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Quelle prévention pour le petit d'homme

Une réflexion sur la prévention c'est d'abord une réflexion sur la vie humaine...

Par Marie GARRIGUE-ABGRALL

 

"QUELLE PRÉVENTION POUR LE PETIT D'HOMME ?"

 

 

"Une réflexion sur la prévention c'est d'abord une réflexion sur la vie humaine...

 

 

 

L'auteure :

Marie GARRIGUE-ABGRALL est Docteur en philosophie, chargée de cours à l'Université de Paris Est et formatrice dans les écoles d'EJE, IRTS et à l'Association Pikler Loczy-France. Elle est éducatrice de jeunes enfants depuis 1984 dans diverses institutions et est auteure de Violences en petite enfance, publié chez Erès en 2007.

 



"Quelle prévention pour le petit d'homme ?"




Introduction

Une réflexion sur la prévention c'est d'abord une réflexion sur la vie humaine. Quelles sont les conditions d'une "vie humaine", quels sont les risques qui menacent la vie humaine mais aussi quels sont les risques intéressants à courir dans une vie humaine ? En premier lieu, il s'agit avant tout de préserver l'être des enfants, car comme le dit Aristote "pour les vivants l'être c'est la vie". C'est pourquoi le soin (1) et la protection sont indissociables de la prévention. Depuis le XIXe siècle la famille n'a plus tous les droits sur l'enfant mais la société en cas de défaillance parentale ou de maltraitance est tenue d'intervenir et de protéger l'enfant. En effet, pour les parents, les professionnels de l'enfance dont les pédopsychiatres, et la société dans son ensemble, il est de notre responsabilité de soutenir et de défendre ce sujet en construction qu'est le jeune enfant et sa relation naissante avec ses parents et sa famille. Puis de l'accompagner jusqu'à l'âge adulte.
Cette phrase de Saint-Exupéry  "L'avenir n'est jamais que du présent à mettre en ordre. [...] Tu n'as pas à le prévoir mais à le permettre (2)" nous donne quelques axes de pensée sur ce thème de la prévention. Elle introduit le rapport au temps qui lui est sous-jacent, le rapport sémantique avec des termes qui sont proches comme la prévision, et le rapport à la liberté qui concerne les générations entre elles, l'Etat par rapport au citoyen, les experts vis-à-vis des patients et la liberté des soignants à exercer leur libre-arbitre dans le cadre de leur profession. A tout cela il nous faut aussi considérer les risques liés à l'environnement écologique et l'environnement humain, car tout être humain s'oriente dans l'existence par l'aménagement des interactions mutuelles de son organisme et de son psychisme avec l'extérieur.
S'il y a une nécessité indéniable de la prévention, il y a aussi une vigilance à exercer dans ce qu'elle peut véhiculer comme confusion et danger. Les politiques d'évaluation se répandent dans tous les domaines avec le risque d'une inversion faussée. En effet la transformations d'expériences avérées et quantifiées en courbes statistiques et en classifications ne peut en aucun cas inverser le rapport au temps et faire d'une déduction une prévision certaine (3). Pourquoi y en a-t-il autant ? Que cherche-t-on à prédire ? Les événements les plus simples à accompagner touchant au développement d'un bébé ou aux différentes étapes de l'adolescence sont de plus systématiquement transformés en problèmes et en pathologies. Avec quelle justification ? Nous constatons aussi une évacuation du présent et du sujet au profit de quantifications qui tendent à affirmer avec assurance la certitude et la disparition des risques…. et de la vie ? Une instance étatique pourrait-elle donc tout résoudre comme le disait Toqueville : "… Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire […] que ne peut-il leur ôter le trouble de penser et la peine de vivre ? (4)». Cependant nous le savons tous, le risque zéro n'existe pas pour les vivants. Socrate le disait déjà "Connais-toi toi-même" qui signifie en d'autres termes "Saches que tu es mortel". Vivre c'est courir tous les risques et peut-être les prendre et nous n'échapperons pas à celui de mourir. Cependant ce slogan mensonger du risque zéro a fait déjà beaucoup de dégâts. Nous n'acceptons plus le moindre incident, le moindre accident, les rapports entre familles et professionnels se durcissent et la judiciarisation remplace de plus en plus vite le dialogue, le bon sens et la réflexion partagée. Or il ne peut y avoir de prévention efficace sans confiance et sans alliance.

La prévention et le rapport au temps : la prévention se vit au présent


Saint-Augustin définissait le présent avec trois dimensions : un présent relatif au passé par la mémoire, un présent relatif au présent par la perception, un présent relatif au futur par l'attente. Nous pouvons le décliner aussi en : ce que nous connaissons, ce que nous observons et ce que nous espérons.
Grâce à la psychiatrie de l'enfant et au travail pluridisciplinaire d'équipes spécialisées dans le soin des enfants et de leur familles, et très récemment grâce aux progrès des neuro-sciences, nous avons appris énormément de choses ces dernières années concernant le bébé et l'importance des premières interactions pour son développement physique cognitif et psycho affectif. Nous savons également l'effet désastreux des carences affectives sur le développement de l'enfant et de l'adolescent, et le nombre encore effroyable de décés de très jeunes enfants liés à des maltraitances. De nombreuses équipes ont innové des stratégies diverses de soutien à la parentalité (5) qui ont permis souvent une reprise évolutive de l'enfant et une amélioration de leur relation avec un renforcement de leur attachement réciproque dans une plus grande sécurité affective. Nous savons aussi que le care giver est la personne la plus importante pour le bébé et que les substituts parentaux et tous les professionnels de l'enfance face à des enfants difficiles et perturbés ont besoin de soutien et d'espaces d'élaboration et d'analyse des pratiques pour bien s'en occuper. La prévention primaire consiste à appliquer ce que nous connaissons en matière d'attention et de bonnes conditions d'accueil des enfants et de leurs parents dès le prénatal. Des recherches-actions visant à vérifier leur mise en application et à en mesurer les effets pourraient aider de nombreuses familles et contribuer à valoriser le travail quotidien de tous ceux qui s'occupent des enfants, sans grande reconnaissance, actuellement. A cet égard, le travail dans la période prénatale qui consiste à entourer la mère et à la protéger de stress et émotions négatives violentes tout en lui procurant des repères et aides concrètes pour anticiper l'arrivée de son bébé se sont révélés souvent très bénéfiques.
La périnatalité avec la petite enfance sont des périodes privilégiées pour mettre en place des éléments de prévention. Les pressions que véhiculent notre société sur les enfants en matière d'apprentissages précoces, d'emplois du temps saturés, et de consommation laissent peu d'espace au respect du rythme de l'enfant, contraignant les jeunes enfants à subir le rythme de l'adulte et des discontinuités relationnelles au niveau des soins. Ces pressions se surajoutent parfois à d'autres formes de violences extra ou intra familiales, de carences, négligences ou d'événements ayant une incidence directe sur l'enfant comme la maladie, les deuils, les séparations et les traumatismes et les difficultés psychosociales. La violence a très vite des répercussions sur les conduites et les comportements des enfants, mais aussi sur leur santé physique et psychique et donc sur leur développement, d'où l'importance d'une prévention précoce en ce domaine.
En effet, une des préventions efficaces des troubles du développement du nourrisson et du jeune enfant consiste à agir dès que les troubles apparaissent et quand ils sont encore réversibles. Sur ce point, Mazet et Stoléru (2003) (6)  ont démontré l'utilité de mettre en place des actions préventives très précoces : thérapies, soutien, observation du bébé, consultations, intervention à domicile… Il faut rappeler que ce temps de l'enfance, est un temps incompressible, et qu'il y a, comme l'ont transmis nombre de pédagogues, des besoins spécifiques, des périodes sensibles qu'on ne peut contourner, ni raccourcir, des étapes de maturation dans le développement de l'enfant, qui sont autant de pré-requis conduisant aux étapes suivantes et que l'enfant doit pouvoir vivre pleinement.
Il y a des moments favorables pour créer un attachement suffisamment "sécure", pour pouvoir se séparer de ses parents et les retrouver, et des moments pour certains apprentissages. Tout ce qui va permettre l'attachement entre l'enfant et ses parents est un fondement essentiel de l'inscription de l'enfant dans le monde humain. Ainsi il faut respecter le temps de se connaître et d'établir des liens.
Par ailleurs, beaucoup de parents aujourd'hui, tout en voulant le bien de leurs enfants, agissent à contresens de ce que peuvent réaliser ceux-ci, par ignorance et méconnaissance des besoins et des capacités des tout-petits. Ils entendent aussi des discours surabondants et parfois contradictoires, élitistes, ou consuméristes dans le domaine de la puériculture, véhiculés par les médias qui contribuent à brouiller leurs repères.

Distinctions sémantiques entre prévention, prédiction, prévision, prévoyance et prévenance


La prévention touche à la politique, la santé et l'éducation avec le risque de l'indifférenciation des sphères et des rôles. N'y a-t-il pas une confusion grave entre prévention et prédiction ? De la nécessaire prévoyance à la prévision, il y a une distance. Ne faudrait-il pas plutôt commencer par agir avec prévenance ?
Le mot prévention vient du latin praeventio, qui désigne l'action consistant à devancer, à prévenir un risque, un mal, un danger (7). Pareille définition est négative qui suppose l'existence d'un mal, d'une menace en tout cas. Nous distinguons aussi trois niveaux de prévention : la prévention primaire qui consiste à agir avant qu'un problème ne surgisse, la prévention secondaire qui consiste à repérer et dépister les troubles dès qu'ils apparaissent à les soigner et à empêcher leur aggravation, et la prévention tertiaire qui vise à éviter l'aggravation des difficultés, les rechutes, et qui s'inscrit dans un processus de rééducation et de réinsertion du sujet. Il nous faut faire attention aussi au sens le plus négatif de ce mot qui révèle bien des aspects contemporains et qui nous divise aujourd'hui, il s'agit du sens de partialité (8), que l'on observe dans la défiance visant certaines populations.
Dans notre pays, les moyens de la prévention englobent les outils de la santé, la protection des enfants, leur éducation, la formation des professionnels qui s'en occupent, l'information, le choix éthique qui sous-tend toute action ; mais aussi la répression et les soins. En effet ce terme de prévention recouvre à la fois, l'ensemble de mesures préventives contre certains risques ou dangers, ainsi que l'organisation chargée de les appliquer. Mais dans le domaine qui nous intéresse, c'est-à-dire la prévention dans la périnatalité et dans la petite enfance, ce vocable recouvre également un sens positif, que l'on appelle au Québec "la prévenance".
"la prévenance, c'est une disposition à se montrer prévenant, l'attitude d'une personne qui cherche par ses actions, ses paroles, à prévenir les désirs d'autrui. Elle se rapproche de l'obligeance, l'amabilité, l'attention, la délicatesse, la gâterie, la gentillesse, le soin (9)."
La prévention se situe toujours dans un rapport au temps (10). Elle se vit dans le présent, en vue d'un futur possible et meilleur et en référence à des événements passés, dont on connaît les effets toxiques ou réparateurs. Dans le domaine qui nous concerne, de nombreux thérapeutes d'adultes et d'adolescents ont pu faire remonter l'origine des troubles et des pathologies psychiques de leurs patients à la petite enfance. Serge Lebovici disait à ce propos "On peut prédire le passé". De même, Bertrand Cramer (11) qui travaille depuis longtemps auprès d'enfants en souffrance dit, et nous sommes bien d'accord avec lui, qu'il est bien plus facile de reconstruire l'histoire d'une personne que de prédire son évolution, c'est pourquoi il préfère la notion de risques à celle de prédiction. Cependant, en agissant très tôt, dès la grossesse dans les situations à risques, on peut en limiter certains effets connus. En effet se développer dans un environnement hostile, c'est déjà être dans le pathologique, nous dit Canguilhem. Il faut alors intervenir pour le sujet et pour améliorer son environnement. Mais la prévention se distingue cependant des déterminismes et de toute idée fataliste ou superstitieuse, et en cela elle comporte toujours une part d'inconnu car comme le rappelle Karl Popper :
"On peut étudier ce qui a été, mais ce qui a été est terminé, et à partir de là, nous ne sommes pas en mesure de prévoir quoi que ce soit, de suivre le courant ; nous devons simplement agir et tâcher de rendre les choses meilleures." (12)
Boris Cyrulnik, entre autres, a fait connaître le concept de "résilience", qui prouve que dans certains cas, malgré un contexte et des événements catastrophiques dans l'enfance, des individus peuvent par de bonnes rencontres au cours de leur vie, développer des ressources leur permettant de devenir des adultes équilibrés. C'est pourquoi la prévention n'est pas la prédiction. Les évaluations prédictives, stigmatisantes, se développent et se multiplient. Prévenir, oui ; "prédire et son cortège de maléfices", comme le dit Bernard Golse (13), certainement pas. Prévenir, prédire, prévoir, ces termes sont proches mais le premier concerne ce qui va venir dont on ignore encore au moins partiellement le contenu, mais il s'annonce néfaste, alors que les deux autres sont davantage dans l'affirmation, la certitude ou la croyance. En effet, la prédiction comme la prévision appartiennent à la sphère de la magie, des devins et des prophètes, car prévoir est proche de prédire et renvoie à :
"… l'action de prévoir, la connaissance de l'avenir. Elle se rapporte à la divination, l'intuition, la prescience, la probabilité, la conjecture, la croyance, le pronostic…" (14)
"La prédiction est l'action de prédire et renvoie à la prophétie, à la divination, à la vaticination (prédiction, oracle), au destin."(15)

Nous sommes loin, comme vous le voyez d'une approche "scientifique" avec ces termes. De plus, on a peu de moyens d'agir à partir de prédictions, on ne peut que subir et vivre dans l'attente de ce qui est annoncé que ce soit de bon ou de mauvais augure d'ailleurs, il ne reste qu'à subir le destin. Saint Exupéry nous rappelle que : "Le champ visuel de l'homme est minuscule. Le langage est un instrument imparfait. Les problèmes de la vie font éclater toutes les formules (16)". Nous pouvons donc prévoir ou entrevoir des conséquences directes de négligences ou d'actions défavorables déjà expérimentées et bien connues, et bien sûr il faut tenir compte de l'expérience pour éviter des drames ou des catastrophes qu'il est facile d'anticiper. Mais restons humbles aussi sur nos capacités à penser l'avenir et à le modifier, nous ne sommes pas tout-puissants, et la complexité du monde nous dépasse infiniment.
Si déjà nous appliquions ce que nous savons et ce que nous avons compris des fondements de "la vie bonne" pour les enfants et les adolescents, beaucoup d'entre eux en seraient plus heureux… La prévention primaire est trop souvent bafouée malgré les connaissances des besoins des jeunes enfants, en témoigne ce simple exemple : Il n'y a pas de lits pour tous les enfants de trois ans dans cette classe de maternelle. Il n'y aura donc qu'un temps calme d'une demi-heure. Les besoins élémentaires de sommeil ne sont pas respectés. Les conséquences sont connues : fatigue, difficultés d'attention et d'apprentissages, irritabilité et colère, agressivité et violence, relations perturbées avec les parents en fin de journée, troubles du sommeil la nuit, dans certains cas nécessité de consultations en pédiatrie ou en pédopsychiatrie….
Par ailleurs, il est important pour le fonctionnement de toute société d'avoir une organisation politique. Prévoir l'arrivée d'un enfant, organiser ses conditions d'accueil, de soins et d'éducation avec du personnel formé, relèvent de la responsabilité des adultes d'une société donnée. C'est pourquoi, quand prévoir c'est "envisager des possibilités, et organiser d'avance, décider pour l'avenir en étant prévoyant"(17), on rejoint alors une facette de la prévention et la prévoyance s'articule alors à la prudence, à créer des conditions favorables. La prévoyance (18) s'établit en terme de coûts, de budgets, de crédits et ils sont plus que nécessaires en ce domaine. Au Québec, il était affiché dans le bureau du ministre de la famille : "Il coûte moins cher d'aider un enfant (ou une famille pourrait-on dire) à se construire que de réparer les dysfonctionnements."
Néanmoins, quand la prévention est l'apanage d'un Etat il y a toujours un risque de glissement vers une tentative de prévention «totale" et donc de totalitarisme (19). Cela se traduit aujourd'hui par la recherche du risque zéro, ou alors, par un discours vide, réduit à une rhétorique pour séduire des électeurs mais non suivi des moyens nécessaires à sa réalisation, ou encore, de choix économiques favorisant le marché des psychotropes et de programmes lucratifs d'éducation comportementaliste. C'est pourquoi Hannah Arendt écrivait : "Il n'y a pas de prévention totale."(20)  En effet, une prévention totale, supposerait un système totalitaire qui dénierait toute liberté au nom d'un monde pacifié artificiellement, véhiculant sa propre violence masquée, comme dans Le meilleur des mondes.(21)

Quand la prévention devient violente


Les politiques de prévention s'inscrivent dans des programmes reflétant des choix de notre société. Et cependant, c'est là qu'apparaît un autre point problématique : c'est de constater que la prévention que nous avons toujours défendue jusqu'alors, pouvait elle aussi devenir violente à l'égard de ceux qu'elle est censée aider. En effet, la prévention s'est faite violente dans des domaines qui concernent le handicap, les migrants et la sécurité. Les dangers de la prévention sécuritaire ont déjà été mis en relief par des collègues, distinguant "la prévention sécuritaire" basée sur la discrimination et les risques d'exclusion qui s'en suivent, et "la prévention précoce ou primaire" qui s'applique à soutenir les premiers liens parents-bébé et à créer les conditions d'installation de "la sécurité de base" dont a besoin le tout-petit pour vivre et pour bien grandir(22).  
Au nom de la prévention, qui a vraiment la légitimité d'informatiser le recueil des données concernant les pathologies familiales et les drames propres à l'histoire et à l'intimité des sujets en question ? Ces fichiers informatisés une fois existants, qui pourra garantir leurs bons usages ultérieurs ? De même, la prévention est-elle une justification qui autorise toutes les recherches et questionnaires intrusifs, déstabilisant les familles et les institutions, provoquant des réactions de refus, comme certains l'ont révélé il n'y a pas très longtemps dans les écoles ? Ne faut-il pas interroger l'autorité abusive des "experts" sur les professionnels de terrains qui côtoient les publics concernés ? La non-prise en compte des représentations différentes entraine une incompréhension réciproque associée parfois au sentiment d'être dépossédé et violenté sur son lieu d'exercice, pour les professionnels, ou dans leur fonction parentale pour les parents.
Nous observons aussi qu'une partie de la psychiatrie se désintéresse de la prévention auprès des familles à problèmes multiples, noyées dans leurs difficultés. Ce mépris du psycho-social, jusqu'à présent relayé par l'Etat, était déjà pointé par Myriam David. En revanche tous les psychiatres qui y consacrent leur talent et leur énergie manquent cruellement de moyens, et les listes d'attentes sont beaucoup trop longues pour soulager les crises familiales.
Pourtant aujourd'hui nous savons traiter une grande partie des carences éducatives et de certains troubles psychiatriques même si cela suppose parfois un étayage au long cours. Les médicaments ne peuvent pas remplacer l'éducation et les psychothérapies, même s'ils peuvent dans certains cas y être associés. Par ailleurs, une politique de prévention sécuritaire peut contribuer à évacuer du soin ceux qui en ont besoin, en transformant en délateurs ceux qui sont censés établir la confiance et réinscrire dans la communauté sociale ceux qui n'avaient pas bénéficié des bonnes conditions pour y accéder d'emblée. Tout le monde n'a pas le même lot de vie. Mais il n'y a pas que cette dimension sécuritaire qui est dangereuse, les approches et les recherches intrusives sous couvert de "science" le sont aussi pour la liberté des sujets.
La prévention qui vise à trier voire à éliminer tout ce qui ne serait pas l'enfant parfait  comme les trisomiques, les handicapés, les mal-formés… comporte aussi sa part de danger et un eugénisme qui ne dit pas son nom. De même, la prévention excessive l'hubris, la démesure, n'est plus la prévention et elle véhicule alors sa part de tragique. Par exemple, la multiplication des examens prénataux qui véhiculent des facteurs anxiogènes. La technique déployée pour effectuer les multiples échographies en ce domaine ne peuvent que contribuer à renforcer des terreurs parce que l'on aura vu sur l'image une "anomalie" vite transformée pour les futurs parents en "anormalité" de l'enfant. Ces éléments prédictifs pouvant entraver l'investissement du bébé par la suite. Pays des paradoxes, dans notre pays de nombreuses femmes accouchent encore sans savoir ce qui passe dans leur corps et pour leur bébé, parce que les cours de préparation à l'accouchement se sont réduits comme peau de chagrin. Etrangement, on choisit parfois pour elles la péridurale ou on abuse d'épisiotomie ou de césariennes. La technique pure, si bonne soit-elle, appliquée sans explications et concertation du sujet en cause se transforme alors en violence.

La violence de la démesure(23) et de l'excès


La recherche d'une prévention qui évacuerait tous les risques de maladies et de malformations conduit aujourd'hui à des actions consistant à modifier le génome humain, donc à modifier la nature humaine elle-même. Il s'agit là d'une transgression, vis-à-vis de notre être-tel, de notre héritage d'hommes et de femmes descendants d'autres hommes et femmes. Les finalités de ces modifications ne sont pas toutes très claires, comme on peut déjà l'entrevoir à l'étranger dans les catalogues de donneurs potentiels ou d'enfants à adopter. Certains recherchent l'enfant parfait à leurs yeux, le cerveau le plus performant, les traits les plus purs ou les yeux les plus bleus, l'agilité la plus grande, etc. Toutes les cultures agissent sur le corps humain et le modifient, coiffures, dentition, scarifications, tatouages ou modelages du crâne, épilations et teintures impriment au corps une symbolique et l'appartenance à un groupe ou à une société. Une intervention qui au nom de la prévention agirait en amont de cette mise en forme humaine, dans ce qui la constitue, les gênes, pourrait entraîner des modalités de perception du monde de ces nouveaux êtres, de leurs instruments de régulation interne et externes comme l'immunité, les connections cérébrales, les échanges chimiques, la morphologie, peut-être l'affectivité et les capacités relationnelles, qu'en savons-nous ? Cette prévention si radicale ne semble pas a priori sans danger non plus.
Pour autant il ne faut pas renoncer à la prévention telle qu'elle est partagée encore dans des représentations communes par de nombreux acteurs de santé, du social, et du droit. "Mieux vaut prévenir que guérir" recueille encore bien des accords. La liberté humaine individuelle de chaque sujet peut être entravée de multiples façons et à des degrés bien différents. C'est pourquoi en ce domaine il s'agit bien de choix politique, d'une société donnée. Ces enfants, quel citoyens voulons-nous qu'ils deviennent ? Quelle créativité leur souhaitons-nous ? Quel monde et quels moyens d'agir sur lui leur laisserons-nous ?
Il faut du temps, mais le temps avance inéluctablement et il y a vraiment des périodes sensibles pour certaines acquisitions qui ne le sont plus après. Le temps est court dans ces premières années. Il faut prendre le temps de l'urgence et de la gravité, à temps et sans précipitation. La précipitation est un mal de notre époque habituée à l'immédiateté. Or elle est un obstacle à l'efficacité en obligeant à des retours en arrière coûteux pour mieux appréhender et réévaluer l'état des lieux insuffisamment étudiés avant l'action.
Il faut prendre le temps de convaincre de la nécessité de soins, tout en en donnant en commençant par écouter et dialoguer. Le temps des recherches, des remplissages multiples des grilles d'évaluation ne doit pas se faire au détriment du temps des soins. Les temps du deuil, temps de la douleur, temps des acquisitions, temps de la complicité et temps de la joie, auxquels succèdent le temps des échanges et des transmissions autour des familles, alternent au gré des événements et des capacités à les vivre. Si comme le dit Winnicott, c'est le rôle de la mère de donner le monde à son enfant petit à petit, à la mesure de ses capacités à l'absorber et à le comprendre, les problèmes surgissent quand justement elle ne peut pas elle-même assimiler ce qui lui arrive. Comment accompagner alors son enfant si elle-même n'est pas aidée à élaborer ce déferlement d'émotions ou une sidération liée à des traumatismes ?
D'autre part, il y a risque de violence pour l'enfant, pour ses parents et pour leur relation quand la rencontre ne s'est pas produite au moment de la naissance, qui est son kairos (24) naturel. La séparation entre le bébé et ses parents pour des raisons médicales ou autres va avoir des conséquences. En effet, les enfants qui, dès la naissance sont amenés dans les services de réanimation ou de néonatalogie ou en pouponnière et qui font l'expérience d'une séparation précoce d'avec leurs parents, souffrent d'une absence de continuité avec leur mère. L'absence de ce lien d'attachement avec celle-ci, peut entraîner des troubles du développement du bébé et une perturbation de leurs futurs échanges quand ils se retrouveront. Les parents les plus démunis auront besoin d'être soutenus dans les visites à leur bébé et d'être accompagnés une fois de retour au domicile, pour restaurer ce lien dont ils se sentent coupables de n'avoir pu ou pas su établir et pour éviter leur épuisement pouvant entraîner le rejet de l'enfant. Leur rencontre, différée de quelques heures ou de plusieurs mois, nécessitera beaucoup plus d'attention et d'efforts prolongés de part et d'autres et de soutien. Cela s'inscrit aussi dans une démarche de prévention.
Nous, professionnels, considérés comme experts, devons questionner aussi notre rapport au pouvoir. Il peut être si facile, si tentant et si dangereux de transformer insidieusement nos valeurs en normes ! Parler des connaissances actuelles sur le jeune enfant ne doit pas servir à dénigrer d'emblée des modalités relationnelles parents-enfants différentes de celles que l'on connait. Il est possible de modifier des pratiques néfastes pour le développement de l'enfant sans tout détruire de son environnement. La douceur, le respect et la délicatesse sont requis pour soutenir cette parentalité en cours. L'accès pour les familles à une pluralité de pratiques soignantes (psychanalytiques, éducatives, pédagogiques, pharmacologiques, comportementalistes, issues des neurosciences, et de la compréhension de l'histoire transgénérationnelle) est aussi un gage de démocratie, qui prend en compte la dimension multifactorielle des problèmes ou des pathologies. Et dans les situations les plus graves, le recours à des mesures de placement et d'aménagement du lien peuvent être des leviers importants de la prévention.
Notre temps voit la coexistence d'individus qui ont bénéficié de toute l'élaboration des expériences et des savoirs acquis et transmis au cours des générations et d'autres qui en sont totalement démunis. Ainsi nous sommes confrontés en nous occupant de très jeunes enfants à des aspects effrayants relevant de l'archaïque, ou complexes, riches, subtils et joyeux. Ces rencontres sont des chocs culturels et existentiels qui nous tirent d'un confort trop superficiellement adopté. Seules l'écoute et l'observation du réel, "des choses mêmes" peut nous permettre de nous y ajuster.
Ce qui est intéressant et que souligne Winnicott et que la clinique de l'enfance confirme, c'est que dans la manifestation de ce qu'il appelle "tendance antisociale", l'espoir est sous-entendu et que d'autre part l'environnement est important. A chaque étape, l'enfant redemande des interventions à son égard, c'est pourquoi chaque intervention en ce sens déjoue toute prédiction. Ces actes qui peuvent être des actes de violence ou de destruction sont des élans tardifs, des appels vers autrui pour restaurer l'attention et l'affection. L'enfant est en quête d'un environnement perdu et cela va "du corps de la mère, aux bras de la mère, à la relation parentale, la maison, la famille y compris les cousins et les proches, l'école, la localité avec ses postes de police, le pays avec ses lois (25).» Dans son agitation, qui se manifeste par la quête de l'objet et par la destruction, il est en quête d'une auto guérison, il est actif à la rechercher, c'est pourquoi des réponses adaptées dans ces moments là ont un effet d'apaisement et de restauration du lien vital qui l'unit à ses parents. Mais il reste des enfants qui grandissent dans une indifférence totale qui, si elle n'est pas connue ne peut émouvoir personne, comme ces oubliés dont Buñuel a témoigné dans un film tragique "Los olvidados (26)», et dont les jeunes héros deviennent des criminels.
Un autre aspect inquiétant de l'excès de prévention concerne l'environnement humain, le monde humain (27). La prévention hygiéniste revient en force avec un monde sans risque d'allergie : sans animaux, sans fleurs, sans herbes ou arbres, sans nourriture familiale entachée de suspicion et de dangerosité mais présentée sous vide certifié conforme bien qu'insipide, désaffectée et sans saveur ; un monde sans terre, sans rocher, sans sable, avec des pelouses synthétiques et des sols caoutchoutés. Cet environnement sans risque devient un êthos sans vie. La misère créative, la réduction des expériences est-ce la prévention que nous souhaitons ?  Au nom de la prévention on appauvrit considérablement l'univers sensoriel et le rapport au vivant des enfants, les éléments naturels disparaissent, ils sont remplacés par des jeux plus souvent en plastiques mais labellisés conformes, par des fiches pédagogiques directives venant trop précocement remplacer l'expérience directe et ludique de la confrontation au réel. La diversité du vivant réduite à quelques normes est une catastrophe. La turbulence de l'enfance qui dérange est de moins en moins tolérée et vient alimenter la tentation et le commerce des psychotropes.
La prévention peut-elle se faire toujours sans violence ? Cette recherche montre que non, c'est pourquoi il y a un choix éthique essentiel à redéfinir sans cesse, pour une bonne prévention. Que veut-on vraiment ? Comment le fait-on ? Quelles sont les règles à respecter ? Ce qui nous ramène à Kant et à sa question fondamentale : "Que dois-je faire ?" Il nous donne de plus une clé pour lutter contre la violence : le respect de tout être humain, élément essentiel, fondé sur la raison qui découle de "la loi morale en tout homme". Ce respect nous incite à être attentif au bébé, à sa famille et à son histoire. De là peuvent naître une compréhension et la prise en compte d'une violence qui masque une souffrance ou une peur jamais dites.

Que serait une prévention opportune ?

Cette prévention prévenante se joue dans l'attention et la présence à l'enfant dans les soins quotidiens, et dans le respect de ses parents. Cette relation naissante est fragile, vivante, jamais installée. La délicatesse nécessaire à ce travail va à l'encontre d'une prévention brutale et intrusive. En effet, l'idéal de la prévention, la première étape, consiste comme nous l'avons vu à créer les conditions favorables au développement de l'enfant et à sa bonne santé en relation avec ses parents, les autres et le monde. Nous connaissons déjà beaucoup de choses qui le permettent : la sécurité affective, dans un espace aménagé pour qu'il offre des intérêts à être exploré sans danger, les soins adaptés prodigués dans des relations suffisamment bonnes, et dans la continuité, par les adultes ayant de l'empathie envers les enfants dont ils s'occupent. L'accès au langage, au jeu et aux autres médiations sensorielles qui sont du registre de l'expérience et de la culture sont indispensables à la construction du sujet humain. Les professionnels de l'enfance sont des acteurs porteurs de ces différentes dimensions. Ils peuvent contribuer à développer des échanges respectueux, le partage de l'émerveillement et de la joie des enfants avec les parents, dans une relation asymétrique, qui exclut la rivalité et crée ainsi une enveloppe de sécurité affective autour de l'enfant. Cela se construit dans les moments de rencontres avec les parents et dans les temps institutionnels indispensables d'élaboration et d'échanges entre professionnels, dans tout lieu qui accueille des enfants.
Peut être que nous pouvons anticiper, désirer l'accueil d'enfants qui puissent devenir des sujets libres et pour cela aider leur entourage quand toutes les conditions de cet accueil ne sont pas réunies, et cela dès le prénatal. C'est cette prévention qui me paraît "prévenante" et de plus, éthique.
 "A chaque fois qu'un enfant devient objet et non pas sujet en devenir et que ses besoins ne sont pas reconnus ou reçoivent des réponses discordantes ou paradoxales sa santé psychique et sa santé physique sont en danger."(28)
Nous avons longuement abordé le rapport au temps de la prévention et l'importance d'accueillir et de s'occuper des choses au bon moment au moment propice, (kairos), avant les problèmes, ou au moment  où ils apparaissent et avant qu'ils s'installent dans la durée. Mais prévenir, c'est aussi "venir près", être proche, cela signifie que cette prévention opportune se joue dans l'attention et la présence à l'enfant dans les soins quotidiens, et dans le respect de ses parents, d'où la proximité nécessaire des acteurs psycho-médico-sociaux. Les outils de prévention sont avant tout nos connaissances actuelles pour un bon développement physique psychique et affectif des enfants, ensuite l'observation directe, la phénoménologie. Ce sont des outils partageables entre professionnels de terrain chercheurs et cliniciens qui peuvent être mutualisés au profit des familles. La formation des professionnels de l'enfance et des actions de co-éducation avec les parents devrait inclure ces différentes dimensions.
Il nous faut aussi, pouvoir aborder chaque situation unique et singulière avec un regard neuf. Car le présent est toujours neuf, il contient toujours une part d'imprévisibilité et de créativité. Le paradoxe c'est d'inventer la prévention sans cesse. L'enfant du fait de son commencement, bouscule autour de lui les phénomènes ambiants, il vient "changer le monde" nous dit Hannah Arendt et solliciter notre créativité pour chercher ensemble une issue à la violence qui ne soit pas destructrice. Sur ce point, nous sommes amenés à chercher pourquoi l'arrivée de tel ou tel enfant provoque parfois tant de turbulences. L'enfant alerte, et nous guide, il ne va pas mal sans raison et il nous aide aussi car, il apporte avec lui quelque chose de nouveau, une énergie fraîche, créatrice, mobilisatrice, prête le plus souvent à reprendre le cours d'une évolution positive. "Il ne fait aucun doute que tout homme, en vertu de sa naissance, est un nouveau commencement, et son pouvoir de commencer peut très bien correspondre de ce fait à la condition humaine. […]"(29) H. Arendt souligne la force profonde qu'apporte chaque naissance. C'est ce qui sauve l'homme de la morbidité et de la dépression et de tout le cortège d'actes de destruction, sabotage et sentiment d'impuissance, ou ennui et apitoiement sur soi-même. L'enfant bouscule, oblige au changement, et du coup à la création.

"La vie de l'homme se précipitant vers la mort entraînerait inévitablement à la ruine, à la destruction, tout ce qui est humain, n'était la faculté d'interrompre ce cours et de commencer du neuf, faculté qui est inhérente à l'action comme pour rappeler constamment que les hommes, bien qu'ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir, mais pour innover… l'action paraît un miracle." (30)
Mais pour que ce miracle puisse avoir lieu encore faut-il qu'il y ait les conditions nécessaires à sa réalisation et ensuite à son épanouissement. Cela va commencer avec les capacités d'accueil de ceux qui l'entourent quand il se prépare à naître, puis quand il vient au monde. Dans l'idée de prévention il nous faut donc intégrer l'idée d'intervention précoce. Mais celle-ci, pour être ajustée au plus près de chaque situation singulière devrait prendre la forme d'un accompagnement souple et modulable, être contingente et prudente au sens aristotélicien du terme.

Une prévention qui préserverait la liberté est-elle possible ?

Être libre c'est se choisir, disait Sartre : "Ainsi la liberté n'est pas un être, elle est l'être de l'homme, c'est-à-dire son néant d'être." (31)
Il est vrai qu'entre intérêt individuel et collectif l'être humain est souvent en conflit. Les enjeux de la prévention viennent questionner la liberté individuelle et l'emprise sur autrui, le désir pour soi et le désir pour l'autre, la protection de l'ensemble social et la protection du sujet singulier (32). Kant, avec le concept de "l'insociable sociabilité", décrit le besoin de l'homme d'être en société et une fois qu'il y est d'aspirer à la solitude et Freud souligne que la civilisation s'édifie sur la contrainte et le renoncement aux instincts. La recherche d'une conciliation entre individu et société est pourtant possible, l'épanouissement d'un individu au sein d'une collectivité cela existe, même s'il y a des périodes de conflits inévitables. S'il y a trop d'écart entre les aspirations personnelles et l'institution c'est impossible. C'est peut-être là que se situe le rapport à l'autorité qui est un élément de la prévention envers les jeunes générations. Entre autoritarisme et laxisme une mutualité existe. Arendt rappelle l'importance capitale de l'autorité légitime associée à la justice pour endiguer la violence.
Il n'y a pas de liberté sans responsabilité. Dans le domaine de la prévention de quelle liberté est-il question et la liberté de qui ? La problématique de la liberté est déterminante pour la constitution du sujet. Pour être libre il faut accéder à son humanité. Le barbare c'est celui qui ne reconnait pas son humanité, c'est souvent celui qui n'y a pas eu accès. Le processus de l'éducation, de la paideia grecque qui consiste à faire passer un enfant au stade de l'homme fait, est un processus qui introduit la culture, des valeurs éducatives, morales et citoyennes. "L'homme n'est homme que par l'éducation" disait aussi Kant. Hannah Arendt quant à elle pose la question de l'éducation comme paradigme pour l'avenir : "C'est également avec l'éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d'entreprendre quelque chose que nous n'avions pas prévu, mais les préparer à l'avance à la tache de renouveler un monde commun (33)"

La naissance psychique a à voir avec la naissance du sujet qui passe pour cela par la reconnaissance d'autrui. La périnatalité et la petite enfance sont des périodes privilégiées pour accompagner et soutenir ce processus. Il y a une profonde nécessité de travailler ensemble en réseau ou en équipes pluridisciplinaire (médico-psycho-socio-éducatives) pour une synergie d'attention et de compétences autour de l'enfant et sa famille.
La maladie contemporaine qu'est la manie des classifications prive de liberté les praticiens de l'enfance et de l'adolescence. Bien sûr des évaluations sont nécessaires, pour définir des directions, des lignes de conduite et effectuer des réajustements vis-à-vis des populations concernées. Elles ne doivent pas prendre toute la place, les soins relevant de la prévention primaire secondaire et tertiaire sont indispensables à la population et aux acteurs de soin. Se sentir compétent, pouvoir exercer son métier, ce pour quoi nous avons choisi de nous occuper de bébés, d'enfants ou d'adolescents fait partie intégrante de notre liberté. Nous ne pouvons être réduits à de simples exécutants de protocoles dictés par d'autres. Nos compétences ne se réduisent pas à dépister et compter des symptômes. Actuellement une immense souffrance touche tous les acteurs du soin. Il n'y a plus assez de place pour le soin dans les politiques actuelles. On s'efforce de faire disparaître les causes des maladies, confondues avec des déviances en traquant les moindres risques inhérents pourtant à la vie. Nous oublions que pendant ce temps des familles vivent et ont besoin d'aide pour ne pas souffrir davantage ou aggraver leur état.
Ceux qui travaillent avec les enfants et avec la jeunesse ont du plaisir et de la joie à côtoyer et à échanger avec ce public. Si l'enfant devient un problème, et se réduit à n'être qu'un problème ou un préjudice, l'avenir se présente mal. Permettre aux acteurs du soin d'agir dans leur domaine de compétence. Reconnaître leur valeur humaine et sociale. Laisser du jeu pour qu'il puissent exercer leur libre-arbitre (34), leur capacité de choix. Sans une certaine stabilité et permanence des personnes, il ne peut y avoir de réel travail d'équipe. Il faut du temps pour se connaître, pour partager des représentations sur lesquelles s'accorder, participer à des processus de soin. Or face à la souffrance, face à la pathologie, face à la maltraitance, il est indispensable d'être plusieurs, d'être soudés, de réfléchir ensemble pour contenir et accompagner les patients dans un processus de guérison ou d'amélioration de leur état. La diversité pour penser et agir est un moteur de la démocratie, la discussion et les échanges, la délibération sont des outils de l'éthique et doivent aussi être ceux d'une prévention toujours à redéfinir. Pour cela nous devons tolérer la co-existence de pratiques diverses en matière d'éducation, de parentalité, de modèles thérapeutiques, de choix de modes de vie en maintenant un dialogue et des discussions, traquer l'ignorance toujours et partout car elle reste l'une des premières sources de carences et de malheurs. (c'est vrai encore aujourd'hui pour la maltraitance). Nous avons à préserver l'intégrité physique et psychique de l'enfant et à lui donner les moyens d'accéder à sa liberté et pour cela lui offrir des chances d'interactions, de rencontres qui puissent infléchir des destins mal engagés, par notre présence, notre attention, notre désir pour un avenir heureux.

(1)    Soin, en anglais care, prendre soin c'est entretenir la vie.
(2)    Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle, éd. Gallimard, coll. NRF, 1948, chap. LVI, p. 167
(3)    Antoine de Saint Exupéry, Un sens à la vie, Gallimard ; 1956, p. 257-259.
(4)    Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1840, Gallimard, coll. Folio histoire, 1961,t.II, IV ème partie, chap. 6, p. 434.
(5)    Maisons vertes, lieux d'accueil parents-enfants, maison des adolescents, écoutes téléphoniques soins gratuits, accueils d'urgence, VAD, etc.

(6)    Philippe Mazet et S. Stoléru, Psychopathologie du nourrisson et du jeune enfant, Développement et interactions précoces, 3ème éd., coll. "les âges de la vie", Masson, Paris, 2003.
(7)    Cf. Le Dictionnaire Le Petit Larousse illustré, 1994.
(8)     "Prévention : partialité, opinion antérieure à tout examen, qui a donné parti-pris, préjugé, (voir défiance), sentiment irraisonné d'attirance ou de répulsion,[…] la prévention pour un prévenu : le temps qu'une personne passe en prison entre son arrestation et son jugement." Le Robert Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, t. 5, 1978, p. 453
(9)    Le Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, t. 5, Paris, 1978. "Prévenir",  " prévention", "prévoir", " prédire", " prévenance", pp. 452-454.
(10)    Marie Garrigue Abgrall, Violences en petite enfance, Pour une prévention opportune, coll. 1001 bb, érès, Ramonville-Saint-Agne, 2007.
(11)    Bertrand Cramer, Que deviennent nos bébés ?, Editions Odile Jacob, 1999.
(12)    Karl Popper, La leçon de ce siècle, trad. J. Henry et Cl. Orsoni, 10/18 coll. "Bibliothèques", 1993, pp. 82-83.
(13)    Bernard Golse, pédopsychiatre, intervention à la journée sur la parentalité, Paris, Hôtel de Ville, 18 mars 2005.
(14)    Le Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, t. 5, Paris, 1978, op. cit.
(15)     "Prédiction", idem, p. 409.
(16)    Antoine de Saint-Exupéry, "Lettre aux français", Un sens à la vie, Paris Gallimard, p. 211
(17)     "Prévoir", Le Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française,
(18)     "La prévoyance est l'attitude de celui qui prend des dispositions, les précautions nécessaires pour faire face à telle ou telle situation qu'il prévoit, qui est prévoyant. Cela renvoie à la prudence, à l'épargne". op. cit.
(19)    Conférence de Mr Porge, psychiatre, psychanalyste, dans le cadre des  Masters de philosophie pratique, Université de Paris est, 11 mai 2005.
(20)    Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Agora Pocket, Paris, Calmann-Lévy, 2003.
(21)    Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, Le Livre de Poche.
(22)    Bulletin de la fédération nationale des Educateurs de Jeunes Enfants, n° 67- avril 2004.
Catherine PONS, EJE et responsable du département Petite Enfance d'un Institut de formation de travailleurs sociaux à Paris. "A propos de l'avant projet de loi sur la prévention de la délinquance"
"…la prévention, appelée précoce ou primaire, s'attache à l'accompagnement et au soutien bienveillant et sécurisant des tous premiers liens qui participent au fondement de la relation entre un tout petit qui vient de naître et sa mère, son père, sa famille…[…] Parfois il ne faut pas grand chose pour qu'un parent reste soutenant pour son enfant… Cette prévention-là devrait s'imposer, dans les objectifs nationaux, bien en amont de la-dite délinquance. Car c'est la solitude qu'il faut combattre, en favorisant le maintien des familles dans les maternités, en accentuant les propositions de visites à domicile, en multipliant l'offre de lieux parents-enfants, de halte-garderie, en favorisant l'accès aux espaces d'écoute et de paroles, en créant des services spécialisés d'accompagnement à la restauration du lien comme les maternologies…"
(23)    La démesure, l'hubris, l'orgueil, était considérée par les Grecs de l'antiquité comme l'un des plus grands fléaux humains.
(24)    Kairos, terme grec qui signifie le moment propice.
(25)    Donald Winnicott, La tendance antisociale, De la pédiatrie à la psychanalyse, 1956, Paris, Payot, 1969 pour la version française, pp. 292-302.
(26)    Luis Buñuel, Los olvidados, "les oubliés", Titre français "pitié pour eux", film en DVD, réédition FSF, 2001.
(27)    Le séjour de l'homme, le monde humain est appelé êthos par les Grecs, il est à l'origine du mot "éthique".
(28)    Christian Besnard, psychologue, Journal international de victimologie, Année 2, n° 1, octobre 2003, JIDV.com
(29)    Hannah Arendt, La vie de l'esprit, PUF, Quadrige, 2005, p. 285.
(30)    Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Agora pocket, Calmann-Lévy, 1983, p. 312-314.
(31)    Sartre, L'être et le néant, 1943, Gallimard, coll. "Tel", 1994, p.495.
(32)    Philippe Lecorps, psychologue enseignant, ENSP.
(33)    Hannah Arendt, La crise de la culture, Folio, 1991, p. 250-252.
(34)    Libre-arbitre : l'indétermination de la volonté face à un choix. Le libre-arbitre c'est d'être conscient d'agir à sa guise et de choisir en toute indépendance le meilleur comme le pire.