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Sur un livre d'Alain de BROCA

"A propos du soin, dans une ère de transition"

Sur un livre d'Alain Broca


Critique de l’ouvrage Le Soin est une éthique. Les enjeux du consentement ou du refus de soin et de l’obstination déraisonnable, A. de Broca, Paris, Seli Arslan, 2014.


"Qu’est-ce que le soin aujourd’hui, dans une ère de transition ?" (119). Voilà ce qu’ausculte Alain de Broca, neuropédiatre à Amiens, dans un petit ouvrage publié en 2014 chez Seli Arslan. Le titre de l’ouvrage nous dit que "le soin est une éthique". Qu’est-ce à dire ?

Le soin est une éthique

Tout d’abord cela signifie que le soin ne se réduit pas à un acte technique. A l’instar des auteur anglo-saxons du care Alain de Broca veut faire du soin un ensemble vaste et non réductible au traitement-cure qui a monopolisé l’attention sous l’effet de "la domination médicale et curative du XXe siècle" (16). "Le soin est une éthique, c’est-à-dire ici conçu comme un don relevant d’une dynamique d’échange de considération et de reconnaissance réciproques" (67).  Le soin ne peut ainsi se réduire à un échange marchand où la relation prendrait fin après le paiement d’un acte. Si le soin est bien souvent passé de ce qu’il était (une attitude, une attention) à un acte, à "un faire", Alain de Broca est net :  "Dans cet ouvrage, il s’agit de montrer que l’un ne va pas sans l’autre et qu’une personne qui ne ferait qu’une partie du soin ne peut revendiquer le nom de soignant" (9). Pour revendiquer le nom de soignant, il faut donc être capable d’envisager l’homme dans son ensemble. Le soignant ne doit pas réduire l’homme à son aspect biologique, à un corps qu’il faudrait simplement réparer comme une "machine compliquée" (28), manière postmoderne d’envisager l’humain. L’homme est en réalité un être "biopsychosocial" (11). Au biologique, s’ajoute le psychologique (rencontrer le patient) et le social (comprendre son environnement familial, culturel). La tâche du soignant est donc plus complexe que certains pourraient le croire. Et elle l’est devenue davantage encore aujourd’hui, car les choses ont changé : "L’attitude de bienfaisance teintée ou non de paternalisme semblait être la posture la plus adaptée jusqu’à assez récemment face à une population peu au fait du savoir médical. Peu à peu, les connaissances du public sur le corps, la science, les thérapeutiques et son désir d’indépendance […] ont conduit les soignants à devoir "partager" le savoir" (24). "Partager le savoir" ?  Un peu contraint et forcé, certes. Mais c’est comme cela ! Internet a fait son œuvre d’accessibilité universelle. On rencontre sur les blogs ceux qui partagent les mêmes symptômes et avec lesquels des millions d’"informations" médicales circulent.  "Les malades disent ne faire confiance qu’aux pairs vivant les mêmes maladies" (46) nous dit l’Auteur.  Et en même temps il précise de manière plus optimiste : "quand ils n’ont pas pu fonder une vraie confiance avec l’équipe soignante" (46). Il faut donc maintenant d’abord établir un climat de confiance avec le patient. Ce climat s’établira par un refus de la dogmatique position traditionnelle de surplomb du médecin face à son patient. Il faudra se rendre à l’évidence que le patient est aussi un expert de lui-même : "Seule la personne soignée peut savoir ce qui, dans un projet thérapeutique, présente plus de désagréments ou de gêne qu’il ne semble apporter de bénéfices" (23). La narrativité, le fait de raconter et d’écouter devient une piste judicieuse. "La réintroduction de cet "instant" qu’est l’accident ou l’annonce d’un diagnostic dans l’histoire de vie du patient est au cœur du soin, comme le soulignent les études sur la narrativité. Les récits de patients où se confrontent le vécu des personnes souffrantes et la capacité des soignants de les entendre et de les aider à effectuer un travail d’herméneutique (ou un travail d’interprétation de la survenue de l’événement dans leur vie) ouvrent sur une démarche originale et féconde pour faire se rencontrer la temporalité des personnes soignées et soignantes" (25). On entre aussi dans l’ère de la négociation. Au patient s’ajoute la famille, avec des logiques complexes : plaire au médecin contre sa famille, plaire à sa famille contre le médecin, plaire à la famille contre son patient etc…L’importance de ces différents éléments apparaîtra de façon capitale pour obtenir un consentement au soin.



Consentement au soin et refus de soin

 "[Ce] refus de soin est une question très délicate, d’autant qu’elle est érigée comme un droit désormais plein et entier" (12). Pourtant "un refus de soin est une posture extrêmement complexe du fait même de la complexité de la pensée humaine" (12).
Le refus de soin peut être issu d’un contexte d’incompréhension, de mésentente. D’où l’investissement réel à avoir dans des échanges avec le malade et la famille. On entre à nouveau dans l’ère de la négociation fine. "Le consentement (ou son refus) sera toujours fonction des liens que le patient a avec les personnes de son environnement […] Les conflits de loyautés entrent aussi souvent en jeu lorsqu’il s’agit de donner ou non son consentement, qu’il s’agisse de suivre ou pas, voire de trahir ou pas le médecin – car il est "si gentil" et parce que "je ne peux rien lui refuser" - ou de suivre ou pas l’avis de sa famille – "à qui je dois tant" ou "qui m’en a tant fait baver que je ne vois pas pourquoi je vais suivre ses conseils". Ainsi, donner son consentement, c’est avant tout le donner à une personne, et cela peut provoquer un sentiment plus ou moins conscient de perte de liberté, de voir sa propre volonté déniée" (80).
Quand le soignant a affaire à un refus de soin issu du malade, il faut commencer par faire un effort d’interprétation. "l’expression "refus de soin" pourrait signifier qu’une personne refuse complètement la relation, ce qui est rarement le cas. C’est bien plus souvent du refus d’un geste technique, d’une thérapeutique, d’une intervention dont il est question" (83). De Broca l’illustre avec ce patient de 80 ans qui présente une démence avec des troubles mictionnels. Il ne peut pas parler mais sait froncer les sourcils en voyant arriver l’aide-soignante qui vient lui remettre la couche qu’il retire aussitôt mise. Il faut au grand dam des aides-soignantes changer le lit très régulièrement. Au bout de quelques jours, une aide-soignante décide de le laisser sans protection. Elle pose un urinoir sur une chaise à portée de main. Avec surprise, elle constate lors de son passage suivant que l’urinoir est rempli. "Qu’avait-il refusé en urinant sur lui, qu’avait-il accepté ensuite en urinant dans l’urinoir ?" (87-88). Voilà les interprétations fines qui seraient aujourd’hui dévolues aux soignants qui veulent réellement prendre soin de leurs patients. Les dilemmes sont pourtant nombreux. Par exemple celui lié aux vieux patients qui fuguent : "Pour certains soignants, la fugue peut montrer la capacité d’opérer une transgression, peut signifier la liberté retrouvée, constituer une manière de se proclamer vivant. D’autres peuvent l’interpréter comme la volonté de fuir sa réalité psychique et physique, de fuir ses contradictions […] Comment le laisser fuguer sans intervenir vu les risques qu’il encourt à l’extérieur ? La fugue est une fuite assurément, mais est-ce réellement un refus de soin ? Elle peut surtout correspondre à une demande d’aide supplémentaire ou différente, à une recherche d’attention et d’écoute renforcée dont les soignants auront à tenir compte" (89). L’Auteur a cette qualité de ne pas trancher dogmatiquement et de montrer que l’existence présente des situations qui sont à penser.
Il recense les situations où le praticien doit accepter le refus d’un patient (fin du paternalisme) et les situations où il peut être amené à passer outre (pronostic vital, troubles cognitifs).
Ce peut être aussi le praticien qui refuse de donner des soins. Et cela de manière licite, permise par le code de déontologie médicale  (il se dégage de sa mission pour des difficultés professionnelles ou personnelles mais en faisant les transmissions adéquates à un nouveau praticien) ou illicite : "l’absence d’accueil du malade par le soignant est à la limite de l’illégal. Cela peut être le cas si un malade est refusé dans un service parce qu’il est trop vieux, trop agressif, a un statut social trop précaire, ne peut pas honorer le paiement des actes réalisés. Cet aspect impose des prises de position politiques majeures afin que les soins soient administrés à tous dans les conditions les plus respectueuses" (84).
Il évoque également le cas délicat de l’obligation de soin. "L’essence éthique du soin pourrait être remise en cause puisque la personne n’est plus consultée pour les actes qu’elle va subir. Les soins peuvent ainsi être pénalement ordonnés, par exemple pour des prévenus ou détenus toxicomanes, qui doivent se soumettre à un contrôle judiciaire et à un suivi médical. Si la personne ne suit pas son traitement, elle peut voir sa peine commuée en peine de prison effective" (61). "Le juge demande des comptes rendus au médecin et des analyses médicales. Or, un acte de soin peut-il être honoré en confiance si le secret médical n’est pas respecté ? Le soin peut-il s’accorder avec la notion d’obligation ou d’injonction ?" (62). "Le médecin se trouve […] pris entre un malade qui vient le voir pour éviter l’incarcération, et un juge qui lui dicte ce qu’il doit faire, se transformant alors en prescripteur : le médecin peut dans ce cas se sentir simple exécutant de justice. De plus, en s’estimant capable de discerner si un patient doit suivre absolument un traitement – alors que le fait médical devrait être réservé au soignant -, la justice ou le droit instrumentalise la médecine" (63).
Problèmes difficiles encore une fois, où la médecine ne vit plus de ses rentes d’antan. Ne faudra-t-il d’ailleurs n’"aider contre son gré" que les toxicomanes, les personnes dangereuses pour autrui ? "Les soignants s’interrogent ainsi souvent sur l’attitude à adopter face, par exemple, à une personne faisant des tentatives de suicide ou qui refuse de suivre des traitements immunosuppresseurs malgré le risque de rejet rapide de son greffon" (63).
De là on peut en venir à la question de l’obstination déraisonnable de la part du corps médical.



L’obstination déraisonnable

Après avoir évoqué l’apparition depuis une quarantaine d’années de l’expression "acharnement thérapeutique" dans les situations compliquées de fin de vie et son remplacement progressif par celle d’ "obstination déraisonnable" depuis une quinzaine d’années, de Broca rappelle fort judicieusement que "les situations de fin de vie ne sont pas les seules concernées par l’obstination déraisonnable" (100). Et il assortit cette affirmation d’une succession d’exemples cliniques pertinents : la toilette, l’alimentation d’une personne âgée, vouloir vaincre l’infertilité, la prématurité extrême, la médecine fœtale, la médecine prédictive, la chirurgie esthétique, la contention du malade etc. Sur la toilette il nous dit par exemple qu’"au quotidien, imposer des toilettes corporelles, de plus à horaire fixe, à des personnes âgées qui s’y opposent parfois quand elles peuvent s’exprimer est un exemple d’obstination déraisonnable" (100). Sur l’alimentation des personnes âgées, l’Auteur pointe du doigt "la tentative d’alimenter à tout prix une personne, quitte à la "gaver" contre son gré" (100). Mais "C’est parfois à la demande des familles que des actes d’acharnement thérapeutique peuvent être entrepris, celles-ci souhaitant avant tout éviter le décès de leur proche, au point d’exiger de mettre en place des techniques ou des essais thérapeutiques qui paraissent inadaptés pour les équipes soignantes" (100). Pour la chirurgie esthétique, également, les choses ne sont pas toujours si simples : "Cette forme de chirurgie est parfois à la frontière entre le besoin médical et le désir personnel. Où se situe le raisonnable dans cette spécialité ? Pour beaucoup, une telle médecine serait à réserver aux seules défigurations, brûlures et autres pathologies majeures pour lesquelles ces chirurgies ont été développées. Cependant, qui peut s’ériger en juge de souffrances intimes, voire de handicaps sociaux que peuvent susciter des difformités (ou jugées telles par les personnes), la chirurgie esthétique pouvant en de nombreuses situations améliorer nettement le vécu des patients ?" (102).
Paradoxalement c’est sur la question de la fin de vie qu’Alain de Broca reste le moins disert. Alors que c’est pourtant par rapport à  ce sujet que l’expression d’"obstination déraisonnable" a été créée. Gageons qu’Alain de Broca nous réserve pour un prochain livre des analyses à ce propos.






Quelque épines…

Stipuler que "tout est politique" a souvent été un discours inquiétant. Il serait préjudiciable que notre Auteur tombe dans un piège de même ordre en affirmant que "tout est soin". Il nous dit en effet au début de l’ouvrage : "j’insiste sur l’idée qu’il n’y a pas de moment du soin en tant que tel, car tout moment de vie est potentiellement lié au soin" (27). Est-il  pourtant si sûr que tout soit "potentiellement lié au soin" ? Il est clair qu’en tant qu’être humain, toute expérience implique une base biopsychosociale qui la rend possible. Mais il est au moins envisageable que s’intéresser à la beauté du monde ou de l’art peut nous ouvrir à autre chose qu’à des problématiques de soin.
Par ailleurs, après avoir affirmé que ni l’autonomie prise au sens kantien ni l’autonomie de tradition anglo-saxonne, utilitariste ne répondent réellement à la position de la personne malade, Alain De Broca revendique la création d’un concept qui serait selon lui plus approprié, celui de "konomie" (du grec koine-nomos : la loi qui se dégage d’un langage compris par tous). "La décision d’un malade est loin de ne dépendre que de sa volonté, surtout s’il est en état de fragilité majeure ou de vulnérabilité. Une personne, en tant qu’être biopsychosocial, a besoin de pouvoir donner du sens à sa décision et de partager cette perspective avec ceux qui l’entourent (familialement, socialement et médicalement). Elle serait alors pour l’Auteur "en situation de "konomie"". Si nous partageons les analyses de l’Auteur sur l’insuffisance de l’autonomie pensée à la manière anglo-saxonne, nous sommes malheureusement un peu sceptique quant à l’avenir d’un vocable aussi rebutant que celui de "konomie". Nous pourrions vraisemblablement en faire l’économie en parlant d’une "autonomie dans un sens philosophique élargi", rendant à la fois compte des problématiques anglo-saxonnes, kantiennes et systémiques, sans passer par un terme aussi jargonnant.
Enfin, il nous a bien semblé repérer un lapsus à la page 49 (lapsus ou coquille ?). L’Auteur énumérant les questions qui peuvent venir au patient, à la place d’un "Qui suis-je pour subir cette maladie ?" écrit "Qui suis-je pour subir cette malade ?". Comme quoi, aux questions de patients se mêlent de plus en plus les questions de médecins…


Conclusion

Alain de Broca a bien conscience qu’au sein d’une médecine du XXIe siècle ivre de ses réussites techniques, son discours peut être mal reçu : "pour certains, la dynamique du soin comme don renvoie à des soignants passéistes, antimodernistes voire antiscientifiques" (67-68). Mais il nous appelle à empêcher nos contemporains de se comporter comme les autruches : les progrès techniques tendent à faire croire au grand public et aux soignants eux-mêmes que la médecine devient une science exacte dont on pourrait attendre une sécurité totale. "Les soignants devront […] admettre que certains soins sont préjudiciables à la qualité de vie, même s’ils permettraient, dans le meilleur des cas, un allongement de la durée de vie" (72). Les soignants devront aussi être vigilants devant le système d’assurance maladie, qui en ne remboursant que les gestes techniques, accentue la mise en arrière-plan du soin qui enveloppe les actes.
Si le propos du livre n’est pas toujours très original, il y a un effort utile de synthèse ("les piliers du soin", "les types de consentement", "de refus"). Des illustrations cliniques sont également les bienvenues pour incarner le propos. Fidèle à l’esprit de l’Ecole éthique de la Salpêtrière, dont il est issu, Alain de Broca a souvent l’humilité philosophique de poser des questions dérangeantes sans pour autant asséner des solutions dogmatiques.
Un petit ouvrage qui a donc de réelles qualités pour les soignants d’aujourd’hui qui veulent penser leurs pratiques.

Bertrand QUENTIN