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Peut-il y avoir quelque chose comme des « sciences infirmières » ?

par Stéphane TIGÉ

 

Stéphane Tigé est cadre de santé formateur depuis douze ans dans un IFSI du Val d’Oise, après avoir suivi un parcours d’infirmier, principalement en psychiatrie.

 

 

Article référencé comme suit :

Tigé, S. (2024) « Peut-il y avoir quelque chose comme des « sciences infirmières » ? » in Ethique. La vie en question, février 2024.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

Impromptu 

La publication, le 18 décembre 2023, de la position du Conseil national de l’Ordre des infirmiers sur les pratiques non conventionnelles de santé (1), qui fait suite à la signature, le 1er juin 2023, d’une convention entre l’Ordre infirmier et la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, la MIVILUDES (2), est une très bonne chose : l’ensemble de la profession doit en effet s’engager dans la lutte contre les phénomènes sectaires. Ces derniers trouvent trop souvent, dans le domaine de la santé, l’opportunité de développer un marché pour des entreprises lucratives et frauduleuses par les promesses illusoires de guérison aux conséquences dangereuses pour la santé. Du fait de la vulnérabilité que la maladie entraine chez les patients, ceux-ci représentent les premières victimes de ces manœuvres. Les soignants ne sont pas non plus à l’abri de telles tentations, aussi bien comme victimes que comme adeptes. Il faut rappeler qu’une alerte avait déjà été donnée en 2017 par Serge Blisko, député et alors président de la MIVILUDES (3). Mais avant d’exploser, le phénomène avait très certainement taraudé les professions de la santé depuis de longues années. Il reste à souhaiter que le mouvement qui s’annonce soit porteur d’une volonté de clarification et d’esprit critique, sans lesquels l’appel à la vigilance ne peut « éviter de rentrer dans la polémique et la rhétorique des mouvements sectaires » (3, p. 67).

Mais quittons ce préambule intempestif en nous interrogeant sur ce qui permet de lutter contre le charlatanisme, pratique interdite par l’article R4312-10 du Code de déontologie. N’y aurait-il pas des ressources à trouver dans ce que nous appelons de façon nouvelle les « sciences infirmières » ?

 

Et les « sciences infirmières » furent…

À double titre, le concept de « sciences infirmières » mérite d’être évoqué ici : d’une part parce que l’activité scientifique porte en son ethos, fondé sur une attention majeure à la consistance logique des raisonnements et à leur adéquation avec les faits, la propension à lutter contre toute forme de mythe et de mystification (même si elle n’y parvient pas toujours à temps, elle est peut-être plus réactive en ce domaine que toute autre activité humaine, et même si cette attention ne lui est pas propre, qu’elle partage avec la philosophie) ; d’autre part parce que les sciences infirmières sont encore nouvelles en France, et qu’il convient de voir si leur émergence va dans le sens d’une telle démarche de critique rationnelle.

Nouvelles, les sciences infirmières le sont bien : c’est par l’arrêté du 6 décembre 2019 portant nomination des personnels enseignants-chercheurs en sciences infirmières, que la discipline est portée sur les fonts baptismaux de l’université. Ceci est une étape importante dans le parcours qui mène à la reconnaissance académique. Mais il reste encore beaucoup à faire pour que cette naissance de facto soit reconnue de jure. L’éditorial du numéro 127 de la revue Recherche en Soins Infirmiers, paru en 2016, invite la profession infirmière à se dire : « ne doutons plus, la discipline sciences infirmières se place bien à un niveau professionnel, scientifique »(4, p. 7). N’y a-t-il vraiment plus de raison de douter ? Il faut préciser tout de même que douter des sciences infirmières n’est pas refuser les sciences infirmières : le doute peut au contraire signifier un attachement profond aussi bien à la science qu’à l’exercice professionnel infirmier, et manifester un surcroît d’exigence quant à la validité de leur association.

 

Les impasses d’une prétention non légitime à la scientificité

Dans un article à propos de l’arrêté évoqué, Marc Nagels, chercheur en sciences de l’éducation, membre du Centre de Recherches sur l'Éducation, les Apprentissages et la Didactique (CREAD) à l’université de Rennes 2, lance un appel à « l’urgence d’une épistémologie des sciences infirmières » (5). D’après l’auteur les conditions ne sont pas encore réunies pour que l’on puisse réellement parler de sciences. Sans entrer dans le détail de l’article dont le ton (un peu) polémique ne doit pas rebuter le lecteur infirmier, deux énoncés font écho à notre problématique :

1°) « faut-il vraiment qualifier une science du nom d’un métier ? », et

2°) « l’enjeu d’émancipation sociale et scientifique réside aussi dans l’émergence d’une épistémologie solide », l’auteur estimant qu’à l’heure actuelle la discipline infirmière est sans unité conceptuelle et théorique évidente.

Le premier énoncé interroge l’adjectif choisi, et incidemment l’objet : quel est l’objet des sciences infirmières ?. Le deuxième pose la question de la solidité de l’édifice théorique.

Sur l’objet il est peut-être encore un peu tôt et un peu difficile de se prononcer. Une science précise son objet à mesure qu’elle se construit. Mais il reste qu’à mesure que poindrait cet objet (le soin ? la santé ?), il n’est pas certain que l’on puisse conserver le qualificatif d’infirmier. Sur ce point l’infirmier franco-suisse, professeur d’histoire et d’épistémologie en sciences infirmières, Michel Nadot adopte une position radicale : soulignant la contingence historique du terme « infirmier » au regard de la nécessité logique d’une science qui doit se constituer (6), il appelle de ses vœux à concevoir celle-ci comme une médiologie de la santé : exit l’infirmier. Le monde professionnel semble peu se soucier de ces arguments.

Sur la solidité théorique de l’édifice « sciences infirmières », les doutes de Marc Nagels devraient susciter un débat plus nourri. Commençons par un fait un peu dérangeant : l’existence d’un diagnostic infirmier intitulé « champ énergétique perturbé », qui renvoie à la pratique du « toucher thérapeutique ». Ce diagnostic est ainsi défini : « modification du flux énergétique [aura] entourant la personne, se traduisant par une dysharmonie du corps, de la pensée et de l’esprit ». La notion de « flux énergétique » ne fait l’objet d’aucun définition, malgré son caractère non obvie : est-ce de l’électromagnétisme ? Est-ce de la chaleur ? La mesure préconisée par l’article (« déplacer les mains lentement au-dessus du patient à environ 5 cm de la peau, afin d’apprécier son champ énergétique et le flux énergétique de son corps ») est-elle possible objectivement ? Le fait est dérangeant car ce diagnostic existe dans les écrits infirmiers, mais son statut n’est pas établi scientifiquement ; pire, il semble difficile de le distinguer des assertions qui font partie de la rhétorique des pseudo-sciences et des pratiques non conventionnelles.

Il faut savoir gré au physicien américain Alan Sokal d’avoir consacré cinquante pages de son livre sorti en 2005, Pseudosciences et postmodernisme (7) à la question des pseudosciences dans la pratique infirmière. Relatant l’expérience effectuée en 1998 par Emily Rosa qui montre l’absence de validité objective des mesures proposées par les tenants du toucher thérapeutique, il rappelle, et il n’est pas le seul, que ce dernier n’est pas fondé scientifiquement. Il continue néanmoins à être pratiqué. Or si le toucher thérapeutique est souvent présenté comme étant « sans danger », il appelle deux remarques : premièrement, sa dénomination entretient une confusion avec le simple usage du toucher, dans un certain nombre de situations de soins, qui n’implique nullement le rééquilibrage énergétique ; deuxièmement, une pratique sans évaluation fondée sur des preuves va à l’encontre des efforts actuels pour promouvoir les principes de l’evidence based practice, la pratique fondée sur des preuves : il y a là contradiction.

Mais le physicien américain porte surtout son intérêt sur la théorie en science infirmière de Martha Rogers. Il met en évidence un usage fantaisiste des sciences physiques, notamment de la physique quantique, pour justifier le toucher thérapeutique. Il souligne une propension à mélanger sans recul critique des connaissances scientifiques mal comprises à ses yeux, pour construire un discours englobant, holistique qui prétend, à la fois, dépasser les limites de la science perçue comme à l’étroit dans l’exigence analytique, et instaurer un nouveau paradigme. Sokal n’utilise pas un argument d’autorité, et ne nous dit pas ce que doivent faire les infirmières ; en revanche il nous dit ce qu’elles ne peuvent pas faire quand elles utilisent des connaissances qui ne proviennent pas de leur champ de compétence. La portée de l’argument est rude pour les sciences infirmières, telles en tout cas qu’elles sont pratiquées de cette façon-là par les auteures étudiées, dont Martha Rogers. Quand bien même le physicien aurait laissé passer quelques approximations (il semble en effet que la dénomination de la théorie qu’il vise n’est pas « science de l’être humain unitaire », mais « école de l’être humain unitaire »), sa critique reste valide. Le postmodernisme qu’il dénonce peut en effet être retrouvé dans la présentation de la pensée de Martha Rogers que font les auteures canadiennes du livre La pensée infirmière, Jacinthe Pépin, Suzanne Kérouac et Francine Ducharme : « Rogers a puisé dans les connaissances provenant de nombreuses disciplines, dont la psychologie, la sociologie, l’astronomie, la philosophie, l’histoire, la biologie et la physique, pour proposer la vision de l’être humain unitaire » (8, p. 66). Si un doute peut s’installer sur la capacité d’une seule personne à maîtriser autant de savoirs pour construire sa théorie (la structure moderne de la connaissance scientifique rendant tout à fait improbable l’apparition de nouveaux Pic de la Mirandole), il ne réfute certes pas a priori la validité de l’entreprise. En revanche si après examen il s’avère que les connaissances utilisées sont erronées, la partie examinée s’écroule, menaçant l’ensemble de la construction théorique. Cet examen a été fait par le physicien et la conclusion est bien que le savoir physique utilisé par Martha Rogers est erroné, approximatif, et ne permet pas d’établir ce que l’auteure prétend établir. Cela met forcément un doute sur le reste de l’entreprise.

L’exemple pris par Sokal ne montre pas que les sciences infirmières ne sont pas possibles, mais maintient le doute sur la manière dont elles sont effectivement construites. On ne peut certes pas induire de cet exemple que toute production théorique infirmière en général subirait le même sort, ce qui serait une faute de raisonnement ; mais il faut au moins en tirer une leçon de prudence intellectuelle, pour éviter que toute théorie de soins infirmiers qui agirait ainsi (quelle que soit la source de connaissance utilisée (histoire, biologie, philosophie)) ne subisse de fait le même sort. La démarche du physicien américain d’exigence logique et de démarche critique semble bien correspondre à ce que préconise la publication du Conseil de l’Ordre infirmier.

Dans certaines productions théoriques infirmières, on peut déceler une instabilité dans le choix entre science et savoir. Or, les deux termes sont loin d’être équivalents. Certes, dans la langue de tous les jours, savoir et science sont presque synonymes. Mais, à moins de jouer sur la polysémie des termes, le savoir que construisent les sciences donnent à ce dernier un sens beaucoup plus restrictif, en y apportant des conditions de plus en plus exigeantes, de sorte que si toute science est un savoir, tout savoir n’est pas nécessairement scientifique. Dans le vocabulaire de Lalande, on trouve sous la plume un peu poussiéreuse de Langlois et Seignobos la notion de « répertoire méthodique » que seraient par exemple, la Diplomatique et l’Histoire littéraire. La méthode ne garantit pas à elle seule la scientificité, même si elle en fait partie. Plus généralement les éléments constitutifs de la science (méthodes, lois, théories, formalisations ou mathématisations, expériences ou expérimentations) ne garantissent pas, pris un à un et par soi seul, la scientificité. Celle-ci provient d’un système du savoir résultant de l’agencement logiquement ordonné de ces éléments, système du savoir dynamique qui est une exigence de la raison qui ne se contente pas d’un « agrégat de connaissances qui ne porte pas, et à bon droit, le nom de science », comme l’écrit Hegel dans la préface à la Phénoménologie de l’esprit. Or, la discipline infirmière se construit préférentiellement autour du seul aspect de l’élément « théorie ». Chaque école de la discipline infirmière expose une théorie : théories de l’école des besoins, de l’école de l’interaction, de l’école des effets souhaités, etc. Ces théories forment un ensemble conséquent d’écrits, constitutifs du savoir infirmier.

C’est à certaines de ces auteurs (J. Fawcett, S. Thorne, PL. Chinn) que fait référence Clémence Dallaire dans son article sur la relation difficile des infirmières avec le savoir (9). Cet article a pour objectif d’ « affirmer l’existence et la nécessité du savoir infirmier ». Il part d’un problème constaté : des divergences de points de vue existent chez les soignants à l’égard du savoir infirmier, allant de sa négation par certains jusqu’à son affirmation par d’autres, en passant par l’indifférence d’autres encore à son égard. Mais l’article ne procède pas à la résolution argumentée du problème que peut attendre le lecteur. Le point de vue de l’existence du dit savoir est réaffirmé immédiatement après le constat, et l’article développe alors un historique de la constitution de ce savoir. Il problématise moins qu’il ne décrit, et n’examine pas les raisons des positions existantes, ni la validité ou non de leurs arguments, ni n’explique les divergences constatées au départ. Mais ce qui pose surtout un problème pour la solidité des sciences infirmières, c’est l’affirmation selon laquelle « le savoir théorique d’une discipline peut être issu d’autres types de cheminement que celui adopté par la science » (9, p. 19). Il semble difficile de soutenir que l’on cherche à constituer une science tout en affirmant que le savoir peut être issu d’un autre cheminement que la science : il y a là aussi contradiction. Celle-ci risque de freiner, voire de stopper la construction désirée. Et si une distinction conceptuelle est établie, il faut qu’elle le soit de façon argumentée, en articulant savoir et science plutôt qu’en affirmant de facto leur différence. Même si l’on n’est pas dans une perspective aussi contraignante que celle de la logique formelle, on ne peut faire l’économie d’une cohérence dans les grands axes comme dans chaque niveau subalterne. C’est peut-être moins avec le savoir qu’avec la science que les infirmières ont une relation difficile.

Un autre point problématique soulevé par les sciences infirmières est le rapport avec la validation empirique. Ce problème a été évoqué par Sokal dans le cas de la théorie de M. Rogers. Et Marc Nagels demande ainsi : « les théories en sciences infirmières permettent-elles de formuler les lois de la personne soignée ? » (5, p. 5). C’est au pouvoir explicatif et également prédictif d’une théorie scientifique que se réfère cette question, et cette possibilité explicative et prédictive implique qu’il y ait un rapport avec la possibilité d’une confirmation ou d’une réfutation empirique.

Si les questions posées peuvent ne pas encore trouver de réponses, sans que cela n’invalide pour autant le projet de constituer les sciences infirmières, il reste que les réquisits épistémologiques ne peuvent être négligés et doivent être inclus dans le projet dès le commencement. Lorsque Marc Nagels écrit que « l’émergence de sciences infirmières a besoin d’une vision programmatique » (5, p. 4), il est possible de le comprendre au sens de la notion de « programme de recherche », développée par Imre Lakatos : quelle structure faut-il constituer qui puisse guider la recherche future, selon les deux axes d’une « heuristique négative » et d’une « heuristique positive ». La première circonscrit l’ensemble des hypothèses de base non modifiables sous-tendant le programme et constituant un noyau dur ;la deuxième trace les directions de développement du programme de recherche, complétant le noyau dur en intégrant des hypothèses supplémentaires pour expliquer les phénomènes (10). Si la profession infirmière ajourne cette exigence épistémologique inaugurale, en se contentant d’affirmer un savoir propre sans le soumettre à la critique, interne ou externe, alors l’existence des sciences infirmières fera encore longtemps l’objet d’affirmations et de contre-affirmations, dans une instabilité qu’aucune décision volontariste ne pourra résoudre.

 

Proposition d’un nouveau modèle épistémologique pour les « sciences infirmières »

D’une certaine manière, les théories infirmières se présentent moins comme descriptives que comme prescriptives. Elles s’apparentent plus à des règles de comportement d’un sujet, voire à une vision du monde, qu’à un ensemble de propositions définissant les caractéristiques d’un objet. C’est peut-être cela qui expliquerait l’absence de souci pour la validation empirique : ce n’est en effet pas le propos de ces élaborations théoriques. Il s’agit moins de savoir ce qui est vrai objectivement que ce qui a du sens pour le soin et les interventions soignantes. Mais alors il faudrait prendre la mesure de cette caractéristique. Elle n’exclut pas, bien évidemment, le rapport aux sciences, mais celles-ci n’en sont pas l’élément central, elles ne constituent pas la pratique soignante, mais en sont des éléments contributifs. Cette partition préside d’ailleurs à l’organisation du référentiel de formation des infirmières. Il y a coexistence entre les unités d’enseignement contributives (sciences biologiques et sciences humaines et sociales) et les « sciences et rôles infirmiers » (avec les fondements, les interventions et l’intégration de toutes les connaissances utilisées), éléments constitutifs du métier. Mais il faudrait clarifier la nature et la portée de cette partition : parler de « sciences infirmières » constitutives c’est nommer ce qui délimite, en l’occurrence, le champ de la pratique professionnelle ; mais ce champ ne peut pas être qualifié de scientifique stricto sensu sans une pétition de principe. En effet, les fondements en question relèvent de la méthodologie de résolution de problème (traitement des données cliniques pour l’identification des problèmes de santé d’une personne en vue d’un projet de soins, et organisation du travail en interprofessionnalité ; le travail écrit de fin d’étude ayant un statut « instable »). Pierre Fornerod, infirmier suisse, enseignant à la Haute école de santé de Fribourg, a mis en évidence l’erreur de jugement qui mène à la confusion entre une méthode de recherche scientifique et une démarche pratique de résolution de problèmes en situation de soins (11, p. 68). Ce sont deux champs distincts, aux règles de fonctionnement qui ne se recoupent pas forcément. Pour apporter une solution à ce problème, dont il attribue la cause en partie à la prédominance d’une dissociation, dans les modèles conceptuels infirmiers en vigueur, entre un modèle mécaniste et un modèle humaniste, tous deux datés dans les connaissances qu’ils utilisent (l’auteur insiste sur ce point), Pierre Fornerod propose de concevoir un nouveau modèle conceptuel mis à jour et mieux pensé. Mais il semble qu’il y ait une fragilité dans l’argumentation consistant à souligner le caractère dépassé des connaissances utilisées dans les modèles conceptuels jugés périmés, et à proposer de mettre à jour un nouveau modèle conceptuel à partir des connaissances contemporaines actuellement disponibles : en effet, du fait de l’accélération avec laquelle les connaissances scientifiques se succèdent, tout modèle conceptuel risque d’être périmé d’une manière elle-même accélérée, si n’est pas incluse dans l’épistémologie du modèle la question du rapport à ces connaissances, ce dont l’auteur ne parle pas. Il semble ainsi difficile de rendre scientifique un modèle conceptuel infirmier, même lorsqu’on procède de façon informée et argumentée.

 

Assumons de changer notre focale sur la définition des « sciences infirmières »

Ne pourrions-nous pas dire sans porter atteinte aux sciences ni au métier infirmier lui-même, qu’il s’agirait finalement moins de sciences infirmières que d’un rapport infirmier aux sciences ? Nous retrouverions un cadre de pensée déjà conceptualisé philosophiquement par Georges Canguilhem dans Le normal et le pathologique, et repris par Dominique Folscheid, dans l’article « La médecine comme praxis : un impératif éthique fondamental », au sujet de la médecine : « Considérée dans son essence, la médecine n’est donc ni une science ni une technique, mais une pratique soignante accompagnée de science et instrumentée par des moyens techniques »(13, p. 509). Canguilhem écrit quant à lui : « Voilà pourquoi, sans être elle-même une science, la médecine utilise les résultats de toutes les sciences au service des normes de la vie » (14, p. 156) La différence catégorielle, historique et sociologique entre médecine et métier infirmier importe peu ici au regard de l’articulation logique des éléments constituants les deux pratiques professionnelles. Il semblerait alors que l’éventuel noyau dur du programme de recherche glisse insensiblement d’un domaine scientifique vers un domaine pratique. Poussant encore plus loin, au risque de provoquer quelques mécontentements, ne serait-il pas possible de reconnaître à l’heure actuelle que les sciences infirmières ne sont pas infirmières quand elles sont des sciences et qu’elles ne sont pas des sciences quand elles sont infirmières ? Cette formulation, peut-être un peu facile, reflète néanmoins relativement bien, il me semble, l’articulation du référentiel de formation, non conceptualisée selon une épistémologie rigoureuse : le référentiel expose en effet une coexistence entre des sciences contributives qui sont bien des sciences réelles mais qui ne sont pas infirmières, et des pratiques de méthodes de résolution de problème ou d’organisation interdisciplinaire des interventions soignantes, qui, quoique rigoureuses, ne peuvent être qualifiées de sciences.

Les sciences n’ont pas le monopole de la rigueur : toute science est rigoureuse, mais toute rigueur n’est pas nécessairement scientifique. Il y a dans l’action, dans la pratique qui reste somme toute le terminus ad quem de toute conceptualisation du métier infirmier, une rigueur que peut-être le plus averti des savants se montrerait incapable de mettre en œuvre. Si les sciences infirmières doivent être construites, c’est à destination d’un métier qui existe, qui évolue certes, mais dont le socle reste le même : le soin. Le rôle propre des infirmiers dans le soin, rôle discret mais essentiel, est d’en assurer la continuité, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Cette réalité est évoquée à plusieurs reprises par Virginia Henderson, condensée dans cette formule : « En fait de toutes les prestations médicales, seuls les soins infirmiers sont permanents » (15). Si les sciences infirmières cherchent le noyau dur pour l’heuristique négative de leur programme de recherche, il est tout trouvé : c’est penser la relation de soin dans une présence continue. Comment la mettre en œuvre, comment se rendre disponible pour autrui ? Cette relation de soin engage le sujet du soignant, et exige de lui « des traits moraux qui vont bien au-delà de ses compétences scientifiques et techniques » (15, p. 15), comme l’écrit Corine Pelluchon. En cela, la pensée infirmière tend à rejoindre le champ non des sciences, mais de l’éthique, entendue dans un sens large, d’une pensée de la pratique, et pas seulement celui de la bioéthique ou de l’éthique médicale. Pour autant, le lien avec les sciences n’est pas rompu. Bien au contraire, pourrait-on dire, c’est dans la clarification de la distinction disciplinaire de ces divers champs comme de leur nécessaire liaison pratique, que la rigueur pourra être maintenue.

 

L’objet des sciences infirmières serait la « relationnalité »

Comment faire alors la synthèse de tant de disparate ? Par le jugement. Les sciences font croître habituellement chez leurs praticiens la correction du raisonnement. Mais les métiers de l’action exigent plutôt un jugement fiable, qui n’est pas toujours issu d’un raisonnement formalisé ; le facteur déterminant est le temps, qui, dans le laboratoire, n’est pas le même que dans le bloc opératoire, et y apparaît sous la forme de l’occasion, que le raisonnement peut laisser passer entre ses doigts. À l’esprit de géométrie que semble requérir le programme de recherche des sciences infirmières, il faut adjoindre l’esprit de finesse, selon la distinction féconde établie par Pascal.

Développer le jugement, c’est aussi considérer de nouveau l’importance de la culture générale : « Les résultats positifs d’une culture générale doivent être reconnus, étant entendu que la personnalité de l’infirmière est probablement le facteur intangible le plus difficile à apprécier pour mesurer les effets des soins » (14, p. 132) écrit Virginia Henderson, et elle conclut sur cette citation de C. Dennison, infirmière : « Finalement et fondamentalement, la qualité des soins infirmiers dépend de ceux qui les dispensent » (id.). Ce n'est pas un hasard si l’éthique des vertus prend une place croissante dans les métiers où l’action, trop souvent perdue dans des environnements aliénants, est en recherche d’une éthique : le point de convergence des deux, action et éthique, est bien l’agent lui-même. Si, comme l’écrit Corine Pelluchon, « la vertu c’est donc à la fois l’excellence du jugement et la rectitude morale » (15, p. 65), le métier infirmier peut trouver la synthèse conceptuelle des divers éléments qui le constituent dans l’exercice du jugement et, à partir de là, construire l’ensemble des conditions nécessaires qui permettent de faire croître celui-ci comme un trait moral professionnel. Il y aurait un sens à concevoir les sciences infirmières comme le lieu de tension conceptuelle irréductible et nécessaire entre toutes ces composantes du métier. De la sorte l’objet des sciences infirmières serait moins le soin ou la santé, que la relationnalité, conçue comme une catégorie fondamentale du métier, et dont il conviendrait de circonscrire les dimensions de façon claire et rigoureuse, à commencer par ce socle paradoxal, à la fois contingent et nécessaire, celui de la relation du soignant à la personne soignée. Les sciences infirmières pourraient être ainsi pensées, épistémologiquement de manière rationnelle, articulée et unifiée, comme la connaissance pratique de « l’usage du logos au cœur de l’exercice des vertus morales » (16, p. 24), vertus du soignants qui conditionnent, dans les situations concrètes de soins, la mise en œuvre effective du prendre soin, thématisé par Walter Hesbeen et qui assure la convenance des actes de soins à la singularité de la personne soignée. Un tel effort conceptuel apparaît comme nécessaire et complémentaire à toutes les décisions académiques, institutionnelles et réglementaires prises pour assurer la qualité des soins. L’appel légitime du conseil de l’Ordre des infirmiers est l’occasion de mettre en œuvre un travail fondationnel d’instauration des sciences infirmières selon une exigence rationnelle d’articulation logique et épistémologique, d’examen critique, et de conscience du primat de l’éthique dans l’exercice professionnel.

Si l’Ordre national infirmier veut, à raison, combattre le charlatanisme,ce combat ne peut être mené selon une scientificité inappropriée. Il faut souhaiter qu’il permette aux soignants de fortifier la volonté et l’esprit comme un fond culturel propre. Le primat de l’éthique comme activité philosophique est la seule garantie d’asseoir les principes déontologiques du métier, et constitue peut-être le meilleur rempart contre le charlatanisme et les risques de dérives sectaires.

 

Bibliographie 

(1) Ordre national des infirmiers, « Position du Conseil national de l’Ordre des infirmiers sur les pratiques non conventionnelles de santé », 18/12/2023

 https://www.ordre-infirmiers.fr/position-du-conseil-national-de-l-ordre-des-infirmiers-sur-les-pratiques-non-conventionnelles-de

(2) Ordre national des infirmiers, « Communiqué de presse », Paris, 06/06/2023

https://www.ordre-infirmiers.fr/system/files/inline-files/CP_dérives.pdf

(3) Blisko Serge, « Menaces sur la santé : l’explosion des dérives sectaires », Les Tribunes de la santé 2017/2 (n° 55), pp 63- 67 Éditions Presses de Sciences Po

https://www.cairn.info/revue-les-tribunes-de-la-sante1-2017-2-page-63.htm

(4) Lecordier Didier, Cartron Emmanuelle, Jovic Ljiljana, « Les sciences infirmières : une clarification s’impose », Recherche en soins infirmiers 2016/4 (N° 127), pp 6-7, Éditions Association de Recherche en Soins Infirmiers

https://www.cairn.info/revue-recherche-en-soins-infirmiers-2016-4-page-6.htm

(5) Nagels Marc, « L’urgence d’une épistémologie des sciences infirmières », DE IPA -Université́ de Nantes - Document du cours “ Leadership ”, Master, France, 2020

https://hal.science/hal-02428762/document

(6) Nadot Michel, Le mythe infirmier, ou la pavé dans la mare !, Paris, L’Harmattan, 2012

(7) Sokal Alan, Pseudosciences & postmodernisme. Adversaires ou compagnon de route ?, Paris, Odile Jacob, 2005

(8) Pépin Jacinthe, Kérouac Suzanne, Ducharme Francine, La pensée infirmière, Montréal (Québec), Chenelière Éducation, 2010, (première édition : Éditions Études vivantes, 1994)

(9) Dallaire Clémence, « La difficile relation des soins infirmiers avec le savoir », Recherche en soins infirmiers, 2015/2 (N° 121), pp 18-27, Éditions Association de Recherche en Soins Infirmiers

https://www.cairn.info/revue-recherche-en-soins-infirmiers-2015-2-page-18.htm

(10) Chalmers Alan F., Qu’est-ce que la science ? Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, Paris, Le Livre de Poche, 1987, biblio essais

(11) Fornerod Pierre, La pratique du soin infirmier au XXIe siècle. Repères conceptuels d’une pratique réflexive, Genève, Cahiers de la section des sciences de l’éducation, 2005, n° 106

(12) Folscheid, Dominique, « La médecine comme praxis : un impératif éthique fondamental », Laval théologique et philosophique, 1996, 52(2), 499–509

https://doi.org/10.7202/401007ar

(13) Canguilhem Georges, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966, « quadrige »

(14) Henderson Virginia, La nature des soins infirmiers, Paris, InterEditions, 1994

(15) Pelluchon Corine, L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, Paris, PUF, 2009, « quadrige »

(16) Laurent Jérôme, Leçons sur l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, Paris, éditions Ellipses, 2013