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Tensions éthiques autour du prélèvement d'organes

Tensions éthiques autour du prélèvement d'organes. Le cas du Maastricht 3

Tensions éthiques autour du prélèvement d'organes. Le cas du Maastricht 3

Par Gwendolyn PENVEN

 

Gwendolyn PENVEN est doctorante en philosophie pratique à l’Université Paris-Est, membre de l’École Éthique de la Salpêtrière et membre de la Commission éthique de la SRLF (Société de Réanimation de Langue Française).

 

 

 

 

 

 

Article référencé comme suit : Penven, G. (2017) "Tensions éthiques autour du prélèvement d’organes. Le cas du Maastricht 3" in Ethique. La vie en question, sept. 2017.

L’article en version PDF est accessible par un clic au bas de l’article.

 

En France, en 2017, deux situations distinctes peuvent donner lieu à un prélèvement d’organes post mortem : un arrêt cardio-respiratoire persistant, un état de mort encéphalique (c’est-à-dire de "mort du cerveau" - destruction irréversible du cerveau).

Nous nous intéressons dans cet article au Maastricht 3, qui est un type particulier de prélèvement d’organes après arrêt cardio-respiratoire persistant. La classification de Maastricht – établie en 1995 lors d’une conférence internationale de consensus – distingue en effet quatre catégories qui tiennent compte des circonstances de survenue de l’arrêt cardiaque et des conditions de sa prise en charge. La catégorie 1 concerne un individu faisant un arrêt cardiaque en dehors de tout contexte de prise en charge médicalisée, et qui est déclaré décédé à l’arrivée des secours. Il s’agit par exemple du joggeur qui s’effondre brutalement, et qui ne peut bénéficier à temps de manœuvres de réanimation. La catégorie 2 concerne un individu faisant un arrêt cardiaque avec mise en œuvre d’un massage cardiaque et d’une ventilation mécanique efficaces, mais sans récupération. Ici, le joggeur est immédiatement secouru, mais la réanimation échoue. La catégorie 3 concerne un individu hospitalisé en service de Médecine intensive-Réanimation, pour lequel une décision de limitation et d’arrêt programmé des thérapeutiques (1) est prise en raison de la gravité de sa pathologie. Enfin, la catégorie 4 concerne un individu en état de mort encéphalique, faisant un arrêt cardiaque irréversible au cours de la prise en charge hospitalière. Cette classification fait ainsi la différence entre deux grandes catégories : les arrêts cardiaques non contrôlés (renvoyant alors aux catégories 1, 2 et 4) et les arrêts cardiaques contrôlés (catégorie 3).

Le Maastricht 3 étant, d’une part, la seule catégorie correspondant à un arrêt cardiaque contrôlé – consécutif à une limitation et un arrêt des traitements – et d’autre part une pratique récemment autorisée en France (2), l’objectif de notre réflexion est d’examiner ses spécificités ainsi que les tensions éthiques liées à cette pratique.  

 

Un exemple de prélèvement d’organes en Maastricht 3

 

Pour illustrer le prélèvement d’organes en Maastricht 3, nous commencerons par décrire cette procédure avec un exemple paradigmatique dont le patient, par commodité, sera appelé M. D.

M. D. est un homme de 50 ans. Un matin du mois de février 2017, il ressent une vive douleur à l’épaule gauche dans un contexte de malaise général. Il contacte son médecin traitant, qui dépêche à son domicile une ambulance privée pour le conduire au centre hospitalier d’une ville voisine. Durant le transport, il existe une majoration des céphalées et l’apparition d’une douleur thoracique, puis il est constaté un arrêt cardio-respiratoire avec une période de débit cardiaque nul (no flow) estimée entre trois et cinq minutes. Les ambulanciers préviennent immédiatement le Service d’aide médicale urgente, puis débutent une réanimation cardio-pulmonaire non spécialisée, avec une période de bas débit cardiaque (low flow) estimée à vingt-cinq minutes au total. Un défibrillateur semi-automatique est mis en place et délivre trois chocs consécutifs. La réanimation cardio-pulmonaire est poursuivie. A l’arrivée du Service mobile d'urgence et de réanimation, il est injecté immédiatement de l’adrénaline, engendrant la récupération d’une activité cardiaque efficace. L’électrocardiogramme réalisé au décours met en évidence un infarctus en voie de constitution. Rapidement, M. D présente deux passages en fibrillation ventriculaire, résolutifs immédiatement après deux chocs électriques externes et l’introduction d’un antiarythmique. Il reçoit ensuite des anticoagulants et un remplissage vasculaire. Il est intubé, présente un score de Glasgow (3) à 3/15 avec une agitation non consciente et une désadaptation au respirateur. A l’hôpital, il subit un examen des artères coronaires qui révèle une occlusion aiguë de la coronaire droite distale. Un traitement chirurgical est alors réalisé. M. D. est ensuite transféré au sein du service de Médecine-Intensive Réanimation. La prise en charge initiale consiste en la poursuite de l’anti-agrégation plaquettaire et d'une anticoagulation curative de vingt-quatre heures, la réalisation d’une hypothermie thérapeutique, la mise sous hypnotiques puis une réévaluation neurologique en l’absence de sédation profonde (4). Les jours suivants, l’état de M. D. est évalué de nouveau. Sur le plan neurologique, l'évolution est défavorable, avec pronostic fonctionnel extrêmement péjoratif et apparition d’un état de mal myoclonique persistant (contractions musculaires affectant le visage, la poitrine, et les extrémités des patients comateux). Les deux électro-encéphalogrammes réalisés écartent en effet une activité épileptique et mettent en exergue des tracés en faveur de lésions secondaires à l’arrêt cardio-respiratoire. A ce stade, le cas de M. D. apparaît donc extrêmement préoccupant : bien que son infarctus du myocarde ait pu bénéficier d’une prise en charge rapide et soit désormais stabilisé, il présente une atteinte neurologique. Son cerveau ayant manqué d’oxygène durant la période de no flow puis de low flow, des lésions irréversibles se sont formées. Cette souffrance cérébrale est mise en évidence par la persistance d’un coma profond et l’apparition d’un état de mal myoclonique sans rapport avec une épilepsie, comme le confirment les électro-encéphalogrammes réalisés.

Devant ces éléments très péjoratifs et l’irréversibilité des lésions après plus de sept jours d’évolution, l’équipe soignante décide collégialement que la poursuite des thérapeutiques constituerait une obstination déraisonnable. L’ensemble de ces éléments est noté dans le dossier médical de M. D. et les proches en sont informés. En l’absence de directives anticipées rédigées et d’une personne de confiance désignée, les proches sont consultés. Ils acceptent rapidement la décision d’arrêt des thérapeutiques, pouvant conduire au décès.

L’équipe de Médecine-Intensive Réanimation demande alors un avis à la Coordination hospitalière des prélèvements d’organes, concernant M. D. – qui devient donneur potentiel. Différents prélèvements sanguins et examens sont effectués afin de vérifier l’absence de contre-indications au don d’organes. Ceux-ci comprennent toutes les sérologies relatives à la sécurité sanitaire, les tests fonctionnels des organes, une radiologie du thorax de face et une échographie abdomino-pelvienne au lit du malade. Les proches ne sont pas informés de cette première évaluation, au cas où les tests effectués ne s’avèreraient pas concluants. Ensuite, une fois toute contre-indication écartée, les proches sont abordés pour témoigner des souhaits de M. D. relatifs au don d’organes. Ils sont informés de la finalité des prélèvements envisagés, des modalités de la réalisation du bilan dit de “qualification des organes” destiné à s’assurer de leur viabilité (5) et de la mise en œuvre de l’arrêt thérapeutique. Il leur est également précisé la technique de préservation des organes in situ réalisée après le décès et les prélèvements pouvant être effectués. En outre, il leur est bien stipulé l’éventualité que la procédure ne puisse aboutir, si le décès n’avait pas lieu dans les délais requis par le protocole. La procédure de Maastricht 3 ne peut en effet être menée à son terme que si l’arrêt cardiaque survient dans les trois heures suivant l’arrêt de la respiration artificielle, en raison des conséquences délétères de l’ischémie chaude (6) sur les futurs greffons. A l’issue de cet entretien, les proches expriment leur accord pour le projet de don d’organes.

Le lendemain matin, dix jours après le début de l’hospitalisation en Réanimation de M. D., l’arrêt des thérapeutiques est initié et les procédés de préservation des organes sont réalisés : deux désilets artériels et veineux sont posés par voie fémorale, afin de permettre le montage post mortem d’une circulation régionale normothermique qui assurera la perfusion et l’oxygénation des organes à transplanter. M. D. est ensuite déventilé (7) sous sédation et analgésie terminales (8) en présence de ses proches. Il décède rapidement par un arrêt circulatoire (9). Après cinq minutes d’observation de l’absence définitive de circulation (période dite de no touch), le médecin réanimateur signe le procès-verbal de décès et consigne l’ensemble de ces éléments dans le dossier médical de M. D. Ce délai permet de confirmer la non-reprise d’une activité cardiaque spontanée efficace et garantit que la règle du donneur mort est respectée. Cette règle est une norme éthique consistant à s’assurer que le certificat de décès a été établi préalablement au prélèvement chirurgical des organes. Ainsi, ce n’est pas le prélèvement qui entraîne la mort et, in fine, le chirurgien qui explante les organes ne peut être soupçonné d’homicide volontaire.
Ensuite, un cathéter artériel à ballonnet est inséré dans l’aorte, afin d’éviter une revascularisation du cœur et du cerveau. Une circulation régionale normothermique est également mise en place. La Coordination hospitalière des prélèvements d’organes vérifie en dernier lieu que M. D. n’avait pas manifesté son opposition au don à l’insu de ses proches, en s’inscrivant sur le Registre national des refus (10). En l’absence d’opposition, et dans la mesure où le décès est survenu dans les délais requis par le protocole Maastricht 3, M. D. est transféré en salle d’opération où les prélèvements d’organes vont pouvoir être effectués.

 

Tensions éthiques liées au Maastricht 3

 

Comme nous l’avons suggéré en présentant le cas de M. D., le propre du Maastricht 3 est de concerner potentiellement tous les patients pour lesquels est prise une décision de limitation et d’arrêt des thérapeutiques (sauf en cas de contre-indications, telles une maladie transmissible, une fonction dégradée des organes prélevables, un âge supérieur à 65 ans). Ces patients sont atteints de pathologies gravissimes, jugées sans espoir thérapeutique mais n’évoluant pas pour autant vers la mort encéphalique (un prélèvement en état de mort encéphalique est donc impossible). Dans la plupart des cas, il s’agit de lésions cérébrales majeures, liées à un coma anoxique, un traumatisme crânien ou encore un accident vasculaire cérébral. Face à de telles lésions, une concertation est organisée entre l’équipe soignante de Réanimation, au moins un médecin consultant et les proches du patient. L’objectif de cette concertation est de déterminer si la poursuite des thérapeutiques est devenue vaine, constituant alors une obstination déraisonnable. Dans cette perspective, le Maastricht 3 ne se démarque pas d’une procédure de limitation et d’arrêt des traitements que l’on pourrait qualifier de “traditionnelle”, puisqu’il s’agit de suspendre ou ne pas entreprendre des actes apparaissant "inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie" (11) et de respecter les volontés du patient concernant sa fin de vie. Toutefois, le fait que le patient puisse être prélevé de ses organes à l’issue de cette démarche en bouscule la philosophie. Plusieurs points de tensions et questions éthiques spécifiques apparaissent. Nous en exposons ici quatre qui nous semblent majeurs.

 

Des conflits d’intérêt potentiels

 

Le premier point de tension est lié à un conflit d’intérêts potentiel entre l’équipe de Réanimation et la Coordination hospitalière des prélèvements d’organes, et in fine entre le patient pris en charge et le malade en attente d’une greffe. La perspective d’un prélèvement à l’issue d’une procédure de limitation et d’arrêt des traitements vient en effet "accentuer la crainte de laisser mourir des personnes qui auraient pu vivre" (12). Cette crainte est d’ailleurs renforcée par l’existence de certaines cultures de services plus favorables que d’autres au prélèvement d’organes, ou décidant plus aisément des limitations et arrêt des traitements (13). Afin de pallier cette problématique, le protocole Maastricht 3 instaure le principe de séparation – dit “d’étanchéité des filières” – entre l’équipe de Réanimation et la Coordination hospitalière des prélèvements d’organes. Celui-ci suppose une chronologie découplée et vise à assurer que la décision de limitation et d’arrêt des traitements n’a pas pour finalité le prélèvement d’organes. Pourtant, si l’on s’intéresse à la décision de limitation et d’arrêt des traitements en elle-même, il apparaît alors que le principe de séparation des filières ne constitue pas nécessairement une garantie éthique suffisante. En effet, la décision implique en amont une délibération, qui consiste à soupeser les éléments d’une question – par exemple "le pronostic du patient justifie-t-il la poursuite des traitements ?" – pour parvenir à une conclusion. Différents déterminants peuvent alors intervenir dans la délibération et conditionner la décision. En nous référant à une distinction traditionnellement opérée en philosophie, nous distinguons les motifs qui correspondent à des données objectivables – comme les éléments cliniques et paracliniques permettant d’établir un pronostic ; et les mobiles qui renvoient à la subjectivité de chaque individu. Lorsque l’on examine tout d’abord les motifs permettant d’affirmer que les traitements sont devenus vains, on constate que le rapport de l’Agence de la biomédecine fait état d’une certaine hétérogénéité du niveau de preuves exigé par les équipes médicales pour estimer le caractère disproportionné des traitements, mais stipule toutefois que "ce constat ne doit pas limiter la procédure de don d’organes de type Maastricht 3 à certains patients pour lesquels les critères d’une décision de LAT [limitation et arrêt des traitements] seraient plus strictement définis" (14). Cela signifie que tous les patients concernés par une limitation et un arrêt des thérapeutiques sont considérés comme des donneurs d’organes potentiels en Maastricht 3, malgré une absence de consensus sur les critères permettant d’affirmer que l’état neurologique est irréversible. Ensuite, lorsque l’on considère les mobiles liés à la subjectivité, on perçoit qu’ils constituent une difficulté supplémentaire : comment être assuré des intentions de chacun ? Est-il possible de faire abstraction de l’existence du Maastricht 3 et de la demande sociétale d’organes au moment d’initier une réflexion sur une démarche de limitation et d’arrêt des traitements ? Il est d’ailleurs envisageable que certaines familles fassent part à l’équipe de Réanimation de la volonté de leur proche de donner ses organes avant que la décision de limitation ou d’arrêt des thérapeutiques n’ait été prise, rendant la question du conflit d’intérêts encore plus prégnante.   

 

Le risque des "prophéties auto-réalisatrices"

 

Le second point de tension concerne les modalités et la temporalité de mise en œuvre du Maastricht 3 (renvoyant à la frontière parfois ténue entre le laisser mourir et le faire mourir). En effet, lors d’une procédure de limitation et d’arrêt des traitements “traditionnelle”, la mort du patient survient dans un laps de temps plus ou moins long. Dans certains cas, elle peut même ne pas avoir lieu. Il est également estimé que "plus la décision d’arrêt des traitements est précoce, plus le décès est fréquent, plus il est rapide. A l’inverse, plus la décision est reportée, plus rare est le décès et plus il est retardé par rapport à l’arrêt des traitements en réanimation" (15). Définir un moment opportun (un kairos) semble donc crucial. Avant celui-ci, l’application de la décision de limitation ou d’arrêt des traitements peut engendrer des “prophéties auto-réalisatrices” : elle entraîne la mort du patient et confirme alors la croyance initiale en une issue nécessairement défavorable – alors que cette croyance pouvait être erronée. A contrario, la prolongation d’une situation d’attente donne la possibilité d’observer une amélioration, mais expose à la création d’états végétatifs chroniques pour lesquels un arrêt de la nutrition et de l'hydratation artificielles sera finalement requis. La question du point de basculement décisif, qui fait passer le patient d’un "point de non-retour" (16) lié à son état gravissime, à l’irréversibilité de la mort est importante et nous paraît d’une acuité particulière lorsqu’une procédure de Maastricht 3 a été initiée. En effet, dans la mesure où la mort est attendue, on peut envisager des dérives relevant d’une "logique du type “puisqu’il va mourir, alors…”" (17) et consistant à accélérer le processus morbide. Afin de s’assurer d’une part que l’arrêt cardiaque ait bien lieu et d’autre part que le temps de mort imparti par le protocole Maastricht 3 soit respecté, certaines équipes approfondissent ainsi la sédation (Etats-Unis), ou administrent des agents curarisants (Belgique) (18). L’intention qui préside à l’acte est alors modifiée : il ne s’agit plus de s’abstenir d’agir, mais de provoquer la mort pour réaliser un prélèvement d’organes. On perçoit alors que "la fin de vie (c’est-à-dire les derniers jours ou heures) du patient ne se trouve plus envisagée de façon immanente et du point de vue de la totalité signifiante qu’elle représente en tant que telle" (19). Une nouvelle intentionnalité est introduite, reposant sur l’utilité de la greffe.  

 

Un patient devenu seulement moyen ?

 

Le troisième point de tension a trait à la place du mourant et in fine à son accompagnement de fin de vie. Face à l’échec des thérapeutiques engagées, le prélèvement d’organes peut apparaître comme le moyen de donner un sens à la prise en charge du patient – voire à sa mort. Toutefois, cette volonté risque d’engendrer une "inversion dans le regard porté sur le patient et la façon dont il est envisagé" (20) : de patient, il deviendrait alors donneur potentiel, et sa fin de vie serait prise en charge en vue d’un autre que lui et non plus conformément à une perspective immanente à son propre devenir (21). Dans une perspective kantienne, cela reviendrait à considérer le patient seulement comme un moyen, et non comme une fin en soi. Or, dans cette même conception morale, "disposer de soi comme d’un simple moyen en vue d’une fin quelconque, c’est abaisser l’humanité en sa propre personne" (22), l’humanité étant considérée comme fondamentale car elle est "l’objet du respect qu’il peut exiger de tout autre homme, et sur lequel repose sa dignité qui est sa valeur intérieure absolue" (23). La question d’une potentielle instrumentalisation du mourant se pose de surcroît lorsque le protocole Maastricht 3 fait mention d’examens et d’actes parfois invasifs, qui ne sont plus réalisés au bénéfice du patient, mais en vue d’évaluer puis de conserver les futurs organes à prélever (la première évaluation n’étant, de plus, pas systématiquement effectuée après que les proches aient témoigné de la volonté de don du patient). La prise en charge du patient comprend ainsi certains traitements et gestes techniques destinés à assurer la viabilité des organes, en sus des soins palliatifs qui lui sont dispensés pour lui assurer la fin de vie la plus confortable possible. Cette situation est inédite dans la mesure où elle inclut des thérapeutiques lors d’une procédure de limitation et d’arrêt des traitements – ces thérapeutiques visant à traiter, non la personne en elle-même, mais ses organes et donc une autre personne. En outre, l’extubation n’est pas commune à toutes les procédures de limitation et d’arrêt des traitements, alors qu’elle est recommandée dans le protocole Maastricht 3 car elle réduit généralement le temps de mort (24). On peut s’interroger dans ces conditions sur la place du patient pris en charge alors qu’il n’est plus nécessairement perçu – ou plus seulement – "comme une personne en train de mourir, mais comme une ressource d’organes à préserver et pouvant être prélevés" (25).

 

Des changements significatifs de lieu selon les finalités

 

Enfin, le dernier point de tension est lié à la question des lieux abritant la fin de vie du patient. L’extubation peut en effet être réalisée en Réanimation, le patient devant alors être conduit au bloc opératoire en urgence après l’arrêt cardiaque ; ou directement au bloc opératoire. Le lieu peut également varier en fonction de la technique privilégiée pour prélever les organes : la laparotomie d’emblée nécessite que le processus ait été réalisé à proximité ou dans le bloc opératoire afin de respecter les délais d’ischémie recommandés, tandis que la mise en place d’une circulation régionale normothermique permet de rester en Réanimation et d’éviter après le décès un transfert en urgence vers le bloc opératoire. Par ailleurs, dans l’éventualité où le patient serait extubé au bloc opératoire mais ne décèderait pas dans les délais compatibles avec un prélèvement, il devrait être réinstallé dans sa chambre de Réanimation. Pour faire face à cette éventualité vue comme "le plus mauvais scénario", certains pays comme la Belgique injectent des doses très importantes de calmants, voire utilisent un agent paralysant neuromusculaire afin de prévenir la reprise de la respiration spontanée (26). On perçoit alors que ces changements de lieux peuvent générer une tension entre l’attention portée au patient d’une part et la préparation du prélèvement d’autre part, et engendrer une rupture de la prise en charge de fin de vie.  

 

CONCLUSION : "Voir et entendre toutes les vulnérabilités" (27)

 

Nous avons mis en exergue certaines problématiques éthiques spécifiques soulevées par le Maastricht 3, liées principalement à quatre points de tensions : un conflit d’intérêt potentiel entre l’équipe de Réanimation et la Coordination hospitalière des prélèvements d’organes, les modalités et la temporalité de mise en œuvre du Maastricht 3, une possible instrumentalisation du mourant, ainsi qu’une modification des lieux abritant la fin de vie.

Ces points de tension font écho à deux approches distinctes de la morale, mettant l’accent soit sur les principes devant guider l’action (approche déontologique), soit sur ses conséquences (approche conséquentialiste). Une approche conséquentialiste est d’ailleurs privilégiée par l’Office Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifiques et Technologiques lorsqu’il est mentionné dans son rapport intitulé "les greffes d’organes : les prélèvements sur donneurs décédés après arrêt cardiaque" que le Maastricht 3 représente une ressource très importante pour les greffes, et qu’il ne s’agit donc pas de savoir si l’on doit l’accepter mais plutôt "comment l’appliquer" (28). Toutefois, comme l’a souligné Guibet Lafaye, les arguments utilitaristes et d’efficacité n’ont pas "une priorité systématique sur tout autre type d’argument" (29). De surcroît, une approche centrée uniquement sur la maximisation des greffons peut s’avérer préjudiciable si les intérêts du receveur priment sur ceux du donneur, entraînant une hiérarchisation entre une vie proche de son terme et une vie donnant promesse d’avenir. Par ailleurs, même si l’on met l’accent sur l’évaluation des résultats et la prise en compte du bien-être général – plutôt que le respect de principes posés a priori – il convient de considérer la question des coûts engendrés par la pratique du Maastricht 3 (tels les coûts psychiques pour les soignants ou les proches). Il apparaît ainsi fondamental, quels que soient l’approche de la morale et les principes privilégiés, d’assurer les meilleures garanties éthiques autour du Maastricht 3 afin que soient vues, entendues et considérées toutes les vulnérabilités.

 

Notes :

 

(1) La limitation des traitements concerne "la non-optimisation d’un ou de plusieurs traitements dont des techniques de suppléance d’organe assurant un maintien artificiel en vie ; la prévision d’une non-optimisation ou d’une non-instauration d’un ou de plusieurs traitement(s) en cas de nouvelle défaillance d’organe, même au cas où le maintien artificiel en vie pourrait en dépendre", et l’arrêt des traitements fait référence à "l’interruption d’un ou de plusieurs traitements dont des techniques de suppléance d’organe assurant un maintien artificiel en vie". Cf. SRLF (2010), "Limitation et arrêt des traitements en réanimation. Actualisation des recommandations de la Société de réanimation de langue française", Réanimation, 2010 19, p. 681-682.

(2) En France, le Maastricht 3 a été initié en 2014 lors d’une phase pilote, puis validé en 2015. Il ne concerne que certains hôpitaux sélectionnés par l’Agence de la biomédecine (ABM). Cf. ABM (2014), rapport sur "Les conditions à respecter pour réaliser des prélèvements d’organes sur des donneurs décédés après arrêt circulatoire de la catégorie III de Maastricht dans un établissement de santé".

(3) L'échelle de Glasgow, ou score de Glasgow, est un outil utilisé pour évaluer l'état de conscience d'un patient. Elle consiste à tester trois paramètres : l’ouverture des yeux, la réponse verbale et la réponse motrice. Elle est comprise entre 15 et 3, le chiffre 15 correspondant à un état de conscience normal, et un score en dessous de 8 à un coma.

(4) La phase d’hypothermie initiale de vingt-quatre heures vise à favoriser une possible récupération neurologique. Elle est accompagnée d’une sédation profonde, qui correspond à un “coma artificiel”, permettant de diminuer la consommation d’oxygène du cerveau. Ensuite, cette sédation profonde est arrêtée pour pouvoir effectuer une évaluation neurologique sur plusieurs jours (la durée d’arrêt étant fonction de la durée d’élimination des médicaments hypnotiques utilisés). Si le patient n’est pas confortable, il peut recevoir une sédation de confort, modulable en fonction des soins et complètement réversible lors des phases d’évaluation neurologique.

(5) Celui-ci comprend : un typage HLA complet, des bilans biologiques destinés à compléter le bilan initial et évaluer la fonction des organes, un scanner abdomino-pelvien. En cas de prélèvement pulmonaire, s’ajoute une fibroscopie bronchique avec prélèvement des sécrétions et description macroscopique des bronches. Des actes invasifs, comme la pose de cathéters artériels destinés à surveiller la pression artérielle ; ou veineux destinés à l’administration d’antalgiques, d’héparine ou d’antibiotiques, sont éventuellement réalisés (ils peuvent également avoir été réalisés en amont, à la prise en charge du patient. Ils sont par ailleurs indispensables pour la pose d’une circulation régionale normothermique après le décès).

(6) L’ischémie chaude correspond à la poursuite de l’irrigation des organes par un sang insuffisamment oxygéné. Dans le cas du Maastricht 3, elle doit être inférieure à trente minutes pour le foie, quatre-vingt-dix minutes pour les poumons et cent-vingt minutes pour les reins.

(7) La déventilation correspond à l’arrêt de la ventilation assistée. Le débranchement du ventilateur peut comprendre le retrait de la sonde d’intubation (extubation). Le décès survient plus rapidement en cas d’extubation première.  

(8) Elles sont dites terminales car précèdent les derniers instants de la vie. Elles visent à éviter toute souffrance, même si le patient est sévèrement cérébrolésé et dans un coma profond.

(9) A noter qu’il n’y a pas totale concordance entre l’arrêt circulatoire et l’arrêt cardiaque :  l’arrêt circulatoire implique l’arrêt de la circulation sanguine, et l’arrêt cardiaque implique l’absence d’activité électrique du cœur, ce qui intervient après l’arrêt circulatoire. Le protocole de l’Agence de la Biomédecine relatif au Maastricht 3 fait désormais mention d’arrêt circulatoire.  

(10) Le registre national des refus automatisé permet à chacun, de façon révocable, d’indiquer son refus de donner ses organes. Celui-ci n’est consultable par les équipes médicales qu’après le décès de la personne.  

(11) Loi Léonetti : loi n°2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, publiée au JORF n°95 du 23 avril 2005. Loi Claeys-Léonetti : loi n°2016-87 du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie, publiée au JORF n°0028 du 3 février 2016.


(12) Fourneret E. (2015), La mort sous contrôle. Dilemmes éthiques pour les soignants", Paris : Seli Aslan, p. 64.

(13) Id.

(14) ABM (2014), op. cit., p. 13.

(15) CHU de Nantes, ETHIS (2011), "Ethique et dons d’organes. Réflexions éthiques à propos des prélèvements d’organes réalisés chez des patients en arrêt de traitement", 13 octobre 2011, p. 17.

(16) Bizouarn P. (2013), "Prélèvement à cœur arrêté après arrêt des traitements : enjeux éthiques", in Durand G., Lardic J.-M. L'éthique clinique et les normes, Nantes : Editions Nouvelles Cécile Defaut, p. 150.

(17) Guibet Lafaye C., Puybasset L. (2011), "Décider la mort et prélever les organes : la question de l’extension des conditions du prélèvement d’organes", Ethique publique, vol.13, n°1, p. 243.

(18) Ibid., p. 244.

(19) Id.

(20) Ibid., p. 249.

(21) Id.

(22) Kant E., Métaphysique des mœurs. II. Doctrine du droit. Doctrine de la vertu, Paris : GF-Flammarion, 1994, p. 275.

(23) Eisler E. (1994), Kant-Lexikon, Paris : Nrf Gallimard, p. 488.

(24) SFAR (2012), "Analyse critique du prélèvement en condition M3 de Maastricht", Annales françaises d’anesthésie et de réanimation, volume 31, n°5, mai 2012, p. 457 (critères UNOS).


(25) Guibet Lafaye C., Puybasset L. (2011), op. cit., p. 250.

(26) Cf. Vincent J.-L., Van Nuffelen M., Berré J., "Aspects éthiques du NHBD : position des réanimateurs belges", in Puybasset L. (dir.) (2010), Enjeux éthiques en réanimation, Paris : Springer, p. 588.


(27) Fourneret E. (2015), La mort sous contrôle. Dilemmes éthiques pour les soignants", op. cit., p. 133.

(28) Office Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifiques et Technologiques (2013), "les greffes d’organes : les prélèvements sur donneurs décédés après arrêt cardiaque", prise de parole du Pr. Rutger Ploeg.

(29) Guibet Lafaye C., Puybasset L. (2011), op. cit., p. 245.