par Gaël BERTHIER
Docteur en philosophie morale et politique de l’université Gustave Eiffel, les recherches de Gaël Berthier portent sur une approche contemporaine de l’éthique des vertus et la réalisation de la forme de vie démocratique. Ainsi, il conçoit l’autonomie comme une vertu et analyse ce que cela implique comme rapport à soi-même et aux autres.
Article référencé comme suit :
Berthier, G. (2024) « Pour une autonomie humaine fondée sur la vulnérabilité et la délibération » in Ethique. La vie en question, sept. 2024.
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Résumé :
La vulnérabilité inhérente à la condition humaine implique que notre bien ne peut pas être fixé à l’avance. Tout comme nous évoluons et nous nous transformons en fonction de nos expériences, notre bien est en devenir et dépend de circonstances hors de notre volonté. Saisir notre bien dans un contexte qui change tout en évoluant nous-mêmes implique alors le développement d’une certaine sagesse pratique. Une conception aristotélicienne, reconnaissant la vulnérabilité de l'individu, implique que l’autonomie de l’individu évolue et qu’elle est dépendante de circonstances indépendantes de sa volonté. La sagesse pratique, inhérente à l’autonomie, conduit à délibérer en n’accordant pas systématiquement une priorité à la justice, mais plutôt à pondérer tous les éléments essentiels et choisir ce qui importe le plus en tenant compte de ce que l’on devient. Il ne s'agit alors pas de calculer excessivement les conséquences de nos actes sans laisser aucune place à la spontanéité, mais de trouver un juste milieu entre la planification démesurée de son existence et le fait de se laisser complètement aller à ses désirs présents.
L’autonomie kantienne et son dévoiement néolibéral
Dans notre démocratie libérale, l’autonomie de l’individu est souvent associée à un idéal d’autodétermination et d’autosuffisance. Si on en revient à l’étymologie du mot, il est composé d’autos qui signifie « soi-même » et de nomos qui signifie « loi ». L'autonomie consiste donc à se donner ses propres lois. Cette notion moderne qui est au fondement de toute démocratie libérale trouve l'une de ses sources dans la philosophie des Lumières. Selon Kant, l'autonomie s'oppose à l'hétéronomie. Elle coïncide avec la raison et permet de s'émanciper de la tradition, de la religion et de toutes les autorités extérieures à soi qui s'imposent et dirigent notre vie, autrement dit, de ce qui nous rend hétéronomes. L'autonomie représente ainsi une libération par la raison de tout ce qui nous détermine. Aussi, pour le philosophe allemand, il peut y avoir hétéronomie alors même qu’un choix rationnel est adopté par l’agent (1). En effet, il y a hétéronomie quand la volonté est déterminée de manière arbitraire, c’est-à-dire, en ne se soumettant pas à l’exigence de l’universalisation. Il s’agit alors d’aller contre la nature en soi, c’est-à-dire contre l’inclination qui se traduit par le désir et la passion (2). Le sujet fait alors preuve de liberté en agissant au-delà de ses inclinations sensibles ou de l’arbitraire de ses désirs tout en accomplissant son devoir. En faisant un usage adéquat de la raison, on se libère, on sort de la minorité et on dirige sa vie moralement.
Dans la société néolibérale où la rationalité économique s’est étendue partout et les conditions sociales sont de plus en plus menacées, cet idéal d’autonomie a été dévoyé. Aujourd’hui, être autonome correspond au fait d’être « entrepreneur de soi-même », c’est-à-dire que l’individu est perçu comme un entrepreneur qui poursuit des finalités privées. Cet individu crée alors ou saisit des opportunités afin de faire du profit dans un contexte de compétition permanente (3). Ainsi, cette « petite entreprise » qui poursuit ses objectifs en gérant son comportement, ses émotions, ses compétences pour être le plus efficace possible et en s’autoévaluant continuellement est aussi responsable de ses échecs.
Les insuffisances de l’autonomie kantienne
Nous pourrions alors répondre qu’il suffit de revenir à la conception originelle de l’autonomie qui a été contaminée par le néolibéralisme. Cependant, il ne suffit pas d’un « retour » à la conception kantienne de l’autonomie pour répondre à cette dérive. En effet, la conception kantienne peut être critiquée pour au moins deux raisons. D'une part, son manque de prise en compte de la vulnérabilité humaine correspondant au fait que nous sommes dépendants de la corporéité, des autres et de notre environnement implique que l’idéal d’autodétermination kantien se fondant sur un sujet isolé et une raison toute puissante est irréaliste. D'autre part, son manque de considération pour l'individualité et le fait que nous avons des désirs qui nous sont propres ne le rendent pas réellement désirable. Comme Martha Nussbaum le souligne, « le kantien pense qu’il faut tracer une distinction nette entre la valeur morale et tout autre genre de valeur et que la valeur morale a une importance plus grande que n’importe quelle autre » (4). Certes, la distinction entre les désirs et la volonté morale protège l'autodétermination des désirs égoïstes, mais cela ne permet pas de concevoir que les désirs peuvent être plus que des désirs égoïstes et néfastes, mais peuvent, au contraire, déterminer ce qui est important dans la vie d'un individu.
Aussi, s’il importe de renoncer à cette conception de l’autonomie où l’individu est capable de se déterminer seul grâce à une raison invulnérable, cela ne signifie pas qu’il faut renoncer au concept d’autonomie. En effet, ce dernier reste central dans les démocraties libérales et il est nécessaire pour concevoir le fait de mener une vie en accord avec des valeurs qui comptent pour nous sans que nous soyons soumis à des forces extérieures qui nous aliènent ou nous rendent conformistes. Au contraire, l’abandonner revient à laisser la place à la conception appauvrie du néolibéralisme. Ainsi, il est nécessaire de concevoir une conception réaliste de l’autonomie en l’articulant avec la catégorie de vulnérabilité et le fait que nous avons des désirs propres qui sont susceptibles d’évoluer.
Une autonomie qui n’est que possible
Si la condition humaine est intrinsèquement vulnérable, pour être plausible, l’idéal d’autonomie doit prendre en compte ce qui fait de nous des êtres humains, c’est-à-dire notre capacité à raisonner, mais aussi notre dépendance au corps, aux autres, à notre environnement, et aux aléas de la fortune. Comment pouvons-nous alors articuler l’autonomie de l’individu avec la catégorie de vulnérabilité ?
Pour pouvoir être satisfait de son existence et se réaliser, tout individu doit pouvoir exercer son autonomie, c’est-à-dire avoir la possibilité de faire des choix éclairés et d’agir en accord avec ce qui compte pour lui. Cependant, la conception kantienne rationaliste et atomiste de l’individu implique que c’est un individu sans appartenances et dépendances qui se réalise. Comme le montre Martha Nussbaum, cette conception kantienne de la personne s’appuie sur une « scission » entre humanité et animalité où c’est la rationalité qui rend possible la soumission à la loi morale et qui donne sa dignité à l’homme. Or, en ne fondant l’autonomie que sur la raison, elle est en soi immuable, non soumise au temps, invulnérable. Ainsi, non seulement il s’agit d’un individu non situé qui ne peut pas exister, mais elle implique aussi de ne pas intégrer notre dimension corporelle impliquant la maladie, le vieillissement et les accidents, car ce qui nous rend digne de respect, la raison, est autosuffisant (5). En opposition à un individu « désincarné », il s’agit alors de concevoir l’autonomie à partir d’un individu intrinsèquement vulnérable, c’est-à-dire corporel, social et qui reste toujours dépendant d’autrui et de son environnement pour se réaliser.
Contrairement à la version kantienne de l’individu, la théorie aristotélicienne intègre la vulnérabilité dans la conception de l’individu. Il s’agit alors de concevoir l’autonomie à partir d’un être vulnérable qui est un mélange de rationalité et d’animalité (6). L’autonomie est alors soumise au temps, dépendante de facteurs extérieurs et n’est possible que dans une certaine mesure. En effet, comme nous sommes des êtres corporels soumis aux maladies et aux accidents, nous avons besoin des autres pour nous soutenir. De même, en tant qu’êtres sociaux, le développement et le maintien de notre psychisme et de notre intégrité émotionnelle ont besoin de relations interpersonnelles réussies (7). Même notre capacité à raisonner évolue dans le temps, un bébé ou une personne sénile n’ont pas encore ou plus la pleine possession de cette capacité. On comprend alors que l’autonomie n’est que possible et qu’elle a besoin des autres et même d’une structure politique assurant les conditions d’une vie digne pour être maintenue.
Dans un autre registre, nous sommes aussi vulnérables parce que nous sommes dépendants de circonstances indépendantes de notre volonté. Comme le souligne Bernard Williams, les êtres humains sont tout d’abord vulnérables aux aléas de la fortune entendue comme « l’événement qui échappe au contrôle de l’agent, mais qui a néanmoins une influence sur ses projets et une signification pour sa vie » (8). En puisant dans la tragédie grecque, Martha Nussbaum illustre cette vulnérabilité. En effet, des conflits moraux peuvent surgir dans la vie humaine et montrent que peu importe ce qui est choisi, il y aura nécessairement un mal qui sera fait. Loin d’un manque de cohérence ou de primitivité morale (9), la tragédie grecque expose des situations qui démontrent la vulnérabilité humaine.
Bien qu’Agamemnon doive faire la guerre de Troie pour obéir pieusement à Zeus afin de réparer l’affront qui a été fait à son frère, la déesse Artémis l’oblige à sacrifier sa fille Iphigénie pour que sa flotte puisse sortir du port. S’il ne s’exécute pas non seulement, il n’obéit pas au dieu des dieux, mais aussi, tous les membres de son expédition mourront de faim. Ainsi, « un seul choix, nous semble-t-il, celui de sacrifier sa fille Iphigénie, est clairement préférable, en raison à la fois des conséquences et de l’impiété que l’autre choix implique » (10). Agamemnon est alors face à un choix tragique où il sera nécessairement coupable du mal qu’il va produire, car il doit sacrifier sa fille. Cependant, alors qu’il souffre de ce dilemme au début, il arrange au fur et à mesure ses sentiments et se transforme « en collaborateur ». Il coopère avec la nécessité et sacrifie sa fille non consentante d’une manière ignoble, comme la mise à l’abattoir d’un animal qu’on tue pour manger. Pire, il s’enthousiasme même de cette décision, car il agit pieusement. En somme, il agit sans regret et n’éprouve pas de remords (11). On comprend alors qu’Agamemnon commet deux fautes morales, car, bien qu’il n’en ait pas le choix, non seulement il tue sa fille, mais aussi par la manière de le faire, en voulant échapper au tragique et ainsi en n’éprouvant pas les sentiments adéquats liés à la situation.
Cet exemple montre que vouloir échapper aux dilemmes moraux en agissant selon une seule perspective ne satisfait pas la pleine compréhension des situations morales. Le tragique fait partie de l’existence humaine et nous pouvons être confrontés à des situations où aucun choix n’est un bon choix. Nous remarquons alors d’une part, qu’un agent moral peut être pris dans des conflits moraux où il n’y a pas de réelle bonne solution et d’autre part, à quel point il peut être difficile d’agir justement en prenant en compte toutes les composantes importantes de la situation. Martha Nussbaum propose alors une description du bon agent moral :
Finalement, le bon agent éprouvera aussi et manifestera les sentiments appropriés à la personne de bon caractère prise dans une telle situation. Pour lui, la décision ne sera pas une permission accordée aux sentiments d’autosatisfaction, encore moins aux sentiments d’enthousiasme sans rapport avec l’acte choisi. Il montrera dans son comportement émotif, et aussi sentira vraiment que c’est un acte profondément répugnant pour lui et pour son caractère […]. Et après l’action, il se souviendra, regrettera et, si possible, réparera. Son émotion, de plus, ne sera pas simplement du regret, qui pourrait être ressenti et exprimé par un spectateur non impliqué et qui ne demande qu’il ait lui-même mal agi. Ce sera une émotion plus proche du remords, étroitement liée à la reconnaissance du mal commis par lui, en tant qu’agent, bien que malgré lui (12).
La tragédie grecque peut évidemment nous sembler loin de nous. Cependant, plus simplement, comme le souligne Nathalie Maillard, « certaines formes de vie [ou valeurs] sont incompatibles entre elles » (13). Il peut nous arriver de devoir privilégier un aspect de notre vie au détriment d’un autre qui compte aussi. Par exemple, on peut vouloir des enfants à un moment inconciliable avec d’autres composantes importantes de son existence comme le soin à apporter à une personne dépendante de nous ou l’avancement de sa carrière. Ainsi, devenir autonome ne peut pas consister à vouloir tendre vers un idéal de tranquillité où rien ne viendrait nous perturber grâce à une rationalité parfaite qui nous mettrait à l’abri de tout événement.
Par ailleurs, si la reconnaissance de notre vulnérabilité nous éloigne de la conception kantienne de l’autonomie, comme nous l’avons déjà souligné, cette dernière implique de pouvoir choisir et donc délibérer. Comme Nussbaum le souligne, « Nous sommes capables de délibérer et de choisir, d’élaborer un plan et d’ordonner des fins, de décider activement quelle chose a de la valeur et combien elle en a » (14) et ainsi ne pas être complètement soumis à n’importe quel désir. Cette phronèsis ou sagesse pratique permet alors de délibérer sur les moyens et fins de l’action. Comment alors concevoir cette capacité délibérative liée à l’autonomie sans retomber dans les apories d’un individu qui s’autodéterminerait parfaitement rationnellement ?
Bien délibérer quand on est un sujet vulnérable
Aristote écrivait que la sagesse pratique implique de délibérer sur ce qui comporte de l’incertitude et qu’elle n’est pas une simple aptitude intellectuelle, mais qu’elle est liée au fait de mener une vie bonne. Autrement dit, elle implique un « désir droit » qui ne va pas à l’encontre de la morale (15). Quelle est alors la nature de cette bonne délibération faisant intervenir la sagesse pratique ?
Comme nous l’avons vu, nous sommes vulnérables moralement et bien délibérer ne signifie pas qu’il y a nécessairement un seul choix qui est le bon. Aussi, Philippa Foot, théoricienne de la vertu néoaristotélicienne, souligne que si les raisons d’agir liées à autrui sont essentielles, elles ne sont pas nécessairement supérieures aux intérêts personnels. Pour prendre des décisions et agir de manière juste, il est nécessaire de prendre en considération tous les éléments pertinents et de les pondérer (16). En d'autres termes, il s'agit de prendre une décision et d'agir en tenant compte de toutes les considérations pertinentes, il s’agit d’agir « tout bien considéré ». Selon la valeur relative des raisons en jeu, il peut être tout aussi irrationnel de ne pas tenir compte de certaines raisons morales que d'ignorer ses intérêts personnels. Elle souligne alors que le conformisme ou l’abnégation volontaire peuvent ruiner sa propre existence. Bien entendu, cela ne signifie pas que les raisons liées à autrui sont une « option », car on ne verrait pas pourquoi on ne privilégierait pas que ses intérêts. Il est donc nécessaire de considérer les raisons liées à autrui, mais il peut être irrationnel de toujours les privilégier.
Bernard Williams permet d’approfondir la nature de cette délibération en développant les notions de « nécessité pratique » et « d’intégrité ». En effet, un certain rapport à soi est nécessaire pour ne pas être aliéné et mener une vie en fonction de ce l’on estime important. La nécessité pratique est alors une source d’obligation pour l’agent qui découle non pas de la seule morale, mais de son identité (17). Autrement dit, les projets personnels, les engagements qui fondent l’identité d’une personne ne relèvent pas de désirs superficiels négligeables par rapport à ce qui est de l’ordre de la morale, mais de désirs profonds, importants qui participent de l’épanouissement de la personne. Ce sont ces projets existentiels qui nous donnent des raisons de vivre, une motivation concernant la direction que prend notre existence. Il s’en suit que l’intégrité doit être aussi une composante du caractère de l’agent, c’est-à-dire que l’ensemble des engagements ou projets qui forment ces désirs profonds doivent être en accord avec des actions concrètes (18). Néanmoins, il serait illusoire de croire que nous pouvons rester parfaitement intègres tout au long de notre existence. En effet, souvent nous sommes obligés de privilégier certains aspects de notre vie au détriment d’autres que nous estimons aussi importants. Autrement dit, nous pouvons rester fidèles à certaines valeurs tout en étant incapables de poursuivre d'autres engagements que nous considérons comme également fondamentaux. Dans ces situations, décider sur la base de quelle valeur agir nécessite l’intervention de cette sagesse pratique. Cette dernière suppose alors d’être capable d’évaluer ce qui est prioritaire sans que cela soit toujours nécessairement de l’ordre de la justice pour mener à l’action. Cependant, comment pouvons-nous reconnaître dans une situation ce qui est prioritaire sans tomber dans une forme d’arbitraire ?
Charles Taylor permet d’apporter une première précision en critiquant, lui aussi, la « priorité systématique » qui consiste à choisir un domaine de priorité (par exemple la justice) qui est, d’après lui, invivable en pratique. Bien entendu, la sagesse pratique ne consiste pas à identifier une condition suffisante qui serait toujours valable dans tous les cas (19). Mais elle peut consister à identifier différents biens et leurs importances dans l’existence d’un individu. Autrement dit, une action correspondant à un bien ne peut pas être pensée de manière isolée, mais elle doit se penser dans la continuité de la vie d’un individu et ce vers quoi il tend. Charles Taylor donne alors l’exemple d’une dirigeante écologiste pour montrer comment peuvent s’articuler ces différentes exigences en insérant une dimension essentielle pour concevoir l’existence d’individu : le « devenir » de l’individu est alors aussi un critère éthique à prendre en considération dans la délibération.
Imaginons une république tropicale gouvernée par une coalition de la gauche et des écologistes. La dirigeante du Parti Vert (appelons-la Priscilla) est ministre des Ressources naturelles, elle s’est juré de protéger les forêts tropicales de la destruction totale. Mais les rapports de force sont tels qu’il devient clair que le seul moyen d’éviter des destructions plus graves est de livrer x hectares de forêt aux tronçonneuses d’une grande multinationale. Priscilla est intellectuellement convaincue par cet argument, elle réalise qu’il serait irresponsable de saboter cet arrangement, mais elle demande à être relevée de son portefeuille, afin de ne pas être elle-même la personne qui présentera la législation requise et la fera passer au parlement. Quelque chose de l’ordre de l’intégrité est en jeu ici. Cet acte irait contre toute l’orientation de sa vie, contre les causes auxquelles elle s’est consacrée (20).
Comme Taylor le souligne, des biens différents sont en jeu, « d’une part, les résultats d’un raisonnement conséquentialiste sur le bien commun, d’autre part, les exigences de la fidélité à soi » (21). Comment peut-on alors prendre une décision sans qu'elle soit arbitraire ? Dans un tel contexte, décider d'agir d'une manière ou d'une autre nécessite de recourir à la sagesse pratique, qui guide l'action en mobilisant ce que Taylor appelle des « capacités d’articulation » (22). Ces capacités permettent de reconnaître différents biens de vie, leur importance et comment les harmoniser au sein d'une existence où nous nous épanouissons. Comme le souligne le philosophe, « nous ne sommes pas là simplement pour accomplir des actes isolés, chacun étant juste, mais pour vivre une vie, ce qui signifie devenir un certain type d’humain » (23).Dans cette délibération, il ne s’agit pas de peser les biens pour déterminer lequel a le plus de poids, mais de démontrer leur complémentarité. Aucun bien ne doit dominer les autres, ils doivent s'harmoniser en tenant compte de l'unité de l'existence. Il est alors crucial de considérer le « moment propice », le kairos, pour comprendre pourquoi Priscilla agit de cette manière à ce moment précis : « à un autre moment de sa vie, elle aurait été capable d’agir différemment, mais elle ne le peut pas, étant donné ce qu’elle est maintenant » (24). Ainsi, comme le conclut Taylor, « la diversité des biens doit être équilibrée par celle de l’unité d’une vie, au moins au titre d’une aspiration à laquelle nous ne pouvons échapper » (25). La sagesse pratique implique d’interroger ses choix en rapport avec son expérience afin de percevoir ce qu’ils signifient sur l’unité de sa vie et de prendre garde à la personne qu’on devient en choisissant telle ou telle direction. En somme, une manière de savoir quel choix est préférable dans une situation est de se demander quelle(s) conséquence(s) il peut avoir sur la personne qu’on est susceptible de devenir et si cela nous convient. Cependant, est-ce qu’il ne s’agit pas d’une rationalisation excessive de son existence qui ne laisse pas assez de place à la spontanéité et qui, in fine, reconduirait l’idéal d’autodétermination rationnel ?
Naviguer entre une planification à long terme de son existence et des désirs spontanés
C’est en nous représentant comme des êtres vulnérables en devenir et dont l’existence doit avoir une certaine unité que nous délibérons en considérant les biens importants et que nous pouvons nous épanouir avec les autres. Cependant, on pourrait objecter que nous pourrions tomber dans une conception de l’autonomie trop prudente qui ne laisse que peu de place à la spontanéité en calculant excessivement les conséquences de nos choix. En effet, il semble nécessaire de ne pas retirer de son existence tout laisser aller pour suivre un « plan de vie » défini à l’avance, car, comme le souligne Larmore, les plus grands biens peuvent être imprévus (26). Avoir un « plan de vie » déterminant tous les aspects importants de son existence à l’avance est trop prudent et, bien que cela puisse être rassurant, cela ne semble pas réellement désirable. L’existence humaine ne perdrait-elle pas de sa saveur si tous ses éléments importants étaient déterminés à l’avance ? Tout comme nous évoluons en fonction de nos expériences, ce qui compte dans nos existences change également au fil du temps. Autrement dit, ce qui est précieux dans une existence est en constante évolution. Il y a donc un équilibre à trouver entre deux extrêmes pour permettre notre épanouissement entre se laisser complètement guider par ses désirs présents sans rien prévoir, et tout planifier sans laisser de place à l'imprévu. Il s'agit alors de rester ouvert et flexible par rapport à nos engagements, car l'expérience peut nous amener à les modifier en révélant des perspectives inattendues. Comme le souligne Martha Nussbaum en suivant Aristote, la sagesse pratique nécessite une réactivité à notre environnement, qui n'est pas le résultat d'une intelligence purement scientifique et dépourvu de passions, mais qui se nourrit également de ces dernières.
Aristote nous rappelle que, comme les archers, il est plus facile d’atteindre notre cible si nous essayons, grâce à la réflexion, d’en avoir une vision plus claire. Mais Aristote nous met aussi en garde contre la tentation d’aller trop loin dans cette voie, en montrant que toutes les tentatives pour rendre la sagesse pratique plus scientifique et plus contrôlée conduisent à un appauvrissement du monde de la pratique […]. Accorder la priorité au général nous prive de la valeur éthique de la surprise, du rôle du contexte et de la particularité (27).
La sagesse pratique implique donc une délibération rationnelle qui laisse la place à l’imprévu, à la surprise. Bien entendu, cette manière d’être ne s’acquiert pas juste parce qu’on l’a décidé. Autrement dit, la raison n’a pas un pouvoir de validation ou d’invalidation absolue sur nos désirs. Il serait faux de croire qu'une rationalité parfaite nous donne le pouvoir de décider quels désirs méritent d'être réalisés. En réalité, nous sommes plus ou moins disposés à accomplir certains désirs. La délibération consiste alors à mettre en lumière les bonnes raisons d'agir, mais il est aussi nécessaire de reconnaître que ces raisons doivent s’articuler avec un processus de perfectionnement où l'individu est disposé à les entendre. Comme le souligne Laurent Jaffro, le rôle de la raison ne se limite pas à évaluer et à approuver ou non nos désirs, mais implique également une orientation sur le long terme (28). C'est parce que nous avons cultivé certaines tendances sur le long terme et dirigé notre volonté vers certains biens que nous sommes en mesure de « refréner tel désir ; à utiliser tel désir pour tempérer tel autre désir ; à différer l’acceptation de certains de ces désirs" ou en avoir de nouveau. En d'autres termes, il s'agit de s'habituer à suivre certains désirs tout en en restreignant d'autres, afin que les désirs liés à une vie bonne deviennent de plus en plus profonds, intégrés et finissent par façonner le caractère de l'individu.
Pour conclure, l’autonomie ne peut plus correspondre à un idéal d’autodétermination ou d’autosuffisance, car nous sommes intrinsèquement vulnérables et donc dépendant de facteurs hors de notre volonté qui peuvent toujours la mettre en péril. Ainsi, à partir de la reconnaissance de cette catégorie, l’autonomie n’est que possible et elle a besoin d’être développée, maintenue et même soutenue par nos relations. Cette autonomie est sous-tendue par une sagesse pratique qui n’implique pas que l’on doit toujours agir en fonction de la justice prioritairement, mais de parvenir à pondérer ce qui est essentiel dans une situation par rapport à des enjeux de justice, ce qui est constitutif de son identité, de ses projets personnels ou encore ce que l’on souhaite devenir. Il ne s’en suit pas non plus que la bonne délibération concernant la réalisation de ce que l’on estime implique de planifier de manière excessive son existence sans laisser de place à l’imprévu ou la spontanéité. En suivant Aristote, elle est un juste milieu entre se laisser complètement aller à ses désirs présents et tout planifier et donc agir que selon les valeurs les plus essentielles de son existence. La bonne délibération implique une souplesse d’esprit et la volonté de ne pas tout contrôler.
Enfin, nous pourrions ajouter que cet idéal ne peut pas se concevoir de manière réaliste sans condition morale englobant des enjeux de société. En effet, non seulement nous dépendons d’autrui pour développer et maintenir cette autonomie, mais aussi, pour que cela soit cohérent, il est nécessaire d’avoir des désirs qui sont compatibles avec la société ou la forme de vie dans laquelle nous vivons. Autrement dit, il ne peut pas exister d’autonomie réaliste sans inclure une responsabilité envers autrui. En outre, il s’agit dans la forme de vie démocratique de garantir la possibilité pour les générations présentes et à avenir d’avoir aussi la possibilité de mener une vie digne et autonome.
Notes :
1. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, dans O’Neill O., « Autonomie : le roi est nu » (2003), trad. fr. Chavel S. et Laignel-Lavastine A., Raison publique, n° 2, avril 2004, p. 6.
2. Jouan M., « L'autonomie, entre aspiration et injonction : un idéal ? », Vie sociale, vol. 1, no. 1, 2012, p. 45.
3. Foucault M., Naissance de la biopolitique Cours au collège de France (1978-1979), Gallimard, 2004, p. 271-290.
4. Nussbaum M., La Fragilité́ du bien. Fortune et éthique dans la tragédie et la philosophie grecques [1986], tr. fr. Colonna d’Istria G. et Frapet R., avec la collaboration de Dadet J., Guillot J-P. et Présumey P., Paris, Éditions de l’éclat, 2016, p. 5-6.
5. Ibid.
6. Nussbaum M., Capabilités. Comment créer les conditions d'un monde plus juste ?, Paris, Flammarion, coll. « Climats », 2012, p. 172.
7. Maillard N., La vulnérabilité́ une nouvelle catégorie morale ?, Genève, Labor et Fides, coll. « Le champ éthique » 2011, p.198-199.
8. Duhamel A., Une éthique sans point de vue moral, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Mercure du nord », 2003, p. 84.
9. Nussbaum M., La Fragilité́ du bien, op. cit., p. 30-31.
10. Ibid., p. 41.
11. Ibid., p. 41-44.
12. Ibid., p. 51.
13. Maillard N., Faut-il être minimaliste en éthique Le libéralisme, la morale et le rapport à soi, op. cit., p. 108.
14. Nussbaum M., La Fragilité́ du bien, op. cit., p. 3.
15. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. R Bodéüs, GF Flammarion, 2004, III, 1112 b 30.
16. Foot P., Le Bien naturel, trad. J. E. Jackson et J.-M Tétaz, Genève, Labor et Fides, 2014, p. 16.
17. Duhamel A., Une éthique sans point de vue moral, op. cit., p. 66.
18. Ibid., p. 47.
19. Taylor C., « la conduite d’une vie et le moment du bien », dans La liberté des modernes, trad. P. de Lara, PUF, 1997, p. 298.
20. Ibid., p. 295.
21. Ibid.
22. Ibid., p. 299.
23. Ibid.
24. Ibid., p. 303.
25. Ibid., p. 305.
26. Larmore C., Les pratiques du moi, Paris, PUF, coll. « Éthique et philosophie morale », 2004, p. 236.
27. Nussbaum M., La Fragilité́ du bien, op. cit., p. 381-382.
28. Jaffro L., « Délibération et perfectionnement. Sur une prétendue erreur du rationalisme moral », dans Laugier S. (dir.). La voix et la vertu,