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Paradoxes du silence en soins palliatifs

« Silence, ici, on meurt ! »

Paradoxes du silence en soins palliatifs


Par Marie BOURGOUIN



Marie Bourgouin est généraliste spécialisée en médecine palliative et exerce depuis huit ans une activité de médecin d’équipe mobile douleur-soins palliatifs au sein de l’Institut Universitaire de Cancérologie de Toulouse. Elle participe activement au Comité d’éthique de son établissement et à l’Espace de Réflexion Ethique Occitanie.


Article référencé comme suit :
Bourgouin, M. (2022) « « Silence, ici, on meurt ! » Paradoxes du silence en soins palliatifs » in Ethique. La vie en question, novembre, 2022.


NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.




Mehdi a 27 ans. Il est atteint d’un cancer du rein métastatique qui a progressé très vite, tellement vite qu’aujourd’hui Mehdi est à bout de souffle et qu’aucune chimiothérapie n’a réussi à freiner l’évolution de son cancer. Il est hospitalisé, incapable de faire le moindre geste, de prononcer le moindre mot sans avoir à reprendre son souffle. Devant son épuisement, sa lutte acharnée pour respirer, communiquer, l’équipe médicale et soignante lui propose « d’être endormi ». Mais Mehdi multiplie les refus, attisant l’incompréhension des uns et la colère des autres : « C’est inhumain de le laisser vivre comme ça. » Mais Mehdi ne veut pas dormir.


La sédation est aujourd’hui présentée comme l’ultime soin, le soin du dernier recours, celui permettant de répondre à l’injonction d’apaisement de toutes les souffrances de fin de vie ( ). Elle constitue pour les soignants – comme pour la plupart des patients – l’espoir d’une possibilité d’apaisement, même dans les situations les plus difficiles. Elle apparaît dans ces situations comme une possibilité de réponse face à l’impuissance ressentie par les soignants dans les situations de souffrance extrême. Elle devient alors une évidence. Pourtant, la sédation apporte aussi un flot d’incertitudes venant sans cesse interroger la justesse du soin proposé. Est-elle la bonne décision ? Est-elle faite au bon moment ? Le patient est-il soulagé ? Que ressent-il ? Une seule certitude semble s’imposer : celle du silence auquel elle laisse place. Y a-t-il des conséquences à ce silence ?


Les paradoxes du silence

Comment d’abord définir le silence ? Le silence vient de sileo, silere, taire, se taire en latin ( ), mais également de taceo, tacere, dont le substantif est silentium ( ). Leur proximité sémantique recoupe les notions de tranquillité, d’absence de mouvement et de bruit, de secret même, en plus du lien étroit à l’absence de parole. Le silence apparaît se définir dans un contraste, une négation, une absence : il n’est pas le bruit, il n’est pas la parole. Mais peut-on seulement le percevoir ? Quelle expérience en avons-nous ?

Le silence moderne
« La modernité est l’avènement du bruit. Le monde résonne sans relâche des instruments techniques dont l’usage accompagne la vie personnelle ou collective ( ). » Le monde moderne est submergé par les bruits qui rythment notre quotidien. L’ambiance sonore devenue notre environnement coutumier – de la sonnerie de notre réveil jusqu’aux alarmes de nos appareils électro-ménagers en passant par le vrombissement du moteur de notre voiture ou du bruit rythmé de la rame de métro sur les rails, sans oublier les notifications incessantes des sms, e-mail et autres transmises par un smartphone qui ne nous quitte plus – aura su rendre le silence inhabituel et étrange. Pour autant, le silence peut-il être défini comme l’absence de bruit ? « Le silence n’est pas l’absence de sonorité, un monde sans frémissement, étale, où rien ne se ferait entendre. Le degré zéro du son, s’il peut être expérimentalement produit dans un programme de déprivation sensorielle, n’existe pas dans la nature ( ). » Ainsi, par un premier paradoxe, si la technique moderne semble avoir annihilé le silence, elle en est pourtant la seule possibilité de création ! Et si l’exposition au vacarme constant peut être fuie, s’aventurer plus de quelques minutes dans le silence absolu d’une chambre anéchoïque ne pourra qu’être source de malaise, trouble de l’équilibre et hallucinations. Le bruit est ce qui nous lie au monde vivant. Les sons nous bercent déjà dans notre vie in utero, et même dans le plus grand silence environnant nous percevrons toujours les battements de notre cœur et le bruit de notre souffle. « Toujours l’existence palpite et fait entendre une rumeur qui rassure sur la persistance des repères essentiels ( ). » Il existe un lien étroit entre les perceptions sensorielles et le vécu émotionnel. Les bruits quotidiens revêtent un caractère rassurant, ils sont un repère à mon existence. L’absence de ces bruits, le silence, va apparaître comme une rupture inhabituelle. Parfois recherchée, comme une quête de sérénité lors des retraites spirituelles ou de la pratique de la méditation par exemple, ce silence pourra également être une source d’inquiétudes voire d’angoisse, à l’image de l’enfant qui seul dans le noir cherche à être apaisé par la voix d’un être cher. Le silence est ainsi source de sentiments paradoxaux, apaisement et sérénité pour certains, angoisse infinie pour d’autres, ou encore subtils mélanges de ces sentiments, mais il s’inscrira toujours en rupture avec l’ordinaire.


Il en est de même dans le quotidien des soignants. Le monde du soin, et particulièrement l’univers hospitalier, est un milieu particulièrement bruyant. Alarme des sonnettes des chambres, bruits des pompes alimentant les perfusions, du gonflement des brassard à tension, des lunettes à oxygènes, etc. Il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre les patients satisfaits de pouvoir rentrer chez eux pour se reposer tant ils ont été dérangés par les bruits environnants ! Le silence constitue ainsi un inhabituel pour le soignant, souvent craint d’ailleurs. En effet, c’est bien la communication avec le patient qui sera source d’informations précieuses pour établir un diagnostic et orienter la prise en charge. La confrontation au patient silencieux – on peut penser au très jeune enfant, au patient très âgé ou encore mutique ou comateux – constitue un véritable défi pour le soignant. De la même façon, l’absence de « bruits organiques » constitue une source d’inquiétudes pour le médecin : absence de murmure vésiculaire signant un épanchement pleural ou une infection pulmonaire sévère, absence de bruits hydro-aériques signant l’occlusion digestive, assourdissement des bruits cardiaques en cas d’atteinte cardiologique grave. C’est aussi dans l’échange verbal avec le patient qu’est pensée, bien souvent, la possibilité d’apaisement, à l’image de la psychanalyse mais également de l’accompagnement dans la pratique palliative, la possibilité d’apaisement étant pensée à travers l’espace d’échange et de confiance offert au patient au rythme des rencontres. Cet espace de parole en lui-même étant considéré à vertu thérapeutique.


Pourtant, la sédation, par l’altération de la vigilance engendrant la privation de ces échanges, condamnant le patient à la seule possibilité du silence, sera finalement envisagée comme l’ultime possibilité d’apaisement de la souffrance du patient en toute fin de vie. Paradoxe immense semble-t-il…


Il semble ainsi que, face à l’expression d’une extrême souffrance en situation de fin de vie, le silence imposé par la sédation devienne la seule possibilité acceptable. Les plaintes incessantes, les cris, les pleurs, les éléments de détresse exprimés par le patient, apparaissent comme intolérables à des soignants confrontés à l’irréversibilité d’une situation qui conduira nécessairement au décès du patient. Le silence semble devoir s’imposer, même quand il n’émane pas de la demande du patient. On peut ainsi s’interroger sur les motivations amenant le soignant à proposer une sédation voire à en convaincre le patient alors que ce dernier ne la souhaite pas. On pourrait avancer qu’en faisant taire le patient, le soignant fait taire en lui la souffrance que fait naître cette confrontation à la souffrance de fin de vie. Ou encore, avançons qu’il est plus rapide pour un soignant pressé de prendre soin d’un patient sédaté que d’un patient s’épanchant sur l’ampleur de sa souffrance liée à la confrontation à la mort prochaine. Nous avons envie de penser que ces situations restent marginales et que si le soignant est convaincu du bien-fondé de cette sédation qu’il propose, c’est bien qu’il cultive l’illusion, entretenue par le texte de loi lui-même, que la sédation permet « d’apaiser toute souffrance ( ). » Mais le silence prolongé qui lui succède n’est-il pas celui qui éveille le doute ?

Le silence et la parole
La relation de soins s’établit, dans la très grande majorité des cas, dans les échanges verbaux et la communication entre le patient et les soignants. Nous ne pouvons traiter ici du silence sans envisager le lien étroit qu’il entretient avec la parole. En effet, si le silence semble initialement se définir comme l’absence de parole, leur lien est en réalité éminemment plus complexe.


L’homme entretient par la parole, le langage, une relation au monde, qui s’illustre d’ailleurs dans la traduction du terme λόγος. A l’origine du mot logique, le λόγος ne peut pas être réduit à une simple approche de logique linguistique. Heidegger, dans Être et Temps, soulignera la complexité de la sémantique grecque du λόγος et la diversité des notions qu’elle embrasse – raison, jugement, conception, définition, rapport – et auxquelles aucune traduction ne rend exhaustivement hommage ( ). Heidegger choisira le terme « parole » (die Rede en allemand) pour le traduire et en souligner la dimension apophantique. « Le λόγος fait voir quelque chose (φαίνεσθαι), cela justement sur quoi il est parlé et il le fait voir à celui qui parle (médiateur) aussi bien qu’aux entreparleurs ( ). » Le langage a une fonction de révélation : il met à jour, il montre, il fait apparaître, il dévoile. Si l’on reconnaîtra ici le langage comme une caractéristique humaine, il ne nous faudra pas le considérer comme l’unique possibilité de communication. « Quand l’homme se tait il n’en communique pas moins ( ). » En effet, une seule partie de la communication se fait par le langage, la majeure partie de la communication concernant en réalité les échanges non verbaux. « Les paroles et le style du discours mis en œuvre ne font pas l’essentiel de la conversation, le rythme de l’échange, la voix, les regards, les gestes, la distance où l’on se tient de l’autre apportent leur contribution à la circulation du sens ( ). » Le contenu verbal n’est pas ainsi le seul, portant le signifiant de la communication. Le terme de communiquer est d’ailleurs issu du latin communico, dérivant lui-même de communio, ayant initialement eu le sens d’accomplir ensemble son devoir et ayant par la suite conservé le sens de « commun », c’est-à-dire partagé de tous. La communication est ainsi l’idée d’un partage de sens tout comme celui de la relation permettant ce partage. Ainsi, dans cet espace de communication, « le silence n’est jamais le vide mais le souffle entre les mots, le court repli qui autorise la circulation du sens, l’échange des regards, des émotions la brève pesée des propos qui se pressent sur les lèvres ou l’écho de leur réception, le tact qui permet le tour de parole par une légère inflexion de la voix aussitôt mise à profit par celui qui attendait le moment favorable ( ). » Ainsi, le silence ne peut se définir uniquement comme contraire à la parole, puisqu’il en est également condition. Plus que cela, « le silence est l’élément dans lequel se forment des grandes choses ( ). » Si l’usage quotidien de la parole – ce que Heidegger dans Être et Temps nommera « les bavardages » (en allemand : das Gerede) – est plutôt le reflet du rapport superficiel que nous pouvons entretenir avec le monde, certains actes de parole révèlent nos pensées les plus existentielles et les plus intimes. Ces révélations nécessitent une rupture du rythme du discours, une suspension. Ainsi, un silence prolongé permettra de tracer ce chemin vers l’intimité. Ce silence n’est pas permis entre tous, expliquant le malaise qui s’installe lorsque le partage de cette intimité n’est pas souhaité et justifiant la reprise des bavardages. « Se taire revient à afficher son visage, ses mains, à livrer son corps à l’indiscrétion de l’autre sans pouvoir se défendre de son attention réelle ou imaginaire ( ). » La parole rassure, là où le silence inquiète. Ainsi, certaines sociétés ont la coutume de sectionner le frein de la langue du nouveau-né pour que sa parole ne soit surtout jamais entravée ( ). Pourtant, le silence est bien la condition pour que les choses importantes soient dites. Il marque un virage dans la conversation, propice aux aveux, aux confidences. Ce qui est prononcé après un tel silence n’est généralement jamais oublié, ni de celui qui le formule, ni de celui qui l’entend…


Comment alors envisager le silence prolongé induit par la décision d’une sédation ? Si ce silence est initialement pensé comme signe d’apaisement face à l’expression de la souffrance de fin de vie, n’est-il pas finalement celui qui confronte le soignant à l’intimité et à la grande vulnérabilité du patient qui va quitter ce monde ?


Derrière le silence

Si le silence de la fin de vie emprunte toute une palette de nuances – jamais un patient n’est totalement silencieux avant que la mort ne se soit installée – il n’en est pas moins vrai qu’il constitue une rupture dans le quotidien du soignant.


Le silence est une phase nécessaire du processus du mourir. Durant la phase agonique, l’état d’altération neurologique présenté par le patient ne lui permettra plus aucune communication, apparenté à ce que l’on pourrait décrire comme un coma, le patient verra progressivement sa respiration se ralentir, avant la survenue du décès. En l’absence de sédation, cette phase agonique, « silencieuse » – même si sources de bruits de fin de vie tels que les râles – est de courte durée, quelques heures. Mais, lorsqu’on se trouve dans une situation de sédation, cette phase, ou ce qui y ressemble, est créée « artificiellement » par l’administration d’un traitement sédatif, et peut se prolonger plusieurs jours.

Privation des « bavardages » et souffrance
Face à la souffrance de fin de vie, la sédation apparaît souvent aujourd’hui comme certitude inconditionnelle d’apaisement. Aux gémissements du patient, à ses pleurs, ses plaintes, elle fait succéder un silence interminable, ponctué simplement des bruits respiratoires allant du filet de souffle, aux râles bronchiques sonores, en passant par le bruit des lunettes distribuant l’oxygène. Les échanges verbaux qui avaient fait le lit de la relation de soin ont disparu, et avec eux les « bavardages ».


L’homme est un être parlant et la communication par le λόγος est une dimension essentielle de son existence. Si le λόγος dans sa traduction de « parole » emprunte un rôle de dévoilement, le langage n’est pas toujours parole. Heidegger distingue cette parole apophantique – qui dévoile – de ce qu’il nomme « bavardage » ou « on-dit ». Si la parole a une fonction de révélation, de dévoilement de ce qui est, cette modalité de la parole n’est pas l’usage que l’on en fait au quotidien où elle prend la forme des bavardages. Il ne faut pas y voir une signification péjorative mais la façon qu’a le Dasein, l’être, d’entendre et d’expliciter ( ). Le langage à travers la parole pourra ainsi avoir parfois le rôle du parler-vrai, du dévoilement, et d’autres fois un « simple » objectif relationnel dans l’établissement de la communication, permettant la manifestation de l’être dans sa relation à autrui. Le bavardage sera ainsi le mode d’existence quotidien de l’être-au-monde, de sa présence au monde, dans le monde et aux autres. La chambre d’un patient en soins palliatifs nous paraît ici parfaitement illustrer cette conception du langage. Elle est un espace communicationnel particulier où, plus qu’ailleurs, des questionnements existentiels vont pouvoir être abordés. A la proximité de la mort, souvent, les patients peuvent s’interroger : « Que va-t-il se passer ? », « Comment va se terminer ma vie ? », « Vais-je souffrir ? », « Et après ? ». Il y a, à la proximité de la fin de vie, comme une urgence à bouleverser son rapport au monde, une quête de dévoilement, une recherche de sens, rendus possibles par une prise de conscience aiguë de ce temps qui passe. La teneur des conversations change et les questions posées éprouvent bien souvent les soignants au chevet de ces patients. Si certains pourront choisir de poursuivre cet échange, d’autres pourront faire le choix d’éviter ces conversations en entrant dans la chambre du patient uniquement en ayant la certitude d’être interrompu par l’arrivée d’un autre intervenant – à l’heure du repas par exemple – ou en orientant l’espace de parole sans jamais laisser la place au développement de ce type de question. En bavardant. Une fois la sédation mise en œuvre, par l’absence de possibilité d’expression du patient, on pourrait penser que la confrontation à ces questionnements existentiels, à ces doutes qui viennent résonner si fort quand on interroge le sens même de l’existence humaine et son lien éphémère au monde, s’interrompe. Mais est-ce réellement le cas ou leur écho se fait-il encore plus grand dans le silence ? Car si la manifestation de la « parole » est rendue impossible, il en est de même pour les bavardages qui avaient la capacité de nous faire oublier ce à quoi nous préférions ne pas penser. Il y a quelque chose comme une voix qui résonne dans le silence et adresse les questions qui pouvaient être mises en sourdine par les bavardages et qui viendront inévitablement bouleverser le soignant dans son rapport au monde et à lui-même. Si ces questionnements peuvent être l’objet de certains philosophes, mis en alerte par la curiosité et la recherche d’une vérité dévoilée par le langage, le soignant y s’y trouve confronté sans l’avoir choisi et ceci paraît être la source d’une souffrance existentielle et d’un épuisement…

Silence et privation d’un mode d’existence ?
L’homme est parce qu’il existe. « Le Dasein est son ouvertude ( ). » Heidegger nous explique qu’on ne peut envisager l’être humain sans envisager son existence ; entendons par exister le fait de se dresser hors de, de s’élever, de surgir, d’apparaître ( ). « Les existentiaux fondamentaux qui constituent l’être du là, l’ouvertude de l’être-au-monde, sont la disposibilité et l’entendre ( ). » Ce qui permet la relation de l’être au monde c’est sa disposibilité, c’est-à-dire, son état d’humeur ( ), et son entendre, c’est-à-dire sa compréhension et son pouvoir-être ( ), tous deux « cooriginalement déterminés par la parole ( ). » La parole apparaît ainsi comme un élément caractéristique de la nature humaine en permettant en même temps la manifestation extérieure, c’est-à-dire son existence. La parole est le fondement de l’existence. Le terme sanskrit Om̐, son primordial, vibration primitive à l’origine, dans la tradition hindouiste, de la constitution de l’univers et source de toute existence, en est une belle image.


La parole conditionne ainsi la relation de l’être au monde et permet son existence, son apparition, son surgissement. Néanmoins, la maladie, la souffrance, le handicap, sont autant de phénomènes qui viennent bouleverser la capacité de l’homme dans son usage de la parole à travers le langage, bouleversant son rapport au monde, aux autres et à lui-même. L’évolution de la maladie jusqu’à l’installation progressive du processus du mourir va progressivement placer l’homme dans un état de rupture vis-à-vis du monde des vivants, l’installant dans un silence irréversible, accéléré et prolongé par la mise en place d’une sédation. Comment analyser le fait de « réduire l’autre au silence », comme le dirait l’expression populaire ? Le terme de réduire étant, ici, important. La sédation, par ce silence imposé, n’expose-t-elle pas à un risque de négation de l’existence d’autrui ? Le terme même de sédation peut illustrer ce risque d’objectivation lorsqu’on sait qu’il est issu de sedeo, sedere en latin, ayant le sens de calmer, apaiser, destiné à des objets soulevés par l’agitation de la tempête ( ). « Lorsque, placé en face d’un homme qui est mon Tu, je lui dis le mot fondamental Je-Tu, il n’est plus une chose entre les choses, il ne se compose pas de choses ( ). » Dans Je et tu, Buber révèle l’importance de la parole adressée dans la constitution de l’être en tant que personne. Le langage fonde l’existence. Comme le souligne Bachelard dans la préface de l’œuvre de Buber : « le moi s’éveille par la grâce du toi ( ). » C’est dans ce dialogue entre mon Je et le Tu d’autrui, dans la relation qui en est issue, que se constitue l’existence d’autrui comme la mienne. Sans cet échange, il n’y a pas de fondement à l’existence humaine, et Je comme Tu resteront cantonnés au domaine des choses que Buber nomme le monde du Cela. C’est à travers le je adressé à autrui que je prends conscience du moi en tant que sujet pensant, isolé du domaine des objets. C’est cette prise de conscience de ma subjectivité qui me distingue justement de l’objet au sein du monde. « Dans la subjectivité mûrit la substance spirituelle de la personne ( ). » Cette relation s’établit entre une conscience qui parle à une autre conscience à qui la parole est adressée, comme cela est soulignée dans la préface de l’œuvre de Buber ( ). Est-ce à dire que lorsque cette relation, établie par la parole entre deux consciences fondant l’existence de chacune d’elle, n’est plus possible, l’existence n’est plus ? La personne disparaît-elle au profit de l’objet parmi les objets ? Qu’arrive-t-il alors ? « Ce qui se produit est un tête-à-tête avec soi-même qui ne peut être une relation, ni une présence, ni une réciprocité féconde, mais une simple division interne ( ). » Face à l’impossibilité de relation, l’homme s’isole, ne pouvant exister en tant que tel, il n’est plus en lien qu’avec lui-même et le monde des objets, il perd pied. Ce clivage n’est-il pas celui qui peut conduire à la folie ? Ce malaise peut en tous cas probablement expliquer le mal-être émanant du soignant dans l’incapacité de créer cette relation à autrui.


Comment dépasser ce qui semblerait une impasse ? Buber trouve ici la réponse dans le développement d’un lien transcendant à une divinité. Cette réponse ne nous paraît pas pouvoir être proposé au monde laïcisé des soignants. Pourrait-on alors envisager une proposition du « faire comme si » ? Faire comme si le patient était toujours conscient, continuer de lui adresser une parole, qui, si elle n’est pas entendue, permettra toujours de le considérer en tant que personne. C’est probablement ce que choisi de faire le Robinson Crusoé moderne du film Seul au monde en personnifiant son ballon Wilson ( ) pour éviter de sombrer dans la folie. Cela suffit-il et surtout cela ne s’épuise-t-il pas ? « L’homme […] en vient toujours à découvrir la fausseté trompeuse de cette interprétation. Il est là au bord de la vie. Un espoir s’était réfugié dans une apparence d’accomplissement ; à présent il tâtonne dans les labyrinthes où il s’enfonce de plus en plus ( ). » L’homme a beau se bercer d’illusions, se faire croire que de cette façon il maintient la relation et les dimensions existentielles du lien qui l’unit à autrui, il finit par se rendre à l’évidence. Cette prise de conscience le fait vaciller dans son humanité. Il ne sait comment rétablir ce lien qui permettait l’existence de chacun et se trouve dans un climat de non-sens responsable d’un glissement dans les abîmes de l’angoisse. En privant autrui de la parole, malgré toutes nos attentions bienveillantes, il est nécessairement un instant où nous appréhendons le fait que nous le privons d’une dimension de son existence. Et si « exister, c’est se tenir et être tenu hors du néant ( ) », la sédation nous y plongerait-elle ? N’est-ce pas ce goût du néant qui amène ce sentiment de non-sens souvent évoqué par les soignants ? « Ce temps ne sert à rien. » Comment alors réinventer la relation de soin pour remédier à cette difficulté de l’existence ?

Le silence comme entrave à la relation ?
La relation de soins est souvent illustrée par l’œuvre de Ricoeur Soi-même comme un autre. Ricoeur décrit la relation à autrui comme s’appuyant sur la notion de sollicitude ( ). La sollicitude s’inscrit dans un mouvement vers autrui dans l’établissement d’un lien basé sur une « spontanéité bienveillante ( ) » recherchant à cultiver l’estime réciproque. Si la relation initiale à autrui s’envisage par une dissymétrie, l’autre souffrant m’assignant à la relation par l’engagement de ma responsabilité, la sollicitude est basée sur « l’échange entre donner et recevoir ( ). » Par sa reconnaissance, autrui participe à construire l’estime de soi et la considération de ses bonnes actions. Cet échange dialogal participe à me conférer un sentiment d’accomplissement. Dans cet échange, mon regard, ma présence, participe à éviter le regard de pitié qui me conduirait à cantonner autrui à sa vulnérabilité d’être souffrant, alors même que c’est sa présence, sa rencontre, qui me permet de me constituer en tant que moi. Me constituant, cette relation permet également de redonner à autrui sa place de vivant parmi les vivants. Cet échange se poursuit jusque dans les derniers instants : « C’est peut-être à l’épreuve suprême de la sollicitude, que l’inégalité de puissance vienne à être compensée par une authentique réciprocité dans l’échange, laquelle, à l’heure de l’agonie, se réfugie dans le murmure partagé des voix ou l’étreinte débile de mains qui se serrent ( ). » Mais ici, jusque dans les dernières heures, il persiste quelque chose d’autrui, un regard, un murmure, une étreinte qui, malgré la faiblesse qui l’envahit progressivement, permet le maintien d’une forme de présence dans sa plus grande vulnérabilité, participant à maintenir ce lien dialogal et l’exercice de ma sollicitude. Mais, lorsque ce regard, ce murmure, cette étreinte sont rendus impossibles, comment maintenir la relation ? Si cette phase d’altération de la vigilance modifiant ma présence au monde est une phase nécessaire de la fin de vie – l’agonie – elle reste une phase de courte durée, quelques heures, précédée parfois d’une phase de conscience fluctuante plus longue – phase pré-agonique – encourageant soignants comme proches à un maintien du lien par une stimulation douce recherchant la présence d’autrui dans ses plus fines et brèves manifestations. La modification durable de l’état de conscience s’installant de façon imprévisible et incertaine, conduit à maintenir cette attention vers l’émergence de la présence de l’autre. Il en est de même lors de certaines situations de coma prolongé et d’autres altérations neurologiques où le soignant reste en quête de l’émergence du moindre signe de la présence d’autrui. La sédation, prolonge artificiellement cette période et surtout l’instaure de façon décisionnellement irréversible. Qu’en résulte-t-il ? Probablement un sentiment d’inutilité vis-à-vis des tentatives vaines de maintien de la communication, là où la phase pré-agonique entretenait la surprise face à l’émergence inattendue des signes de la présence d’autrui : tout à coup, ce patient a ouvert un œil à l’écoute de ma voix, celui-ci a esquissé un sourire, ou encore celui-là m’a repoussé lors du soin que j’allais réaliser. Cette présence que le soignant n’attendait pas, crée et recrée la rencontre maintenant le lien de sollicitude. La sédation, plutôt que d’entretenir ce sentiment d’estime de soi par la reconnaissance créée dans l’échange, ne fait-elle pas naître un sentiment d’absurdité et ne contribue-t-elle pas à une considération d’inutilité ?


Pourtant, c’est bien le silence qui marque dans nos existences les moments d’une particulière importance. « Car les paroles passent entre les hommes, mais le silence, s’il a eu un moment l’occasion d’être actif, ne s’efface jamais, et la vie véritable, et la seule qui laisse quelque trace, n’est faite que de silence ( ). » Comme le souligne Maeterlinck, le silence est bien souvent celui qui nous permet l’accès à « la vie véritable », et c’est bien souvent dans « le malheur que le Silence nous embrasse ( ). » Quel plus grand malheur que celle de la mort d’un être ? Le silence a ici la puissance de nous plonger dans les profondeurs de l’apocalypse, qu’elles soient celles des profondeurs labyrinthiques décrites par Buber, ou au contraire celle de l’άποκάλυψις grecque, celle qui dévoile, révèle participant à nous révéler notre nature humaine, ontologiquement mortelle, mais révélant également ce lien unique entre tous les êtres humains, cette communauté de nature teintée de mystère, révélation profonde de cette égalité entre les hommes. Et quelle plus grande égalité que celle d’un être devant la mort ? Le soignant, placé devant ce témoignage de l’humanité dans sa plus grande fragilité se trouve changé, bouleversé. C’est aussi à lui-même qu’il se révèle, gardien de ce lien unique qui l’unit encore à cet autre qui se meurt, gardien de cette part d’humanité, qui, si elle ne peut être entretenue par la sollicitude, se révèle encore par cette prise de conscience ontologique.

Conclusion

Si la sédation peut apparaître dans bien des situations comme une perspective d’apaisement, elle peut également être source d’un bouleversement dans la relation qui s’établit entre un soignant et son patient. Par le silence qu’elle impose et la rupture qu’elle induit dans le quotidien des soignants, la sédation ne doit jamais être considérée comme un acte banal. Le silence, inhabituel, étrange, insolite vient toujours bouleverser un quotidien bruyant, et même s’il est recherché, de façon prolongée sa présence peut vite devenir pesante, assourdissante. Par la sédation, ce silence prolongé vient probablement révéler au soignant ce qu’il tentait d’oublier. Prise de conscience d’une négation d’une part de l’existence du patient, place vide laissée aux questionnements existentiels grandissant, et bouleversement de la relation de soins entravant la sollicitude : le silence se place comme un parfait ébranlement pour le soignant, pouvant le conduire à une véritable perte du sens du soin. Mais le silence est aussi révélation, révélation de ce lien qui unit l’homme à ces semblables et à un profond sentiment d’humanité.


Face à ce sentiment d’absurdité vécu dans la confrontation au silence en fin de vie, quelle piste de résolution alors ? Peut-être celle de la nécessité d’une ouverture à la réflexivité. Mais, il faut peut-être également envisager qu’il puisse être des fins de vie qui ne seront ni calmes ni silencieuses que les injonctions d’apaisement inconditionnel de la souffrance ne sont pas choses humaines, et qu’il est nécessaire d’abandonner nos illusions de maîtrise face au mystère de l’être et de l’existence. Si la sédation est utile est-elle toujours nécessaire ? Laissons-donc à Mehdi la possibilité de nous dire non tout en restant à son chevet pour l’écouter…



Notes :


(1) Loi n° 2016-87 du 2 février 2016, Art. L. 1110-5-2.
(2) Ernout A. et Meillet A., Dictionnaire étymologique de la langue latine, retirage de la 4° édition, Klincksieck, 2020, p. 625.
(3) Id., p. 673.
(4) Le Breton D., Du silence, Paris, Éditions Métailié, 2015, p. 14.
(5) Id., p. 150.
(6) Ibid., p. 150.
(7) Loi n°2016-87 du 2 février 2016 dite Claeys-Leonetti, art. L. 1110-5-2.
(8) Heidegger M., Être et Temps, Paris, Éditions Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1986 [1976], p. 59.
(9) Id., p. 59.
(10) Le Breton D., Du silence, op.cit., p. 25.
(11) Id., p. 25-26.
(12) Ibid., p. 25.
(13) Maeterlinck M., Le silence, Rennes, Éditions La Part Commune, 2021, p. 11.
(14) Le Breton D., Du silence, op.cit., p. 46.
(15) Id., p. 65.
(16) Heidegger M., Être et Temps, op. cit., p. 60.
(17) Id., p. 177.
(18) Vocabulaire européen des philosophes, Le dictionnaire des intraduisibles, Paris, Éditions du Seuil, 2019, p. 402.
(19) Heidegger M., Être et Temps, op. cit., p. 207.
(20) Id., p. 178.
(21) Ibid., p. 188.
(22) Ibid., p. 177.
(23) Ernout A. et Meillet A., Dictionnaire étymologique de la langue latine, Histoire des mots, p. 609-610.
(24) Buber M., Je et tu, Roubaix, Aubier, 2012, p. 41.
(25) Id., p. 26.
(26) Ibid., p. 98.
(27) Ibid., p. 16.
(28) Ibid, p. 104.
(29) Zemeckis R., Cast away trad. Seul au monde, 2000.
(30) Buber M., Je et tu, op. cit., p. 104.
(31) Maritain, Sept leçons sur l’être, in Vocabulaire européen des philosophes, Le dictionnaire des intraduisibles, op. cit., p. 402.
(32) Ricoeur P., Soi-même comme un autre, Lonrai, Éditions du Seuil, 1990, p. 211.
(33) Id., p. 211.
(34) Ibid., p. 220.
(35) Ibid., p. 223.
(36) Maeterlinck M., Le silence, op. cit., p. 13-14.
(37) Id., p. 17.