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Un livre de Charles GARDOU

Un livre vivifiant de Charles GARDOU

 

Par Bertrand QUENTIN

A lire : Un livre vivifiant de Charles GARDOU

 

 

L'auteur :

Charles GARDOU est Professeur à l'Université Lumière Lyon 2, ISPEF (Institut des Sciences Pratiques et d'Education et de Formation). Il est l'auteur de nombreux ouvrages marquants mettant en lumière les aspects les plus variés du handicap. Pascal, Frida Kahlo et les autres..., Erès, 2009 ; Le handicap au risque des cultures, Eres, 2010.
Bertrand QUENTIN est Maître de conférences en philosophie à l'Université Paris-Est Marne-la-Vallée.


Critique par Bertrand QUENTIN de l’ouvrage La société inclusive, parlons-en ! Il n’y a pas de vie minuscule, Toulouse, Erès, 2012.

 

"Si tous n’entrent pas dans la Cité, je reste dehors"


Charles Gardou était venu nous rendre visite l’année dernière pour nous parler du handicap, à travers une conférence passionnante et un débat qui ne l’était pas moins (le mercredi 8 février 2012). Il nous revient ici avec un petit livre blanc intitulé : La société inclusive, parlons-en !, chez Erès.
Jeremy Bentham avait qualifié la Déclaration des droits de l’homme de 1789 d’ "absurdité montée sur des échasses", soulignant ainsi le caractère ronflant de principes qui n’auraient d’autre poids que rhétorique. Charles Gardou se demande alors si l’on ne pourrait pas aujourd’hui avoir une suspicion analogue à propos du concept de "société inclusive". Le constat sur la société qui est la nôtre est grave : "Ceux qui peuvent accéder quasiment à tout continuent à garder la haute main sur le patrimoine […] Cette dissymétrie, ou plutôt cette coupure, est l’un des faits les plus préoccupants de notre temps contradictoire" (13). "Temps contradictoire", parce que le discours revendique partout une égalité et une inclusion de tous, alors que les faits ne les matérialiseraient pas beaucoup. D’où la question politique : "Quelle impulsion pourra hâter les profondes transformations autorisant enfin les plus fragiles à bénéficier d’un plein droit à leur part du patrimoine commun ?" (12-13). Le travail de l’Auteur va être de déployer les fondements d’une "société inclusive" qui n’en resterait pas aux mots. Cinq axiomes de travail vont être énoncés.

    Le premier axiome proposé est le fait que nul dans la société ne doit y avoir l’exclusivité du patrimoine humain et social. "une société n’est pas un club dont des membres pourraient accaparer l’héritage social à leur profit pour en jouir de façon exclusive et justifier, afin de le maintenir, un ordre qu’ils définiraient eux-mêmes" (28). C’est pourtant bien la tendance dans notre monde. D’où le problème : "Ecartée des biens communs et dépossédée de possibilités de participation sociale, comment une existence pourrait-elle s’accomplir ?" (31-32).
    Charles Gardou préfère le terme d’"inclusion" à celui d’ "intégration". L’intégration sous-entendait ajuster un élément à un système préexistant. La personne en situation de handicap devait "faire son trou" au sein d’une organisation qui ne se remettait pas en question. En revanche le terme d’ "inclusion" permettrait davantage d’imaginer que l’organisation sociale "se flexibilise pour offrir, au sein de l’ensemble commun, un "chez soi pour tous"" (37). L’Auteur prend finalement acte de l’expression devenue un passage obligé de "personne en situation de handicap" qui doit remplacer le substantif d’ "handicapé". En effet, un "handicapé" n’aurait de réclamation à faire à personne. S’il l’est, ce peut-être la faute à pas de chance mais pas celle de la société. En revanche, user du vocable de "situation de handicap" permet d’envisager que la société ait une responsabilité et une influence possible pour faire qu’une "situation de handicap" ne le soit plus, ou moins. Lorsque vous équipez de planchers surbaissés tous les bus de la ville, la personne en fauteuil roulant continue à être ce qu’elle est, mais son handicap a diminué.

    Le second axiome d’une société inclusive pour Charles Gardou, c’est d’affirmer que "l’exclusivité de la norme, c’est personne ; la diversité, c’est tout le monde". Aimé Césaire disait qu’on pouvait se perdre "par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’universel" (Césaire, 1956). Les deux voies sont de garage. Il nous faut donc apprendre à promouvoir "la capacité collective à conjuguer les singularités, sans les essentialiser" (43) en gardant conscience que "Nul n’est à l’abri d’être rendu étranger à la norme collective" (49).

    Le troisième axiome de la société inclusive, c’est qu’"il n’y a ni vie minuscule, ni vie majuscule" (63).

    Le quatrième c’est que "vivre sans exister est la plus cruelle des exclusions" (85). "L’existence humaine procède, pour les personnes en situation de handicap comme pour tous, de la possibilité de se projeter vers des fins qui dépassent de toutes parts le seul entretien de la vie" (111). Il ne s’agit donc pas simplement d’allouer à la personne handicapée ce qui lui permet de se nourrir. "Permettre d’exister à une personne fragilisée par un handicap enjoint, en premier lieu, de valoriser ses ressources, ses capacités, d’intensité et d’expression variables" (92). Avoir pleinement conscience de la richesse que nous allons tirer de notre ouverture aux personnes en situation de handicap, c’est dépasser l’attitude compassionnelle et paternaliste (Note 1). "Les pratiques artistiques à l’adresse des personnes en situation de handicap ne sauraient se limiter à des activités d’ordre thérapeutiques ou occupationnel" (102). Charles Gardou énumère alors tous ces artistes qui ont tant apporté au monde et qui étaient caractérisés par un handicap (El Greco, Pissarro, Degas, Monet, Van Gogh, Munch etc.).
    Ne pas exclure les personnes handicapées de notre société, c’est ne pas parler à leur place : "Jamais, où que ce soit, la voix et l’expertise des personnes en situation de handicap ne peuvent être écartées des délibérations et décisions inhérentes à leur quotidien, en leur proposant, si nécessaire, des aides à la parole" (113). Un proverbe africain nous dit que "Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront de glorifier le chasseur". Pour faire passer dans le réel la voix des personnes en situation de handicap, la société inclusive doit mettre en place des hérauts adéquats. Des aides à la parole seront bien souvent un préalable. L’objectif étant, pour reprendre le titre d’un rapport de Jean-François Chossy, de "passer de la prise en charge à la prise en compte" (Chossy, 2011).

    Le dernier axiome de la société inclusive indiqué par l’Auteur est que "Tout être humain est né pour l’équité et la liberté". L’Auteur est dubitatif devant la réalité : "les personnes en situation de handicap subissent une justice et une citoyenneté à géométrie variable" (122). Faut-il alors rappeler le refus de la ségrégation symbolisé par Martin Luther King ? Ce dernier disait avec fermeté dans un Discours : "il nous faut apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons périr ensemble comme des imbéciles" (Luther King, 1968). Ce n’est pas le modèle individualiste, celui de la revendication d’autonomie, qui nous sortira de l’ornière. "Le modèle individuel, dominant dans la pensée des Pouvoirs publics, se trouve radicalement contesté parce qu’il escamote les liens de cause à effet entre les obstacles sociaux et le handicap, enrayant ainsi le processus d’égalisation des chances" (143).
    L’ouvrage se termine par un dernier plaidoyer pour la "mosaïque d’étrangetés" qui forme l’humanité. "Une société inclusive est une société sans privilèges, sans exclusivités ni exclusions".

    Il émane de Charles Gardou une énergie positive qui, jointe à son léger accent méridional (pour nous qui avons eu la chance de l’entendre), trouvera à diffuser une lumière solaire chez ses lecteurs.
    Certains pourront certes parfois l’accuser de naïveté. Lorsqu’il dit que "le manque de savoirs objectifs, chose la mieux partagée en ce domaine, déforme le regard" (118), il semble faire de l’idéal scientifique la garantie d’un regard plus ouvert à l’accueil de la personne en situation de handicap. Méfions-nous : les discours racistes, discriminatoires (esclavage noir, nazisme) se sont par le passé souvent revendiqués de l’objectivité de la science. Il ne sera pas suffisant de prétendre que c’étaient de faux discours scientifiques. La science en elle-même, si on la réduit aux disciplines que l’on nomme aujourd’hui ainsi (mathématiques, physique, biologie) ne répond pas aux questions strictement humaines. Si l’on pouvait prouver que certains groupes humains géographiquement isolables ont certaines qualités physiques, génétiquement inférieures à celles des "autres" cela permettrait-il d’en déduire un comportement différent à avoir à l’égard de ces groupes ? Nullement. Nos comportements sont aimantés par des exigences éthiques, non par des données dites "scientifiques". Comme le dit Chantal Delsol : "Si l’on pense que la science suffit à dire l’humain, alors l’humain ne sera pas respecté" (Delsol, 2013).Ce qui ressort aussi de la formulation de l’Auteur, c’est que les obstacles à ce monde meilleur seraient uniquement les superstitions et les traditions culturelles et religieuses. Quand Gardou juge que l’exclusion des personnes handicapées est "lourde des restes d’une histoire judéo-chrétienne qui énonça les règles d’exclusion les plus drastiques envers ceux que l’on considérait comme impurs" (115), il use d’un terme ("judéo-chrétien") trop propice à l’amalgame. C’est pourtant bien dans l’Evangile que le Christ se met à accueillir ceux qui jusque-là étaient considérés comme vivant des vies minuscules ou iniques (prostituées, lépreux, et personnes handicapées de tout genre). Quand dans l’Evangile selon St Jean, ses disciples voyant un homme aveugle de naissance lui demandent : "Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ?" Jésus leur répond : "Ni lui ni ses parents n’ont péché"" (Jn 9, 1-3 ; 2000 : 1798). Le Christ a donc bien insisté sur l’absence de responsabilité de la personne handicapée et son geste est hautement significatif : Cessons de renvoyer à l’individu une culpabilité pour ce qui peut être issu d’un aléatoire malchanceux.
Les personnes en situation de handicap ne voudraient pas de compassion mais simplement de l’équité ? Certes, le regard compassionnel peut isoler plutôt qu’inclure. Mais Charles Gardou est bien obligé à un moment d’en appeler à la "fraternité" : "L’égalité et la liberté ne suffisent pas à forger une société sans exclus : il y faut de la fraternité dans les mots comme dans les comportements" (84). Or, la fraternité ne se décrète pas par un discours de meeting. Les limites d’une philosophie dite "des Lumières" se repère ici. Hegel avait jugé de l’échec de la Révolution Française à faire passer dans le réel ses principes, à l’absence de conscience du soubassement culturel riche qui doit porter la société. Le philosophe allemand pointait du doigt l’erreur des révolutionnaires français : "Il faut regarder seulement comme une sottise des temps modernes, de changer un système d’une éthique corrompue, la constitution politique et la législation liées à elle, sans modifier la religion, d’avoir fait une Révolution sans une Réforme" (Hegel, ([1830] 1988). # 552 Rem : 338). Cela signifie très exactement que l’homme n’est pas seulement ni essentiellement la partie d’un tout politique (comme l’affirment les conceptions contractualistes de la société) mais qu’il est spirituellement habité par ce tout, et que sans changement spirituel de l’homme, aucun changement matériel ne peut avoir un sens profond et durable. Dès lors, il y a parfois plus de vérité pour l’humain dans ce qui au niveau de l’individu paraît opaque à l’entendement que dans ce qui peut être présenté avec clarté et distinction cartésienne. Hegel nous en donne une illustration concrète : "les deux rives d’un fleuve appartiennent typiquement au même pays. La Silésie est le bassin de l’Oder, la Bohême et la Saxe sont la vallée de l’Elbe, l’Egypte celle du Nil. C’est un faux principe qu’ont soutenu les Français pendant les guerres de la révolution, lorsqu’ils prétendaient que les fleuves seraient les frontières naturelles des pays" (Hegel,[1822-1955] 1965 : 227). Affirmer que les fleuves sont des frontières naturelles c’est affirmer un principe que l’ "entendement cartographique" reçoit comme une évidence. Mais bouleverser le réel pour y faire passer de force ce genre d’ "idée", c’est exactement ce qui a donné les désastres totalitaires. Au Cambodge, Pol Pot voudra ainsi faire passer de façon immédiate les populations des villes dans les champs et les transformer en populations d’agriculteurs. On connaît l’ampleur de la famine qui s’ensuivit. Il n’y a pas de "Moralität" sans "Sittlichkeit". Il n’y a pas de beaux principes susceptibles de passer dans le réel, sans une collectivité riche de sens qui le rend possible. Travaillons donc à développer notre culture, notre esprit pour prendre en compte toutes les aspérités de l’âme humaine, pour nous ouvrir déjà à nos propres handicaps, et ne nous contentons pas du discours aseptisé et égalitariste de la modernité tardive. Mais Charles Gardou a conscience de cela.

Au total, voilà un livre vivifiant, bourré de références et dans son plaidoyer pour la société inclusive, on a bien envie de suivre Charles Gardou quand il nous cite Michelet : "Si tous les êtres, et les plus humbles, n’entrent pas dans la Cité, je reste dehors".

BQ

(Note1) : Nous avons à ce propos développé les concepts d’ "empathie égocentrée" et de "compensations inopportunes" dans notre ouvrage à paraître en mai 2013 : La philosophie face au handicap.




   
Références bibliographiques :

Césaire, A. (1956). Lettre à Maurice Thorez. Discours à la Maison du sport, Fort-de-France, Parti progressiste martiniquais.
Chossy J.-F. (2011). Rapport du 2 déc. 2011 "Evolution des mentalités
Delsol, C. (2013). "Digne parce qu’il souffre" in Gérontologie et société N°144.
Gardou, C. (2012). La société inclusive, Toulouse, Erès.
Hegel, ([1830] 1988). Encyclopédie des sciences philosophiques, III La Philosophie de l’Esprit, (noté : Encyclo-Esprit)  trad. Bernard Bourgeois, Paris, Vrin.
Hegel, ([1822-1955] 1965). Cours donnés à Berlin. Die Vernunft in der Geschichte, par Hoffmeister, Hamburg, F.Meiner Verlag ; La Raison dans l’histoire ; trad : par K. Papaioannou, Paris, Plon.
Jean St (2000), in La Bible de Jérusalem, Paris, Les Editions du Cerf.
Luther King, M. (1968). Discours du 31 mars 1968.