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Torture en Syrie. Indifférence en CHU normand. Quand le soignant devient-il complice de maltraitance ?

Les dilemmes éthiques à vif

Par Cédric DASSAS


Cédric Dassas est médecin urgentiste. Il travaille comme référent en médecine d’urgence au sein de Médecins Sans Frontières depuis plus de dix ans, et au SAMU du CHU de Rouen depuis presque vingt ans.

Article référencé comme suit :
Dassas, C. (2023) « Torture en Syrie. Indifférence en CHU normand. Quand le soignant devient-il complice de maltraitance ? » in Ethique. La vie en question, novembre 2023.

 

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 


Introduction dans le vif du sujet syrien

— C’est bien le même prisonnier que vous nous avez amené il y a une semaine après l’avoir appréhendé à coup de pare-chocs dans les reins non ? demandé-je naïvement, devant l’entrée du service des urgences d’un petit hôpital de Médecins Sans Frontières.
L’hôpital est ouvert depuis peu dans le Nord-Ouest de la Syrie, alors en plein début de guerre civile entre un dirigeant officiel par trop viril dans sa conception de l’exercice du pouvoir et des rebelles assez d’accord avec l’analyse faite ci-dessus.
Nous sommes au petit nombre de cinq internationaux, ou expats, pour l’ouverture, coté rebelles, de cet hôpital. Il y a Anna, une chirurgienne MSF expérimentée et un pré burn-out pour le prouver, Alan, infirmier anesthésiste, Daniel, infirmier de bloc, Khalid, super log palestinien (un super log est une personne capable, par exemple, de transformer avec un peu de matériel et une table d’opération, une grande cuisine Syrienne en bloc opératoire) et moi, médecin urgentiste français mettant pour la première fois des pieds peu assurés sur un terrain de guerre.
— Yes indeed… Mais aujourd’hui il a essayé de se tuer en se coupant les poignets avec un tesson de bouteille. Vous pouvez le soigner avant qu’on le remette dans sa geôle ?  Me répond dans un anglais parfait, celui qui semble être le responsable de la milice qui escorte le dit prisonnier. Il est beau ce responsable. Il a des traits fins, un sourire charmant, un phrasé doux et un Beretta 92 à la ceinture.
Le soigner ? Ce prisonnier qui, au deuxième coup d’œil, porte des stigmates évidents de tortures qu’il n’avait pas la semaine d’avant ? Oui, je dois pouvoir le soigner. Je suis soignant, mon travail c’est de soigner… Comme ses geôliers l’ont soigné ? Peut-être pas finalement.

 

Vous avez dit soigner ?

Le Larousse propose deux définition des soins.  Une de soins « techniques », de réparation d’une machine cassée, et une autre de soins « bien-être », englobant le patient dans son entité physique et psychique. Le deuxième type de soin inclut le premier et paraît d’emblée moins réducteur et plus emballant pour le soignant et pour le soigné. Cynthia Fleury, dans Le soin est un humanisme nous dit que les « soins et sujets sont indissociables [et que cela] est constitutif du soin et de son perfectionnement, au même titre que la présence des technologies les plus modernes, et ouvre même à l’appropriation de ces dernières » (1). La technique n’est pas un problème si elle précédée, accompagnée, enveloppée d’une relation humaine. Le soin technique fait sens s’il s’incorpore à un soin « bien-être ».

Pour le cas brûlant décrit en préliminaire, on devine le drame de l’indécidable se nouer devant l’équipe MSF qui devra choisir entre le soin bien-être et le soin technique pour ce patient. Ce drame peut se présenter de façon moins éclatante dans un contexte moins violent, aux soignants du services d’urgence d’un CHU Normand, surchargé en hiver. Ces soignants y croisent, sans le regarder l’homme de quatre-vingt-trois ans, dément, dénudé, allongé depuis vingt-six heures sur un brancard dans le couloir, et demandant à qui peut l’entendre d’aller aux toilettes. Le regarder, rencontrer son visage serait prendre le risque de voir, de connaître, de reconnaître Salomon Leclerc qui a repris le prénom de son grand père, mais gardé le nom de sa mère adoptive après la guerre, ancien chauffeur routier passionné de cartes Michelin,  quatre-vingt-trois ans, veuf depuis quinze ans mais en couple avec et amoureux de Claudette sa voisine de chambre à l’EHPAD, de cinq ans sa cadette, père de trois enfants, et grand père de huit (Philippe, son petit-fils de vingt-trois ans qui habite en région parisienne est son préféré, il lui amène systématiquement deux religieuses au chocolat qu’ils partagent tous les deux quand il vient lui rendre visite en Normandie, malgré le diabète insulino-dépendant de Salomon et l’interdiction respectée à la lettre par le service restauration de l’EHPAD de manger des sucres rapides). Il faudrait bien alors l’accompagner aux toilettes, répondre à ses questions, réaliser que sa démence n’est pas si avancée que ca, et avoir très envie de lui offrir une religieuse.
Ce serait prendre le risque de passer des actes thérapeutiques visant à la santé des corps de l’ensemble des patients des urgences, relevant de l’Equivalence, à des soins visant au bien-être de Salomon, relevant de l’Abondance, de la Poiesis. Là aussi on pressent la complexité du choix à faire entre ces deux soins.

 

Le mot "complice"

Le complice, « qui plie avec », s’oppose au résistant, « qui se tient debout devant », et qui trouve son origine dans le Sto latin voulant dire être debout, qui après une réduplication du radical donne Sisto, sistere se tenir debout, et puis s’augmente du préfixe RE pour donner Résister. Sacrément motivé pour ne pas plier, ne pas plier devant, au risque de paraître trop rigide, pas assez souple, pour une pensée éthique. Mais la pensée éthique peut tout de même préférer le résistant au complice - si l’on résiste « après avoir pensé » par opposition à un « plier avec » sans réflexion. On devine tout de même plus de mouvement, d’élan vital dans le résistant, que dans le complice. Bien sûr, il peut y avoir des complices autonomes, acceptant totalement, après réflexion, la flexion. Il y en a également des hétéronomes intègres (qui assument ne pas avoir la force de résister), d’autres couards (qui préfèrent penser qu’il est impossible de résister), d’autres mous (quel problème ?) Et finalement d’autre graves, qui plient sous le poids de leur propre vie ne leur laissant aucune potentialité de réaction, comme les pivoines du pays natal de Jaccottet qui « s’inclinent sous leur propre poids, certaines jusqu’à terre, [dont] on dirait qu’elles vous saluent quand on voudrait les avoir les premiers saluées » (2).

Peut-on être complice de maltraitance et soignant ?
D’après Anna, avec qui on a du mal à ne pas être d’accord, on ne peut pas être complice de maltraitance et soignant.
— On le garde à l’hôpital ! Si on leur remet, nous ne sommes plus soignants, mais complices de tortures ! lance-t-elle à l’équipe réunie dans la pièce à vivre, manger et douter de la maison hôpital MSF.
A moins peut être que l’on ne considère uniquement les soins techniques et que l’on répare ses poignets. Mais certainement pas si nous nous attachons aux soins « bien-être » dans le cas du patient torturé. Et nous y sommes attachés. On devine que tenter de combiner soins « bien-être » et complicité de maltraitance pour le même patient ferait s’effacer le mot soignant devant celui de complice, et non pas l’inverse. Pourtant, quand les soignants des urgences, en France, en hiver, ne prennent pas le temps de demander leurs prénoms à Salomon et à ses compagnons d’infortune du jour, qu’ils ne voient pas toujours leur visages, et qu’ils empêchent ainsi d’acter la dignité intrinsèque de ces patients, perdent-ils tous leur qualificatif de soignants ? Peut-être pas non plus…

— On peut tenter de le garder Anna, s’ils ne repartent pas d’emblée de force avec lui, mais il y a de bonnes chances que ce soient alors les patients civils de l’hôpital qui tentent de le tuer. répond Khalid, le super log, seul arabophone de l’équipe qui avait bien compris que le client en question était décrit par le village comme un mercenaire, envoyé par le camp adverse semer la terreur (comprenez, tuer, détruire et occasionnellement violer) de ce côté-ci. On ne peut pas le protéger ni l’évacuer vers un lieu sûr. enchaîne-t-il. Et tu sais comme moi que s’il se fait tuer dans l’hôpital, il faudra fermer.

Remettre à ses tortionnaires, un patient torturé après l’avoir « soigné » dans le but de continuer à soigner une population victime de guerre fait-il perdre le titre de soignant ? Probablement dans le lien avec le torturé, peut-être pas avec la population en détresse.
Deux vignettes, deux contextes, deux structures
Les deux vignettes cliniques se déroulent dans deux contextes politiques très différents comme elles se jouent au sein de deux structures de soin aux modes de fonctionnement (et non pas de prise en charge médicale) également très différents.
La première, la syrienne se déroule dans un contexte politique violent,  où évoluent des hommes en armes qui cherchent ouvertement à se servir des « soins » pour continuer à faire souffrir le prisonnier. Ces hommes en armes ne sont pas tous hermétiques à l’élaboration d’un argumentaire contradictoire, mais, étant armés, ils peuvent couper court à toute discussion et déclarer qu’ils ont raison. Cette éventualité est prise en compte par les structures comme MSF et donne lieu à des solutions pour la contrecarrer :
— On a tout de même un bon argument pour éviter qu’ils repartent de force avec le patient : si on nous empêche de travailler en toute autonomie, on ferme l’hôpital ! répond Anna à Khalid. En revanche, poursuit-elle de façon moins virulente, pour ce qui est de le protéger des autres patients, je sèche…
Le contexte politique pour Salomon et les soignants normands, n’est pas immédiatement violent lui. Il produit même pléthore de recours pour protéger un patient maltraité, et ne menace pas physiquement et à court terme des soignants qui souhaiteraient se dresser contre ce qu’un système chercherait à leur imposer. De plus, dans cette vignette normande, la potentielle complicité de maltraitance est beaucoup moins visible, moins criante qu’en Syrie, mais n’est pour autant pas questionnée d’emblée par les soignants.
La structure de soin dans la vignette syrienne est indépendante de tout système politique. L’équipe d’Anna ne rend des comptes qu’à une autre équipe restreinte au siège de MSF. Le nombre de couches managériales est faible. On est plus proche de la tarte aux prunes (une pâte sablée comme base, et des prunes qui cuisent ensemble au-dessus) que du mille-feuille. Et toutes le prunes ont voix au chapitre.
Arendt, dans Eichmann à Jérusalem souligne le pouvoir de déresponsabilisation qu’a la bureaucratie quand elle la définit comme « le règne de Personne […] la forme politique connue sous le nom de bureaucratie » (3). Edgar Morin pointe ce même phénomène dans Encore un moment…  quand il dit qu’il est un devoir de résister contre la « barbarie […] destructrice […] de responsabilité […] qui se développe avec l’extension du monde bureaucratique » (4).
Le CHU de la vignette normande est un mille-feuille administratif, totalement dépendant d’un mille-feuille politique, favorisant peu la responsabilisation des soignants, mais offrant tout de même une forme de protection aux soignants comme aux patients.

 

Les points communs et leurs nuances

Jaccottet pointe en quelques lignes, dans Après beaucoup d’années, les similitudes entre deux façons vivre, de brûler d’apparence si différentes quand il dit de la première lampe qui s’allume dans une maison et du flamboiement d’un grand nuage pourpre juste au-dessus, que ce sont les images superposées « de deux façons de vivre, puisque vivre, si prudent qu’on se veuille c’est brûler » (5).
Mathias, ami et néanmoins excellent médecin urgentiste travaillant au sein du CHU normand, même en hiver, trouva cela un peu grinçant qu’on lui suggère des similitudes entre des soignants d’un hôpital MSF en zone de conflit remettant éventuellement un prisonnier torturé à ses tortionnaires après l’avoir « soigné », et des soignants normands qui « n’ont pas le temps » de se préoccuper des envies mictionnelles de Salomon. Puis il conclut que si ça grince, ça l’intéresse, car c’est qu’il y a matière.

 

D’où vient le poids qui ferait plier ?

Dans les deux vignettes il y a un risque pour les soignants de devenir complices de maltraitance, de plier avec. Qu’est ce qui serait commun aux deux situations, extrinsèques aux soignants, qui les inciterait à plier ? En Syrie c’est clairement un système politique violent (la cité-Etat contrôlée par les rebelles) qui cherche à faire souffrir un individu et qui requiert l’aide des soignants afin que la victime soit encore un moment en état de souffrir. Aux urgences françaises, en hiver c’est la structure de soins qui, par son organisation qui limite le temps, les moyens et l’espace des soignants crée l’impossible mise en acte par les soignants de la dignité en puissance des patients. Cette structure de soins est totalement dépendante du système politique (l’Etat français) nulle part vraiment incarné, qui s’il n’a pas pour but de faire souffrir, bien au contraire, amène des conditions propices à la maltraitance des patients en hiver. Il semble bien que ce soit dans les deux cas le système politique en place qui incite le soignant à devenir son complice de maltraitance de façon volontaire et visible d’un côté, de façon involontaire et insidieuse de l’autre.

 

Ne pas penser pour plier ?

Pourquoi les soignant plieraient ils sous cette pression ? « Ne pas penser » paraît une raison explicative. Arendt, dans Eichmann à Jérusalem introduit la notion de « la terrible, l’indicible, l’impensable banalité du mal » (6). Il ne s’agit nullement ici de rapprocher, de mettre au même niveau, ni de comparer les crimes commis par Eichmann et la potentielle complicité de maltraitance des soignants des deux vignettes décrites. Cela serait insensé. Il s’agit d’essayer d’éclairer les vignettes de cet article à la lumière du travail d’Arendt dans Eichmann à Jérusalem. La banalité du mal que décrit Arendt est d’abord terrible. Cette terreur parait illustrée par Arendt quand elle caractérise comme une « attitude altière » la réaction du philosophe Max Buber qui refuse de partager avec Eichmann, une humanité autre que formelle, tellement cette banalité est terrible. De la même manière des soignants pourraient par terreur, ne pas envisager être capable de complicité de maltraitance dans nos deux vignettes. Puis Arendt écrit de cette banalité qu’elle est indicible. Ce caractère indicible peut être illustré par le silence qu’évoque Arendt de la part des opposants inconditionnels à la peine de mort, lors de la condamnation d’Eichmann. Sa banalité d’être humain est indicible.  Ne pas mettre en mot sa possible participation à de la maltraitance serait la nier, l’étouffer, tenter de croire que la taire pourrait magiquement lui ôter toute existence. Enfin, Arendt dit de cette banalité qu’elle est impensable, un peu comme Eichmann, toujours d’après Arendt, avait pu « devenir un des plus grands criminels de son époque [par] la pure absence de pensée »(7) (qu’elle différencie de la stupidité). Ne pas penser sa possible part dans la maltraitance est s’assurer de ne rien en faire, de ne pas s’y opposer, de ne pas résister. Voilà donc ce qui, dans le cas de nos soignants en Syrie comme en France, apparaît nécessaire, mais peut-être pas suffisant, pour ne pas être complices de maltraitance : reconnaître le risque, le mettre en mot, le penser et agir. Dans la vignette syrienne comme dans la normande, on peut imaginer possible une absence de pensée commune des soignants, par mollesse, par fatigue, par manque d’élan vital disponible. A quelques nuances près. En Syrie il apparaît plus difficile pour les soignants d’être « mous » tellement la maltraitance en question comme leur potentielle complicité sont évidentes. Il faudrait presque fournir un effort pour ne pas s’en saisir, ne pas se questionner. Côté normand, le problème est beaucoup moins flagrant. L’esquiver par mollesse inconsciemment paraît moins difficile, plus probable. A contrario, il apparaît beaucoup plus facile, moins dangereux physiquement et immédiatement, de se dresser contre la maltraitance en France qu’en Syrie.
S’il apparaît nécessaire aux soignants de penser afin d’éviter d’être complices de maltraitance, cela ne semble pas suffisant. Arendt décrit la façon dont les nazis ont amené les responsables juifs à participer à l’organisation de la déportation vers les camps de la mort des membres de leur communauté. Elle évoque « comment se sentaient les responsables juifs lorsqu’ils devinrent des instruments de meurtre — comme des capitaines » (8) qui jetaient par-dessus bord une partie de leur cargaison pour sauver le reste. Ici aussi il pourrait paraître déplacé d’évoquer côte a côte les situations des soignants de nos vignettes et la violence inouïe faite par les Nazis aux responsables Juifs, par l’assassinat systématique de leur communauté et par la situation tragique ou ils les mettaient en les forçant à choisir qui partirait vers les chambres à gaz et qui ne partirait pas. Nous espérons que ça ne le soit pas en disant clairement qu’évidemment ces situations n’ont aucune commune mesure, mais que la deuxième vient illustrer comment penser ne suffit pas pour éviter de participer à de la maltraitance, que l’on peut être complice en ayant pensé, et dans une volonté de moindre mal.
       

Manquer de modèles vertueux pour ne pas penser ?

L’absence de boussole, de modèle d’un homme vertueux, sagace, le phronimos d’Aristote, facilite l’action non vertueuse, là où sa présence ancrée pourrait inspirer une réaction, un élan, une possibilité de bifurcation dans un comportement.
« Comme Eichmann le déclara, le facteur le plus décisif pour la tranquillisation de sa conscience fut le simple fait qu’il ne vit personne, absolument personne qui ait prit effectivement position contre la Solution Finale » (9). Nous dit Arendt dans Eichmann à Jérusalem. Elle précise, qu’a l’inverse, à la même époque, au Danemark, certes déjà « quasiment immunisé contre l’antisémitisme […] Quand les Allemands abordèrent avec une certaine précaution le sujet de l’étoile jaune, on leur dit simplement que le roi serait le premier à la porter». Voilà un exemple bien visible qui ne demande qu’à être suivi et qui le fut :  l’ensemble du pays prit acte de protéger les Juifs.
En Syrie, la société et le contexte politique en place, acceptent, voire souhaitent, que le prisonnier soit torturé. Il est dans leurs yeux le symbole de leur souffrance, ainsi que son média. Personne ne critique éthiquement la torture qu’il subit. Il n’est pas impossible pour le soignant de suivre le mouvement moral ambiant, et de ne pas s’offusquer du devenir de ce patient. Ce serait oublier ce qu’est le soin et la neutralité que cela implique, mais ce n’est pas impossible. Au CHU également il est possible, voir même aisé, de ne pas voir le problème, de ne pas lever la main. Le soignant n’y est pas l’organisateur des soins, il n’y est que l’instrument.
Et pourtant dans les deux vignettes, des modèles vertueux existent. Coté syrien la structure MSF en est un avec ses valeurs et sa charte, très inspirée du serment d’Hippocrate, et qui prône un accès aux soins à tous « sans aucune discrimination », comme la liberté entière des MSF dans l’exercice de leurs fonctions. Cette charte qui est un sujet de conversation récurent au sein de la structure, est signée par chaque membre a l’occasion de chaque nouvelle mission. Côté normand tous le médecins ont prêté le serment d’Hippocrate qui leur fait promettre de ne pas agir contre les lois de l’humanité, même sous la contrainte, mais ce serment n’est pas récité tous les matins. On croise tout de même en Normandie, quelques soignants qui comme l’écrit La Boétie dans Discours de la servitude volontaire, « sentent le poids du joug et ne peuvent s’empêcher de le secouer » (10). Ceux-là ne peuvent pas ne pas prendre le temps de penser/panser le soin pour ne pas basculer dans la maltraitance. A chacun de s’en inspirer ou pas.

 

Ne pas considérer la dignité intrinsèque de l’autre

Il faut encore, pour être complice de maltraitance à l’égard d’un patient, qu’il ne soit pas son semblable, mais un simple objet, nier son essence humaine. Qu’en est-il de l’absence de reconnaissance de l’autre dans un service d’urgence surchargé quand on se contente de soins techniques, ou encore quand on rend après l’avoir « soigné » un prisonnier torturé, à ses geôliers ? Le déni de l’humanité du patient, semble bien être là pour qu’il y ait complicité de maltraitance. A défaut d’être niée, la dignité intrinsèque de l’autre ne sera pas envisagée.

 

Le tragique en commun

— Bon. Si on le garde, ça risque de dégénérer entre patients et il nous faudra fermer l’hôpital, tente de résumer Alan l’infirmier anesthésiste de la petite équipe MSF. D’un autre coté, leur remettre serait de la complicité de torture et ça n’emballe personne non plus.
Court moment de silence…
— En même temps, fais-je timidement remarquer, sa seule demande à lui est de mourir ici et maintenant plutôt que là-bas et dans une semaine. Et ça on sait faire non ?...
Un ange passe, le silence est accueilli. L’amour et la mort. Puis Anna reprend les choses en main et nomme le tragique :
— Deux options pour que perdure une offre de soin dans la région : On le remet à Mr Beretta en étant complices de tortures, ou on le tue… Les deux me paraissent impossibles. On appelle Mégo.
Mégo est le responsable de l’équipe MSF au siège qui chapeaute celle en Syrie. Il est pro, chaleureux, disponible en un coup de fil même à une heure du matin et coronaropathe. Il est une des ressources internes à MSF pour les discussions éthiques. Il y en a d’autres.
Des ressources éthiques officielles au CHU existent aussi, mais malgré la qualité des membres référents, leur temporalité de réaction est bien plus longue et leur pouvoir décisionnel plus douteux que ceux de MSF. Mille-feuille au CHU, tarte aux prunes chez MSF. Au CHU les soignants discutent éthique surtout entre eux.
— Mathias, on fait comment pour continuer de travailler aux urgences en hiver quand on n’a même plus le temps de regarder les patients dans les yeux ?
— Tu préfèrerais que l’on n’en choie chacun que trois patients par heure en laissant les autres sans médecins, ou encore mieux que l’on quitte complètement le service afin de souffler un peu ?
— Non. Que l’on quitte le service pour ne pas être complices de cette maltraitance…
Arendt nous dit qu’Eichmann défend sa participation au meurtre de masse des Juifs, entre autres de la façon suivante : « S’il fallait absolument que cette chose soit faite, il valait mieux qu’elle soit faite en bon ordre » (11). Eichmann décrit un devoir de moindre mal. L’erreur immonde et « stupide » (11) d’Eichmann est de construire son argument sur le postulat « qu’il fallait absolument que cette chose soit faite » (11). Les soignants normands n’ont pas pour but de tuer ni de faire souffrir, mais de soigner, et travaillent pour une structure qui n’a pas pour but la maltraitance, mais le soin. Les deux situations ne sont nullement équivalentes, et chez ces soignants l’idée que ne plus participer aux « soins » maltraitants serait aggraver cette maltraitance, paraît légitime. Mais elle ne suffit pas. Seule, elle fait du soignant un employé maltraitant. Accompagnée d’une stratégie afin que, malgré les conditions, il ne doive pas forcément en être ainsi, elle peut paraître légitime et vertueuse, sans pour autant totalement effacer la complicité de maltraitance.

 

Peut-on résister ?

Avant même toute délibération pour résister, un problème moral se pressent en en étant initialement indigné, en ressentant l’intranquillité que le choix de son accueil générerait, C’est bien avant la décision (et la part de courage que toute décision implique) qu’il faut une part de courage pour résister. Il en faut pour reconnaître que l’on a reconnu le problème. Il en faut pour rester indigné. Et pour s’indigner d’une maltraitance faite à autrui, il faut lui reconnaître une dignité intrinsèque, le reconnaître comme un semblable. La Boétie écrit dans discours de la servitude volontaire que la nature nous a fait semblables « afin que nous nous reconnaissions tous comme compagnons ou plutôt comme des frères » (12). Et il introduit la centralité du soin dans cette relation en disant qu’en faisant des différences entre les hommes, la nature « voulait ménager une place à l’affection fraternelle » (12).
Arendt dans Eichmann à Jérusalem évoque le cas du docteur Bamm, médecin de l’armée allemande qui avait vu le meurtre systématique des Juifs, et n’avait rien fait parce que cela aurait été, d’après lui, inutile. Inutile parce que cela n’aurait pas empêché les meurtres, qu’il aurait été tué et que son geste aurait été effacé de l’Histoire. Elle évoque l’existence d’Anton Schmidt, soldat de la Wehrmacht qui après avoir assisté à l’assassinat de juifs, en cacha certains, en aida à fuir d’autres, leur donna des armes et en mourut fusillé en avril 1942. Par le fait que son histoire soit connue, elle démontre à quel point l’argumentation de Bamm comprenait une « faille tragique ». L’oubliette n’existe pas. « Il restera toujours un survivant pour raconter l’histoire » (13) dit-elle. Pour que soit donné à voir que ce chemin-là est possible.

Résister est possible et nécessaire. Résister contre la dépossession de son indignation première. « Refuser de se dessaisir de sa propre faculté de jugement » (14).

 

L’ombre et la lumière

— Paris non plus ne pense pas, au vu des circonstances, qu’on puisse le garder. nous résume Anna après sa conversation avec Mégo et son adjoint. Ils nous demandent de ne pas le tuer pour autant... Tuer nos patient, même celui-là, ne consoliderait pas le lien de confiance de notre jeune hôpital avec la communauté.
Se joue aussi, bien sûr, que si l’équipe locale avait jugé comme seule issue morale possible de tuer le patient, elle l’aurait fait avant d’appeler Paris. Une telle décision n’est pas impossible dans cette structure, mais uniquement dans un rapport direct, immédiat entre le patient et les soignants, ainsi que dans la transgression plutôt qu’après une validation froide et à distance.
 Comme suggéré par Paris, nous avons remis le patient à la milice après avoir documenté la torture, et en leur disant vigoureusement et clairement, que nous avions bien compris, que nous ne validions nullement et que s’ils nous remettaient une fois dans cette situation, nous fermerions l’hôpital. Notre ton bravache devant ces hommes en armes et la certitude que notre menace serait, le cas échéant, suivie d’effet furent notre sauvetage moral. Malgré notre complicité de torture pour ce patient-là… Résistants et complices à la fois. L’ombre et la lumière.
Cette règle morale institutionnelle de MSF qui est de refuser de devenir à répétition complices de tortures, même au prix de ne plus pouvoir soigner une population en détresse, n’est pas né ce jour-là, mais après plusieurs dizaines d’années d’exposition à des situations similaires et pléthore de discussions enflammées. La pensée qui a amené à cette conclusion s’est aussi construite avec des principes moins altiers, et a pris en compte le fait qu’en général MSF est la seule structure de soins polyvalents dans les secteurs en conflit où elle travaille, ce qui donne un poids conséquent à sa menace de fermer boutique.

— Ecoute moi bien petit bonhomme. me lance amicalement Mathias après que je lui eut suggéré qu’il était peut-être complice de maltraitance en travaillant en hiver aux urgences du CHU. Je la vois cette maltraitance institutionnelle, poursuit-il, et elle ne me plait pas non plus. Si je quitte le service ce sera au dépend des patients, alors je reste au risque d’être un peu complice, mais pas sans essayer de la combattre.
Et pour ce faire, Mathias cherche à faire réagir, à présenter ce qui devrait indigner. Après la énième annonce laconique, par courriel, de fermeture de lits dans les services d’hospitalisation (entraînant un passage encore rallongé des patients aux urgences dans des conditions encore plus dégradées) par défaut aggravé de soignants pendant les vacances scolaires, il envoya un courriel à son tour. Il y stipula de façon tout à fait fictive pour le fond, mais tout à fait crédible dans la forme, que par défaut de soignants, les urgences allaient fermer et que les patients iraient directement dans le service, qui, à la louche, collait le mieux aux symptômes présentés… Il rappelle aussi, régulièrement, aux autres médecins du CHU que les patients aux urgences ne sont pas exclusivement les siens, mais bien ceux du CHU et donc tout autant les leurs. Il encourage tout travail de recherche mettant en avant cette maltraitance institutionnelle comme cet article à sortir sous peu, prouvant puisqu’il fallait encore le prouver, la surmortalité des patients âgés restant plus de vingt-quatre heures au urgences par rapport à ceux y restant moins longtemps avant d’atterrir dans un service d’hospitalisation. Et enfin, il s’efforce à accorder un sourire sincère et un échange véritable, bien que fugace à presque chaque patient dont il s’occupe. Tout en participant, a minima, à la maltraitance qu’il combat. L’ombre et la lumière.

On peut retenir aussi, de la comparaison entre ces deux vignettes, qu’il semble que ce soit plus l’évidence de la maltraitance, qui semble inciter le soignant à s’en emparer et à résister (la torture en Syrie et l’ensemble de l’équipe qui réagit face à des hommes armés), que le faible risque encouru si l’on résiste (la non reconnaissance de la dignité intrinsèque en Normandie, et le faible nombre de Mathias volontaires pour remuer une administration pourtant non violente – à court terme et physiquement en tout cas).

 

Conclusion

Cynthia Fleury, dans le soin est un humanisme définit le chemin éternel de l’humanisme de la manière suivante : « comment l’homme a cherché à se construire, à grandir entrelacé avec ses comparses, pour grandir le tout et non seulement lui-même pour donner droit de cité à l'éthique, et ni plus ni moins aux hommes. Quand la civilisation n'est pas soin elle n'est rien » (15).
La façon de soigner ne définit pas que le soignant, ni même uniquement les institutions qui organisent les soins, mais bien l’humanité tout entière. Elle se doit, « pour que cette planète reste habitable pour l’humanité » (16) d’être du côté, tant que faire se peut, de l’élan vital, de la résistance, plutôt que de celui de l’instinct de survie et de la complicité.

 

Références

(1)     Fleury C., Le soin est un humanisme, Paris, Gallimard, Tract, 2019, p.21
(2)     Jaccottet P., Cahier de verdure suivi de Après beaucoup d’années, Paris, Gallimard 2022, p.102
(3)     Arendt H., Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard 2002, p.1297
(4)     Morin E., Encore un moment…, Paris, Denoël 2023, p.36
(5)     Jaccottet P., Cahier de verdure suivi de Après beaucoup d’années, Paris, Gallimard 2022, p.132
(6)     Arendt H., Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard 2002, p.1262
(7)     Idem, p.1296
(8)     Idem, p.1141
(9)     Idem, p.1131
(10)    La Boétie E. de, Discours de la servitude volontaire, Paris, Librio 2018, p.25
(11)    Arendt H., Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard 2002, p.1201
(12)    La Boétie E. de, Discours de la servitude volontaire, Paris, Librio 2018, p.17-18
(13)    Arendt H., Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard 2002, p.1243
(14)    Fleury C., Le soin est un humanisme, Paris, Gallimard, Tract, 2019, p.9
(15)    Idem, p.4
(16)    Arendt H., Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard 2002, p.1243