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Penser contre soi-même aujourd’hui en réanimation

 Penser contre soi-même aujourd'hui en réanimation

 

Plaidoyer pour des limitations raisonnées s’interdisant l’usage de protocoles irréversibles métamorphosant les incertitudes pronostiques en succès quantitatifs pour de possibles transplantations.

 

Florent Gobert (MD, Neurologue, Réanimateur médical), Frédéric Dailler (MD, Médecin Anesthésiste-Réanimateur), Anne Terrier (MD, Médecin Anesthésiste-Réanimateur) et Jacques Luauté (MD, PhD, Médecin de Médecine Physique et Réadaptation)

Article référencé comme suit :
Gobert F, Dailler F., Terrier A. et Luauté J. (2018) "Penser contre soi-même aujourd’hui en réanimation" in Ethique. La vie en question, avril. 2018.

L’article est accessible en format PDF en bas de document Web.

 

L’avènement de la réanimation a créé les conditions techniques permettant la survie de patients dont les capacités d’évolution ne sont pas clairement connues. Dans le même temps, le choix de laisser une chance de survie pour tester l’hypothèse de cette évolution réside en grande partie entre les mains des médecins, ce qui conduit à une responsabilité nouvelle allant au-delà de la définition de la limite entre la vie et la mort, qui avait été classiquement dévolue par la société et le politique au corps médical, comme cela a été mis en évidence dans l’œuvre de Michel Foucault. Une décision médicale peut en effet être prise à tout moment pour suspendre ou poursuivre l’escalade des traitements curatifs. En dehors des situations d’échappement, où la mort survient malgré la mise en place de tous les traitements disponibles d’après l’état de l’art et pour un plateau technique donné (sans parler des cas de non admission), les décès en réanimation découlent le plus souvent d’un choix motivé de ne pas entreprendre certaines suppléances d’organe afin de ne pas débuter des soins jugés futiles au regard de la gravité du tableau clinique. Il s’agit alors d’une limitation de thérapeutique en vue d’éviter une obstination déraisonnable, mais elle n’est pas incompatible avec la poursuite, au moins pour un temps donné, du niveau de soin déjà engagé (par exemple : maintenir une antibiothérapie mais sans dialyser un patient ou sans mettre en place de support circulatoire par des amines vasopressives). Une autre possibilité est de décider d’une sorte de retour en arrière, en jugeant qu’un certain nombre de procédures déjà engagées relèvent a posteriori de l’acharnement thérapeutique, au regard des éléments connus après une anamnèse plus exhaustive ou avec le recul d’une évaluation prolongée. L’arrêt des traitements mis en place peut alors aboutir au décès bien que, dans certains cas, les patients puissent survivre à un tel désengagement quand leur dépendance au support réanimatoire a été surestimée.

Une conscience peut-elle être "minimale" ?

La situation est tout particulièrement sensible dans le cas des cérébro-lésions car les séquelles touchent ici non pas seulement les capacités physiques et le retour à l’autonomie des patients mais aussi leur devenir après le passage en réanimation : un être que l’absence alléguée de retour à la conscience rendrait ignorant de lui-même, oublieux de ce qu’il a été, et étranger à son environnement passé ou présent. En effet, la création de situation de handicap sévère et fixé mais compatible avec une survie indéfinie sans espoir de récupération est une spécificité de l’évolution dans certains cas graves d’agression cérébrale ayant débuté par un coma puis ayant cheminé, au grès des échelles de récupération clinique, des tests neurophysiologiques ou des mesures radiologiques, à travers l’état d’éveil non répondant vers, parfois, la zone grise la conscience dite "minimale", dont la définition fait encore débat (1). La distinction entre ces deux situations n’est apparue que secondairement dans la littérature scientifique de la neurologie et de la neuro-rééducation (2), et elle fait l’objet d’études neuroscientifiques extensives pour caractériser leurs corrélats (3). Dans le cas de l’état végétatif, les échelles d’évaluation comportementale comme la Coma Recovery Scale échouent à mettre en évidence des éléments de fonctionnement cérébral intégré. Au contraire, le constat reproductible – même de manière inconstante – de stigmates de fonctionnement cortical résiduel non réflexe (sans préjuger de son caractère conscient) qualifie le sujet pour l’état "pauci-relationnel" en français ou de "minimally conscious" en anglais. Or, cette définition peut être critiquée par la singularité que constitue l’état du sujet conscient qui peut être ou n’être pas conscient à un instant donné mais dont on peine à saisir ce que sa conscience pourrait avoir de minimale. Tout au plus, cette caractéristique pourrait-elle s’appliquer à la pauvreté des signes qui l’indique. Seule donc l’observation d’une communication ou l’utilisation fonctionnelle d'un objet permet à l’examinateur de faire l’expérience subjective de la rapportabilité du ressenti du sujet, qui valide in fine le retour de la conscience, défini en négatif comme la sortie de la conscience minimale par le terme de "exit MCS".

Vanité de l’investissement en réanimation ?

En prenant le recul nécessaire sur ces problématiques neuroscientifiques, ces cas de chronicisation des troubles de la conscience font bien sûr poser la question de la légitimité des soins prodigués dans la phase initiale de la prise en charge par les réanimateurs. C’est tout particulièrement le cas quand la situation va à l’encontre des souhaits de vie du patient et qu’elle ruine les espoirs – voire la qualité de vie – de familles qui n’ont pas pu accomplir le "deuil de la santé" de leur proche, du fait d’un vain investissement humain et émotionnel dans une attente de récupération. De ce constat d’échec, parfois caché par la méconnaissance du devenir des patients pour les réanimateurs, nait souvent une frustration de ces soignants qui constatent de bon aloi la futilité de leurs efforts et in fine de leur pratique de la médecine. Au pire, il peut en naître la culpabilité d’avoir engendré des situations pathologiques jusque-là inconnues, et dont la dénomination péjorative apprend beaucoup sur l’auto-dénigrement de leur démiurge. Pour aller du terme scientifique des consensus neurologiques au langage de corps de garde diffusé dans la société : végétatif, végétal, "légumes" à qui on "donne des graines", que l’on "arrose". De ces situations naissent deux réactions sans doute irréconciliables : l’abandon de ces "échecs" qui dénient à la toute-puissance médicale la justesse de sa mesure ; le surinvestissement systématique pour la vie, quel qu’en soit le prix.

Les acquis de l’état de mort cérébrale et des doutes pour ce qui n’en est pas

De la version extrême de ces situations d’échec thérapeutique, la société moderne a tiré son parti : en définissant la mort cérébrale puis en permettant un arrêt cardiaque programmé sur la table d’opération lors du prélèvement d’organe par clampage de l’aorte, elle a permis la survie d’un grand nombre de patients en défaillance chronique d’organe grâce au progrès de la transplantation. Ainsi elle a fait d’une impasse un chemin vers la biomédecine moderne. Le législateur de l’époque, dans sa prudence et sa sagesse réglementaire, avait pris soin d’encadrer scrupuleusement le processus permettant de transgresser un tabou multiséculaire : dire la mort malgré la persistance de l’activité cardiaque et circulatoire. De cette définition pointilleuse, sourcilleuse de la mort cérébrale, malgré le passage des gouvernements et le changement des techniques (de l’antique couple "EEG ou artériographie" à l’angioscanner multi-barette le plus moderne), nous n’avons pas dévié. Même apportant la preuve de l’absence de perfusion de l’encéphale, il faut toujours tenter au moins une épreuve de 10 minutes sans ventilation spontanée pour avoir le droit de clamper une aorte.

Il se trouve que le législateur moderne n’a pas toujours su se montrer aussi exigeant dans les étapes récentes définissant les candidats potentiels au don d’organe. En effet, dans le sillage de la version culpabilisée de l’évolution, supposée inéluctable, vers le handicap jugé non seulement définitif mais rédhibitoire, la définition des critères de Maastricht, et en particulier de la mort par arrêt cardiaque faisant suite à un arrêt des soins (plus connue sous le nom de M3 ; Cf.  l’article accessible dans cette même revue en ligne : Penven, G. (2017) "Tensions éthiques autour du prélèvement d’organes. Le cas du Maastricht 3" in Ethique. La vie en question, sept. 2017), a conduit à étendre considérablement la population des patients candidats au prélèvement d’organes. L’objectif est de réduire les délais d’attente sur les listes d’attente pré-transplantation – ce qui est en soi un objectif tout à fait légitime – sur la base d’un double constat : la demande de transplantation existe ; des patients meurent d’arrêt cardiaque tous les jours dans nos réanimations par suite d’arrêts de traitements. Donc, lorsqu’ils sont morts au sens historique du terme, par un arrêt cardio-circulatoire en bonne et due forme, pourquoi ne pas en profiter pour réanimer régionalement des organes d’intérêt en les perfusant sélectivement, pour les faire "tenir" histologiquement et physiologiquement jusqu’au prélèvement ? En effet, pour cela, plus besoin de répondre à un ensemble cohérent, reconnu par la loi, validé par la science, éprouvé par l’expérience de critères d’altération irrémédiable de l’activité encéphalique : une simple réunion de médecins constatant l’impasse thérapeutique et l’absence d’espoir de récupération "légitime" suffit à enclencher une procédure de limitation. Mais cette réunion est-elle exempte de présupposés ? Cette décision n’est-elle guidée que par le souhait de ne pas faire souffrir inutilement, sans espoir, dans les limbes de la conscience une famille et un patient pour lequel nous avons échoué à sauver plus que la fonction cérébrale autonome ? N’y a-t-il aucun facteur confondant dans cette prise en charge, aucune métriopathie inconsciente entre la vie que nous supposons détestable "pour nous-mêmes" et celles que nous pensons sauver ? Au-delà du débat éthique mettant en concurrence la valeur intrinsèque de la vie de nos patients, notre système de financement à bout de force n’incite-t-il pas à rentabiliser un arrêt de soin par la gracieuse cotation "PMO" qui va s’ensuivre ? En un mot, avons-nous véritablement épuisé le sujet de nos conflits d’intérêt inconscients en certifiant aux familles que "non nous ne pouvons plus rien pour lui" alors que attendre pourrait parfois suffire à nous donner tort ? Et que les morts par excès de pessimisme ne viennent jamais nous démontrer nos erreurs de jugement.  

Dormir sur l’oreiller des prophéties auto-réalisatrices : ces morts qui ne nous détrompent pas

Car, dans le monde d’avant la procédure de Maastricht 3, cette limitation n’était pas irrémédiable : l’évolution finale d’un grand nombre de patients limités sans sédation terminale – en particulier dans les étiologies non anoxiques de coma – pouvait encore  contredire le pronostic médical par une survie prolongée, autorisant parfois des améliorations inattendues. Il faut en effet éviter que les décisions médicales, non contentes d’avoir joué la toute-puissance pour la thérapeutique initiale, se rattrapent en imposant leur vision du devenir, en particulier quand les médecins jugent rétrospectivement avoir agi à mauvais escient. De fait, le devenir est beaucoup plus juste lorsqu’on décide de s’en charger activement, réalisant ainsi le biais tragique et bien connu de prophétie auto-réalisatrice qui est régulièrement mis en cause par les études comme le biais le plus récurrent et qui n’a été que rarement pris en compte dans des études en aveugle (4). Or, ce biais est bien souvent à sens unique vers le pire, car il est en général basé sur une évaluation injustement défavorable du devenir fonctionnel des patients cérébro-lésés (5). Or, les évolutions atypiques faisant mentir ces pronostics sont rares, difficiles à démontrer mais elles existent (6). Et les tentatives pour mettre en évidence un ensemble de lésions perçues comme hors de toute ressource, si elles font l’objet d’encadrement pour laisser un peu de temps d’évolution au patient – et d’évaluation aux équipes (7) – n’en restent pas moins critiquables de par les nombreux biais cognitifs qu’une analyse fine du processus de décisions met en évidence (8). Ces biais sont constitués des déviations contraintes de la pensée, qui s’imposent lors d’une prise de décision de manière inconsciente et constituent des illusions mentales au même titre que les illusions visuelles. En d’autres termes, ils peuvent interférer dans nos prises de décision en leur faisant perdre leur rationalité supposée. Ainsi, une censure sur l’information pronostique s’impose en cas de décision de limitation injustifiée dès lors qu’elle a une conséquence rapide sur la mortalité. Son effet réel pourrait être mesuré par un nombre de plus en plus faible de patients sortant vivants de la réanimation malgré une décision de limitation. En effet, dans le cas où cette décision est prise après résolution des défaillances d’organes, elle peut être associée à une prise en charge minimale permettant une survie sans complication (infectieuse notamment) si l’autonomie respiratoire est vérifiée en sortie de réanimation, soit après une extubation réussie, soit après la mise en place d’une trachéotomie.

Pour une scientificité éthique : 3 pronostics à évaluer séparément

Dans les études que nous utilisons pour faire cette prédiction, il convient bien sûr de sélectionner le critère de jugement le plus approprié pour apprécier l’évolution clinique. Car en vérité, l’hétérogénéité est telle dans la littérature que nul ne peut se prévaloir de dire le vrai en choisissant une frontière donnée entre le bon et le mauvais pronostic. Les outils sont construits sur la base du paradigme dominant à un instant de l’art médical, et dans le consensus local en cours dans l’équipe médicale et scientifique. Par exemple, l’inclusion des patients en état pauci-relationnel dans le groupe "bonne évolution à long terme" est discutable pour l’utilisation pratique de ces outils, malgré un fort intérêt physiopathologique sur la connaissance du fonctionnement cortical résiduel (9). Toutefois, l’exclusion systématique des patients conscients, communicants mais sévèrement handicapés (classification CPC3) des études sur le coma post-anoxique (10) doit être également réinterrogée. Car, indépendamment du fait que ces choix aboutissent à une description hétérogène de mêmes populations selon le point de vue des auteurs, elle ne permet aucune comparaison pertinente des méthodes utilisées ni de conclusion solide. Au final, il peut y avoir discussion autour de trois frontières possibles pour séparer, selon les échelles de valeurs de chacun, le "bon" du "mauvais" pronostic : la fonctionnalité corticale sans conscience rapportable qui peut être un critère dès lors qu’il est jugé tôt et serait promesse d’évolution ultérieure à moyen (11) ou long terme (12) ; la communication interindividuelle apportant la preuve comportementale de la vie subjective par l’exploration de cette intersubjectivité ; la récupération fonctionnelle de l’autonomie (mais à quel niveau ?). Or, puisque chacune se défend (pouvant être un objectif individuel anticipé ou un souhait familial), chacune doit être évaluée séparément pour que nous soyons en mesure d’anticiper ces situations. L’avantage de rechercher la récupération de la communication est qu’elle permet alors d’interroger chaque individu sur la validité de ses éventuelles directives anticipées et donc de s’affranchir de toute hétéronomie pour redonner au patient sa pleine autonomie de sujet dans le processus de décision du niveau des traitements.

Maintenir les conditions de possibilité d’une prise en compte des choix subjectifs

Il ne nous appartient pas ici de remettre en cause la nécessité – consubstantielle à la médecine elle-même – de prendre des décisions malgré l’absence de preuve, sur la base d’incertitude, malgré l’expérience individuelle et le garde-fou – très relatif – de la collégialité, qui n’est un critère de validité que si elle se fait en absence de consensus de fond afin de laisser place à une véritable dialectique dans le processus de décision. Vouloir supprimer ces limites serait illusoire et par là-même vain. Mais il faut parfois prendre conscience de ces difficultés, et accepter de faire une place au doute en évitant le caractère irrémédiable de certaines actions. Certes, des outils d’optimisation du pronostic sont en cours de création, et sous réserve qu’ils soient bâtis en absence de biais, ils pourraient apporter une plus-value certaine à notre expérience clinique, par trop dépendante de nos présupposés. Mais, il faut se prémunir de toute tentation scientiste inappropriée : nous subodorons déjà que ces aides ne remplaceront pas la prise en charge humaine de la discussion avec les proches du patient et de l’interaction humaine autour de leurs intérêts pour décider de ce qui respectera au mieux une volonté que les patients ne peuvent plus exprimer. Il faudra bien sûr toujours renseigner cette décision, la nourrir des techniques et des outils algorithmiques modernes, et non la faire prendre par eux. Le recueil des directives anticipées du patient est bien sûr le point fondamental. Indépendamment de leur faible diffusion dans la société, leur qualité doit aussi être interrogée (C’est ce qu’a cherché à initier la Commission éthique de la SRLF en 2018 avec un livret précis qui se veut attentif aux diverses sensibilités). En effet, les conditions de délivrance de ces directives sont en elles-mêmes un point crucial car il faut parvenir à mesurer leur pertinence dans une situation donnée, le niveau de compréhension des proches qui les ont reçues mais aussi la qualité de l’information dont disposait le patient au moment où il les a fournies. Par ailleurs, il n’est jamais impossible que, en cas de réveil, on constate une modification (dans un sens comme dans l’autre) des souhaits du patient : dans un sens, s’il regrette d’avoir préalablement accepté un niveau de handicap qu’il ne se juge finalement pas capable d’assumer, mais aussi parfois dans un sens opposé s’il en vient à accepter de manière inattendue une déficience, dans la mesure où il ne pourrait la fuir qu’au prix de sa vie. Dans un cas comme dans l’autre, ces changements reflètent la difficulté bien connue par tout psychologue à se projeter dans une situation dont l’occurrence semble irréelle d’autant plus quand il ne s’agit pas de maladie progressive dont l’évolution est intégrée par le sujet mais d’agression cérébrale très brutale (et hautement improbable au moment où les directives ont été recueillies), ce qui peut expliquer l’inconsistance de certaines réponses. Cette difficulté à utiliser et à interpréter à bon escient ces directives est en particulier mise en exergue par l’opposition classique des individus en bonne santé interrogés sur leur tolérance à un éventuel passage en état de locked-in syndrome, contrastant avec les évaluations de qualité de vie (auto-qualification de l’humeur ou de l’absence de dépression) qui sont acceptables dans les études sur les patients qui sont présentement dans cette situation (13), montrant l’effet de la résilience de la psychologie humaine fasse à la menace réelle de la mort.

La procédure M3 amène à une accélération devenue intentionnelle de la mort : "mort douce" d’une zone grise ?

Mais toutes ces "subtilités" se heurtent à l’implacable réalité de notre temps. Dans le monde de demain (d’aujourd’hui ?), plus d’échec à craindre : le patient pour lequel une famille aura accepté une procédure de M3 n’aura, selon les centres et les protocoles, parfois plus aucune chance de faire mentir les ciseaux d’Atropos lorsqu’ils s'emploieront à sectionner le fil de sa vie. C’est une nouvelle manière de mourir qui ne serait pas tout à fait une euthanasie – les molécules utilisées étant les mêmes que celles de la sédation terminale avec le "double effet" attendu – mais le choix des fortes doses pourrait être à même de faire disparaître toute activité vitale en quelques minutes. Une nouvelle manière d’administrer cette sédation, décorrélée de toute nécessité clinique dans la mesure où elle ne répondrait pas à des critères de sédation dosée par le médecin sur le constat d’un inconfort, aurait l’objectif technique d’une mort assez rapide pour valider les conditions de la procédure – nommément de minimiser le temps d’ischémie chaude. Or, pour être "douce", une telle mort n’en semblerait pas moins "voulue" avec une intentionnalité qui semble encore à préciser. Au final, si les familles sont informées que certaines procédures peuvent échouer, bien menées, elles pourraient n’échouer jamais, sauf problème technique sur la partie mécanistique du prélèvement – mais le malade est alors déjà mort.

Ce protocole a une apparence parfaite qui aurait pu être acceptable par tous, en tous lieux, en tout temps et pour toute conviction qui ne soit pas opposée par principe au concept de don d’organe : la fin de vie des patients dans les suites d’un arrêt cardiaque pour lesquels les critères les plus robustes de mort corticale sont remplis. A savoir : l’abolition bilatérale des réponses somesthésiques N20 associée à un pattern EEG péjoratif. Aucun autre outil – et a fortiori d’association d’outil – n’a la capacité de prédire à 100% une évolution défavorable, dans aucune autre étiologie (4, 9, 14) et en absence de prophétie auto-réalisée.

Ce protocole a une réalité : c’est le renforcement et l’amplification de la tendance à extrapoler des règles de limitation sur la base d’arguments non consensuels, non validés dont on ne pourra plus démontrer la fausseté dès lors que la censure implacable de la mort s’appliquera à l’évaluation du pronostic de ces patients. C’est le cas pour les patients en zone grise du pronostic après un arrêt cardiaque et qui ne survivront plus au-delà de 5 à 7 jours bien que la définition d’un état végétatif permanent requiert une attente plus longue en cas de doute. C’est bien sûr le cas de patients ayant subi un accident vasculaire cérébral sévère ou un traumatisme crânien grave et dont la récupération peut être constatée sur plusieurs mois, sans qu’un pronostic fixé ne puisse être fourni en l’état actuel des connaissances dans les premières semaines (sauf cas particuliers se rapprochant de la mort corticale) ou trop âgés pour espérer la réserve fonctionnelle requise à une récupération ou ayant des comorbidités sévères – toutes situations qui sont en elles-mêmes des contre-indications à la procédure de M3.

Se concentrer sur le diagnostic d’une mort corticale sans retour ?

Pour se prémunir de tout risque, il eut fallu que le législateur accepte de ne toucher à ce droit de vie et de mort que d’une main tremblante. Il eut fallu qu’on ait aussi le courage de considérer le problème avec honnêteté : voilà plusieurs décennies que nous sommes en mesure de faire le diagnostic d’une mort corticale sans retour après un arrêt cardiaque mais que les techniques les plus performantes ne sont pas étendues à l’échelle du territoire national faute d’une décision contraignante des ARS qui garantirait l’égalité de l’évaluation de tous les patients. Au lieu de cela, nous laissons se développer à grand frais des mesures complexes, basées sur des mesures multiparamétriques d’imagerie ou de biologie, et n’ayant de valeur prédictive qu’à l’échelle de la population alors que seule l’échelle de la prédiction individuelle doit compter et que cette échelle ne saurait être que multiparamétrique (clinique, biologique, neurophysiologique, radiologique et fonctionnelle).  Si nous sortions de l’hypocrisie d’une euthanasie masquée, nous pourrions étendre légalement la possibilité de prélèvement (de tous les organes et non seulement du foie et des reins) après clampage aortique à de telles morts corticales constatées et légalement validées, plutôt que de lancer des procédures invasives de canulation fémorale sur le corps de morts, qui ne le sont qu’après que nous l’ayons décidé – sans preuve de la légitimité de nos actes. Pour tous les cas litigieux, il est bien souvent urgent d’attendre pour avoir le temps de considérer les bonnes questions au cas par cas en fonction des éléments de la science actuelle : Quels sont les éléments tangibles (ayant une valeur à l’échelle individuelle) qui permettent d’orienter notre décision ? Quel était le projet de vie singulier du patient sur lequel nous pouvons être informés ? Avons-nous les moyens de mettre en place ce projet au-delà de la réanimation avec les moyens qui nous sont attribués en aval dans les structures de rééducation et d’éveil ? L’absence de tels moyens ne doit pas être considérée comme une incitation à masquer la misère de nos structures d’accueil par un "circuit court" macabre qui le rendrait caduc : elle doit être le tison sans cesse porté dans la plaie de la lutte pour la prise en charge digne de ces individus malgré leur déficience.

In fine, c’est le respect de l’autonomie du sujet qu’il faut viser : soit qu’elle ait été clairement exprimée avant l’agression, soit de préférence – car la valeur de la dernière opinion exprimée face à une situation existante doit primer – qu’il existe une chance raisonnable que le patient puisse la donner à nouveau. Ce primat de l’autonomie de la décision semble toutefois en contradiction avec le fait que ce soit les patients incapables de l’exprimer et ayant le plus d’incertitude quant à leur devenir qui soit visés par le M3 chez le cérébro-lésé aigu, alors que les malades décidant de mourir en pleine conscience et avec la pleine maitrise de leur acte ne peuvent pas être concernés.


Penser contre soi-même : les choix utilitaristes sont toujours susceptibles de se renverser en leurs contraires

La tentation utilitariste existe. Elle est forte en voyant les patients en attente de greffe et les patients en réveil de coma. Elle est d’autant plus forte en imaginant que le premier pourrait survivre en cas de greffe et mourir s’il rate sa chance. Elle est radicale si l’on va jusqu’à imaginer que le patient que nous aurions fait vainement survivre resterait effectivement dans le même état végétatif que nous avions constaté au jour de notre funeste choix. Mais il faut aussi imaginer la proposition inverse. Pour cela, il faut savoir penser contre soi-même. Cet exercice d’uchronie médicale peut se dérouler ainsi : et si le patient que nous avons limité sans le faire rentrer dans une procédure radicale de M3 se réveille ? Et si le foie qu’on aurait transplanté ne retrouve pas sa fonction ? Et si le greffé fait un rejet aigu non récupérable ? Et si, encore moins politiquement correct mais il faut le dire aussi, et si le greffé perdait son greffon acquis d’une aussi haute-lutte faute d’observance ou à cause d’un habitus récidivant ? Le funeste se retourne dans ce cas. Et la balance implacable de la souffrance ne penche plus nécessairement là où on le pensait. Il n’y a pas de solution radicale et définitive à ces dilemmes. Mais on ne peut pas y répondre en ne voyant qu’une partie du problème. Il faut l’appréhender dans sa globalité pour se prémunir des erreurs graves qui pourraient valoir un nouveau scandale sanitaire dont les conséquences retentiraient sur l’ensemble de la biomédecine et empêcheraient son développement ultérieur.

Le serment d’Hippocrate : œuvrer dans l’intérêt de notre patient et particulièrement dans celui des personnes vulnérables

Et il faut parfois se rappeler que nous sommes aussi là - hic et nunc - dans l’intérêt du patient entre nos mains. Nous ne pouvons pas prendre toutes les décisions dans l’optique conséquentialiste que, si nous ne le laissions pas mourir, il manquerait deux reins et un foie sur une liste. Si nous prenons la décision de limitation, c’est pour son bien à lui. Et ce bien-là ne s’accompagne pas nécessairement d’une sédation terminale assurant une viabilité optimale des organes par un temps d’ischémie chaude raccourci. C’est faux. Juste faux de le faire croire aux familles et aux personnes soignants présents. Comme nous le rappelle sans cesse le Serment d’Hippocrate, "J'interviendrai pour protéger (les personnes) si elles sont affaiblies, vulnérables ou menacées dans leur intégrité ou leur dignité." Sauf à nous parjurer, c’est donc bien à nous, malgré les conséquences potentiellement néfastes de nos actes à l’échelle sociale, qu’il revient de prendre la défense de patients dans la faiblesse qui est la leur au moment où nous nous faisons juges du prix de leur vie.



Nous tenons à adresser nos remerciements à Maude Beaudoin-Gobert et à Gwendolyn Penven pour leur relecture sous des angles tout à fait différents mais complémentaires.






Notes :

1.    Naccache L. Minimally conscious state or cortically mediated state? Brain. 2017.
2.    Giacino JT, Ashwal S, Childs N, Cranford R, Jennett B, Katz DI, et al. The minimally conscious state: definition and diagnostic criteria. Neurology. 2002;58(3):349-53.
3.    Sitt JD, King JR, El Karoui I, Rohaut B, Faugeras F, Gramfort A, et al. Large scale screening of neural signatures of consciousness in patients in a vegetative or minimally conscious state. Brain. 2014;137(Pt 8):2258-70.
4.    Zandbergen EG, de Haan RJ, Stoutenbeek CP, Koelman JH, Hijdra A. Systematic review of early prediction of poor outcome in anoxic-ischaemic coma. Lancet. 1998;352(9143):1808-12.
5.    Bonds BW, Dhanda A, Wade C, Massetti J, Diaz C, Stein DM. Prognostication of Mortality and Long term Functional Outcomes Following Traumatic Brain Injury: Can We Do Better? J Neurotrauma. 2015:10.1089/neu.2014.3742.
6.    Gobert F, Le Cam P, Guerin C. Buying time to save a life: a 3-month "call in the dark for awareness" : A moral dilemma in predicting consciousness recovery. Intensive Care Med. 2016;42(10):1634-6.
7.    Harvey D, Butler J, Groves J, Manara A, Menon D, Thomas E, et al. Management of perceived devastating brain injury after hospital admission: a consensus statement from stakeholder professional organizations. Br J Anaesth. 2018;120(1):138-45.
8.    Rohaut B, Claassen J. Decision making in perceived devastating brain injury: a call to explore the impact of cognitive biases. Br J Anaesth. 2018;120(1):5-9.
9.    Fischer C, Luaute J, Nemoz C, Morlet D, Kirkorian G, Mauguiere F. Improved prediction of awakening or nonawakening from severe anoxic coma using tree-based classification analysis. Crit Care Med. 2006;34(5):1520-4.
10.    Kirkegaard H, Soreide E, de Haas I, Pettila V, Taccone FS, Arus U, et al. Targeted Temperature Management for 48 vs 24 Hours and Neurologic Outcome After Out-of-Hospital Cardiac Arrest: A Randomized Clinical Trial. JAMA. 2017;318(4):341-50.
11.    Faugeras F, Rohaut B, Valente M, Sitt J, Demeret S, Bolgert F, et al. Survival and consciousness recovery are better in the minimally conscious state than in the vegetative state. Brain Inj. 2018;32(1):72-7.
12.    Luaute J, Maucort-Boulch D, Tell L, Quelard F, Sarraf T, Iwaz J, et al. Long-term outcomes of chronic minimally conscious and vegetative states. Neurology. 2010;75(3):246-52.
13.    Leon-Carrion J, van Eeckhout P, Dominguez-Morales Mdel R. The locked-in syndrome: a syndrome looking for a therapy. Brain Inj. 2002;16(7):555-69.
14.    Grippo A, Carrai R, Scarpino M, Spalletti M, Lanzo G, Cossu C, et al. Neurophysiological prediction of neurological good and poor outcome in post-anoxic coma. Acta Neurol Scand. 2017;135(6):641-8.