Par Samantha OLIÉRIC
Samantha OLIÉRIC est infirmière au sein du GHU Paris psychiatrie & neurosciences. Elle a exercé en service de réanimation neurochirurgicale et travaille actuellement à l’hôpital de jour TCA (Troubles du Comportement Alimentaire) /Addictologie.
Article référencé comme suit :
Oliéric, S. (2022) « Peut-on toujours respecter l’autonomie du patient ? Le cas de l’anorexie mentale » in Ethique. La vie en question, décembre 2022.
NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.
L’anorexie mentale est un trouble à expression multiple encore mal connu et que les intrications somatiques viennent complexifier. Elle est aujourd’hui considérée comme une addiction comportementale, ce qui explique en partie l’ambivalence des patientes face aux soins : elles veulent s’en sortir mais l’arrêt des comportements compensatoires et la reprise de poids leur sont insupportables. Pourtant, la renutrition est à ce jour le traitement primordial de l’anorexie mentale. On considère que les patientes dénutries doivent reprendre du poids jusqu’à atteindre un IMC (Indice de Masse Corporelle) normal. Lors de l’hospitalisation, tout est mis en œuvre pour normaliser rapidement le poids : apports alimentaires importants, surveillance des comportements, pesées surprises, « renforçateurs » etc. Les patientes, malgré leur hospitalisation en soins libres, sont continuellement surveillées car les « astuces » sont nombreuses pour ne pas prendre du poids.
Ce traitement démontre son efficacité à court terme. En effet, les patientes reprennent du poids jusqu’à atteindre un IMC considéré comme normal. Néanmoins, dès qu’elles sortent d’hospitalisation et retrouvent leur liberté, on constate un nombre de rechutes important avec souvent, une chronicisation du trouble.
Le caractère coercitif du cadre de soins interroge. Permet-il réellement de respecter l’autonomie des patientes hospitalisées ? Depuis plusieurs décennies, le respect de l’autonomie du patient est prôné dans le domaine du soin au détriment d’une conception paternaliste qui se veut révolue. En théorie, il semble que le respect de l’autonomie contribue plus globalement au respect du patient en tant que sujet pensant et capable de s’autodéterminer et qu’une vision paternaliste, au contraire, ne puisse que réduire la personne au rang de sujet passif. En pratique, il reste délicat d’appliquer ce principe en tant que principe absolu et notamment dans les situations où les patients se nuisent à eux-mêmes.
En effet, entre ambivalence face aux soins et autodestruction dans le pire des cas, on perçoit les limites de ce nouveau paradigme. Quel comportement adopter face à ces patientes déchirées par l’ambivalence ? Comment favoriser leur autonomie tout en nous tenant en sentinelles de leur bien-être physique et psychique ?
Du bon usage du concept d’autonomie
Le concept d’autonomie fait l’objet d’un usage constant dans notre société ; on parle de l’autonomie d’une personne, d’une cité, d’une entreprise ou bien encore d’une batterie de téléphone. La médecine en a fait un de ses principes éthiques fondamentaux mais son application dans la pratique quotidienne reste complexe pour plusieurs raisons. La première est d'ordre sémantique : le terme « autonomie » est employé à la fois pour définir « l’absence de dépendance », « la liberté d’un être humain », « la capacité à se gouverner soi-même » et plus généralement « la capacité pour un sujet d’assurer les actes de la vie courante ». Cette multitude de sens peut nous mener à des incompréhensions et même à des erreurs de jugement dans notre pratique soignante. De quoi parle-t-on réellement lorsque l’on parle d’autonomie ?
Du grec autos, soi-même, et nomos, loi, l’autonomie est, d’après son étymologie, le fait de se donner à soi-même sa propre loi. Mais de quelle loi parle-t-on exactement ? Avant d’affiner cette définition, nous devons nous attarder sur l’histoire de ce terme et notamment sur son évolution dans le domaine médical.
Le consentement éclairé, un premier pas vers l’autonomie
Après les expérimentations nazies commises lors de la Seconde Guerre mondiale, le Code de Nuremberg de 1947 pose le principe du consentement libre et éclairé. Tout patient faisant partie d’un protocole doit préalablement avoir donné son consentement de façon libre c’est-à-dire sans qu’il y ait été contraint. Pour ce faire, le médecin a l’obligation de transmettre une information claire, adaptée et loyale sur les risques encourus par le patient afin que celui-ci puisse prendre sa décision.
C’est un nouveau paradigme qui s’esquisse dans le domaine médical. Le patient considéré auparavant comme ignorant, passif et dépendant change de statut. Il doit dorénavant être acteur de sa prise en charge afin de ne pas subir des soins auxquels il n’aurait pas consenti. Le consentement donné par le patient serait en quelque sorte l’expression de son autonomie. Est-ce réellement le cas ? En réalité, il s’agit davantage d’une autonomie procédurale qu’une autonomie en soi. Le patient reçoit l’information éclairée et donne formellement son consentement. Certes, cette procédure est nécessaire mais il existe des situations de soins mettant en péril l’autonomie des patients sans que celles-ci aient donnés lieu à l’obligation de demander un consentement éclairé. Dès qu’elle entre dans le système de soins, la personne est susceptible de voir son autonomie bafouée ou au mieux réduite à son simple « consentement éclairé ».
Le principe de « non-nuisance »
Dans le langage commun, l’autonomie est la capacité d’agir librement et indépendamment d’autrui. Cette définition peut nous laisser croire que l’autonomie c’est la liberté d’agir sans contrainte ni limites. Il n’en est rien.
La conception anglo-saxonne et libérale de l’autonomie portée par John Stuart Mill (en prenant à son compte l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789) nous aide à poser des limites à cette liberté : chaque individu peut dire et faire ce qu’il souhaite tant que cela ne nuit pas à autrui. Dans son ouvrage De la liberté, Mill écrit que les décisions prises par l’individu ne devraient pas être soumises au contrôle de l’État si celles-ci n’ont pas de répercussions négatives sur autrui (1). C’est le « principe de non-nuisance ».
Ce principe a été repris dans le domaine médical par le modèle dit « autonomiste ». Désormais, le patient doit avoir la liberté de choisir ce qui semble être le mieux pour lui quand bien même il mettrait sa vie en péril : « La loi du 4 mars 2002 renforcée par la loi du 22 avril 2005 a consacré le droit pour tout patient de refuser des traitements, même au risque de sa vie (2) ».
Ce modèle s’oppose au modèle paternaliste à l’œuvre jusque dans les années cinquante. Le médecin était considéré comme étant la seule personne compétente pour prendre les décisions concernant le patient. L’asymétrie reconnue et acceptée laissait peu de place à l’expression du patient et au respect de son autonomie.
Ce changement de paradigme interroge l’ancien modèle. En effet, de quel droit le soignant déciderait-il à la place du patient ? Aujourd’hui, il semble évident qu’on ne peut imposer des soins à une personne tant que celle-ci ne nuit pas à autrui. Néanmoins, qu’en est-il des pathologies psychiques où le sujet souffrant se nuit à lui-même ? Devons-nous le laisser agir librement sous prétexte que nous respectons son autonomie ?
Pour Mill, l'individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit. Aucun argument ne peut alors légitimer l’intervention d’un tiers pour éviter les dommages qu’il pourrait s’infliger. Il met ici en lumière la liberté individuelle de chacun, toujours dans les limites du principe de « non-nuisance » envers autrui.
Si l’on suit ce raisonnement, il semblerait cohérent de laisser à la jeune femme anorexique la possibilité de prendre les décisions concernant son alimentation et son poids pour éventuellement travailler d’autres aspects de la maladie mais c’est prendre le risque d’une aggravation sur le plan somatique. Que faut-il alors privilégier ?
L’autonomie est ici perçue comme un droit intangible donné à l’individu. Elle est, selon Mill, la condition nécessaire pour le bonheur et le progrès social. On peut tout de même s’interroger sur la distinction établie entre les atteintes faites à soi-même et les atteintes faites à autrui. Lorsqu’un individu s’autodétruit, ne porte-t-il pas préjudice à la société dans laquelle il évolue et à l’humanité-même ? En tant qu’être humain, avons-nous une responsabilité envers-nous-même ?
L’autonomie, un concept moral
Emmanuel Kant dans son œuvre Fondements de la métaphysique des mœurs définit l’autonomie comme étant l’obéissance d’un sujet à la loi qu’il s’est prescrite. Mais il ne s’agit pas ici d’une loi contingente qui serait définie au gré des envies de l’individu. C’est une loi nécessaire et universelle issue de la raison pratique.
Chez Kant, le concept d’autonomie est fondamentalement moral. En effet, la loi dont il parle est la loi morale. Elle indique à l’individu ce qui est juste ou ce qui est injuste sans pour autant lui dicter ce qu’il doit faire. L’individu doit déterminer sa volonté au travers de la loi morale qui lui est donnée par l’impératif catégorique : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle (3) ». Le sujet a comme impératif d’agir non pas en fonction d’un but recherché qui serait bon en soi mais uniquement en fonction de la possibilité d’universaliser son action.
Cette conception de l’autonomie rend le sujet absolument responsable de son jugement et de ses actions puisqu’il est autolégislateur. En effet, la loi morale outrepasse l’expérience et donc les lois extérieures telles que les lois de la cité ou encore les lois de Dieu. Pour Kant, l’autonomie est ce par quoi un individu peut se libérer et c’est pourquoi elle doit être comprise comme instrument de libération plutôt que la liberté elle-même. En effet, l’autonomie est ce qui permet à une personne de se libérer de ce qui l’enferme dans une situation d’hétéronomie.
Comment interpréter cette conception de l’autonomie si on l’applique au domaine médical ?
Si être autonome implique d’être libre et responsable alors il paraît évident qu’un patient vulnérable atteint d’une pathologie addictive n’est pas autonome. L’addiction positionne la personne malade comme sujet hétéronome, soumis à ses « inclinations sensibles. » Mais alors, qui doit prescrire ? Qui doit décider ?
Une autonomie possible ?
Enjoindre une personne vulnérable à être autonome peut générer en elle une grande culpabilité du fait de ne pas parvenir à sortir de ses troubles mais dire que son autonomie est illusoire, c’est l’abandonner à sa condition de sujet vulnérable incapable de se libérer de sa pathologie. Prétendre que l’autonomie est possible sans qu’elle devienne pour autant une injonction morale, c’est permettre à la personne de croire en son autonomie et à sa capacité d’être libre.
Dans le cas de l’anorexie mentale, le piège est de considérer la patiente comme dépourvue de la raison lui permettant de prendre les bonnes décisions. Si l’addiction relève bien de l’hétéronomie, il n’en résulte pas que la raison du sujet est totalement anéantie.
L’autonomie comme projet
Corine Pelluchon dans L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie écrit : « Dans la situation clinique, l’autonomie du patient est davantage un point d’arrivée qu’un point de départ. Les soignants doivent créer les conditions permettant au patient de prendre une décision. Le respect de l’autonomie du malade exige qu’il soit engagé dans la prise de décision, ce qui suppose que le médecin parvienne à nouer un véritable dialogue avec le patient et qu’il veille à ce que les informations soient comprises (4) ».
En effet, l’état de vulnérabilité dans lequel se trouve le malade a « brisé » son autonomie. Notre travail consiste à reconstruire cette autonomie. Il s’agit avant tout d’évaluer le degré d’autonomie pour pouvoir élaborer un projet de soins approprié. En effet, dans le cas de l’anorexie mentale, toutes les patientes n’en sont pas au même niveau d’autonomie. Certaines patientes la recherchent âprement tandis que d’autres semblent l’avoir abandonnée. Nous retrouvons cet abandon de l’autonomie dans l’institutionnalisation de certaines patientes chroniques.
On parle d’anorexie mentale chronique lorsque la durée des troubles dépasse cinq ans. C’est le cas d’un grand nombre de patientes. Elles sont généralement bien connues des services de soins tant elles ont été hospitalisées. Ces prises en charge au long cours reflètent souvent des difficultés dans l’élaboration d’un projet de soins, ce qui peut décourager et parfois provoquer un sentiment de fatalité chez les soignants comme chez les patientes.
La rechute est difficile à vivre. Elle est perçue comme un échec, une chute douloureuse et réelle dont la possibilité de se relever semble bien incertaine. Elle provoque de la culpabilité, de la colère, de la honte, de la tristesse. Ainsi naît au fil des années de maladie un sentiment d’incurabilité et parfois même d’indignité. Le temps, les années de souffrance viennent cristalliser l’impression de fatalité, de détermination à être malade. Elles abandonnent alors leur désir d’autonomie et se laissent charrier par les soins pour mieux rechuter ensuite. Ces oscillations vertigineuses entre dénutrition et renutrition sont délétères pour le corps et l’esprit. Pour ces patientes, le rétablissement d’un poids normal ne fait qu’effacer les symptômes visibles de la maladie.
Ces situations sont très souvent aporétiques. On aurait envie de maintenir l’hospitalisation de ces patientes jusqu’à ce qu’elles recouvrent l’autonomie leur permettant de vivre indépendamment des soins mais l’on constate que les hospitalisations au long cours ainsi que la multiplication de celles-ci contribuent à la perte d’autonomie. Le remède devient le poison. On peut se questionner sur les causes de cette perte d’autonomie. L’institution n’est-elle pas responsable de cet effet iatrogène de l’hospitalisation ?
Ce constat semble révéler la persistance de comportements paternalistes dans la conception et la mise en œuvre des soins. Ces comportements viennent entraver le processus de rétablissement en santé mentale qui consiste avant tout en un cheminement personnel. Ce cheminement vers le rétablissement implique pour la personne malade de faire des choix et de prendre des décisions concernant ses soins.
Bien souvent, les patients chroniques sont considérés comme incapables de s’autodéterminer. L’autonomie est oubliée au lieu d’être projetée.
L’autonomie de façade
La préoccupation pour le respect de l’autonomie a permis de mettre en lumière des problématiques insoupçonnées ou étouffées jusqu’alors par le modèle paternaliste. Réduire l’asymétrie entre pouvoir du soignant et pouvoir du patient permet de penser la relation thérapeutique autrement : collaborer avec l’autre plutôt qu’imposer. Mais cette collaboration doit être pensée par le soignant avec discernement.
La conception « autonomiste » voudrait accorder à tous une autonomie absolue, inaltérable mais l’anorexie mentale emprisonne, altère, abîme. L’individu qui souffre est vulnérable. Nier cela c’est nier la condition de l’homme souffrant. Eriger le principe d’autonomie en principe absolu c’est risquer l’autonomie de façade ; cette autonomie dépourvue de sa substance et qui empêche le sujet souffrant de réellement évoluer.
Il est aujourd’hui d’usage de critiquer l’ancien paradigme paternaliste. On idéalise le concept d’autonomie en lui octroyant la fonction de rendre à l’homme sa « dignité » ; pour être digne, la personne soignée devait être apte à s’autodéterminer ? Qu’en est-il alors des personnes qui sont dans l’incapacité de prendre des décisions ou encore de s’exprimer ? Perdent-elles leur dignité parce qu’un tiers a dû décider à leur place ? Nous sommes parfois contraints de décider à la place du patient lorsque celui-ci est dans un état de vulnérabilité tel qu’il ne peut faire appel à sa raison. Pourtant, sa dignité, sa valeur en tant qu’être humain reste intacte.
Il semble hypocrite d’accorder au concept d’autonomie une valeur absolue lorsqu’il est appliqué au domaine du soin. La pratique nous confronte instantanément à l’état de vulnérabilité des patients souffrant de troubles psychiques et fait surgir l’idée que l’autonomie comme valeur absolue est une illusion. Pour éviter de tomber dans l’illusion, il faut reconnaître et accepter l’asymétrie non pas du pouvoir mais de la dépendance. Dans certains moments de leur vie, les jeunes femmes anorexiques sont dépendantes du soin et nous devons les amener à accepter cela pour mieux les en défaire.
Les patients, comme la plupart des individus, souffrent d’être dépendants et notre société accentue ce sentiment. L’autonomie comprise comme indépendance est valorisée dans le discours public mais l’émancipation du patient recherchée au travers de ce concept ne doit pas se transformer en une injonction qui serait contraire à son principe même.
La normalisation du poids, un échec thérapeutique ?
Le désarroi dans lequel nous plonge l’échec thérapeutique semble révéler l’espoir que nous avons de voir un jour ces personnes malades aller mieux et même guérir. Cet espoir est certainement l’une des raisons pour lesquelles nous continuons à « vouloir à la place du patient ».
Croyant détenir la solution à l’équation de la maladie, les soignants s’épuisent en essayant de convaincre le patient de mettre en œuvre des changements « pour son bien ». Ainsi, ils enjoignent aux patientes dénutries de reprendre du poids pour aller mieux. Le raisonnement est fallacieux. Ce n’est pas par la reprise du poids que ces jeunes femmes iront mieux, c’est parce qu’elles iront mieux qu’elles reprendront du poids. Ce raisonnement s’explique en partie par la peur des complications somatiques qui sont bien réelles et parfois mortelles. Par ailleurs, l’expérience clinique montre que plus une patiente perdra du poids, plus les cognitions anorexiques s’aggraveront.
Néanmoins, vouloir à tout prix qu’une patiente anorexique atteigne un poids normal malgré la verbalisation de son refus, c’est prendre le risque de renforcer ses résistances au changement. En s’obstinant à lui faire changer d’avis soit par la contrainte, soit par la manipulation, le soignant s’épuise et abîme l’alliance thérapeutique pourtant si difficile à tisser.
Le dialogue permet la remise en question du raisonnement des deux parties. Les difficultés qu’éprouvent les patientes viennent bien souvent bouleverser et même détruire nos assertions qui reposent pourtant sur des faits scientifiques. Nous ne pouvons ignorer leur opinion même si nous la considérons comme pathologique ; favoriser l’expression de la maladie c’est nous permettre de mieux en comprendre les fondements.
Pour une dialectique
Plutôt qu’imposer une vision normée et inflexible, il s’agit plutôt de se servir de la règle, la norme, pour initier le dialogue avec le patient. La norme doit être un moyen et non une fin en soi. En effet, les résistances que la norme crée doivent permettre au soignant de créer une dialectique avec le patient.
Nous employons ici le terme de dialectique pour mettre en exergue l’importance du discours de la personne soignée. Même s’il peut paraître irraisonné, pathologique et parfois même délirant, il est la source de notre raisonnement. En effet, c’est à partir de cette source que nous, soignants, nous élaborerons notre discours en vue de créer une synthèse fertile au cheminement de la personne soignée. Mais pour ce faire, il nous faut dépasser les apparentes incompatibilités de nos savoirs scientifiques et des savoirs expérientiels des patients.
Redéfinir le rôle de chacun
Il est rare de rencontrer des patientes souffrant de troubles alimentaires qui soient enclines à la remise en question de leurs principes et de leurs vérités. Difficile d’imaginer que le soin puisse prendre la forme d’une remise en question du fonctionnement psychique alors que l’esprit représente à leurs yeux la partie rationnelle de leur personne. Il est tout aussi difficile pour le soignant de remettre en question ses principes et savoirs.
La posture que prend le soignant laisse à penser qu’il détient la vérité grâce aux savoirs plus ou moins scientifiques qu’il a pu acquérir au cours de ses années d’expérience. Si l’on caricature la relation, le soignant se positionne comme le maître et le patient prend, bien souvent malgré lui, la place de l’élève.
On retrouve l’idée de relation maître/élève au travers des termes institutionnels tels que « l’éducation thérapeutique » ou encore « la psychoéducation ». Malgré l’évolution des paradigmes, certains termes pourtant surannés perdurent. Il est difficile de se délier de l’histoire et de la valeur des mots usités. Leur emploi traduit une vision du monde et tend à la perpétuer malgré nous.
Acquérir une réelle autonomie est l’un des objectifs de l’éducation thérapeutique mais l’autonomie ne s’acquière pas seulement par l’apprentissage de vérités scientifiques telles que la valeur d’un IMC de santé ou bien le nombre de calories présentes dans une ration alimentaire normale. Il s’agit plutôt pour le patient de comprendre le fonctionnement de sa maladie, la fonction du symptôme et de prévenir les complications.
Même si les soignants peuvent apporter informations, concepts, conseils etc., le patient est le seul à pouvoir comprendre son propre fonctionnement et à le redéfinir. Comme tout un chacun, lui seul peut sonder son for intérieur à la recherche du sens de son existence car c’est surtout de cela dont il est question. À quoi bon connaître sa maladie sur le bout des doigts si l’on ne peut y donner du sens ?
Le rétablissement en santé mentale
Le rétablissement en santé mentale est une notion qui se développe depuis peu en France. Elle a émergé au cours des années 1980 dans le monde anglo-saxon et est à ce jour considérée comme une conception du soin contribuant à un véritable changement paradigmatique en santé mentale.
Le rétablissement est à distinguer de la notion de guérison dans le sens où il n’est pas évalué en fonction de critères psychopathologiques : « il s’avère en réalité possible de “sortir de la maladie mentale” sans pour autant attendre que la maladie ait complètement disparu (…) à condition que la personne parvienne à se dégager d’une identité de “malade psychiatrique” et à recouvrer une vie active et sociale, en dépit d’éventuelles difficultés résiduelles (5) ». Les critères du rétablissement sont davantage basés sur le ressenti du patient et son intégration dans la vie sociale que sur des critères purement objectifs.
Le rétablissement expérientiel
Le rétablissement expérientiel correspond au cheminement personnel du patient. C’est un « processus de redéfinition d’un sens de soi (sense of self) et d’une sortie de “l’identité de malade” (Davidson, 2003) (6) ». Il s’agit pour la personne souffrant d’une maladie psychique de se réapproprier le sens de son existence par le biais de son identité narrative. L’identité narrative est définie comme étant la capacité d’une personne à mettre en récit de manière concordante les événements de son existence.
On perçoit dans la redéfinition d’un sens de soi l’importance de l’autonomie dans le rétablissement en santé mentale. Se dégager de « l’identité de malade » implique pour la personne de s’autodéterminer en outrepassant notamment l’objectivisation faite par la science médicale. La médecine catégorise afin de déterminer le meilleur traitement possible mais ce travail scientifique semble bien souvent condamner les personnes malades à être assimilées à leur pathologie, comme si la maladie devenait leur essence. Elles-mêmes ne s’identifient plus que par leur diagnostic : « je suis anorexique », « je suis boulimique », « je suis borderline ». L’existence d’un être ne se résume pas à un diagnostic médical dépersonnalisant.
Qui mieux que la personne malade peut dire ce qu’elle ressent, ce qu’elle vit, qui elle est et ce qu’elle désire ? Qui mieux que la jeune femme souffrant d’anorexie mentale peut définir le poids lui permettant d’exister ? « Exister c’est peser ! Et accepter de peser, accepter son poids, c’est aussi assumer son existence (7) ». Il nous semble que pour la jeune femme souffrant d’anorexie mentale, il s’agit d’assumer son existence avant de pouvoir assumer son poids.
L’autonormativité
L’autonormativité est un concept qui a été créé par Philippe Barrier, philosophe souffrant de diabète de type I. L’autonormativité est d’après lui « ce qui permet au patient, par un processus d’appropriation de la maladie, de déterminer lui-même une “norme de santé globale”, qui établit un rapport harmonieux entre le sujet, sa maladie, son traitement, et sa vie en général, dans toutes ses dimensions (8) ».
Sa réflexion s’enracine dans la conception canguilhemienne du vivant et de la normativité. En effet, pour Georges Canguilhem, « la polarité dynamique » du vivant se prolonge dans la conscience humaine. La polarité dynamique est entendue comme force orientée vers une finalité précise, laquelle est le maintien de la vie malgré les écueils rencontrés dans son milieu. Canguilhem précise que ce prolongement dans la conscience humaine est plus ou moins lucide. Philippe Barrier nous dit que cette précision nous révèle le caractère « éducable » de cette tendance c’est-à-dire qu’elle peut être favorisée, encouragée, consolidée etc. Il serait en effet possible pour le sujet humain, par le biais de sa conscience, de modeler son existence selon « une norme de santé globale » celle-ci s’établissant entre autres sur les valeurs du sujet malade.
Ce concept vise à renforcer l’alliance thérapeutique en mettant en valeur la potentialité de l’individu à se reconstruire par lui-même malgré sa situation d’interdépendance : « Il permet de concevoir qu’on puisse être autonome dans une situation d’interdépendance reconnue et finalement consentie, […] comme on peut ne pas être autonome au sein d’une liberté totale d’action, incapable de se penser des limites et des exigences (9) » Il semble en effet plus aisé pour le patient de tisser le lien avec le soignant lorsqu’il est certain que son autonomie ne sera pas bafouée.
L’autonormativité dans l’anorexie mentale
Philippe Barrier a développé ce concept en s’appuyant sur l’observation et l’analyse de patients chroniques souffrant notamment de diabète insulino-dépendant. Il nous semble intéressant de l’appliquer à l’anorexie mentale, pathologie psychique mais dont les conséquences sont aussi somatiques.
Lorsque l’on accompagne des patients souffrant d’une pathologie chronique telle que le diabète de type I, on reconnaît volontiers le caractère inéluctable des troubles. On se dit que la personne doit apprendre à vivre avec, qu’elle doit en quelque sorte s’adapter à ses troubles. Dans le cas des addictions telles que l’anorexie mentale, l’approche est différente. La patiente doit s’adapter non pas à ses troubles mais à la prescription médicale, laquelle est avant tout, la reprise de poids et le sevrage des comportements compensatoires. Les symptômes sont alors cachés sous le poids du traitement mais ils restent néanmoins bien présents.
Le sevrage est le traitement de prédilection des addictions. On empêche la personne addicte de consommer le toxique et l’on tente par différents moyens thérapeutiques de maintenir le sevrage. Dans le cas de l’anorexie mentale, ce qui est au cœur du comportement addictif est « à portée de main » (hyperactivité physique, potomanie…) ce qui rend le sevrage délicat et le maintien souvent impossible. Par ailleurs, la jeune femme anorexique perçoit le traitement (la renutrition) comme un poison, ce qui ne fait que renforcer son rejet de la nourriture.
On octroie au sujet souffrant d’addiction la capacité à « sortir » de son trouble, en partie par la force de l’esprit. L’opinion commune pense qu’il suffit de le vouloir pour le pouvoir et que si l’individu est sevré, cela signifie qu’il est guéri. En réalité, le sevrage n’est qu’une étape sur le chemin du rétablissement qui reste long, laborieux et semé de nombreuses rechutes. L’anorexie mentale est une pathologie psychique qui impacte profondément et durablement le sujet. Selon les chiffres de l’Inserm, 21% des personnes soignées pour anorexie mentale souffrent de troubles chroniques (10). Ces chiffres correspondent à des études statistiques se basant principalement sur l’IMC. Pourtant, nous savons que l’IMC n’est pas le seul paramètre à prendre en compte. On peut tout à fait avoir un IMC normal en ayant un trouble du comportement alimentaire handicapant et pourvoyeur d’une grande souffrance psychique.
Ces jeunes femmes que nous suivons pendant des mois, voire des années, nous prouvent à quel point cette pathologie est chronique. Les symptômes physiques oscillent, évoluent, se taisent parfois mais la rechute reste possible, elles le savent. Cette vulnérabilité ne signifie pas que le rétablissement soit impossible et qu’elles ne puissent s’épanouir dans leur vie.
Le concept d’autonormativité nous permet de changer de perspective quant à l’anorexie mentale. Il ne s’agit pas de guérir à tout prix mais d’accompagner la jeune femme malade sur le chemin du rétablissement en lui signifiant sa capacité à s’approprier la maladie. Plutôt qu’étouffer le symptôme vainement, il s’agit de revaloriser la vie malgré la maladie, revaloriser l’existence en y trouvant un sens lorsque cela est possible.
Conclusion
La prise en charge de l’anorexie mentale basée sur la renutrition est considérée comme une nécessité vitale mais dans le même temps, elle fomente les cognitions anorexiques telles que le traitement défini par la science médicale semble devenir le poison de ces jeunes femmes.
Cette idée de transmutation du traitement en poison semble être renforcée par l’injonction soignante à reprendre du poids pour atteindre la norme pondérale. La norme est considérée par les soignants comme une vérité absolue à laquelle la jeune femme anorexique doit se plier pour espérer aller mieux ; comme si la corrélation devenait la causalité. Mais la reprise de poids n’est pas la cause du rétablissement. Elle n’est que la réponse à l’exigence médicale qui considère la statistique comme valeur de référence.
Le rétablissement en santé mentale est un processus de redéfinition de soi et qui ne peut être mené que par la personne malade. Elle seule peut déterminer le sens qu’elle veut donner à sa vie. Il peut sembler naïf de faire cette assertion lorsque l’on traite de l’anorexie mentale puisque cette conduite ordalique semble justement traduire un non-sens de l’existence ou du moins, un sens dont on ne peut se satisfaire. Cependant, contraindre une personne à choisir le sens qui nous rassure est vain.
Il semble encore difficile aujourd’hui de dépasser le caractère aporétique du traitement de l’anorexie mentale. Néanmoins, certains concepts tels que « l’autonormativité » peuvent nous aider à trouver notre juste place en tant que soignants. Ce concept qui relie à la fois la notion d’autonomie et celle de normativité permet de penser l’anorexie mentale comme une maladie chronique dont le rétablissement est possible mais long.
Cette conception de la maladie et du soin permet de penser l’accompagnement autrement et notamment l’accompagnement des patientes chroniques qui se trouvent en situation d’impasse thérapeutique. On retrouve souvent dans les services de soins et notamment en psychiatrie, ces patients institutionnalisés qui semblent avoir perdu leur autonomie et dans le même temps, leur estime de soi. Ils ont si souvent « rechuté » qu’ils n’ont jamais cessé d’être hospitalisés, les soignants cherchant vainement à leur faire recouvrer la santé. Ces patients maintenus en vie qui semblent avoir tant perdu, sont-ils encore vivants intérieurement ?
Références bibliographiques :
(1) Mill J.S., De la liberté, Paris, Gallimard, « Folio essais », [1859] 1990
(2) « Fiche 13 : j’exprime mon consentement » in solidarites-sante.gouv.fr dans le pavé « Système de santé et médico-social »
(3) Kant E., Fondements de la métaphysique des mœurs, France, Librairie Générale Française, « Le Livre de poche », [1785] 1993, p. 94.
(4) Pelluchon C., L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, Paris, PUF, 1re édition « Quadrige », 3e tirage, [2009] 2019, p. 46.
(5) Pachoud B., La perspective du rétablissement : un tournant paradigmatique en santé mentale in Les Cahiers du Centre Georges Canguilhem, n°7, 2018, pp. 165-180.
(6) Koenig M., « Une approche du rétablissement expérientiel » in Santé mentale et processus de rétablissement, Champ social, 2017, pp. 184-193.
(7) Lesage B., La danse dans le processus thérapeutique. Fondements, outils et clinique en dansethérapie, Toulouse, Érès, 2009, p. 73. 25.
(8) Barrier P., « L’autonormativité du patient chronique : un concept novateur pour la relation de soin et l’éducation thérapeutique » in ALTER, European Journal of Disability Research 2, 2008, pp. 271–291.
(9) Barrier P, Le patient autonome, Paris, Presses Universitaires de France, [2014] 2015, p. 11.
(10) « Anorexie mentale Un trouble essentiellement féminin, à la frontière de médecine somatique et de la psychiatrie » in www.inserm.fr/dossier/anorexie-mentale/