Par Eric DELION
Éric Delion, diplômé en ostéopathie depuis 31 ans, exerce en cabinet libéral à Biarritz. Il s’intéresse aux dimensions physique, psychique, biologique mais aussi spirituelle de la santé.
Article référencé comme suit :
Delion, E. (2025) «Oser l’intime sans faire intrusion : approche ostéopathique » in Ethique. La vie en question, déc. 2025.
Introduction
Dans la pratique de la médecine ostéopathique, la main est médiatrice du soin et le toucher est réalisé selon deux modalités, exploratoire et diagnostique puis thérapeutique. Dans ses deux modalités, il peut être actif ou passif, aller chercher une information et la recueillir ou accueillir directement et simplement ce qui se présente. La possibilité qu’a la main d’accueillir ce qui vient à elle, en fait-elle le récepteur privilégié pour percevoir quand l’intime de l’autre se manifeste ? Dans quelles conditions et sous quelles modalités cela peut-il se réaliser ? La main ne risque-t-elle parfois pas d’être intrusive même si le fait d’être touché est en soi admis par le patient car inhérent à la consultation ?
L’intime
Étymologiquement, le mot dit « ce qui est le plus en dedans (1) » et peut être appliqué à la qualité de la relation entre deux personnes, à sa profondeur, puis au XVIe siècle à la vie intérieure, à la vie secrète qu’elle soit personnelle, liée à l’existence, ou bien à la relation à Dieu. Plusieurs définitions peuvent être avancées : « Qui se situe ou se rattache à un niveau très profond de la vie psychique ; qui reste généralement caché sous les apparences, impénétrable à l’observation externe, parfois aussi à l’analyse du sujet même » ; « Qui constitue fondamentalement les caractères propres de tel individu, sa nature essentielle ; qui se rattache à ce qu’il y a de plus personnel en lui » (2).
Cette qualité que possède l’intime d’être impénétrable à l’observation externe, révèle la notion de frontière qui existe entre lui et ce qui lui est extérieur. La frontière, loin de constituer une barrière étanche est au contraire une limite, qui autorise ou pas, le passage et l’accès vers l’intime. Elle est une gardienne contre toute tentative d’intrusion, c’est-à-dire contre toute tentative d’y accéder avec force et violence. La frontière délimitant un espace, l’intrusion dans l’intime de l’autre annihile toute possibilité d’être intime avec lui puisqu’elle fait disparaître ipso facto le lieu même, l’espace, où cette relation intime peut être vécue.
En lien avec la vie intérieure, en particulier dans sa dimension personnelle et privée, apparaît au XVIIIe siècle la notion de journal intime. Son rôle pourrait être, à travers l’examen de conscience, de retrouver des parts de soi à travers la résurgence d’un visage oublié. Lorsque quelque chose ou quelqu’un appelle, il est fréquent que cela soit une part de soi, celui ou celle que le patient était à un moment donné de son existence et qui a besoin d’être enfin entendu. Claire Marin écrit que la souffrance « suscite également le sentiment d’une disjonction intime, d’une dispersion du sujet, devenu “collection ou amas de parties” (3) […] ». Mais au-delà d’être un sentiment, les parts de soi perdues, oubliées ou cachées qui échappent à la conscience du patient, sont souvent à l’origine de sa souffrance, psychologique mais aussi physique. C’est la recherche de l’unité qui est l’objectif, l’accès au « je suis » par la recherche des parts de soi manquantes, comme si l’intime était l’interface entre le soi connu et une part de soi non révélée ou perdue.
Saint Augustin dans Les Confessions décrit l’intime comme ayant une profondeur insondable puisque Dieu, celui qui est tout Autre, est intime à lui-même, plus profondément que l’un des constituants de son intime personnel, son âme : « Mais vous étiez au-dedans de moi plus profondément que mon âme la plus profonde, et au-dessus de mes plus hautes cimes (4) ».
La possibilité de l’intime comme interface entre deux entités, de soi à des parts ou de soi au tout Autre est aussi ce que propose François Jullien, mais comme un lieu, un espace même et un vécu entre deux personnes « […] le fait que nous décidions d’ouvrir entre nous cette ressource de l’intime, valorisant cet “ entre ” » (5). L’intime qui était considéré comme un espace limité par une frontière devient un espace « entre » donc un espace sans limite définie, à vrai dire une qualité, une qualité d’être et de relation. Cette dimension spatiale, cet espace « entre », crée dans le plan de l’être humain cette dimension infinie que nous retrouvons chez saint Augustin mais dans une orientation transcendante. Parce qu’il valorise cet « entre », l’intime est à la fois ce qui s’autorise entre soi et l’autre mais également ce qui est au bénéfice de cette relation. Il devient un moyen pour accéder à l’espace permettant une qualité relationnelle spécifique et aussi une finalité au service de cette relation.
Intime et intimité
Il est important et nécessaire de bien différencier l’intime de l’intimité pour savoir qui de l’intime ou de l’intimité peut être blessé, comprendre par quel mécanisme et comment le prévenir.
L’intime est à la fois l’espace intime établi entre deux personnes et cette dimension personnelle, mon intime, celui que je peux, ou non, partager sachant que la présence de l’autre est à chaque fois nécessaire, soit pour créer l’espace soit pour être le réceptacle de ma parole.
Dans la pensée augustinienne l’intime est insondable, tant dans sa dimension personnelle que dans sa dimension transcendante, Dieu étant présent dans l’intimité de l’homme, encore plus profondément que son âme et faisant de cette dimension, l’intime de son intime, une dimension insondable en relation avec l’essence de son être. L’intime est ici une qualité et en même temps un espace. Qu’il soit espace ou qualité, cette dimension de l’intime ne peut pas être blessée.
L’intimité existe lorsqu’elle est établie par une relation, un rapport à autrui, l’existence d’un intérieur et d’un extérieur, une notion de frontière, s’exposant alors au risque de l’intrusion si le franchissement de la frontière n’est pas acquiescé en tant que tel ou même si dans sa forme il n’est pas adapté.
Ainsi de l’intime et de l’intimité en tant que rapport établi et autorisé avec autrui, seule l’intimité peut être blessée. Le corps du patient, dans toutes ses dimensions, physique, psychique et biologique, est particulièrement exposé au cours des soins au risque de voir son intimité blessée. A travers l’épreuve de la maladie, du sens qui lui échappe, de la nécessité de se confier à autrui dans un rapport qu’il ne choisit pas ou pas complètement, voire pas du tout dans certains cas, il est fragilisé et vulnérable. Si le soignant est à l’origine de cette blessure de l’intimité, même involontairement par maladresse, la confiance donnée par le patient envers le premier peut être remise en cause. La confiance est ce qui est nécessaire à la relation thérapeutique, à la tenue du « colloque singulier » lorsque qu’une confiance, celle du patient, rencontre une conscience, celle du praticien. Se fier à l’autre pour lui confier sa santé, voire sa vie et même un secret, lui partager quelque chose d’intime en en faisant le réceptacle de ce qui ne saurait être oublié, de ce qui ne saurait être perdu car sa valeur est inestimable, appelle l’éthique du soin.
Le rapport au corps et les gestes médicaux constituent un contexte favorable au risque de blessure de l’intimité, car comme Jullien l’écrit « Les gestes, plus que les mots, sont vecteurs et relais d’intime » (6) et parce que dans la maladie le corps est exposé, montré sous certains aspects que le patient par pudeur préfèrerait ne pas montrer.
Ostéopathie et toucher
La main dans la pratique de la médecine ostéopathique a une double fonction : à la fois celle du diagnostic puis celle de la thérapeutique. L’action de la main est à cette médecine manuelle, l’équivalent du pharmakon en médecine allopathique. Le pharmakon s’il n’est pas utilisé en bonne proportion, mais surtout au bon moment, au moment opportun, le kairos des Grecs, peut, ne pas être efficace, mais surtout peut s’avérer contre-productif, dangereux voire mortel. Il en est de même pour l’action de la main, qui si elle n’est pas adaptée, peut ne pas être efficace, voire pire, altérer les tissus, leur physiologie, produire une blessure et une aggravation des troubles, compromettant l’intégrité fonctionnelle, la capacité d’autoguérison du corps et en conséquence la santé du patient. Comme le pharmakon, l’utilisation de la main est mesurée, adaptée à chaque tissu, à chaque patient, puisque la médecine n’est pas faite pour les hommes mais pour chaque homme en particulier (7).
En médecine ostéopathique la main et le toucher peuvent relever de deux modalités : active ou bien passive.
Le toucher actif
Dans cette manière de toucher, la main agit, principalement dans le temps thérapeutique et en cela plus qu’elle ne sent. Mais elle ne fait pas effectivement qu’agir puisqu’elle est l’outil essayant lors du diagnostic d’avoir l’approche la plus fine possible, afin de qualifier le plus précisément l’état des tissus selon des critères d’évaluation bien définis. Lors du traitement elle va être effectrice afin d’obtenir un changement dans les tissus, les ramenant vers une normalité, c’est-à-dire une mobilité restaurée.
C’est la main-clinique, indispensable au diagnostic et au traitement. Elle se situe dans l’optique du cure (le guérir) et s’intéresse avant toute chose à un tissu, à une articulation, à un organe voire à une région anatomique.
Le toucher passif
Dans cette seconde modalité du toucher en ostéopathie, les mains ne produisent pas d’action directe sur les tissus, même dans la démarche diagnostique, mais laissent les informations venir à elles. Elles sont immobiles, focalisées sur le ressenti, mais pas inertes, car attentionnées aux manifestations qui se produisent, que ce soit juste sous la partie de la peau qu’elles contactent, ou à distance dans toute autre partie du corps. Cette capacité à ressentir des phénomènes à distance de l’endroit où sont placées les mains, fait que cette approche s’intéresse moins à l’objet tel qu’il serait investigué lors d’une palpation, mais davantage à la totalité du patient perçu comme sujet. Cette immobilité physique s’accompagne d’une acuité sensorielle, puisque le sentir est ici privilégié complètement au détriment de l’agir.
Ce toucher qui concerne le patient dans sa totalité est encore tourné vers une logique du cure mais ouvre la possibilité à une autre logique, celle du care (le soin), car la main n’est plus effectrice mais réceptrice. Didier Austry et Eve Berger (8) proposent de la définir comme « main percevante » ou « main sensible », selon qu’elle soit une mise en relation avec la totalité du patient ou qu’elle crée une interaction entre le praticien et le patient. Dans le premier cas, celui de la main percevante, elle offre la possibilité en contactant la totalité du sujet de laisser l’intime se manifester en se disant ; dans le second cas, cette interaction est la possibilité de voir l’espace « entre » se mettre en place pour que l’intime s’y déploie.
Dimension psychothérapeutique du toucher
Dans un rapport publié en 2024, l’Académie de médecine rappelle que la clinique s’appuie sur le regard, l’écoute et le toucher, ce dernier étant, selon l’un des membres (9) de l’Académie, le « “moment magique” qui tisse un lien charnel et rassure le patient » (10). Mais pour concilier et préserver ce « “moment magique” qui tisse un lien charnel » et l’intimité du patient, cela demande toujours au praticien de la délicatesse et du tact dans la mise en œuvre.
Le psychanalyste Didier Anzieu a assigné au départ de ses travaux trois fonctions au « Moi-peau » (11). Une fonction d’enveloppe, contenante et rassurante, élaborée lorsque le nouveau-né est dans les bras de sa mère et qui a comme fonction de contenir le Soi, de lui donner un sentiment d’unité. Une deuxième fonction de barrière, de limite entre l’intérieur et l’extérieur et qui permet de protéger l’intégrité psychique. La troisième est celle qui, par le contact, permet les échanges, c’est une fonction « d’inscription des premières traces […] qui rend possible la représentation » (12). Il a ensuite ajouté quatre autres fonctions dont deux sont importantes pour notre réflexion. La quatrième fonction, est « celle de miroir de la réalité » (13) dont le rôle est de permettre une individuation du Soi en permettant de se vivre comme être unique dans sa subjectivation et sa différenciation. La cinquième fonction est celle qui présente le « Moi-peau » comme une surface psychique permettant une unité et une intégrité sensorielle aboutissant à « la constitution d’un sens commun (le sensorium commune de la philosophie médiévale) dont la référence de base se fait toujours par le toucher » (14).
Pour résumer les attribut-fonctions du « Moi-peau » tels qu’ils sont présentés par Anzieu, le « Moi-peau » est à la fois un contenant, une limite, une interface, une représentation et une interconnexion sensorielle permettant au sujet de se vivre comme sujet, unifié, unique, protégé et en relation avec l’extérieur, les autres et le monde.
Dans le soin, que je sois touché par quelqu’un ou que je touche quelqu’un avec une autre main que la main « clinique », je suis sur le registre du sujet et non plus sur celui de l’objet. Mais il est nécessaire que le sujet soit envisagé en tant que tel, pour que soit générée chez le soignant cette possibilité d’être touché. Si le soignant est focalisé sur l’objet (la maladie, la zone lésionnelle, l’histoire personnelle), l’objet pourrait soit l’affecter, soit le fasciner mais dans les deux cas l’éloigner du sujet. L’art médical consiste à prendre en considération les deux, le sujet et sa maladie, sa souffrance, afin que le malade puisse se resituer dans son existence, au regard d’un sens qui lui échappe. La communication qui s’instaure de sujet à sujet, donne au « colloque singulier » une dynamique nouvelle et vivifiante. Ce n’est plus simplement une confiance qui rencontre une conscience, mais une communication d’être à être, de sujet à sujet, créant une relation « intime » à travers une temporalité et un espace du soin. C’est la mise en place de cet « espace-entre » comme le défini Jullien : « ce qui compte n’est pas tant la valeur de l’un ou de l’autre de nous que le fait que nous décidions d’ouvrir entre nous cette ressource de l’intime, valorisant cet “entre” » (15). Pour le malade, savoir que quelqu’un d’autre est avec lui, en l’occurrence ici le soignant, fait portance et cette dynamique et cette portance l’impliquent personnellement, l’accompagnent, sont porteuses d’une potentialité, celle de guérir ou à minima de mieux traverser l’épreuve.
Lorsque je suis touché par quelqu’un, quelque chose s’éveille en moi ; lorsque le patient est touché par celui qui est touché par sa présence, s’éveille quelque chose en lui. Ce qui s’éveille en lui est logé au plus profond, au plus intime de lui-même, c’est une pulsion de vie, un désir, une envie d’aller mieux qu’il entrevoit comme un possible, un espoir ou encore comme une espérance. Concernant ce désir réveillé, sans chercher à savoir s’il a une origine humaine ou divine ou bien encore s’il s’agit d’une collaboration divino-humaine, une collaboration comme dans cette autre dynamique, celle du couple soignant-soigné, le fait d’être touché au sens propre ou au sens figuré, met en mouvement au cœur de l’être quelque chose qui aide au rétablissement d’un narcissisme heureux ou positif. En effet le narcissisme heureux, permettant à l’individu de construire une bonne estime de lui, de se sentir bien dans sa peau et d’accéder au « je suis », comprend d’après la psychiatre Colette Chiland, « une juste estime de soi, la croyance en la possibilité d’être aimé en complément du mouvement objectal de la croyance en la possibilité d’aimer, une pleine acceptation de son identité avec possibilité d’identification à autrui et capacité de supporter les différences […] un sentiment de continuité, d’unité, de cohésion de soi impliquant la distinction du dedans et du dehors » (16). Concernant cette distinction du dehors et du dedans, nous avons rappelé que l’espace « entre » n’est pas disparition de la frontière, mais déplacement de la frontière. Lorsque le toucher s’effectue dans ces conditions, il est une possibilité offerte pour celui qui en bénéficie de retrouver le goût de soi, le goût d’être soi, le goût des autres et du monde.
Pourquoi rejoindre le patient ?
Lorsque mes mains sont posées sur le patient, si quelque chose appelle et m’invite, je dois être parfaitement présent et ajusté afin d’être à la hauteur de la confiance qu’il m’a témoigné en venant consulter. Être présent, c’est se rendre disponible à ce qui appelle, être présent à la rencontre que cet appel requiert. Si je n’y réponds pas, peut-être qu’il ne se répètera pas, car « la présence effective n’est pas de l’ordre de la durée, mais du surgissement, elle n’est pas de l’ordre de la subsistance mais de l’irruption, elle n’est pas de l’ordre de la permanence mais de l’événement » (17). Ne pas passer à côté de l’événement, saisir le kairos, ne dit pas seulement y répondre, cela ne nécessite pas uniquement d’être présent, mais dit aussi comment bien y répondre de sorte que la réponse soit à la hauteur, qualitativement et humainement, de l’enjeu. Pour bien y répondre il s’agit d’être ajusté, à notre place, c’est jouer notre rôle avec justesse et délicatesse, à la mesure des attentes du patient.
Être avec le patient, dans l’instant, vraiment présent, totalement présent, pour lui et avec lui sans perdre le fait pour le praticien d’être et de rester lui-même, n’est pas une chose si évidente. Mais ce sont les conditions pour créer un espace « entre » de qualité, l’hésitation est à la hauteur de l’enjeu, à la mesure de ce qui ne peut jamais être atteint mais peut-être expérimenté (18) de la Santé et de la Vie (19), car « Qui au monde peut affirmer qu’il a vraiment été ensemble avec un autre être humain ? » (20)
Il y a présent chez l’autre cette dimension mystérieuse qui échappe et qui échappera toujours et qui se situe au-delà de ce que le patient souhaite ou peut dire, montrer ou partager de ce qui est intime en lui. Comme dans la conception levinassienne du visage, il y a quelque chose dont je ne peux pas me saisir, que je ne dois pas chercher à saisir. Plus je chercherais à m’en saisir plus il m’échapperait. Accepter l’insaisissable chez l’autre en l’abordant « les mains vides » (21) est le meilleur moyen de l’accueillir dans sa totalité et de toucher, non pas ce qui n’est pas à toucher ou ce qui ne doit pas être touché, mais toucher dans l’intouchable. Merleau-Ponty écrit : « Il faut quelque chose d’autre que le corps pour que la jonction se fasse : elle se fait dans l’intouchable. Cela d’autrui que je ne toucherai jamais » (22). Il y a là une impossibilité mais aussi parfois un interdit. Il y a des dimensions de l’être et des choses sur lesquelles nous ne devons pas mettre la main, que nous ne devons pas toucher, au sens premier et métaphorique également. Suis-je capable de me risquer sur cette frontière ténue entre ce qui est peut-être entendu et ce qui doit être tu ?
Oser l’intime
Il semblerait qu’il y ait dans cette formulation l’évocation d’un risque. En effet oser quelque chose c’est toujours prendre un risque, sortir des convenances ou de sa zone de confort. Le sens du verbe oser du bas latin ausare « avoir l’audace » est aussi d’« avoir le courage » (23). Oser l’intime serait oser quelque chose qui justement ne doit pas faire l’objet d’un franchissement. Nous allons voir que tout d’abord l’intime est la chose la plus importante et qu’étant la chose la plus importante elle ne doit pas être ignorée ou mise de côté, ensuite nous verrons que bien au contraire de constituer une zone limite et exposée, c’est la zone offrant le plus de sécurité si nous savons emprunter les bons chemins pour la rejoindre. Ausare, qui dérive du latin classique audere signifiait à l’origine « être désireux de, vouloir bien » (24), nous conforte dans le fait qu’oser l’intime, au-delà d’une prise de risque ou d’une audace, est bien lié à un désir, à une inclinaison au bien.
Le patient a besoin de se dire, d’être entendu, d’être reconnu en tant que sujet digne d’intérêt au-delà de sa maladie et des descriptions nosologiques. Le rapport de l’Académie de médecine précise : « La présence effective du médecin s’exprime d’abord par le regard et la parole ou son envers, le silence révélateur d’une écoute attentive » (25). La priorité c’est la valorisation du sujet par rapport à l’objet, non pas effacement de l’objet, de la maladie ou de la souffrance, mais existence du sujet avec toute sa pertinence sur le chemin du retour vers la santé, éventuellement saisi par le sens de ce qu’il vit et la subjectivation. Il s’agit de rejoindre le malade en sa qualité de sujet et de rompre sa solitude. De la maladie ou du malade, seul le malade est inestimable, comme le sont à travers son vécu, sa santé, son existence, son devenir même s’il s’agit à un moment donné de son mourir. C’est tout l’enjeu de l’intime, être capable de rejoindre le patient là où il a besoin d’être rejoint et surtout au moment où il peut être rejoint.
Celui qui souffre est souvent replié sur lui-même, sans être capable de tisser à nouveaux les liens qui au cours de l’existence constituent la trame de toute humanité vécue. Celui qui souffre ne peut rien dire (26), ni même ne rien en dire et la maladie constitue souvent une « expérience violente de déliaison » (27). La présence du praticien avec lui dans l’espace « entre » est la possibilité qui lui est offerte ensuite de regarder à deux l’objet, la maladie ou la souffrance et de mettre l’objet sous le même regard, le regard conjoint du praticien et du patient. Regarder à deux rend le fardeau moins lourd et permet de recentrer le patient sur lui-même. Ce recentrage, surtout dans le cas des maladies chroniques, est un moyen pour qu’il puisse se retrouver, sortir de la dislocation dans laquelle l’a peut-être entraîné la maladie et se rassembler pour advenir à nouveau comme sujet.
L’intime comme lieu d’accueil et de sécurité
L’espace « entre » est un microcosme du monde où va se tisser de nouveau la trame d’une humanité blessée en attente de réparation. Cet espace « entre » est aussi un lieu sécurisé car il est le lieu où tout ce qui a besoin d’être dit, d’être entendu, peut l’être, y compris le silence. C’est le lieu du secret médical mais c’est aussi celui du secret déposé dans l’oreille de celui dans lequel le patient a confiance, comme si en déposant un secret, cela permettait de garder un trésor et d’être certain que si lui, le malade, venait à l’oublier, le praticien, lui, ne l’oublierait pas. Ce lieu de l’intime lors de la consultation est sécurisé aussi car que ce qui s’y joue est circonscrit dans le temps, celui de la consultation. Le praticien peut s’y aventurer car cet espace-temps n’est créé que dans un cadre particulier et ne saurait aller au-delà, encore moins être étendu à la vie entière.
Le patient perçoit dans cet espace-temps qu’aucune visée sur lui n’est envisageable. Il le perçoit car il vit de l’intérieur ce qui s’y déroule. Toute tentative de rompre ce pacte, de « mettre la main sur » ou d’avoir une visée, serait une profanation de cet espace. Même une maladresse, verbale ou gestuelle, pourrait être acte d’intrusion.
Parce que cet espace « entre » est un lieu où il ne se trouvera que lors du temps de la consultation, le praticien peut y aller, surtout si cela est nécessaire pour le patient. Puisqu’il est un lieu où il sera accueilli dans toute son humanité, avec bienveillance et conscience, le patient peut, lui, s’y laisser aller, dans le sens y dire, y déposer ce qui a besoin de l’être pour l’aider à recouvrer la santé.
Lorsque nous sommes touchés par quelqu’un, le rapport qui s’effectue de sujet à sujet et non à travers la médiation d’un objet, qu’il soit physique comme un gant d’examen ou symbolique comme la maladie, semble être le gage d’une relation sécurisée permettant d’éviter l’intrusion. En effet l’intrusion ne peut se faire qu’à travers quelque chose. Dans l’espace « entre », nous avons précisé que la frontière n’est pas supprimée mais qu’elle a été juste déplacée. Ainsi l’intrusion peut se faire par franchissement de la frontière ou à travers l’objet quand il s’insinue dans la relation entre les deux sujets. Lorsque nous sommes en relation de sujet à sujet, nous ne pouvons qu’être touché par celui qui est en face de nous, quelle que soit la distance, quel que soit le contact physique direct, indirect ou absent. Mais lorsque nous sommes en relation avec lui à travers un médium, comme la maladie ou la souffrance, nous pouvons être non plus touchés, mais affectés par ce qui lui arrive, par ce qu’il vit. Être affecté et être touché sont deux réalités différentes. Nous pourrions mettre en opposition à « être affecté », non pas « être touché » mais « être fasciné » par ce que le patient vit. « Être fasciné » qui pourrait être décliné par « être passionné » ou « être subjugué » introduit la possession de notre ressenti par l’objet.
Marie-Bernadette Hellegouarch-Guyot suggère que le tact ne devrait être « que soucis de l’autre » (28) comme dans l’écoute ou la présence empathique où le praticien essaye de se mettre à la place du patient, tout en restant lui-même. Exercice difficile s’il en est et qui pourrait même être critiqué d’un point de vue éthique car se mettre à la place de l’autre, est-ce lui laisser une place, sa place ? (29) Considérer l’autre comme tout autre nous demande plutôt d’ouvrir cet espace « entre », ouvrir cet espace de la communication de sujet à sujet, mais sans chercher à ressentir ce que ressent l’autre, mais juste accueillir ce qu’il a à dire ou à taire, ce qu’il vit et surtout comment il le vit. Le mot allemand pour « empathie » est Einfülhung qui se décompose en ein « entrer, dedans » et fühlung « contact subtil, psychique » et qui peut se traduire par « entrer en contact, accéder au contact de ce qui est intime » (30). Accéder à ce qui est intime n’est possible et surtout souhaitable, qu’à la seule condition de laisser venir pour pouvoir accueillir. Vouloir savoir reviendrait à vouloir saisir et serait faire intrusion, faisant disparaître ipso facto l’espace « entre » et rompant ainsi la confiance du patient envers le praticien.
Lorsque Levinas écrit qu’il ne peut pas accueillir l’autre les mains vides, il rappelle que la générosité doit remplacer « l’avidité du regard » (31) de même la main qui accueille lorsqu’elle est « sensible », même si elle est tournée et posée sur le patient, n’est en réalité qu’ouverture et générosité. À la différence de la main qui saisit et même de la main « clinique », qui elle cherche, afin d’objectiver et de diagnostiquer, la main « sensible » n’attend rien. Même si un surgissement est possible, il est tout aussi possible que rien ne se passe. Jullien écrit que pour oser l’intime il faut « laisser de côté les dernières intentions, au prix de quoi seulement on peut entrer dans l’intime » (32). L’accueil inconditionnel est à cette condition. Ne rien attendre, ne rien en attendre, ce n’est pas parce que je suis là et que je suis disponible que le patient a obligation d’y répondre et d’être présent également. La main ouverte est offerte, c’est une invitation du praticien, comme peut se révéler chez le patient quelque chose qui appelle et qui est alors une invitation faite au praticien de le rejoindre.
Parce qu’il n’y a pas de condition, sauf celle de la présence, puisqu’il n’y a plus d’intention, cet espace d’accueil, cet espace « entre » apparaît comme un espace sécurisé et il est ressenti comme tel par le patient. Il sait pouvoir dire et déposer ce qu’il souhaitera, ce qui sera nécessaire, dans cet espace et dans ce moment. Il peut le faire cette fois-ci, il pourra le faire une fois prochaine ou jamais.
Puisque dans cet espace-temps il n’y a aucune attente, il n’y a aussi aucune tension. Il règne une bienveillance comme dans un temps suspendu, un espace à part, hors du temps habituel.
C’est la manière d’être du praticien qui permettra à l’intime de se dire, car elle est déjà la potentialité d’un espace « entre » que la venue du patient viendra actualiser si ce dernier en a la nécessité et le désir. De la même façon, le tact tel que le défini Hellegouarch-Guyot, tact qui est pour nous la manière de toucher de la main « sensible », est « retour à la forme en puissance du toucher, accueil de l’autre en tant qu’il est autre, avant même que de le toucher » (33).
Conclusion
La question n'était pas d'oser l'intime ou pas, mais de le faire sans être intrusif. Rappelons les éléments qui peuvent nous éviter d'hésiter avant d'y aller. Tout d’abord il existe un espace sécurisé que nous pouvons créer avec l’autre pour l’accueillir. Ensuite puisque cet espace fait la part belle à l'intime par rapport à l'intimité, l'intimité n'y a pas sa place en tant que telle et de ce fait ne peut-être blessée.
Ensuite, point important, il faut respecter le kairos. Si quelque chose appelle c'est que c'est le moment d’y répondre. Le fait de prendre un temps avant de le faire, même si ce temps est court, ouvre un espace-temps qui tel un point en suspension, ouvre de façon asymptotique sur un espace au-delà, au-delà du fait de pouvoir ou de ne pas pouvoir blesser, d'être capable ou de ne pas être capable d’y aller.
Est-ce dans cet espace que se trouve aussi l'amour agape, l'amour inconditionnel, faisant dire à Julien que l'espace « entre » « ouvre notre existence à l'infini » (34) ? Oser l'intime en étant touché par l’autre, ne serait-ce pas avoir une visée, celle d’oser la vie ? En étant vraiment touché par la vie, en sentant la vie, en la sentant vivre en nous, en étant vraiment avec l'autre ? Être vraiment vivant en étant plus que vivant, être vraiment aimant en étant plus qu'aimant ? En étant vraiment présent en étant plus que présent afin finalement d’être davantage libre ? C’est ce que nous appelons en ostéopathie, être en contact avec la Santé et non pas la santé versus la maladie, mais la Santé comme condition originelle en l'homme.
Notes :
1. Rey A., Directeur de publication, Dictionnaire historique de la langue française, Éditions Le Robert, 2019, p. 1843.
2. CNRTL, http://www.cnrtl.fr/définition/intime. Consulté le 03/08/2025.
3. Marin C., « Penser la souffrance avec Paul Ricoeur », in philosophie, n°132, 2017/1, p. 127.
4. saint Augustin., Les Confessions, III, 6, 11, Éditions GF Flammarion, 1964, p. 57.
5. Jullien F., De l’intime, Loin du bruyant amour, Éditions Grasset & Fasquelle, 2013, p. 164.
6. Idem,p. 148.
7. Aristote., Éthique à Nicomaque V, 1137 a 31, trad. Richard Bodéüs, Éditions GF Flammarion, 2004, pp. 276-277.
8. Austry D., Berger E., « L’empathie au carrefour des sciences et de la clinique », pages 236 à 238, chapitre 12 in Empathie, toucher et corps sensible : pour une philosophie pratique du contact, sous la direction de Botbol M., Garret-Gloanec N., Besse A., actes du colloque de Cerisy, Éditions Doin, 2014.
9. Georges David (1923-2018)
10. Masquelet A.-C., Allilaire J.-F., rapporteurs, « La culture générale, pilier d’une médecine humaniste », Académie nationale de médecine, 2024, 19 pages, p. 13.
11. Anzieu D., Le Moi-peau, Éditions Dunod, [1985] 2006.
12. Idem, p. 121.
13. Ibidem, p. 121.
14. Ibidem, p. 127.
15. Jullien F., De l’intime, Loin du bruyant amour, op. cit., p. 164.
16. Chiland C., Homo psychanalyticus, Presses Universitaires de France, 1990, p. 219.
17. Masquelet A.-C., Allilaire J.-F., rapporteurs, « La culture générale, pilier d’une médecine humaniste », op. cit., p. 5.
18. La tradition orthodoxe affirme que si l’essence de Dieu est inatteignable, Ses énergies sont connaissables par l’expérience. Cf. : Ware K., L’orthodoxie, L’Église des sept conciles, Les Éditions du Cerf, 2002, p. 271.
19. Nous nommons Santé ce qui est originel à l’être humain et non pas la santé versus la maladie ; la Vie, et non la vie comme processus biologique, pour dire avec un autre mot le tout Autre dont parle Bernanos.
20. Wenders W., Les ailes du désir, 1987.
21. Levinas E. Totalité et infini, Éditions Kluwer Academic, 1994, p. 42.
22. Merleau-Ponty M., Le visible et l’invisible [1964], Paris, Gallimard, 2004, p. 302.
23. Rey A., Directeur de publication, Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., p. 2479.
24. Idem
25. Masquelet A.-C., Allilaire J.-F., (rapporteurs), « La culture générale, pilier d’une médecine humaniste », op. cit., p. 6.
26. C’est l’enjeu principal des soins palliatifs, diminuer la douleur de telle sorte que le malade puisse communiquer avec son entourage, sa famille et dire ce qu’il a besoin de dire avant de partir.
27. Marin C., « Penser la souffrance avec Paul Ricoeur », op. cit., pp. 126-127.
28. Hellegouarch-Guyot M.-B., Du toucher au tact, l’insaisissable de la main, Thèse de doctorat en Philosophie pratique, sous la direction du professeur Éric Fiat, soutenue le 27 janvier 2022, p. 259.
29. Cf. La notion d’« empathie égocentrée » chez Bertrand Quentin, La Philosophie face au handicap, érès, pp.95-105.
30. Tournebise T., Le grand livre du psychothérapeute, Éditions Eyrolles, 2011, pp. 21-22.
31. Levinas E. Totalité et infini, Éditions Kluwer Academic, 1994, p. 42.
32. Jullien F., De l’intime, Loin du bruyant amour, op. cit., p. 133.
33. Hellegouarch-Guyot M.-B., Du toucher au tact, l’insaisissable de la main, op. cit., p. 350.
34. Jullien F., Conférence « L’intime découvre l’inouï de l’“être auprès” et ouvre l’existence à l’infini », Éditions M-Editer en partenariat avec l’association Philosophia et le Lieu Unique de Nantes, 2016.



