27). L’ordinaire du profane s’efface, l’espace sacré du thanatopos serait nécessairement inhabituel. Aux murs lisses et espaces aseptisés des architectures contemporaines laisseraient place ceux du thanatopos inspirés de l’art sacré. Ils se feraient crypte, matrice propice au recueillement et en pierre seraient édifiés. La lumière du thanatopos ne serait ni obscurité ni soleil mais pénombre éclairant le défunt, adoucissant la mort. Elle serait filtre emplissant la pièce de douceur ou vitraux bleu, couleur de la lumière, repoussant les ténèbres (28). Est-ce utopie encore que les murs se fassent verbe et murmures des hommes,  rappelant le procédé des peuplades préhistoriques qui croyaient au pouvoir magique des ornements. L’artiste serait calligraphe et poète : chaux, pigments broyées estomperaient lettres et circonvolutions, soufflant aux visiteurs quelques paroles d’amour ou d’espérance. Un manuscrit calligraphié déposé sur le pupitre de chaque chambre rassemblerait psaumes, textes religieux et poèmes. En ce thanatopos l’habillage pour présenter le défunt aurait quitté le monde hospitalier. Les draps blancs laisseraient place à quelque étoffe plus sacrée, parures fragiles et délicates, jamais ostentation. L’harmonie offrirait au topos un espace clos où tout trouverait sa juste place. Cette harmonie, beauté chez les Grecs, constituerait une unité là où les hommes, morts et vivants, seraient "en" ce tout, figurant le mouvement de la pluralité à l’unité. L’harmonie s’associe à une approche esthétique et comprenons le mot au sens étymologique du grec aisthèsis qui signifie sensibilité, sensation.

 

 

Pour conclure

 

Pénétrant ces lieux tabous que sont les chambres mortuaires, nous avons revisité les toponymes chargés d’histoire. Ils disent le regard et la place des morts et de la mort dans la société. Faut-il dissocier le funéraire du mortuaire ? Le citoyen-politique et le politicien sont-ils prêts à avancer vers une autre approche de la mort, aujourd’hui hygiéniste et marchande, biologique ou théologique, une mort réduite au mourir ou au rêve d’amortalité? Est-il si utopique de concevoir un bâtir pour l’être n’étant plus ? Certes le tabou est ontologique, en l’homme car protecteur. Mais nous pensons que la conversion du tabou en sacré serait un moyen pour oser franchir une frontière, celle qu’inspire la mort. Notre tragique destin est une pensée effrayante, chacun en convient et notre société voudrait bien l’anéantir. Mais anéantir notre mortalité, n’est-ce pas vouloir anéantir l’homme ? Alors penser le thanatopos comme un lieu public, non caché, serait manière de reconnaître l’homme "mortel". Ce lieu unique serait celui du repos pour le mort et de l’apaisement pour les cœurs meurtris par la mort. Dans ces espaces confidentiels, intimes, privés, l’expression des cultes serait possible mais laïcité, sacralité, spiritualité, espérance peut-être, habiteraient le thanatopos. L’harmonie le rendrait moins obscur, plus lumineux. Le Thanatopos bornerait les frontières de la vie mais nul vivant ne traverserait l’infranchissable passage (29). En ce topos, la force vivifiante prendrait la forme du sacré, de l’harmonie, de la paix. Penser en ce lieu la plénitude de son être, est-ce là une utopie ? 

 

Notes :

(1) La mort à l’hôpital, rapport IGAS, novembre 2009.  . (2) Circulaire du 24 Aout 1998 relatif aux prescriptions techniques applicables aux chambres mortuaires des établissements de santé, abrogé par l’arrêté du 7 mai 2001.   (3) Dictionnaire culturel de la langue française, ss la dir de A.Rey,  t III, p.743. .  (4) La mort à l’hôpital,  IGAS, "op.cit.", p.4.  . (5) Greffes de reins et de foie, selon un décret d’Août 2005, in La mort à l’hôpital,  IGAS, "idem.", p.4  . (6) Dutrieux D., "La chambre mortuaire, aspects juridiques", réflexions hospitalières, n° 487, juillet-Aout 2002, p.68.  . (7) Sophocle, Antigone, cinquième épisode, scène 1, Ed Flammarion1999, p.86.   . (8) Derrida J., Apories, Ed Galilée, 1996.  . (9) Nombre moyen annuel au cours des trois dernières années civiles écoulées selon l’arrêté du 7 mai 2001 relatif aux prescriptions techniques applicables aux chambres mortuaires des établissements de santé.  . (10) Loi n°39-23 du 8 janvier 1993 modifiant le titre VI du livre III du Code des communes et relative à la législation dans le domaine funéraire.  . (11) La confrérie de Béthune est la plus importante mais ailleurs la région compte encore plus de quarante autres confréries. Berchoud J. "Les charitables de Béthune", in Le grand livre de la mort, "op.cit.", p.208.  . (12) La mort à l’hôpital, "op.cit.", Recommandation n°25.  . (13) Après vérification auprès du député de la circonscription.   . (14) Foucault M., Surveiller et punir, Ed Gallimard, 1975,  pp. 228-243.  . (15) Baron-Bual H., Nolet Pol, conférence, La santé, an 2050, in "Gestions hospitalières", n° 555, avril 2016, p.248.  . (16) Echanges citoyens lors des débats publics, in Commission de réflexion sur la fin de vie en France,  dirigée par Sicard D., déc 2012  p.148.  . (17) Lalande A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Ed Puf, [1926], 1996, p.1099.  . (18) Freud S., Totem et tabou, PUF, 2015, p.31.  . (19) Ibid, p.35.  . (20) Girard R., La violence et le sacré, Ed Albin Michel, 1990, p.31.  . (21) Van Gennep A., Les rites de passage, Ed Picard [1909], 2011, p.18.  . (22) Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, "op.cit.". p.189.  . (23) La mort à l’hôpital, "op.cit.", Recommandation n°24, p.93.   . (24) Dictionnaire le petit Robert, Ed Le Robert, Paris, 2006, p.2202  . (25) Entretien avec Michelangelo Pistoletto, in Présentation du lieu de recueillement et de prière, Institut Paoli-Calmette, juin 2000. .  (26) Eliade M.,  Le sacré et la profane , Ed Gallimard, Folio essais, [1957], 1965, p.28.  . (27) Van Gennep A., Les rites de passage, "op.cit.", pp. 28-40.  . (28) Pastoureau M, Bleu, histoire d’une couleur, Ed du seuil, 2006, p.38.  . (29) Derrida J., Apories, "op.cit", p.25.