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Réflexion sur le concept de liberté

Réflexion sur le concept de liberté : ce que l’autobiographie d’un handicap évolutif nous en dit

Réflexion sur le concept de liberté : ce que l’autobiographie d’un handicap évolutif nous en dit

De Anne-Lyse CHABERT

Anne-Lyse CHABERT est chargée de recherche en philosophie au laboratoire SPHERE de Paris-Diderot depuis novembre 2018. Elle a publié Transformer le handicap chez Eres en 2017. Quand bien même elle évoque son propre handicap évolutif, loin de la simple anecdote, sa visée est toujours conceptuelle et pleinement philosophique.


Article référencé comme suit :
Chabert, A.-L. (2019) "Réflexion sur le concept de liberté : ce que l’autobiographie d’un handicap évolutif nous en dit" in Ethique. La vie en question, fév. 2019.


Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article.


    "Par-delà ce village, d'autres villages, par-delà cette abbaye, d'autres abbayes, par-delà cette forteresse, d'autres forteresses. Et dans chacun de ces châteaux d'idées, de ces masures d'opinions superposés aux masures de bois et aux châteaux de pierre, la vie emmure les fous et ouvre un pertuis (1) aux sages. […] Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? Vous le voyez, Frère Henri, je suis un pèlerin. La route est longue, mais je suis jeune." (L’Œuvre au Noir, selon les propos de Zénon, p. 18, M. Yourcenar, Folio)

 



    Comment témoigner de mon expérience de la réclusion ? Suis-je en prison ?


Le handicap moteur que génère ma pathologie neurodégénérative porte-t-il en lui-même un enfermement si évident qu’il soit naturel de me demander de témoigner à propos du thème de la réclusion ? Ne sommes-nous pas tous plus ou moins en captivité, plus ou moins reclus dans nos prisons intérieures sans même qu’il soit question de handicap ?
Voici donc l’enjeu qui m’a préoccupée ces derniers temps. Même si nos prisons ont sans doute changé d’allure depuis déjà plusieurs décennies, il ne me semble pas être davantage en prison a priori, pas davantage recluse que ne le serait n’importe lequel d’entre nous. Ma maladie évolutive et le handicap sévère qu’elle génère aujourd’hui, s’ils m’imposent bien des contraintes toujours plus grandes au fil du temps, toujours nouvelles, s’ils constituent toujours de nouvelles frontières qui me demandent de reconfigurer à chaque fois mon espace de vie, n’ont jamais provoqué en moi une impression d’enfermement. Dans ces espaces limités, j’ai toujours à m’élancer vers ces lieux improbables de la brèche ; d’une brèche dont seul l’avenir est à même de me dire comment ouvrir l’impasse.
La réclusion n’est donc pas toujours là où l’on croit. Les prisons d’aujourd’hui n’ont sans doute pas fait qu’infléchir leur apparence, balayant les frontières ancestrales de l’exclusion pour les réinstaller de plus belle dans des espaces qui confondent guerre et paix. C’est insidieusement que se sont transformés de tels espaces, générant réciproquement des zones intercalaires de résistances d’une apparence toute aussi inédite et souvent difficilement cernable.
    Un des lieux modernes de nos réclusions se rattache sans doute à l’institution "médico-sociale", institution qui n’émet plus qu’une seule norme de vie sans jamais la renouveler en regard de l’expérience de l’individu qui la vit, n’est plus génératrice que d’un seul format sur lequel doit se policer de force ce qui aurait pu se déployer comme des styles ou des formes de vie uniques, dans toute leur singularité. L’individu dans de tels lieux ne peut donc plus déployer ses normes mais se les voit imposer de l’extérieur : l’institution a "institué" une fois pour toutes sa norme et fait force de loi pour l’imposer, faisant fi de l’autonomie (2) des sujets vulnérables auxquels elle fait face. Force est de constater que dans nos maisons de retraite actuelles comme dans la plupart des établissements pour personnes handicapées, c’est bien à un tel mouvement d’inversion que nous assistons ; d’une libération possible, il ne peut plus s’agir désormais que d’un enfermement.
Dans ces nouveaux espaces, l’individu n’a pas d’autre valeur que celle d’un pion, son rôle fût-il celui d’un reclus, d’un détenu, de quelqu’un qu’on assigne de fait à l’institution souvent pour des raisons de commodité, ou du rôle de l’agent qui distribue la réclusion, qui ne se voit même plus lui-même écrasé par l’acte de violence qu’il prodigue à l’autre. Où est alors la marge de manœuvre dans ce paradigme ? Y a-t-il encore une forme de liberté possible pour chacun des acteurs dans le paradigme de ce système si savamment clôturé sur lui-même ? Car si l’on entre sans doute à un moment précis et dans des circonstances particulières dans une institution, l’individu qui y est entré n’a plus vocation à en sortir dans la majorité des cas.
Si j’ai pu frôler et frôle encore régulièrement ces lieux de prison qui me font toujours frémir, de tels lieux n’éveillent jamais chez moi qu’une confirmation de ma volonté de rester autonome. Je n’ai jamais été confrontée au milieu de l’institution ou du moins, jamais durablement, seulement avec la perspective d’avoir le bonheur d’échapper à ces instances, fût-ce de manière temporaire. Car ce désir d’autonomie, il faut et il a toujours fallu le défendre envers et contre tout ; rien n’est jamais acquis.
    C’est donc sur le seuil de cette expérience de la réclusion que se situe mon témoignage, à l’endroit même où l’on peut encore résister, où les choses ne sont pas encore jouées d’avance même s’il faut sans cesse un regain d’une énergie toujours neuve pour ne pas se laisser entraîner dans le tourbillon de l’institution, tourbillon vers lequel il serait tellement plus facile de se laisser porter. Mais je pressens qu’il y a quelque chose de la dignité d’un être humain qui est perdue dans ce tourbillon. L’enjeu est donc des plus simples à comprendre même s’il reste des plus difficiles à mettre en œuvre : désirer sa liberté en veillant en même temps à chaque instant à rendre possible cette liberté, en lui offrant les conditions pour qu’elle puisse advenir. 
    Mon témoignage portera sur l’une de ces expériences du risque de la réclusion, expérience qui en cristallise sans doute beaucoup d’autres, en constituant le coup d’envoi de mon combat des dernières années pour le maintien de ma vie autonome à domicile. Ce moment entérine mon entrée dans un réel toujours à reconquérir, dans cette liberté qui toujours angoisse en même temps qu’elle comble : j’ai choisi, non pas de témoigner de ma première expérience de l’autonomie, mais plutôt de la façon dont j’ai pu la mettre en place. Cette expérience croise à la fois l’une de mes quelques épreuves de la menace de l’institution, et ma constante aspiration à en repousser les instances, même si l’enjeu ne fait que persister aujourd’hui encore en remettant tous les jours mon ouvrage sur le métier.
Cette expérience, je l’ai vécue l’année 2009 de manière un peu inattendue, dans une année particulièrement troublée de ma vie. Dans un ultime sursaut de désespoir, j’ai rencontré une personne, devenue très particulière pour moi depuis, qui m’a aidée dans ce parcours du combattant. Je la remercie du fond du cœur dans mon texte. Mais je remercie également tous ces proches qui ont partagé un peu de ma vie et qui sont toujours présents en filigrane dans mon quotidien. Je pense notamment, en plus de mes proches, à quelques collectifs que j’ai connus plus tard comme l’association CHA, Coordination Handicap et Autonomie, qui regroupe des personnes très dépendantes du fait de leur handicap et qui luttent tous les jours pour maintenir leur vie à domicile, chacune en faisant face à ses propres contraintes et en insistant sur ses propres aspirations. Toutes mes salutations aussi à l’AFAF, Association Française pour l’Ataxie de Friedreich, où j’ai rencontré des gens si courageux, qui là aussi se battent tous les jours pour maintenir une vie digne de ce nom.
Mon regard sera donc celui de la personne dépendante qui ne se dissocie pourtant jamais de celui de la personne qui réfléchit. Toutes mes expériences, tout ce passé ne prend sens pour moi que parce qu’il n’est pas révolu, mais au contraire fait vivre et éclaire mon présent tout entier, et engage déjà l’ensemble de mon avenir. La philosophie se doit de porter les paradoxes du réel à leur comble en exposant les tenants et les aboutissants d’une situation tout entière, afin d’être à même de savoir comment les désamorcer, comment ne plus les "enchaîner" passivement. Dans ce témoignage, je ne m’érige pas comme modèle à imiter puisqu’il nous faut à tous porter toute notre attention à la fois à nos contraintes et aux ressources dont nous disposons, tous singuliers en cela par conséquent. Chacun aura à retrouver sa propre route.


Une vie qui voulait vivre, parmi d’autres vies qui voulaient vivre
   

C’est dans une période sombre de mon parcours que la vie résolument autonome s’est imposée à moi. La situation n’a sans doute pas changé du tout au tout en apparence, et bien peu parmi ceux qui accompagnaient mon quotidien ont véritablement compris l’ampleur de telles bascules dans mon cheminement de vie. Là où personne n’identifie bien souvent autre chose qu’une route que l’on suit, notre vie intérieure nous intime qu’il y a en fait bien eu rencontre, réalisations de choix déterminants, confrontation à un carrefour dont la voie choisie va influer, ou influe déjà sur l’existence toute entière.
Ainsi en va-t-il de mon année 2009 qui s’est finalement soldée par ce qu’on pourrait observer de l’extérieur comme un retour à l’équilibre antérieur. Mais c’est bien autrement que j’ai vécu cet événement (3). J’ai eu la chance durant les années qui précédaient cette année de rupture d’être aidée par l’une de mes tantes, alors âgée d’une soixantaine d’années. Cette dernière m’aidait au quotidien d’une façon si dévouée qu’elle m’a permis de réaliser bien des choses qui, sans sa participation, n’auraient pu s’accomplir. C’est elle qui m’a aidée à quitter le domicile familial pour gagner les huit cents kilomètres qui me séparaient alors de Paris en me permettant en cela de poursuivre avec sérénité mon cursus universitaire. C’est également à elle que je dois la solidité de mes premiers pas dans ma première chambre d’étudiante. Elle pourvoyait en fait à tous ces événements déséquilibrants du quotidien pour me permettre de me concentrer sur mes études. Il serait plus que maladroit, il serait malvenu à mon sens d’essayer d’exprimer ici mon remerciement à son égard ; la linéarité des mots ne serait sans doute jamais à la hauteur de tout l’enrichissement qu’elle a apporté à ma vie. Ce remerciement, il est toutefois là, tous les jours, en contrepoint de toute mise en public, dans la vie que je mène au quotidien, comme il s’adresse à tous ceux que j’aime. Je continue.
En juillet de cette année-là, j’ai appris que ma tante était atteinte d’un cancer dont elle allait sans doute décéder quelques mois plus tard. Quoi qu’il en soit, à partir de ce moment précis, il n’était plus possible pour moi d’envisager qu’elle continue à m’assister dans mon quotidien. Je suis donc rentrée chez mes parents à Toulon, remplie de cette immense frustration non seulement quant à la proximité de son décès, mais également en me disant qu’en l’état, il m’était impossible de retourner à Paris. Il m’aurait fallu avoir des aides plus conséquentes pour m’aider à mener à bien mon quotidien, non pas en envisageant de la remplacer, car comme chacun sait ce genre d’aide ne se remplace pas, mais plutôt pour trouver une autre manière de négocier avec le réel et de poser devant les conditions de ce dernier, mes conditions à moi, en poursuivant ce que nous avions initié ensemble ma tante et moi. Il fallait donc jongler à la fois entre turbulences et équilibres, ce désir un peu "fou" d’autonomie pourtant tout auréolé de la plus grande prudence. Car le parcours de ces grands événements de la vie, même s’il ne se fait jamais sans quelques "folies", doit toujours être accompagné de la plus grande mesure.
Je ne bénéficiais alors que d’environ quatre heures d’aide humaine par jour, ce qui était loin de satisfaire aux besoins du moment que convoquait ma pathologie évolutive. L’aide de ma tante en avait pris le contre-pied tant qu’elle avait pu. Mais son précieux concours n’était désormais plus envisageable : n’aurait-il pas alors semblé plus raisonnable de renoncer à ce qu’elle m’avait aidée à construire, de me résoudre à rester enlisée dans une vie qui ne me convenait pas ? De me rendre à l’absence de projet qui s’imposait à moi, à l’absence de projection d’un avenir praticable ?
Impossible pour moi de dire qu’il y ait eu, dans l’immédiat de la brutalité des événements, la moindre once de conscience, la moindre once de réflexion dans mes élans les plus spontanés. Les choses, je les ai vécues activement avant même de les penser, sonnant sans doute un peu désespérément à chaque porte que je pouvais entrouvrir sur mon passage. J’ai contacté entre autres Anne-Sophie Parisot que j’avais rencontrée en mars 2009 pendant un colloque de recherche à Dijon (4) où nous intervenions toutes les deux à propos du thème du handicap (5). Nous avions très furtivement échangé un salut ensemble lors du repas qui réunissait les intervenants à la fin de l’événement. Et puis nous n’avions pas gardé contact.
    Lorsque j’ai réécrit à Anne-Sophie quelques mois après cette première rencontre, sa réponse ne s’est pas fait attendre longtemps, émaillée de mots si pleins d’encouragements à poursuivre mon entreprise qui plus est : âgée d’une dizaine d’années de plus que moi, elle me donnait son exemple entre autres de bénéficiaire d’une prestation d’aide humaine de vingt-quatre heures sur vingt-quatre qui vivait de manière indépendante à domicile malgré son lourd handicap. Cela existait donc, il suffisait de me lancer. C’est ainsi que l’échange a "pris" au fil du temps, alors que la plupart de mes messages pour d’autres interlocuteurs étaient restés lettre morte, ou du moins sans réponse porteuse d’avenir. Comment ce lien a-t-il pu se construire dans nos vies respectives d’immenses contraintes, puisque Anne-Sophie est atteinte d’une maladie évolutive différente de la mienne, mais tout aussi invalidante ? Anne-Sophie reconnaissait-elle une détresse qu’elle avait elle-même vécue quelques temps auparavant ? Ce sentiment d’avoir une vie rétractée résonnait-il en elle au point qu’elle ressente comme propre ce sentiment qui m’étreignait alors ?
Car s’il s’est bien joué une coïncidence de nos circonstances respectives, une concomitance de nos situations et de nos disponibilités à chacune, c’est à une autre façon d’envisager les liens avec l’autre à laquelle j’étais dès lors conviée, toute admirative et enthousiaste que j’étais à l’égard d’Anne-Sophie. Il y avait quelque chose d’un partage si universel d’expériences qui se dégageait du fin fond de nos quotidiens singuliers : là où les libertés ne se comptaient plus, mais se grandissaient mutuellement. De cette logique comptable, je changeais subitement de registre du tout au tout, désormais immergée dans cet univers que Paul Ricœur désigne comme "l’entrée en Ethique" (6). Mails après mails, corrections sur retours de corrections nous avons donc appris à nous connaître tout en renforçant mon projet d’autonomie. Sans doute n’as-tu jamais su combien j’ai pu boire toutes tes paroles Anne-Sophie, combien je me souviens avec une si grande acuité de certains des mots que tu as pu prononcer dans nos précieux échanges, combien j’étais attentive à toutes les informations que tu me donnais.

En perpétuel désenclavement
   

La première étape dans ce projet a été la confrontation à la MDPH. La MDPH, soit la Maison Départementale des Personnes Handicapées, réceptionne et traite au niveau de chaque département français les demandes émanant de personnes en situation de handicap depuis la loi du 11 février 2005 : elle évalue leurs besoins et décide de leur accorder ou non, partiellement ou intégralement, les aides financières correspondantes susceptibles de leur être versées par la suite par le Conseil départemental. C’est un formulaire qu’elle demande de remplir à chaque personne handicapée qui peut solliciter diverses aides comme la Prestation de Compensation du Handicap (PCH)(7), l’Allocation Adulte Handicapé (AAH), l’Allocation d’Education de l’Enfant Handicapé (AEEH), la Reconnaissance Qualité de Travailleur Handicapé (RQTH) (8). Lorsque la personne est susceptible de recevoir la PCH, un "projet de vie" doit être rédigé par la personne pour qu’elle puisse exprimer ses besoins, ses attentes, ses projets. Dans tous les cas, le dossier devra être appuyé par un certificat médical dûment rempli par le médecin de la personne, en l’occurrence ici il s’agissait déjà à l’époque de mon neurologue.
Anne-Sophie avait attiré mon attention sur un point particulier que j’ai si souvent vérifié depuis : la MDPH est écrasée par les demandes qu’elle ne traite pas de ce fait en temps et en heure ; elle m’avait donc suggéré, compte tenu de la situation d’urgence dans laquelle je me trouvais et pour éviter de perdre irrémédiablement mon année universitaire dans l’attente d’un trop long délai de traitement, de déposer ma demande devant le président du Conseil départemental selon la procédure d’urgence prévue par les textes de la récente loi du 11 février 2005.
Dans le même temps, j’avais contacté des médecins dont j’avais parfois obtenu quelques réponses, l’un deux m’ayant notamment redirigée avec bonheur vers une assistante sociale qui m’a également soutenue dans mon parcours. Plusieurs autres personnes, amis ou proches, étaient là pour poster mes courriers, m’aider à organiser un quotidien qui se jouait à Toulon loin de la rentrée universitaire parisienne qui débutait sans moi cette année-là. Je comptais le nombre de jours qui s’ajoutaient à l’échec de ma rentrée, mourant pourtant d’envie de rejoindre mes camarades de promotion. Il m’est quelquefois arrivé, durant le laps de temps nécessaire à obtenir les aides dont j’avais besoin, de devoir retourner à Paris, ce que je ne manquais pas de signaler aux amis proches que j’avais dans la capitale. Ces derniers faisaient chaque fois leur maximum pour m’aider. C’était donc tout un environnement (9) qui s’était spontanément laissé engager dans mon projet. Je suis infiniment reconnaissante à tous ces gestes amicaux qui ont participé de près ou de loin à ce même mouvement dans lequel je m’étais moi-même engagée alors. Parmi ces aides, celle de ma mère a eu plus que toutes sa part de nécessité. C’est elle qui postait au quotidien mes courriers, même en acceptant de ne pas comprendre le cheminement et l’élaboration dont nous nous attachions à réaliser la cohérence avec Anne-Sophie. C’est elle qui s’organisait pour que mon quotidien puisse être acceptable, malgré la difficulté des circonstances du moment. Et c’est surtout elle qui a tout fait pour me donner les moyens de ce que je voulais entreprendre, à savoir mon départ, même si ce projet allait à l’encontre de ses désirs les plus profonds de mère, que l'absence de sa fille inquiétait doublement pour des raisons évidentes de santé. Elle n’a jamais tergiversé : mes aspirations passaient invariablement avant. Est-il besoin de la remercier ici ?
La MDPH a traité relativement rapidement mon dossier mais ne m’a initialement accordé que treize heures sur les vingt-quatre que je demandais et qu’exigeaient les besoins que j’exposais dans mon dossier. La situation durait depuis déjà quelques mois et j’aurais sans doute facilement accepté un tel compromis s’il m’avait permis de poursuivre mes études, or ce n‘était pas le cas. Je ne pouvais en aucun cas prétendre au patient travail intellectuel que je voulais mener dans de telles conditions. Anne-Sophie, quelle chance j’ai eue que tu sois là pour m’encourager à insister, pour accompagner mon désir de m’accrocher de plus belle en réclamant de nouveaux droits à la hauteur de mes besoins. Tout cela se passait pendant que ma rentrée était en train de se dérouler, plus que la rentrée le début voire le premier trimestre universitaire. Et je n’y étais pas. Il m’a fallu toute la pugnacité qu’on imagine pour réengager un combat qu’on aurait trop aisément estimé achevé. Ce premier aboutissement correspondait-il seulement aux exigences que je voulais surmonter dans l’existence ? Devais-je me satisfaire d’une vie qui ne m’aurait pas paru à la hauteur de ce à quoi j’aspirais ?


Faire place à la part des anges
   

Après avoir déposé un recours contre la décision de la MDPH, j’ai reçu un avis de convocation quant à mon passage devant la commission de la CDAPH (Commission des Droits et de l'Autonomie des Personnes Handicapées) de Paris : je pouvais choisir d’y être auditionnée ou non. Toutefois, renoncer à ce droit d’être entendue, c’était déjà lâcher prise sur tout le travail de fond que nous avions entrepris. En prévision de ce jour-là, j’ai donc pris mes billets de train pour Paris où j’ai retrouvé deux amies très chères dont l’une m’a accompagnée devant le jury qui allait m’écouter, mon projet de vie à l’appui car l’élocution commençait déjà à me faire défaut. Cette amie a lu mon texte pour que je puisse répondre aux questions du mieux que je pouvais par la suite. Je suis ressortie de cette audition quelque peu hébétée par cet événement qui m’avait paru si inquisitorial jusque dans son organisation, même si j’ai eu l’occasion d’y retourner les années suivantes, aguerrie d’un esprit plus préparé cette fois. Encore faut-il avoir la possibilité et le cran d’aller défendre ses propres intérêts en temps et en heure. 
    J’ai reçu la réponse à mon recours début décembre 2009 : j’avais finalement obtenu mes vingt-quatre heures d’aide humaine quotidienne. J’ai aussitôt appelé Anne-Sophie pour la mettre au courant : sa réponse si simple "je n’ai rien fait, tout vient de toi" m’a laissée proprement interloquée. Et de se justifier : "Tu en aurais fait tout autant à ma place, non ?". Je t’ai évidemment répondu quelque peu inconsciemment que oui, j’en aurais fait autant, mais je ne mesurais pas alors l’importance que ces quelques paroles n’ont cessé de faire résonner en moi depuis. Traversée d’un esprit désormais plus serein et plus à même d’y voir clair, éloignée d’un immédiat trop troublé, qui m’avait laissée trop abasourdie du haut de mes vingt-six ans pour être sûre que oui, j’aurais rendu la pareille, il me semble bien aujourd’hui que c’est effectivement dans un tel mouvement de transmission que je m’inscris, que je tiens à m’inscrire. Pas parce que je suis redevable, mais pour ce même amour de la liberté qui nous a réunies de façon si circonstancielle et si rapprochée durant ces quelques mois. Ce même élan qui t’a fait dire dernièrement lors d’une conférence, Anne-Sophie, insistant encore d’une même ligne d’humilité alors que tu parlais de ces personnes qui t’avaient aidée à ouvrir ton propre parcours : "Ils m’ont tout appris". Tes manières de vivre, tes habitudes, tu les créais au jour le jour sans compter sur leur apport. Mais la ligne de conduite qu’ils t’avaient donné de par leur expérience de vie ne s’était jamais évanouie de ta route ; comme tu me l’avais dit quelques années après nos premiers échanges, ce qui comptait, ce n’est pas le contenu de ce que faisait untel ou unetelle pour gérer son quotidien en vue de l’imiter, ce qui comptait c’était de respecter la liberté de choix de chaque personne qui ferait au mieux en fonction de sa situation, seule à accéder à l’ensemble des éléments qui permettaient de se décider, experte (10) en cela. A ma manière, j’ai à ouvrir les voies vers lesquelles il me sera possible d’orienter ceux qui suivront ces pistes, ainsi que je le disais récemment à une amie dont le fils encore adolescent est également très dépendant.
Certainement que non, Anne-Sophie, tu n’avais pas conduit les fils de ce projet, tu n’avais pas martelé toi-même la direction d’un parcours qui n’était pas le tien ; tu ne serais pas non plus à mes côtés au quotidien pour m’aider à faire mes propres choix, me sortir de situations parfois relativement périlleuses que convoquerait cette nouvelle situation de grande liberté. Car cette liberté, c’est bien la source d’une angoisse toujours renouvelée, de l’inquiétante incertitude d’avoir toujours à redessiner, à réinventer son propre quotidien avec les moyens du bord. L’amie qui m’avait assistée lors de la commission devant la CDAPH, au vu des difficultés quotidiennes qui continuaient à jalonner mon parcours quant à trouver, à former les personnes dont je dépends dans ma vie de tous les jours, m’a fait un jour cette remarque des plus significatives : "Je croyais qu’une fois les aides accordées, tout deviendrait plus simple…" ; comme moi, elle constatait que ce n’était pas du tout le cas.
Mais cet immense paradoxe n’est contradictoire qu’en apparence ; la richesse d’une ouverture ne vaut que parce qu’elle était précédée d’une réclusion dont il fallait sortir, dont il fallait s’émanciper, tout comme cette dernière en est la condition : c’est justement cette liberté à laquelle j’aspirais et que tu m’as aidée à reconquérir qui nous renvoie à toute notre humanité assumée. Je me mettais à cheminer sur ma propre route.
Mais les premiers pas que je ne cesse de poursuivre encore à présent, tu les avais accompagnés avec une telle grâce, une fidélité si résolue que la confiance en tes pas ne pouvait que renforcer les miens. Une auxiliaire de vie me disait plus tard lorsque j’assistais à un événement heureux de ta vie, la soirée organisée pour fêter l’obtention de ton diplôme d’avocat, qu’en dépit des circonstances hasardeuses que je lui décrivais quant à notre rencontre, nous devions sans doute nous rencontrer, nos caractères résonnaient avec tant de proximité. Sans doute n’avait-elle pas vraiment tort en niant la fortuité de certains des grands événements de nos existences. Ce n’est pas toi qui accompagnais mon quotidien, mais tu y serais désormais présente dans ses moindres recoins, dans ses moindres interstices.
Au-delà d’un simple échange d’astuces pour la vie quotidienne, au-delà d’une simple expérience de "pairémulation" entre deux personnes très dépendantes (11), où l’une donne les informations que la seconde ne fait que recevoir comme un réceptacle, nous nous étions engagées dans une nouvelle façon de nous lier l’une à l’autre ; c’est cela que j’ai appris et que j’ai tâché de poursuivre au mieux, Anne-Sophie. Quel moteur de ne pas se sentir isolée dans ma volonté de vivre : j’avais trouvé le reflet d’autres élans d’émancipation qui avaient fait leurs preuves autour de moi. J’étais certes une vie qui voulait vivre, mais désormais parmi d’autres vies qui voulaient vivre. Tu m’avais rendue ton égale dès nos premiers échanges même si la liberté dont j’allais me saisir en grande partie en suivant tes pas ne cessait de désarmer ; te rappelles-tu quand plusieurs mois après ce combat mené ensemble, tu m’as dit te percevoir toi-même "en situation de survie" ? Aurais-je eu le courage de me lancer dans notre expédition si j’avais pris la mesure de cette inquiétude supplémentaire qui planerait toujours également sur mes propres projets ?
Comme j’ai été heureuse lorsque tu m’as dit toute ta joie à recevoir l’une de mes cartes postales qui commençait par la simple apostrophe si spontanée : "Ma sœur de combat". Cela ne résumait-il pas tout ce geste, tout ce parcours suivi ensemble ? Quel est ce lien des plus insolites qui nous réunit en dépit de nos difficultés respectives à communiquer, Anne-Sophie, entravées par l’immobilité de nos fauteuils à laquelle se joint celle de ton dos et de ta respiration, ainsi que celle de mes difficultés d’élocution toujours grandissantes désormais ? Car cette amitié n’a cessé de grandir en dépit du peu de contacts directs que nous avons pu avoir à certaines périodes. Nous avons partagé bien des épreuves, tristes comme joyeuses, mais qui font sens dans une existence. Ces partages de l’essentiel, j’ose croire qu’il y en aura bien d’autres.

    Les épreuves de la vie ne cesseront sans doute jamais de m’apprendre à être toujours plus attentive à ces bornes du quotidien que nous posons d’avance, et qu’elles ne manquent pas de déjouer bien souvent : dans chaque événement terrible de nos existences se joue en même temps quelque chose d’aussi pénible que de gratifiant, pour peu que nous relevions le défi d’associer nos vies à ces nouvelles adresses de l’existence, de les vivre comme autant d’aventures, d’a-ventures au sens étymologique de ce qui vient à nous. C’est aussi sans doute cela, la "part des anges", la partie d’un alcool qui s’évapore lorsqu’il vieillit, l’infime part qui échappe discrètement à toute mesure. Faire des pronostics sur un événement avant de l’avoir vécu, c’est le mutiler de toute la part des possibles dont il était porteur, et qu’il aurait été à même de nous montrer, de nous enseigner si nous l’avions laissé se déployer. Car sans doute que non, nous n’entrons jamais véritablement en éthique comme l’on pourrait entrer ou sortir d’une place déterminée, ou plutôt nous n’y entrons jamais autrement que métaphoriquement, pour nuancer les propos de Ricœur ; nous sommes déjà de plain-pied dans l’éthique, et seule notre posture dans l’existence est à même de changer notre façon de regarder ce qui est "déjà là" autour de nous, et qui nous échappait alors.
Beaucoup auraient pu prêter à cet événement dramatique de mon existence, au moins dans ses premiers moments, tout l’aspect déplorable de la situation que je viens de décrire. Cet événement m’a toutefois beaucoup enrichie, ne serait-ce que par les rencontres que j’y ai faites (12), les attentions que j’ai pu y noter, les confirmations ou infirmations des priorités de ce à quoi j’aspirais. Dans un registre d’une toute autre gravité, Primo Levi avouait plusieurs années après sa déportation ne pas ressentir le moment sombre qu’il a passé au Lager comme seulement humainement destructeur (13), même s’il s’empresse de concéder que lui a eu la chance de revenir du camp d’Auschwitz. De même, j’émets la réserve que dans ma situation particulière, j’ai eu la chance de trouver des circonstances, des personnes "cheville" – cheville au sens étymologique de clef, la clef qui peut permettre d’ouvrir une porte – qui m’ont permis comme autant d’occasions de sortir d’une situation bloquée où, sans leur aide, je serais restée enlisée, recluse. C’est tout un environnement autour de moi qui a accepté de prendre le risque de s’engager devant ces nouvelles adresses de l’existence.
    Le handicap, la maladie ou bien d’autres contraintes dans nos vies ne devraient jamais constituer qu’une réclusion temporaire dont nous avons en permanence à garder le fil du désenclavement. Aucune de ces prisons, toute moderne soit-elle, ne doit se voir confinée à la stagnation, mais doit bien plutôt laisser à chaque fois la place à un passage vers l’ouverture ; cette ouverture, qui en même temps qu’elle est l’issue de la réclusion, la conditionne, tout comme la réclusion conditionne l’ouverture qui ne prend sens qu’à partir d’elle. C’est donc le mouvement de cet espace restreint vers une liberté qu’il nous faut apprendre à affronter. Et accepter cette liberté, c’est aussi assumer pleinement le vertige qu’elle confère tous les jours à nos vies. Sommes-nous seulement prêts à accueillir une telle liberté ? Ne nous sentirons-nous pas nécessairement dérangés par elle, comme Dostoïevski l’explique dans le chapitre du grand inquisiteur des Frères Karamazov ? (14) Saurons-nous alors soutenir ces contradictions ?
Une lycéenne me demandait récemment quel était mon sentiment quand une nouvelle évolution de ma pathologie contraignait de plus belle mon espace de vie. Cette question à laquelle j’ai tâché de répondre a recueilli toute mon attention : j’ai beau reconstruire à chaque fois l’entièreté de mon univers, si j’ai pu laisser croire que le cheminement qui y conduisait était exempt de souffrances, l’expression m’a manqué. Je vis en tout premier lieu chaque nouvelle dépendance, chaque nouvelle évolution de ma pathologie comme une injure à moi-même, devant laquelle il me faut apprendre toujours plus la patience, toujours plus l’humilité. La perte progressive de mon élocution, tout comme la perte progressive de mon oculomotricité ou autres constituent toujours comme autant d’agressions au parcours standard de la chercheuse que j’aurais pu devenir. Il en va de même maintenant quand je ne peux plus partager un repas ou un simple café avec mes collègues du fait des fausses routes croissantes qui envahissent mon quotidien, quand on sait l’importance de tels contacts collectifs en vue d’enrichir son propre travail. Mais je dois laisser vivre au mieux ces différentes blessures afin de leur permettre de se transformer, de pouvoir créer autant de manières de "faire autrement" qui ne cessent de rendre mon parcours toujours plus singulier. J’ai toujours à dépasser un ancien modèle, certes pertinent dans mon passé, mais qui ne l’est plus désormais. Et il faut respecter le rythme et le temps de ces moments de réclusion et de solitude qui font aussi partie intégrante de la vie, et qui iront spontanément vers l’ouverture si toutes les conditions le leur permettent, mais dans la confiance de leur temps et de leur heure.
Ainsi en va-t-il de cette première forme de réclusion où l’individu ouvre la porte qui le séparait du monde extérieur de ses propres vœux, en utilisant la clef qu’on lui a donnée pour le faire. Mais il est une seconde forme de réclusion, celle d’une clef qui n’est détenue que d’un extérieur dont l’individu est irrémédiablement séparé, sans aucun moyen de sortir de l’espace où on l’a confiné, où on l’a emmuré. C’est à ce genre d’espace, espace de prison, celui-là même qui brise un élan vital, qu’il faut résister lorsque la possibilité s’offre encore. Et la résistance, qu’elle s’adresse à une institution sanitaire, à une institution plus générique, ou même à notre société toute entière, si on considère cette dernière comme une institution gigantesque dont la multiplicité des institutions ne serait que des versions miniatures, prend naissance dans nos quotidiens à chacun comme le dit si justement Alain Chouraqui : "C'est dans l'ordinaire du quotidien que s'enclenche l'extraordinaire du crime de masse". C’est donc parallèlement aussi dans l’ordinaire du quotidien que peut se déjouer l’extraordinaire de cet éventuel crime de masse.
Zénon, chez Yourcenar, finit par comprendre qu’à la question initiale qu’il s’était donné à résoudre dès ses premières années, "qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ?", c’est la question même qui doit bien plutôt être remise en cause dans cet immense vertige de l’existence. Si la première partie de sa vie est recueillie sous le titre de "la vie errante" où il croit encore à l’importance des distances géographiques et de son parcours effectif de mobilité, "la vie immobile" désigne la seconde dans toute l’ampleur de sa signification : là où Zénon devient vraiment un arpenteur, un voyageur, le pèlerin qu’il revendiquait être. Zénon n’y est pas moins actif, loin de là, même s’il est désormais revenu de ne voir dans la vie qu’une juxtaposition de pas. La société de l’Occident renaissant du XVIème siècle où Zénon évolue, n’est-elle pas déjà porteuse de cet écueil de nos temps modernes si propres à générer de nouvelles zones de rupture, même bien camouflées ? Comment alors garder l’amplitude de nous-même à ce seuil de notre époque si ce n’est en résistant à chaque instant dans nos quotidiens les plus banals ?
Je me demandais quelques mois après une conférence où un ancien déporté avait témoigné, ce que pouvait en retirer l’auditoire. Bien sûr, tout le monde est ému, mais comment faire vraiment de cette émotion un enrichissement pour la vie de chacun ? Par rapport à l’épreuve du handicap, j’ai souvent entendu des gens justifier leur "bonne volonté" à l’égard des personnes handicapées en disant qu’ils auraient pu en être, qu’ils en seraient peut-être demain. Et j’y vois comme un grand contre-sens. On ne doit pas se sentir heureux parce qu’on s’aperçoit en contrepoint qu’il y a des gens moins nantis que soi, moins outillés intellectuellement ou physiquement. Les témoignages ne courent-ils pas toujours ce risque de la mésinterprétation ? Le lecteur ne se dirait-il plus inconsciemment "mon Dieu, il faut que j’apprécie la chance que j’ai de ne pas être à cette place" ? Peut-être n’y a-t-il bien plutôt qu’à se laisser émerveiller de voir jusqu’où la vie peut aller en se transformant toujours, en lui faisant l’honneur de se laisser confier à ce même mouvement de l’existence.

 


Notes :
(1)    Le Robert définit le mot "pertuis" comme venant du mot "percer" : ouverture qui permet de retenir l'eau d'une écluse ou de la laisser passer.
(2)     "Autonomie" comme le veut l’étymologie désigne un état où le sujet est à lui-même sa propre loi, sans que l’on puisse se tromper sur la source de cette loi qui n’émane de rien d’autre que du plus profond et du plus singulier de chacun d’entre nous, de ces "assignations" qu’Heidegger décrit avec beaucoup d’élégance dans la Lettre sur l’Humanisme (Vittorio Klostermann, Francfort-sur-le-Main, 1946, traduction Roger Munier) : "C'est seulement en tant que l'homme ek-sistant en direction de la vérité de l'Etre appartient à l'Etre, que de l'Etre lui-même peut venir l'assignation de ces consignes qui deviendront pour l'homme normes et lois. Assigner se dit en grec nemein. Le nomos n'est pas seulement la loi, mais plus originellement l'assignation cachée dans le décret de l'Etre. Cette assignation seule permet d'enjoindre l'homme à l'Etre. Et seule une telle injonction permet de porter et de lier. Autrement toute loi n'est que le produit de la raison humaine." (p.163)
(3)    Par analogie à ce qu’écrit Canguilhem à propos de la guérison qui n’est jamais un retour à "l’innocence biologique" (Le Normal et le Pathologique), aucune expérience de rétablissement d’une situation n’est assimilable à un retour à la norme antérieure : il s’agit toujours d’un dépassement de cette dernière norme, de sa transformation en vue de se donner de nouvelles habitudes de vie au regard des contraintes de l’ensemble de la situation du moment.
(4)    Il s’agissait de la conférence où j’intervenais à propos de "Handicap et variation de l’être-au-monde ; la notion d’affordance", Colloque interdisciplinaire de bioéthique Handicap et vie psychique, Université de Bourgogne, 26 mars 2009, Dijon.
(5)    Est-ce une étonnante coïncidence si c’est grâce à ma tante que j’avais pu aller à ce colloque de deux jours auquel elle m’avait accompagnée ?
(6)     "On entre véritablement en éthique quand, à l'affirmation par soi de la liberté, s'ajoute la volonté que la liberté de l’Autre soit. ‘’Je veux que ta liberté soit.’’ Si le premier acte était un acte d'arrachement, le second est un acte de déliement. Il veut rompre les liens qui enserrent l'autre. Entre ces deux actes, il n'y a aucune préséance, mais une absolue réciprocité." Paul Ricœur, Fondements de l'éthique. Autres Temps. Les cahiers du christianisme social. N°3, 1984, pp. 61-71.
(7)    La PCH s’organise en cinq volets (les aides humaines, techniques, animalières, exceptionnelles et enfin d’aménagement du logement et du véhicule).
(8)    Tous les acronymes dont les sociétés contemporaines se sont mises à tant abuser produisent un éloignement bureaucratique des choses. Mais quand il s’agit d’aide humaine et de handicap, cette dépersonnalisation atteint un niveau de violence plus grand et permet aussi une dilution plus facile des responsabilités.
(9)    Si j’ai avancé que tout un environnement "s’était laissé" engager, l’engagement des proches qui le constituaient n’avait rien de passif, mais était au contraire des plus actifs puisque tous ces proches ont joué une part déterminante dans la réalisation concrète de mon projet.
(10)     Du latin expertus qui a éprouvé, participe passé d'experiri qui signifie celui qui a acquis, par l'usage aussi, non pas une connaissance générale, mais une habileté spéciale.
(11)     Le sens de ce terme définit la transmission de l'expérience par les personnes handicapées autonomes, pour les personnes handicapées en recherche de plus d'autonomie. Le but de la Pairémulation est d'offrir aux personnes le soutien de pairs dont ils ont besoin pour surmonter les obstacles personnels et de mettre en avant leurs possibilités, leurs droits et leurs devoirs. Le simple fait d'obtenir le point de vue d'un pair ayant vécu des expériences analogues aide bien souvent l’individu à modifier sa perception d'un problème.
(12)    Je ne peux manquer d’évoquer le souvenir de Maudy Piot qui nous a quittés en décembre 2017, alors que je rédigeais encore cet article. Maudy présidait l’association FDFA (Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir), qu’elle avait elle-même créée depuis 2003 ; c’est à cette occasion que j’ai eu la chance d’avoir des contacts personnels et même d’avoir rencontré cette militante qui avait tant à cœur la cause du handicap pour laquelle elle a mené un combat exemplaire.
(13)    "J’hésite à le dire car je ne voudrais pas passer pour un cynique, mais lorsqu’il m’arrive aujourd’hui de penser au Lager, je ne ressens aucune émotion violente ou pénible. Au contraire : à ma brève et tragique expérience de déporté s’est superposée celle d’écrivain-témoin, bien plus longue et complexe, et le bilan est nettement positif ; au total, ce passé m’a intérieurement enrichi et affermi." (Primo Levi, Si c’est un homme, pp. 213-214)
(14)    "Tu as accru la liberté humaine au lieu de la confisquer, et tu as ainsi imposé pour toujours à l’être moral les affres de cette liberté." : ainsi s’adresse le grand inquisiteur au Christ revenu au XVIe siècle à Séville pendant l’Inquisition. Ce dernier lui tient un discours en lui expliquant que les hommes n’ont jamais plus repoussé le vertige de la liberté dont ils essaient toujours coûte que coûte de se délivrer.

Références :
Canguilhem G., Le Normal et le Pathologique, Éditions Quadrige Presses universitaires de France, 1999
Chouraqui A., Pour résister, Éditions cherche midi, réalisé sous l’autorité du Conseil Scientifique de la Fondation du Camp des Milles
Dostoïevski F., Les frères Karamazov, le Grand Inquisiteur, Deuxième partie Livre V Chapitre 5, Éditions Folio Paris, 1923
Heidegger M., Lettre sur l’Humanisme, Traduction Roger Munier, Éditions Aubier -Montaigne Paris, 1964
Levi P., Si c’est un Homme, Éditions Pocket La Flèche, 1990
Patocka J., Essais hérétiques, Éditions Verdier poche, Saint-Amand 2007
Ricœur P., "Fondements de l'éthique", Autres Temps, Les cahiers du christianisme social, N°3, 1984. pp. 61-71
Yourcenar M., L’Œuvre au Noir, Éditions Folio, 1976