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Un livre de Philippe BATAILLE

Philippe BATAILLE, comme Fabrice del Dongo à Waterloo

Par Bertrand QUENTIN

 

"Philippe BATAILLE, comme Fabrice del Dongo à Waterloo"

 

Une critique du livre A la vie, à la mort. Euthanasie : le grand malentendu Editions AUTREMENT, Paris, 2012, qui parle des soins palliatifs en France.

L'auteur :

Bertrand QUENTIN est Maître de conférences en philosophie à l'Université de Paris-Est Marne-la-Vallée. Il va publier début 2013, La Philosophie face au handicap aux éditions Erès.

 


Dans A la vie, à la mort. Euthanasie : le grand malentendu de Philippe Bataille, il est question de souffrance, de souffrance avant de mourir, de derniers instants douloureux qui peuvent aussi se prolonger. Philippe Bataille n'a pas voulu parler de loin. Il a choisi la méthode du sociologue qui passe de nombreux mois en immersion. Il a donc vu, entendu, il rend compte de ce qui a été dit devant lui.

Le nez dans les guides
Mais devant le caractère crucial du débat actuel sur la fin de vie, on peut attendre des "intellectuels" un effort pour clarifier les situations et les enjeux. Le livre de Philippe Bataille n'est malheureusement pas à la hauteur de cette exigence. A présenter les choses sous l'angle de l'immersion dans un service de soins palliatifs, on se trouve soudain un peu comme Fabrice Del Dongo dans La Chartreuse de Parme, plongé au coeur de la bataille de Waterloo, ne comprenant rien, n'ayant qu'une vue parcellaire de ce qui se joue. Nous voyons arriver des patients mécontents, des patients qui souffrent et nous voyons des équipes au discours stéréotypé, égocentré, sûres d'elles devant des patients immobiles et impuissants. Philippe Bataille donne bien les éléments d'argumentation venant des personnes travaillant dans les soins palliatifs. Exemple : "A défaut d'obvier à la mort, les soins palliatifs améliorent la qualité de la vie grâce à une pharmacie antidouleur qui procure du confort" (Bataille, 2012 : 76). Des phrases de ce genre, censées décrire les objectifs que se donnent les soins palliatifs, parsèment l'ouvrage - ce qui pourrait être le gage d'un effort d'objectivité. Le problème est qu'elles n'apparaissent qu'au milieu d'exemples qui illustrent les échecs de ce qui, de façon méprisante, est ici sans cesse appelé le "palliativisme". Du coup, l'effet qui ressort à propos du discours tenu par les soins palliatifs est saisissant : celui d'un discours creux, voire mensonger par rapport à la réalité du terrain, celle que l'Auteur a découverte.

Un "stop ou encore" à interroger
Le sociologue nous dit qu' "entendre ce qui se dit et se laisser approcher par ce qui se vit dans ces expériences a pris des années" (Ibid : 11). Un grand flou entoure néanmoins la durée réelle passée et les types de service où il s'est rendu. Plusieurs services ? Dans des villes différentes ? Ou un seul ? On comprend que la rigueur scientifique qu'on est en droit d'attendre d'un sociologue n'est pas ici au rendez-vous. Il cite à un moment le cas du petit Carl datant de 2004/2005 (Ibid : 32). Cela fait donc plus de sept ans. Pour une recherche sociologique se faisant sur une telle durée, le résultat "quantitatif" est maigre : un petit livre en gros caractères qui dépasse à peine les cent pages. L'essentiel des situations décrites, une dizaine, se présente comme à charge contre les soins palliatifs. Est-ce à dire que le sociologue a retiré les centaines d'autres situations auxquelles il a assisté mais qui ne cadraient pas avec sa thèse, ou a-t-il passé beaucoup moins de temps qu'il ne le suggère dans les divers services de soins palliatifs de France ?
Il cite le cas de cette femme au stade terminal d'un cancer qui demande d'arrêter les traitements : "elle ne souhaitait pas assister à la victoire du cancer, ni, surtout, à sa propre défaite" (67). Elle réclame donc "une sédation couplée à une suspension d'hydratation et d'alimentation pour être conforme à la loi. Ce fut finalement fait, avec une nuance malgré tout. Elle serait régulièrement réveillée de sa perte de conscience pour que l'équipe s'assure de sa volonté de poursuivre sa lente descente vers la mort" (70). Il est alors dit qu'après le décès de sa mère, son fils a déclaré ne pas avoir "apprécié le "stop ou encore" sédatif de l'interprétation palliative de la loi" (70). Dit comme cela, le lecteur ne peut que s'interroger sur l'impression de cruauté et de désinvolture des soignants. Pourquoi endormir, pour réveiller ensuite ? Si Philippe Bataille avait passé plus de temps dans ces services ou donné aussi des exemples qui ne soient pas à charge, il saurait que d'autres patients réagissent bien différemment de ce qu'il décrit. Prenons deux exemples relatés par le docteur Dominique Poisson, médecin en soins palliatifs - exemples que l'on ne risque pas de trouver dans le livre de Bataille : Une femme est en phase terminale d'un cancer de l'ovaire. Le pronostic médical donne une ou deux semaines à vivre. Elle demande tous les jours à mourir et elle accuse de "cruauté mentale et de non-assistance à personne en danger" tous les soignants qui s'approchent d'elle. Elle est mise sous hypnovel et s'endort 24 heures. On la réveille alors progressivement (le fameux "stop ou encore" reproché comme sadisme). Sa demande de mort a disparu. Elle décèdera paisiblement huit jours après (Note 1). Second exemple : Une femme au tableau clinique catastrophique demande de façon répétée "je veux mourir, je n'en peux plus". Le médecin lui donne une dose mesurée d'hypnovel sans l'amener jusqu'au coma. A un moment, elle dit se sentir soulagée. Du coup elle a pu passer la nuit avec son mari et n'est décédée qu'à 7H du matin. Le mari témoignera avoir durant cette nuit vécu le moment le plus intense de leurs trente années de mariage. Ces situations existent aussi. L'euthanasie empêchera que certaines dernières paroles ne soient dites, empêchera cette intensité relationnelle non préméditée qui ne peut apparaître que lorsque l'existence n'est pas maîtrisée de bout en bout par la volonté. Tout est loin d'être facile et un point fondamental est la nécessité d'une grande compétence des soignants : "soulager une dyspnée, cela s'apprend. On la soulage mieux après dix ans de pratique. Pour des douleurs neuropathiques, difficiles à soulager, il faut par exemple utiliser autre chose que de la morphine"(Note 2). On ne peut pas faire disparaître toute douleur, mais les professionnels peuvent quasiment toutes les réduire de manière significative.
Exemple contre-exemple, on n'ira pas très loin. Notre but n'est pas d'improviser une bataille de tranchées contre l'Auteur, mais de montrer que la réalité est beaucoup plus nuancée que ce qu'il nous présente.


Déraisons de l'urgence ?
Dire par exemple que "la loi Leonetti [...] ne solutionne aucun des problèmes éthiques qui lui étaient posés" (55) fait partie des raccourcis pamphlétaires qui font perdre à l'ouvrage le sérieux qu'on pourrait lui accorder. Les études auprès des réanimateurs, professionnels qui se trouvent confrontés directement et journalièrement aux problématiques de la fin de vie sont plutôt nettes de ce point de vue. Citons l'article important publié par la Sfar : "Dans notre spécialité [les anesthésistes-réanimateurs], il nous apparaît que la loi du 22 avril 2005 permet de répondre à la quasi-totalité des cas rencontrés et difficiles de fin de vie" (Beydon et al., 2012 : 9). Une vingtaine de personnalité signent cet article. On lit plus bas : "ni Vincent Humbert ni Hervé Pierra n'auraient survécu à leurs lésions initiales sans des réanimations longues qui, aujourd'hui, seraient probablement considérées comme relevant de l'acharnement thérapeutique" (Idem : 3). Acharnement thérapeutique contre lequel s'est opposé pour la première fois fermement la loi Leonetti. Mais rien de ce qu'a apporté la loi Leonetti ne sera mis à son crédit par Bataille. Si la loi Leonetti ne résout pas tous les problèmes, prétendre qu'elle ne résout rien est faire preuve de mauvaise foi idéologique.
L'article de la Sfar, après avoir souligné les apports de cette loi, nous dit que "les quelques cas où la demande d'euthanasie existe résultent la plupart du temps d'une prise en charge inadaptée en amont, du fait d'un acharnement thérapeutique qui est, le plus souvent directement lié à la méconnaissance du pronostic". Est ici mis en évidence une difficulté de taille : la médecine contemporaine a acquis le pouvoir de maintenir en vie un nombre considérables d'individus qui seraient morts à d'autres époques. Parlant du cas Vincent Humbert, Gilles-Olivier Silvagni évoquait ainsi "les conditions dans lesquelles une équipe médicale d'urgence s'est employée à empêcher la mort miséricordieuse, et par tous les moyens techniques à sa disposition, de ce corps de vingt ans, désarticulé, détruit, réifié par les mutilations, tétraplégiques, sourd et aveugle, proie impuissante de souffrances indicibles parfaitement prévisibles" (Silvagni, 2007 : 10). Plutôt que de mettre sur les épaules des soins palliatifs tous les péchés du monde, Bataille aurait pu leur accorder qu'ils n'étaient pour rien dans le fait de recevoir des personnes que le zèle parfois aveugle des urgentistes a amené à une stabilisation sans espoir ultérieur. Silvagni s'interroge ainsi, lui, "sur les techniques mises en oeuvre en médecine d'urgence et en traumatologie". L'équivalent d'une "obstination déraisonnable" pourrait ne pas se juger seulement au bloc mais déjà au niveau de l'équipe d'urgence. C'est à ce niveau que la Loi Leonetti n'apporte rien. Et Silvagni de regretter "la voie vers ce qui fit jadis la réputation de la clinique française dans sa capacité à porter l'ars medica et le dévouement altruiste de nos médecins au lit de chaque patient" (Idem : 1) tout en assumant les décisions difficiles que seul un homme peut prendre. Mais dans le livre qui nous intéresse, nous ne trouvons aucune analyse sur la réalité qui se situe en amont. Comme Toinette répétait dans le Malade imaginaire que "tout venait du poumon", pour Bataille, "tout vient ici des soins palliatifs".

Légiférer sur le singulier ?
Bataille semble aspirer à une loi qui prône "l'exception d'euthanasie". La question se pose de savoir si une nouvelle loi pourrait résoudre les problèmes mis au jour par ces cas singuliers. "en vingt ans la mort à l'hôpital s'est généralisée alors que les demandes d'euthanasie ne concernent toujours que des cas très exceptionnels" (13). La SRLF (Société de Réanimation en Langue Française) a réalisé un sondage fort intéressant auprès de 2580 médecins réanimateurs. 616 d'entre eux ont répondu. A la question "Pensez-vous qu'il soit techniquement possible de rédiger une loi d'exception autorisant l'administration de substances directement létales, qui protège des dérives potentielles ?" pour le cas d'un patient conscient, 35% ont répondu négativement (28% NSP) et pour un patient inconscient 45% négativement (32% NSP). Si des personnes, qui sont amenées elles-mêmes de par leur profession à pouvoir être dans la situation de pratiquer une euthanasie, ne voient pas bien comment une loi pourrait totalement border leur pratique, cela signifie bien que l'on se situe au coeur de problèmes non solubles par la simple légalité. C'est pourquoi l'interdit du meurtre doit rester gravé dans la loi. Il y aura toujours dans l'existence des cas extrêmes, exceptionnels qui amènent à être dans la transgression de cet interdit. Mais il faut que l'homme qui donne la mort sente toujours sa responsabilité. Comme le remarque pourtant Bataille : "il est vrai aussi que les juges ne condamnent pas" (33)(Note 3). Veut-on une loi qui permette à l'individu qui commet un tel acte de s'en déresponsabiliser systématiquement ? S'agit-il de protéger les médecins devant la  judiciarisation montante de nos sociétés ? En tout cas, le fait de requalifier l'euthanasie de "meurtre" en "acte légal" ne suffira pas à rendre l'acte indolore pour les professionnels qui le pratiqueront.

A deux dans le même bateau (celui de l'algophobie)
Lorsque Philippe Bataille revendique "(l)'idéal d'un mort relativement rapide et sans souffrance que chacun espère pour lui-même ou son proche" (Bataille, 2012 : 24) il considère cette aspiration comme indiscutablement universelle. Paradoxalement, Bataille et les soins palliatifs fonctionnent ici au sein du même paradigme : La douleur est l'ennemi. Avec évidemment l'option supplémentaire pour Bataille d'aller jusqu'à offrir la mort comme solution à la douleur et au mal-être, alors que les soins palliatifs s'y refuseront. Une critique pourrait donc être élevée qui engloberait à la fois l'Auteur et les soins palliatifs qu'il récuse. Tout le monde fuirait la souffrance ? Cette évidence colportée partout pose problème. Est-il si sûr que la souffrance soit la chose la plus haïssable et la plus à éviter au monde ? Il ne s'agit pas ici de revendiquer un archaïque dolorisme, mais de s'interroger sur cette impossibilité à penser d'autres attitudes. Citons deux exemples contemporains liés à l'agonie : Henri Bauchau, romancier et poète témoigne : "Ma mère a vécu toute sa vie sous l'autorité de son père, puis de son mari, se conformant en toute chose à l'idéal de l'épouse et de la mère de famille chrétienne. Et voilà qu'au moment de sa fin, se sachant condamnée, elle se révolte enfin, au lieu de se laisser mourir doucement, elle souffre et lutte de toutes ses forces pour conserver son souffle. Lutte terrible, magnifique, inutile apparemment, sauf pour ma soeur et moi qui avons vécu cette agonie près d'elle. Nous lui en avons eu une reconnaissance infinie. Elle avait pour elle-même, pour sa vie, avec un courage qui nous a fortifiés et a, je pense, fortifié, sans qu'ils le sachent, tourtes les femmes et tous les enfants de notre entourage" (Bauchau, [2006] :161). Michèle Piazza d'Olmo, médecin en gérontologie et soins palliatifs nous propose un second cas édifiant : "Monsieur C. souffre atrocement. Ses douleurs "résistent" à tous les traitements, même à très forte doses […] Un ultime traitement apaise ses souffrances. Le miracle tant attendu fait place au cauchemar. Il arrache la perfusion d'antalgiques, veut s'enfuir : "Je n'ai plus confiance en vous…" gémit-il, "Je n'ai plus rien, vous m'avez tout pris, même ma douleur…" Quel désarroi pour lui, sa femme, les soignants ! Et si la douleur lui était nécessaire pour se sentir en vie ? Vouloir éradiquer la douleur à tout prix, la "traquer", ne reviendrait-il pas, chez certains patients, à s'"acharner" sur les forces de vie déployées ? Comment expliquer qu'il faille parfois des doses "surhumaines", des doses "à faire peur" pour soulager ?" (Piazza d'Olmo, 2011 : 51). Ces exemples ont certes leur singularité. Mais ne décrétons pas trop vite que la société a pour devoir de supprimer les souffrances des uns et des autres. Ecouter est primordial. Et c'est ce que l'on peut attendre d'un service de soins palliatifs



Conclusion :

Les soins palliatifs ne sont pas Waterloo. A Waterloo on achevait parfois les camarades de combat agonisants et cette illégalité de l'acte en faisait un acte d'homme à homme et non un fort mal nommé "acte médical". Mais Bataille veut que l'acte singulier soit légitimé universellement par la loi. A Waterloo surtout, les hommes agonisaient majoritairement sans que personne ne s'occupent d'eux et c'est contre cet abandon dans le cadre de l'hôpital que se sont justement créés les soins palliatifs. Ce qui se passe dans les soins palliatifs de France est certainement très souvent dramatique, parfois tragique. Rappelons que le tragique ne fait pas simplement référence à un événement triste de l'existence humaine, mais à un événement qui ne laisse pas de place à une "solution". Les tragédiens grecs ont ainsi mis en lumière une spécificité de cette étrange créature que nous sommes. Légaliser l'euthanasie ou refuser cet acte transgressif de manière absolue nous placent tous deux devant une vie inhumaine. Bataille se contente finalement de nous dire que les services de soins palliatifs ne dissolvent pas tout le tragique possible de l'existence. Sa grossière illusion est de croire que l'euthanasie pourra atteindre, elle, ce résultat. Résoudre une aporie en la supprimant est manière de barbare.
On l'aura compris, A la vie, à la mort n'est pas un très bon livre. Non en raison de la thèse qu'il serait censé défendre, mais parce que le livre ne permet pas d'accéder à la réalité de ces choses difficiles avec un minimum de recul et de nuances. Espérons que le législateur ne se contentera pas de lui sur sa table de chevet.



Notes de bas de page :
(1) Conférence du docteur Dominique Poisson à l'IHFB de Levallois Perret le 30/11/2012.
(2) Idem.
(3)Les juges prononcent le plus souvent un non-lieu pour un authentique acte de compassion, mais il est heureux qu'ils puissent aussi condamner une Christine Malève (condamnée le 15 octobre 2003 à douze années de prison et à une interdiction définitive d'exercer la profession d'infirmière). Les patients qu'elle faisait « passer » n'avaient jamais demandé à mourir.

Références bibliographiques :
BAUCHAU H. ([2006] 2011).  "Je ne connais rien d'autre que vivre - entretien avec Déborah Gabriel" in Approches N°145 : L'euthanasie en questions, printemps 2011. Entretien publié initialement dans le Hors-série du Nouvel Observateur N°62 avril-mai 2006 "Apprivoiser la mort pour mieux vivre".
BEYDON L. et al. (2012). "Fin de vie, euthanasie et suicide assisté : une mise au point de la Société française d'anesthésie et de réanimation (Sfar)" In Ann Fr Anesth Reanim, 2012,
PIAZZA d'OLMO M. (2011).  "Une espèce denazi… ? Et d'autres peurs" in Approches N°145 : L'euthanasie en questions, printemps 2011.
SILVAGNI G.-O. (2007). "Sans garantie du gouvernement" in Le Portique.