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« Simplement marcher… ! » Récit d’une perte de tendon d’Achille

Par Nadine COJEAN

Nadine Cojean est pédiatre, responsable de l’Equipe Régionale de Soins Palliatifs Pédiatriques d’Alsace depuis 2010. La rencontre de l’autre est au cœur de sa pratique. Le reste de son temps est partagé entre sa famille, la lecture et la marche.


Article référencé comme suit :
Cojean, N. (2024) « « Simplement marcher… ! » Récit d’une perte de tendon d’Achille » in Ethique. La vie en question, janvier 2024.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.
 


INTRODUCTION

Ça commence toujours par cette petite phrase : « T’as jamais le temps de jouer avec moi… ». Et nous voilà parties ce samedi matin, ma fille et moi, avec shorts et raquettes, pour une matinée de badminton « Amène ton parent ».  Nous avions gagné le premier match, perdu le deuxième et nous étions au dernier point du dernier match. Le volant passa au-dessus de nos têtes. Je m’élançai dans un mouvement désespéré pour le rattraper et là, j’ai senti que ça avait claqué, craqué, lâché, cassé… Je me suis assise en laissant le volant terminer sa course. Il est tombé à l’intérieur du terrain, nous venions de perdre le match. Moi, je venais de rompre mon tendon d’Achille ! Et même si dans un mouvement rassurant, la responsable de cette matinée me dit qu’il ne s’agissait probablement que d’une petite élongation…Moi, je savais, je suis médecin, je l’ai déjà vu aux urgences ce trou à l’arrière de la cheville, ce trou qui montre que le tendon le plus fort du corps humain avait rompu !
Trois jours après, je m’allongeais sur la table d’opération. « Faites comme si vous étiez à la plage » m’a dit l’infirmière anesthésiste. Et pendant que le chirurgien réparait mon tendon, nous discutions des vacances d’été à venir. J’en aurai pour six semaines d’immobilisation puis en deux semaines de kinésithérapie, je reprendrai une vie normale. Alors que je quittais ma chambre où je n’avais passé qu’une nuit, je posais cette drôle de question à l’infirmière : « Ça doit faire mal combien de temps ? ». Elle me répondit deux jours au maximum. J’étais rassurée et je rentrais chez moi, soulagée.
Mais c’est au septième jour que j’ai commencé à avoir mal, d’une douleur pulsatile qui irradiait dans le pied. « Ça doit être le processus de cicatrisation » me dis-je, je suis médecin, je sais. Puis une rougeur s’est installée sur mon pied qui me semblait de plus en plus lourd, puis la fièvre est apparue, d’abord en pointillée puis en continue. Puis, c’est mon corps tout entier qui a plongé. Du canapé, j’ai gagné le lit. Je ne pouvais plus en sortir, je n’étais plus que fièvre, douleur et épuisement. Mon corps ne voulait plus et ma tête ne pouvait pas. Je me suis retrouvée dans un lit à la clinique. Prise de sang, perfusion, échographie, scanner, ponction écho-guidée…Mon corps était bringuebalé d’ici de-là…ma tête était vide… A vingt-trois heures, je m’allongeais sur la table d’opération. Il n’était plus question de plage et de vacances. Il fallait mettre à plat l’abcès de neuf centimètres et lutter contre la septicémie qui attaquait déjà mon foie. Hospitalisation, immobilisation, antibiotiques, perfusions, pansements… Après la tempête, après six semaines, c’est la rencontre avec ma kinésithérapeute, la lueur d’espoir !
A la deuxième séance, elle s’est étonnée : « Il y a un petit écoulement en bas de la cicatrice, il faudrait demander au chirurgien… ». Ça ne doit pas être grand-chose, je suis médecin, je sais. Antibiotiques… Scanner… Image…
Pour la troisième fois, je m’allongeais sur la table d’opération. Le silence était lourd. Mon corps m’a dit que c’était grave, ma tête s’est mise à pleurer. A plat-ventre sur cette table que je haïssais, je pleurais. Et quand le chirurgien s’est approché pour me dire que mon tendon avait disparu, lysé par l’infection, et qu’il ne restait qu’un trou… J’ai pleuré… Mon corps avait raison, cela faisait si longtemps que je ne l’écoutais plus. Ma tête n’avait rien à dire, rien à penser. Hospitalisation, immobilisation, infirmières, piqûres, antibiotiques, perfusions, pansements…
Quand, trois semaines après, j’ai retrouvé ma kiné et qu’elle m’a demandé mon objectif, je l’ai regardée, les yeux pleins de larmes… : « Simplement marcher… ! »

 

Perdre pied

La bipédie est une action, celle de marcher sur deux jambes. Allongée dans mon canapé, ne pouvant justement plus marcher, je suis dans un premier temps sonnée, abasourdie, vidée. J’ai des doutes et des questions car la perte de la bipédie me coupe, m’isole des autres et de ma vie habituelle, de mon travail, de mes activités, de mes rencontres avec le monde. Je suis enfermée chez moi, dans mon domaine privé. Effacée du domaine public, c’est cette sensation d’effacement qui m’ébranle et crée une sensation d’étrangeté à moi-même. Je repense à la définition de l’Homme d’Aristote, de celui qu’il nomme zôon politikon… C’est peut-être cela que je ressens en creux. « Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’être humain est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement et non pas par hasard, est soit un être dégradé, soit un être surhumain » (1). L’être humain est avant tout un être de et en relation, dont l’objectif n’est pas simplement le vivre-ensemble, sorte de co-habitation sans saveur, mais d’aller vers le bien-ensemble, d’œuvrer, de penser, d’agir pour la cité et alors il réalise pleinement son humanité. Me voilà hors cité, exclue du monde humain. Je ne suis plus en marche, en mouvement, en lien. Et ce n’est pas seulement mon incapacité à marcher qui me vide, c’est davantage cette impression d’avoir quitté le monde actif des hommes, les liens que je tisse avec les parents des enfants dont je m’occupe, l’écoute et le soutien que j’offre aux soignants qui soignent ces enfants petite flamme. Mon rôle de pédiatre palliatologue s’est mué au fil de ces années, en une écoute bienveillante, réceptacle des angoisses et des peurs de chacun. Ecouter une mère me parler de sa peur de l’après, écouter le réanimateur qui s’interroge sur jusqu’où aller, écouter l’institutrice qui n’avait jamais pensé s’occuper d’un enfant qui allait mourir, écouter cette éducatrice qui n’avait pas pensé la fragilité de cet enfant lourdement handicapé… J’ai aussi ce luxe de pouvoir sortir des murs de l’hôpital, je vais dans les maisons, les HLM, les écoles, les Instituts médico-éducatifs, les hôpitaux généraux. Je vais partout où est l’enfant avec cette sensation d’être dans la Cité, de me confronter à la vraie vie. La mort de l’enfant oblige les adultes à penser, échanger, éprouver et mon rôle est d’être là, accueillant, écoutant, informant, expliquant, rassurant et permettant de faire ce pas de côté entre ce qui incombe à chacun et ce qui ne dépend pas de nous, des limites institutionnelles et de la vie.
En perdant l’action, j’ai aussi perdu la parole qui est ma façon d’être dans le monde, de signifier mon intérêt à l’autre, de lui offrir mon écoute, de lui expliquer mon rôle et comment nous allons cheminer ensemble sur un bout de chemin de sa vie. Nous avons l’habitude de dire que le soin palliatif est la médecine de l’être plus qu’une médecine du faire. Je suis la première à me désoler de ce constat de glissement, cette réalité qui tend à ce que cet art se perde dans une technique au détriment de ce qui fait lien, de cette écoute où peuvent éclore les mots, de cette rencontre qui fait reconnaître pleinement la beauté de l’autre.
Je perds cette parole, qui est ma façon d’être, mais de façon encore plus intense je vais même perdre ma capacité à parler. Le désespoir ressenti lors de la troisième intervention et l’annonce de la lyse de mon tendon d’Achille, m’ont plongée dans un mutisme que je n’avais jamais expérimenté. Ce que je vivais à l’intérieur de moi était d’une telle puissance dévastatrice que je ne pouvais y mettre aucun mot. En sortant du bloc opératoire, j’ai retrouvé la salle de réveil, ma jambe était endormie par l’anesthésie loco-régionale, je ne sentais physiquement rien mais psychiquement, émotionnellement, c’était aussi l’abîme, l’impensable, l’irréel. Quand on m’a ramenée dans la chambre, j’ai simplement envoyé un message à ma famille : « Je suis de retour du bloc, mon tendon a été détruit par l’infection. J’ai besoin de rester dans mon silence. A demain… » Le silence était le seul élément à la hauteur de ce que je traversais, comme le dit Hannah Arendt ; « En fait, le sentiment le plus intense que nous connaissons, intense au point de tout effacer, à savoir l’expérience de la grande douleur physique, est à la fois le plus privé et le moins communicable de tous » (2). A travers mon expérience, j’ai éprouvé cette douleur qui peut être physique mais aussi morale et qui touche à l’existence même de ce qu’on est, de notre moi, de notre intériorité que nous sommes seuls à pouvoir expérimenter.
Le lendemain, les infirmières entraient dans la chambre avec cette phrase intolérable : « Alors, comment ça va ce matin ? »… Voulaient-elles la vraie réponse ? Voulaient-elles entendre que ça n’allait pas ! Que je n’allais pas ! Que leurs mots violaient mon silence, que leur présence même me hérissait, que leurs gestes, leurs pansements, leurs prises de tension, leur injection de Lovenox étaient comme des agressions supplémentaires sur mon corps déjà amputé et souffrant ? Que si j’avais osé, je leur aurais crié de décamper de ma chambre, de me laisser seule avec mon chagrin et mon trou à l’arrière la cheville. Leur présence m’était insupportable car d’emblée trop envahissante. C’est comme si j’avais perdu cette couche protectrice entre mon moi et les autres. Tout était intrusion, viol, vol d’un moi béant qui n’arrivait plus à faire son unité mais qui me donnait l’impression de « fuiter » de partout. A ma plaie du pied était collé un dispositif en aspiration pour récupérer le sang et le pus mais à la plaie de mon âme, il n’y avait rien et je sentais le risque de me perdre. Le silence et la solitude étaient les éléments indispensables pour que je me retrouve et que je refasse corps et une. Plus rien ne sera comme avant, je venais d’éprouver une noyade sèche, une asphyxie muette.
Cette sensation est maintenant gravée en moi et revient dans ma clinique. Ainsi, alors que la maman du petit Grégoire, en soins palliatifs d’une leucémie réfractaire, me réclamait des séances de kinésithérapie motrice « pour le faire bouger », j’ai regardé Grégoire dans les yeux et lui ai simplement demandé : « Et toi, veux-tu de la kiné, veux-tu qu’on touche ton corps ? » Il m’a dit NON, de ce NON qui veut dire stop, je n’en peux plus, je veux rester là, au calme, à l’économie. La question était réglée.

 

La rencontre de nos incertitudes

Durant le suivi, quand je consultais mon chirurgien et lui décrivais ce que mon corps m’envoyait comme perceptions, je lui parlais de mes sensations dans le pied, de l’hyperthermie qui s’installait, puis, plus tard dans notre histoire, le pied bloqué en équin, la cicatrice encore fraîche, je lui demandais si j’allais pouvoir remarcher…Il me répondait selon les résultats des examens complémentaires ou selon ce qu’il avait appris ou déjà vu. Mais dans ses mots, son intonation et son attitude, transparaissait son incertitude qui venait rebondir sur ma propre incertitude. Mais au lieu de se répondre, cette rencontre créait un abysse.
Qu’est-ce que l’incertitude médicale ? C’est une incertitude de Savoir, c’est-à-dire une angoisse fondamentale de ne pas savoir répondre ou faire, une angoisse de praxis. « L’incertitude est une condition du choix réel. Il s’agit de vaincre la peur du vide ou plutôt de vivre avec, en faisant des choix en l’absence de garantie et sans savoir à l’avance quel sera le résultat » (3). Pour celui qui se forme à la Médecine, l’incertitude est inconcevable et pour la défier, il s’engouffre dans l’apprentissage, le travail, l’accumulation de connaissances livresques, l’empilement de données objectives, de connaissances sur les pathologies, leur diagnostic et leur traitement. L’incertitude de Savoir est l’enjeu des dix années d’études médicales donnant l’impression au futur médecin d’être armé pour le combat contre la maladie. Savoir, il faut tout savoir, connaître l’Homme dans toute son anatomie, ses moindres petits muscles, l’intérieur de ses cellules, le fonctionnement de ses reins... Puis quand l’Homme normal est connu, il faut apprendre les mille et une maladies qui peuvent l’assaillir. De cet enseignement, le médecin peut croire qu’il sait, sorte de toute-puissance face à la maladie et donc à la mort, « victoire contre l’incertitude qui reste vécue comme une ignorance partielle des informations nécessaires à un jugement ou comme l’inertie d’une faculté en panne » (4), d’où ce mouvement de la Médecine de passer d’un art à une science. « Or, en se rendant maîtres et possesseurs d’une nature placée sous le joug de lois universelles, les hommes ont déchainé l’infinité de l’univers » (5). En voulant tout connaître du corps, de son fonctionnement, de son dysfonctionnement, l’avancée des découvertes a participé à la complexification, et comme pour toutes les sciences, devenant science de l’incertitude même.
Mais le plus dommageable est que le médecin apprend à lutter contre la maladie sans apprendre à soigner l’homme malade ? Or, c’est de cet homme malade que naît l’incertitude de Savoir. « Dans l’élaboration graduelle de son savoir et de son savoir-faire, la médecine a négligé le sujet et son histoire, son milieu social, son rapport au désir, à l’angoisse, à la mort, le sens de la maladie, pour ne considérer que le « mécanisme corporel » […] la médecine repose sur une anthropologie résiduelle. Ce n’est pas un savoir sur l’homme mais un savoir anatomique et physiologique » (6).
Allongée sur la table d’opération pour la troisième fois, puis de retour dans la chambre d’hôpital, traversant cette période de mutisme, assaillie par une angoisse viscérale sur ma capacité à pouvoir remarcher, c’est une autre incertitude qui s’exprimait à moi, l’incertitude de Pouvoir. C’est une incertitude différente de l’incertitude du Savoir. Elle est centrifuge, tournée vers soi et sa capacité à être. Elle est sensitive, centrée sur le ressenti corporel : sentir son pied, pouvoir contracter son muscle, bouger les orteils, estimer si le pied peut supporter le poids du corps, oser lâcher la béquille… L’incertitude de Pouvoir est une introspection sur l’être qu’on a été, qu’on est et qu’on ne sera peut-être plus. Il est alors bien question d’un pouvoir-être et donc de la mort, ce qu’Heidegger énonce par « Avec la mort le Dasein a rendez-vous avec lui-même dans son pouvoir-être le plus propre. […] L’être-jeté dans la mort se révèle à lui plus originalement et de façon plus impressionnante dans la disponibilité à l’angoisse. L’angoisse devant la mort est angoisse « devant » le pouvoir-être le plus propre, sans relation et indépassable. Ce devant quoi s’éveille cette angoisse est l’être-au-monde lui-même » (7).  Le Dasein, ce que la philosophie française traduit par être-là, existant, est en rapport direct avec la mort. La mort est constitutive de l’être-là. En tant qu’être-jeté dans la mort, c'est-à-dire allant vers la mort, il me serait invivable de vivre en ayant cette fin en pensée à chaque instant, aussi, suis-je capable de l’oublier, de me distraire. Mais quand mon corps est touché, je ne peux plus tourner les yeux, penser à autre chose puisque je vis cette déchirure, dévoilement de ma vulnérabilité et l’angoisse surgit.
La relation médecin-malade m’apparaît aujourd’hui comme une dysharmonie tant ce qui se joue pour l’un et l’autre appartient à deux univers différents ; l’incertitude de savoir tournée vers la mort-de-l’autre et l’incertitude de pouvoir centrée sur sa propre-mort, la mort-de-son-existant.

 

L’autre comme moi

J’attendais ce moment depuis un mois, mon entrée au centre de rééducation. En poussant la porte d’un monde inconnu, avec mon planning sous le bras, mon short et mes baskets, je clopinais avec mes béquilles. C’est Séverine qui m’a accueillie en sortant de l’ascenseur. Séverine, c’est un sourire, un regard pétillant, une voix dynamique, une bienveillance instantanée. Est-elle secrétaire, aide-soignante, infirmière ? Peu importe, elle est cette femme qui vous dit bonjour chaque matin avec bonne humeur et avec votre prénom, qui vous regarde dans les yeux, qui vous donne envie d’y aller. Elle a dû en voir des choses, des gens cassés, abîmés, boitant, sans jambe ou sans bras, dyspraxiques, dysphasiques. Elle a dû en entendre des larmes, des inquiétudes, des « je-n’y-arrive-pas » et des « je-n’en-peux plus ». « Tout homme a besoin de l’attention empathique d’autrui pour prendre confiance en lui-même » (8), souligne Bertrand Quentin dans son livre sur le handicap. Le sourire de Séverine, c’est une bouffée d’empathie qui vous cueille le matin, qui vous donne l’impression qu’elle vous attendait, qui vous redonne du corps et de l’être-moi. Elle vous fait exister pour de vrai là où le handicap vous efface.
Puis c’est le couloir-salle d’attente qui mène à la salle de sport, les salles des kinés et l’espace balnéo-piscine. On se dit bonjour chaque matin, on se regarde, on se sourit, on se retrouve. On, c’est Nous, les gens cassés. Ici, chacun a son handicap, son truc abîmé ou son truc parti. Dans cette communauté de gens cassés, nous pouvons baisser la garde. De façon étonnante, nous ne nous demandons pas ce qui nous est arrivé. Ça, c’est une question que pose le bien-portant, le on de l’extérieur, cherchant peut-être à éloigner le mal, à mettre de la distance avec le handicap ! Non, ici, ce n’est pas le passé qui nous travaille, c’est l’avenir : nous regardons devant, nous regardons demain, nous voulons avancer. Ici, nous partageons ce que les autres n’entendent pas. Quand l’un de nous dit : « je suis fatigué » ou « j’ai mal », Nous comprenons, Nous partageons parce que Nous savons, Nous comprenons ce que ça fait de l’intérieur. « C’est la présence des autres voyant ce que nous voyons, entendant ce que nous entendons, qui nous assure de la réalité du monde et de nous-mêmes » (9). Le monde de la rééducation est un monde hors du temps, hors du on, un moment de reconstruction où l’essence même de qui-nous-sommes est questionné. Le partage de cette vulnérabilité, mise à nue dans l’épreuve, est un point d’ancrage pour se reconstruire. Le décalage avec le monde habituel peut sembler tellement énorme qu’on pourrait s’y perdre et c’est dans la cohabitation avec les autres gens cassés que j’ai trouvé les ressources pour calmer mes inquiétudes et tenter de reprendre pied. Il est pompier, elle est directrice des ressources humaines, il est chirurgien, il est chef d’entreprise…mais ici, Nous redevient des corps.
La période de soins aigus, de douleur, de perception du corps est une période où les autres n’existent pas, c’est une occasion de retrouver ce qu’Heidegger appelait son soi-même. Entrer en rééducation, c’est donc revenir au monde, aux autres mais ce n’est pas le monde normal, c’est un entre-deux, ce n’est pas encore la « dictature du on » : « Cet être-en-compagnie fond complètement le Dasein qui m’est propre dans le genre d’être des « autres » à tel point que les autres s’effacent à force d’être indifférenciés et anodins. C’est ainsi, sans attirer l’attention, que le on étend imperceptiblement la dictature qui porte sa marque » (10). C’est ainsi qu’Heidegger décrit la relation du soi-même avec les autres dans la quotidienneté, avec trois éléments qu’il regroupe sous le terme « publicité », c'est-à-dire vie publique. Le monde de la rééducation préserve l’être-en-compagnie de la dictature du on, parce que la distantialité se joue entre le soi-même d’avant et le soi-même d’aujourd’hui, parce nous sommes tombés de cette état d’être-dans-la-moyenne et qu’au cœur de cet instant se questionnent les possibilités d’être.
Cette période de rééducation est pour moi la mise en lumière de trois mondes : celui avec-soi-même, duquel je commence à prendre de la distance, celui de la rééducation, que j’ai envie d’appeler le monde-du-nous, comme une rencontre non pervertie des soi-mêmes et celui avec-le-monde, du on, que j’aperçois avec l’envie de reprendre une vie normale mais en y voyant ses travers et peut-être un certain manque de sens. Mais, je n’y suis pas encore !

 

Marcher seule

Treize janvier 2023, c’est mon dernier jour au centre de rééducation, dernière séance de sport, dernières longueurs dans la piscine. Je quitte ce cocon avec appréhension, laissant ma place à des plus abîmés que moi, car je marche. Je marche comme marche l’enfant qui a tout à découvrir, je marche sur des petites distances, le pied n’est pas encore totalement sûr et la sensation d’étau de la cheville jamais très loin, mais je marche. Le tendon disparu est remplacé par du tissu cicatriciel qui arrive à faire bouger mon pied. J’ai perdu en stabilité surtout quand la route est en dévers mais je marche !
Je me trouve dans un double décalage, je marche mieux que ceux qui arrivent en rééducation mais pas aussi bien que les valides, que mes collègues de travail, que les gens dans la rue…Je suis en décalage et pas seulement sur le plan physique. Le monde que je retrouve va trop vite, est trop fugace, trop futile. Les autres me félicitent de me voir marcher mais imaginent-ils d’où je viens et ce que je sens encore dans ce pied ? Pour eux, pas de cassure, ils ont poursuivi leur chemin, leur route, leurs vacances d’été, leur travail… Alors que faire ? Se remettre dans le mouvement, dans la ronde ou résister ? Le choix n’en n’est pas un, la réponse s’impose, l’évidence est immédiate : je vais marcher.
Je comprends que marcher est mon rythme mais pourquoi ? « Marcher, c’est exister au sens fort comme l’étymologie le rappelle, ex-sistere : s’éloigner d’un lieu fixe, sortir hors de soi » (11). Marcher libère le corps, le met dans ce mouvement rythmique de déséquilibre et rééquilibre, les bras accompagnent le mouvement, la respiration se cale sur le pas, les sens se libèrent et la pensée vagabonde. L’idéal est de marcher seul, sans enfant à surveiller ou à motiver quand la fatigue se fait sentir, sans voisin qui jacasse pour occuper l’espace, sans chien qui s’arrête à chaque touffe d’herbe…seul. Dialogue entre le corps et l’âme, entre muscles et pensées, ce qui conduit Frédéric Gros à écrire : « Dès que je marche, aussitôt je suis deux. Mon corps et moi : un couple, une rengaine » (12). Oui, un couple car c’est comme des retrouvailles entre un corps qui peut être fatigué, occupé, malmené et un moi, une âme qui peut aussi être surmenée, écrasée par le rythme de la vie. La marche les réunit dans un moment d’enlacement, de dialogue, d’écoute. La rengaine en donne une autre image, plus amusante d’un vieux couple qui se retrouve éternellement, sans surprise, sans débordement, fidèles à ce qu’ils sont, l’un sur terre et l’autre en l’air, sur le même air ! Marcher libère le corps et ouvre l’espace à la pensée.

 

Des philosophes qui marchent

Aristote est probablement l’un des premiers représentants de ce lien entre marche et pensée, lui qu’on surnomme le promeneur, le péripatéticien, lui qui déambule à l’aube entouré de ses élèves. Ils marchent en pensant et pensent en marchant. Il décrira le mouvement de la marche chez les animaux et l’homme. Son traité de la marche des animaux se terminera ainsi : « Voilà ce que nous avions à dire en ce qui regarde toutes les parties des animaux en général, et spécialement celles qui concourent à leur marche et à toute leur locomotion. Après ces détails, ce qui les suit naturellement, c’est l’étude de l’âme » (13). Aristote fait ainsi un lien entre l’étude de la marche et celle de l’âme, l’une introduisant l’autre comme si décrire la marche l’avait conduit à vouloir décrire l’âme, l’une allant avec l’autre.
Nombreux sont les philosophes qui vont écrire sur la marche. Rousseau décrit avec force son lien avec elle : « Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans les voyages que j’ai faits seul et à pied » (14).  La marche est l’occasion de retrouvailles entre le corps et l’âme mais dans un moment vrai, un moment de dénuement, c’est comme si le soi prenait corps, devenait palpable tant il est présent. Quand on marche avec soi, on ne peut être que vrai, il n’y a pas de place pour le mensonge ou la fausseté. On est entre soi et soi et c’est peut-être à ce moment-là qu’on se sent pleinement vivant, car juste. Quand on marche, il n’y a rien à faire, juste à être et c’est ce qui fait toute la différence avec d’autres activités, d’autres moments de la vie. Rousseau aura tenté de retrouver l’homme original à travers la marche, en accord avec la Nature, sans le vernis et la compétition que lui confère la société. C’est à travers la marche qu’il tente de « retrouver la vérité native des passions humaines, il ne découvre qu’un amour de soi naïf et sans prétention. L’homme ainsi naturellement s’aime, mais ne se préfère jamais » (15). Cela illustre l’émotion de la marche avec soi où on écoute son corps, on trouve son allure, on se motive pour soi-même et avec soi-même. C’est du partage équitable, du donnant-donnant, du je t’aime juste à soi. La marche remet à niveau, pas de compétition, juste un chemin, un sentier, un espace où le pas déroule en liberté permettant à la tête de se libérer, on marche pour soi et non contre l’autre.
Dis-moi comment tu marches et je te dirai qui tu es ! Kant utilisera la marche quotidienne comme un élément d’hygiène de vie, toujours à la même heure et toujours le même tracé. Levé à 4h45, il préparait ses cours donnés de sept à neuf heures puis écrivait ses livres. Il déjeunait avec quelques amis puis partait chaque jour pour la même promenade dans les rues de Königsberg vers la vieille ville jusqu’aux pâturages. Tous les jours, quel que soit le temps, il refaisait le même trajet, respirant par le nez, saluant les habitants qui le connaissaient. Il se couchait à 22h. A quoi pensait Kant lors de son parcours ? La rigueur de sa marche se retrouve dans son œuvre : dans le fond avec son argumentation, ses éléments mis l’un après l’autre comme un pas devant l’autre, c’est droit, rectiligne, pas d’écart ni d’échappée belle ! Dans la forme, car cette marche souligne le travail quotidien, le labeur, la droiture prussienne de celui qui par son œuvre théorise le Devoir, la Loi Morale et la Raison. Kant utilisait-il la marche comme un temps de repos cérébral, d’aération intellectuelle, d’hygiène mentale, d’oxygénation neuronale, de décontraction musculaire d’un homme passant des heures à sa table de travail ? Alors oui, la marche est une bouffée d’oxygène qui permet de reprendre corps avec son corps quand le travail pourrait conduire au risque de n’être qu’une âme. Au piège de n’être que dans sa tête, cette marche redonne du sens, des sens. A l’opposé se trouve Nietzsche pour qui « la marche au grand air fut comme l’élément de son œuvre, l’accompagnement invariable de son écriture » (16). Il trouvera dans la marche un apaisement à ses douleurs mais surtout un espace de création : « Nous ne sommes pas de ceux qui ne pensent qu’au milieu des livres et dont l’idée attend pour naître les stimuli des pages ; notre êthos est de penser à l’air libre, marchant, sautant, montant, dansant, de préférence sur les montagnes solitaires ou sur les bords de mer, là où même les chemins se font méditatifs » (17).  Nietzsche a une marche centrifuge, en communion avec le dehors, marchant pendant plusieurs heures il laissait vagabonder ses pensées et les notait de-ci de-là sur ses carnets. Dans Le Gai Savoir, chaque paragraphe s’articule autour d’une idée, d’un mot, et s’organise en quelques phrases, parfois quatre à cinq pages, comme une promenade ou une marche, ouvrant sur un espace de pensée. Les titres, pas toujours très académiques, sont une invitation à prendre la route pour une échappée belle : « Face à un livre de savant », « L’ermite parle encore une fois », « Notre point d’interrogation », « L’allure »… Tout cela donne la sensation de marcher avec, là où l’écriture de Kant donne la sensation de marcher contre. Kant s’impose là où Nietzsche propose.

 

Je marche donc je suis

Dis-moi comment je marche et je te dirai qui je suis ! Loin de Kant et de Nietzsche, je me sens plus proche de Rousseau pour qui la marche était un exercice pour retrouver l’homme naturel, primitif et par extension, soi-même. Chaussures aux pieds, de celles qui tiennent le pied et la cheville pour assurer le pas, sac sur le dos avec sa réserve d’eau et son casse-croûte, le chemin commence, d’abord assez plat, en bordure de rivière, comme un terrain d’échauffement pour dérouiller le corps de ces mois trop calmes de voiture-boulot-dodo. Les pensées vagabondent entre le travail, les collègues, la famille, les impôts, les travaux à faire, les cartables à acheter pour la rentrée, le rendez-vous chez le pédiatre pour le certificat de sport, ce qui a été fait durant ces derniers mois et ce qui reste à faire. La pente débute, les lacets s’enchaînent, quelques gouttes de sueur commencent à perler dans le dos. Les voix se taisent, le silence s’écoute. Après deux heures de marche en montagne, peut arriver cet instant, ce moment très particulier de sérénité. Loin du tohu-bohu du monde, dans cette marche vers le haut qui ouvre sur un panorama où le regard se perd, hauteur prise, petits tracas laissés en bas, les pensées se calment, s’évanouissent, perdent leur sens, diminuent d’importance ou se déchirent comme le font les nuages, pour laisser place à cette unique sensation d’être, être soi, Je marche donc Je suis !
C’est un instant d’équilibre que Simone Weill appelle l’attention. « L'attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l'objet […]. Et surtout la pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l'objet qui va y pénétrer » (18).
C’est un instant d’équilibre entre une âme qui s’apaise et un corps qui ne crie pas encore, car dans une heure ou deux, c’est lui qui va prendre le relais avec ses « j’ai mal », « j’ai faim », « j’ai soif », « quand est-ce qu’on arrive ? »… C’est un instant de pureté où le soi se laisse ressentir. Rencontre avec soi, sensation d’exister pour de vrai, émotion des retrouvailles… Il se passe bien quelque chose dans cet instant.  
C’est un instant d’équilibre entre les pas qui s’enchaînent comme libérés de leur carcan quotidien et une pensée qui s’échappe comme libérée d’un tunnel. On s’en aperçoit au moment même où on reprend conscience qu’on ne pensait à rien ! C’est comme le sommeil qu’on ne ressent qu’au moment du réveil. On ne prend conscience de l’absence de pensée que quand on se remet à penser. Il est même impossible de dire la durée de cette pause, c’est bien là que le temps s’est suspendu.

Je ne pense à rien,
Et cette chose centrale, qui n’est rien,
M’est agréable comme l’air de la nuit,
Frais en contraste avec le jour caniculaire.
Je ne pense à rien, et que c’est bon !
Ne penser à rien,
C’est avoir une âme à soi et intégrale.
Ne penser à rien,
C’est vivre intimement le flux et le reflux de la vie…
Je ne pense à rien
(19).
 
Ne penser à rien est une sensation rare car nous baignons dans un flux de sollicitations permanentes. Tout s’enchaîne et les instants de pauses ne sont faits que pour mieux se préparer à la suite. Ne penser à rien est reposant, apaisant. Les tensions disparaissent, il y a de la plénitude dans cet instant, une adéquation parfaite entre corps et âme, qui fait émerger un quelque chose enfoui en nous. C’est le Soi qui émerge dans cet instant d’attention, un soi tout nu, un soi total, intégral, qui enfin se libère et se montre, se fait entendre de sa petite voix, envahit le corps, prend possession de tout notre être. Rencontre du Soi, c’est cette forme d’être qui n’est ni être pour, ni être avec, ni être en train, ni être contre mais simplement être. Que c’est bon ! David Le Breton l’exprime ainsi quand il parle de « l’autre dimension du monde, une liberté intérieure qui tient du vertige, une transe légère qui efface tout sentiment de fatigue et rend malaisé un arrêt. Rompre la continuité de soi avec le chemin exige un effort » (20). Le Soi se dévoile au fil de la marche, créant une relation fragile, douce et intense, en pointillés pour les novices, probablement plus profonde pour les aguerris, les marcheurs au long cours. Le Soi se trouve au cœur du dénuement, au fil des pas et crée une émotion de plaisir, de plénitude addictive qui se cueille le long du sentier, d’où l’effort au renoncement, au sevrage quand le bout du chemin s’annonce, quand le refuge apparaît, quand il faut s’arrêter. Le Soi se replie en soi, se recroqueville dans son antre mais on sait qu’il est là et qu’il suffira d’une marche pour le retrouver.
Quinze août, levé 6h, nous commençons l’ascension à 7h30, direction le pont de Pierre sous le refuge des Drayères, sentier à droite, montée vers le lac Rond puis le lac des Muandes par le GR57, pique-nique à 2.580 m, puis descente par le lac Long et la sente qui ramène sur le refuge de Laval, retour au point de départ après 5h30 de marche. Oui, je marche ! Oui, j’ai réussi à ne pas penser !

 

CONCLUSION

Ça se termine toujours par cette petite phrase : « Si j’avais su… ».
Si j’avais su ce samedi matin, qu’en partant jouer, ma vie allait basculer. Que ce coup de raquette entraînerait la rupture de mon tendon d’Achille. Que la chirurgie entraînerait une infection qui lyserait mon tendon et me mettrait face à l’angoisse de ne plus pouvoir marcher. Que pendant trois mois je me retrouverais allongée dans mon canapé, coupée du monde, soutenue à bout de bras par ma famille. Que cet arrêt brutal serait l’occasion de parcourir un chemin d’introspection à la rencontre de mes sensations et de mes incertitudes. Que je découvrirais un monde où le nous a encore du sens et où la lenteur aide à reprendre vie. Que marcher deviendrait un défi. Et qu’en marchant, je ferais l’extraordinaire expérience d’éprouver une bouffée de plénitude me remettant dans les pas d’un soi qui enfin se dévoile. Que ma carrière professionnelle prendrait un virage sans que je sache encore où elle  m’amènera…


Si j’avais su…J’y serais allée !

 

Notes

(1) Aristote, Les Politiques, Paris, GF Flammarion, 2015, p. 108.
(2) Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, [1961] 2006, p.90.
(3) Pelluchon C., L’autonomie brisée, Edition Quadrige, Paris, 2014, p.233.
(4) Astor D., La passion de l’incertitude, Paris, Editions de l’observatoire, 2020, p. 23.
(5) Ibid., p.35.
(6) Le Breton D., Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 1990, p.189.
(7) Martin Heidegger, Etre et Temps, Gallimard, Paris, 1986, p. 305.
(8) Quentin B., La philosophie face au handicap, Editions Eres, Toulouse, 2022, p.117.
(9) Hannah Arendt,  Condition de l’homme moderne, Op. cit., p.90.
(10) Martin Heidegger, Etre et temps, op. cit., p.170.
(11) Le Breton D., Marcher la vie, Paris, Editions Métailié, 2020, p. 22.
(12) Gros F., Marcher, une philosophie, Flammarion, 2011, p.83.
(13) Aristote, Traité de la marche des animaux, chap. XIX, §3, tome 2, Paris, Hachette, 1885, p. 405.
(14) Rousseau JJ., Des confessions, Paris, Le livre de poche, 1972, p.248.
(15) Gros F., Marcher, une philosophie, op. cit., p.105.
(16) Ibid., p.22.
(17) Nietzsche, Le gai savoir, Paris, Flammarion, 2020, §366, p. 327.
(18) Weill S., Attente de Dieu, éditions Fayard, 1966, p.72.
(19) Pessoa F., Poésies d’Alvaro de Campos, Gallimard, 1968, p. 123.
(20) Le Breton D., Marcher la vie,  op. Cit., p. 28.