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On vous prépare un avatar

Par Bertrand QUENTIN

N'AYEZ PAS PEUR : ON VOUS PRÉPARE UN AVATAR...


On nous dit que la Corée aurait investi soixante milliards de dollars dans un plan national consacré à la robotique. Le Japon ne serait pas en reste dans le domaine. La Chine en aurait fait une priorité nationale...

 

L'Auteur :

 

Bertrand QUENTIN, né en 1968, est Maître de conférences en philosophie pratique à l'Université de Paris-Est Marne-la-Vallée. Docteur en philosophie, il a d'abord travaillé sur le philosophe Hegel (Hegel et le scepticisme, L'Harmattan, 2008). Il a écrit ensuite de nombreux articles dans le domaine du vieillissement et du handicap et va publier chez Erès, début 2013 un ouvrage sur la Philosophie face au handicap.

 

N'ayez pas peur on vous prépare un avatar :

On nous dit que la Corée aurait investi soixante milliards de dollars dans un plan national consacré à la robotique. Le Japon ne serait pas en reste dans le domaine. La Chine en aurait fait une priorité nationale. Quelle mouche a donc piqué tous ces pays à s'enticher ainsi de robots ?
Les objectifs qui font fantasmer l'enfant n'y sont pas pour grand chose. Certes la conquête de l'espace avec des"robots sentinelles" fait partie des projets, l'armée et l'usage de robots lors de catastrophe naturelle aussi. Mais l'essentiel de la stratégie envisagée tourne autour du constat du vieillissement de la population. La robotique doit envahir massivement le domaine de la santé et de l'assistance aux personnes pour résoudre les problèmes qu'on y anticipe. De quelle robotique s'agit-il ?
 On pourrait avoir une première piste avec des robots de compagnie. Sony a conçu un chien robot produit à deux cents mille exemplaires et vendu trois mille dollars l'unité, en un temps record. Le petit chien que vous achetez fait partie de la"robotique intelligente", c'est-à-dire apte à l'apprentissage. Dès sa mise en fonctionnement il mitraille son environnement avec une cellule photographique numérique, il enregistre les voix de ceux qui l'entoure et se met à suivre celui qui est le plus régulièrement avec lui. Il se met également à l'imiter. Placé chez un cadre supérieur dynamique, il aura des mouvements rapides. Placé chez une personne âgée à motricité lente, il aura des mouvements ralentis. Deux robots de conception identique deviennent donc très différents en quelques semaines. Ce serait donc l'animal de compagnie idéal : il n'y a pas à lui chercher d'aliment. Il se recharge sur sa base électrique. Le service de promotion précise :"c'est un petit animal qui à demeure peut donner des informations sur une personne âgée".
Mais plutôt qu'avoir un animal de compagnie on pourrait imaginer la personne âgée veuve, isolée, ressentir le besoin d'un robot humanoïde de compagnie. Sony a cependant arrêté ce type de robotique car il est très compliqué de faire se déplacer harmonieusement un robot humanoïde dans un appartement. Il peut buter sur toutes sortes d'obstacles au sol. Qu'à cela ne tienne, l'avenir serait dans la"robotique insecte". Un robot de la taille d'une libellule peut déjà voler dans l'appartement d'un quidam et le filmer. Toujours dans l'optique de"surveiller les personnes qu'on aime". Grâce à la robotique insecte, si maman tombe dans son appartement, je pourrai le savoir en temps réel…
Mais la véritable piste de l'avenir, ce ne sont pas les robots polyvalents mais les objets eux-mêmes. Les"objets intelligents" vont être multipliés dans les années à venir : la bouilloire pourra faire elle-même des statistiques. Elle mémorisera que son propriétaire fait bouillir de l'eau à sept heures du matin. Avec une connexion internet adéquate, la bouilloire pourra appeler automatiquement le médecin parce qu'à neuf heures elle n'a toujours pas été allumée. Les objets vont pouvoir"surveiller les personnes qu'on aime".
Mieux encore, les"médicaments intelligents" vont arriver sur le marché. Fini la sempiternelle question de savoir si la personne âgée a bien pris ses médicaments. C'est le médicament qui"saura" s'il a été pris. En lui se trouve une capsule communicante qui émettra un signal satisfaisant. Sans émission de signal, là encore, l'entourage ou le médecin peut"rappliquer" au plus vite.
Les promoteurs de technologies à tous crins parlent également de"réalité augmentée" : une personne seule pourra communiquer avec un avatar, un être humain virtuel que l'on voit sur un écran d'ordinateur et qui par des capteurs adéquats nous reconnaît, enregistre toute sorte d'informations sur nous et peut donc entrer en dialogue. Si je lui montre une feuille sur laquelle j'ai écrit un mot, il reçoit à l'écran cette feuille en virtuel avec le même mot écrit. Si je lui écrit"à l'aide" il pourra aussi via internet envoyer le message à qui de droit.





Les nouvelles technologies au service de la médecine préventive vont aussi faire leur entrée dans les salles de bains et les WC. Le miroir, la balance, la cuvette des WC dotée de capteurs"mettra à la disposition de ceux qui le souhaitent" un"tableau de bord santé" connecté par internet à un médecin, à des proches. Les Japonais ont déjà commercialisé les"toilettes intelligentes" mesurant le taux de sucre dans l'urine, la pression sanguine et le taux de graisse tandis qu'on est assis. Mais cette gérontechnologie a encore son prix : 3.500 dollars. Le pas supplémentaire est l'installation sous la peau d'une puce contenant notre dossier médical miniaturisé. En cas de problème, le médecin du SAMU pourra avoir instantanément toutes les informations nécessaires avec un lecteur identique aux lecteurs de codes-barres.
Le défi d'aujourd'hui serait donc de mieux réussir sa longévité grâce à la révolution de la biologie moléculaire et de la nanomédecine du milliardième de mètre appliquée à la médecine. Aubrey de Grey, chercheur en bio-informatique de l'Université de Cambridge déclare à ce propos :"On a le droit - c'est un droit humain - de vivre aussi longtemps qu'on le peut. On a le devoir de donner aux autres la possibilité de vivre aussi longtemps qu'ils le désirent" .

Ce qu'il y a d'effrayant dans tous ces scénarii, c'est d'envisager comme norme future des hommes ou femmes vivant seuls et étant isolés. Voilà l'anticipation qui est faite des besoins : les hommes vivront de plus en plus longtemps seuls et isolés. Il faut donc leur fabriquer la possibilité de vivre aussi longtemps que possible dans un appartement isolé. Mais que signifie ce genre de vie ? Faut-il vivre pour vivre ? Faut-il être obnubilé par la performance, par le fait de vivre plus longtemps que les autres ? Pourquoi faudrait-il investir autant d'argent pour envisager que les gens vivent seuls ? Il y a ici un idéal politique de la maîtrise individualiste. On pourrait en effet envisager d'autres choix budgétaires : si cet investissement est dirigé en direction du secteur social, ce n'est pas un WC qui donnera à la personne âgée son bilan journalier de santé mais une infirmière. Et cette infirmière apportera une chaleur humaine que ne saura pas donner un avatar. Quand bien même cette infirmière est revêche. Elle donnera l'occasion à la personne âgée de s'en plaindre en prenant le thé avec sa voisine. Comment voulez-vous vous plaindre de votre miroir, de votre balance ou de votre WC qui fonctionne très bien ? La technologie n'est pas un mal en soi, mais elle doit être là pour prolonger une autonomie, pas pour s'y substituer. Elle doit être là pour remplir des tâches mécaniques, pénibles, pas pour remplacer l'humain en ce qu'il a d'irremplaçable.
Derrière ce développement tous azimuts de technologies qui doivent tisser autour de l'humain une toile de sécurité permanente, il y a autre chose d'effrayant : la peur qu'il arrive quelque chose. Mais il arrivera bien quelque chose un jour ! Nous ne devons pas avoir peur de mourir ou en tout cas ne pas en faire une obsession qui nous empêche de vivre. La personne âgée peut de ce point de vue être plus philosophe que ses enfants. Elle peut préférer vivre le plus longtemps possible dans sa maison, même si elle court de plus en plus le risque d'une chute fatale en pleine nuit."Si cela arrive, cela arrivera…". Ce sont les proches qui le plus souvent ont du mal à accepter ce fatalisme. Certes il y a la possibilité d'une Télé-alarme. Mais qui nous dit que la personne âgée l'a toujours autour du cou, qu'elle la met bien la nuit pour aller aux toilettes ? Dès lors apparaît l'obsession délirante des"robots insectes" ou pour le prolétaire, de quelques caméras de surveillance qui permettront via internet d'être sûr que papa ou maman n'est pas tombé. L'argument marketing nous revient :"pouvoir surveiller ceux que l'on aime". Le"ceux que l'on aime" disparaît en réalité sous le"désir de surveiller". Surveiller sans punir, c'est encore surveiller. Il y a là une obsession panoptique qu'un Michel Foucault aurait évidemment repérée. Comment une personne peut-elle accepter d'être filmée en permanence dans sa vie privée ? Après le divertissement du cirque qu'a été"Loft Story", nous passerions à"Old mum Story"… Une personne humaine a besoin d'intimité, à quelque âge que cela soit. L'impératif de la sécurité ne doit pas se faire au détriment de l'intimité de l'individu. Les gérontechnologies devront être pensées en fonction de cela. Il faudrait que la loi encadre par des protocoles toutes les techniques qui présentent des risques intrusifs importants.
La confiance de la personne envers ses proches est aussi une donnée fondamentale. Elle doit être certaine que les gérontechnologies sont installées pour elle et non pour calmer les angoisses de ses proches. Aimer quelqu'un ce n'est pas être prêt à remettre en question sa liberté pour se donner à soi-même un peu de confort psychique. C'est préférer la liberté assumée de l'autre malgré l'inconfort psychique que l'on peut ressentir. Aimer quelqu'un c'est vouloir le protéger, mais surtout protéger ses possibilités. Certes il est dur de penser que son père ou sa mère peuvent tomber la nuit, à un moment où il n'y aura personne pour les aider. Mais ce peut être le risque à payer pour une fin de vie à domicile assumée.
Une des vraies questions est donc celle-là : les gérontechnologies sont-elles faites pour les personnes âgées ou pour leurs enfants qui ne veulent pas assumer le vieillissement qu'il repèrent chez leurs parents ? Nous pouvons repérer ici ce fameux écart entre ce que les gens pensent bon pour eux et ce qu'ils pensent bon pour autrui. Dans un cadre très différent, une étude d'opinion a été menée par les Services funéraires et a montré que dans une proportion étonnante les gens veulent aujourd'hui pour eux une crémation et un enterrement sans cérémonie (l'argument premier invoqué est de ne pas être une charge pour la famille). Mais la même question posée pour autrui donne des résultats parfaitement inversés : pour nos proches on veut une vraie cérémonie et pas nécessairement la crémation. Cet écart entre la volonté pour autrui et la volonté pour soi serait certainement à mettre en évidence à propos des gérontechnologies. On en veut pour notre vieille maman, mais elle, elle n'en veut pas. Et éventuellement si elle en veut, ce n'est pas pour elle mais ce sera pour faire plaisir à ses enfants. Le problème c'est que les politiques et les grands argentiers des caisses d'assurance qui seraient tentés de lancer notre société dans des investissements massifs en terme de gérontechnologies appartiennent à ces générations qui peuvent vivre mal le vieillissement de leurs aînés. Si certains s'entichent de gadgets, pourquoi pas… Le problème dans les investissements massifs d'une nation, c'est qu'il se font au détriment d'autres choix budgétaires. On ne pourra pas avoir les"WC intelligents" et la présence humaine de l'infirmière. On coupera donc dans les budgets sociaux en pensant avoir comblé les manques grâce à la gérontechnologie. Voilà ce qu'on peut craindre et voilà pourquoi les gérontechnologies risquent de nous faire perdre l'humain. Les gérontechnologies sont un fantasme : ne plus s'occuper des vieux sans avoir pour autant à culpabiliser. On a payé assez cher pour eux !
Ne diabolisons pas non plus, de façon a priori, tout ce que la technique peut apporter. Il est évident qu'elle peut de façon précieuse pallier de nombreuses déficiences. Les nanotechnologies nous permettraient une médecine plus curative que préventive. Des personnes paraplégiques pourraient à nouveau marcher avec un mixte de nanopuces placées dans le cerveau et d'exosquelette approprié. Des personnes devenues aveugles pourraient recouvrer la vue. Pour certains, vivre à domicile pourrait être à nouveau possible. Cela n'est pas à négliger.
Mais que par rapport à diverses nouvelles techniques les personnes âgées puissent résister peut aussi se comprendre. Par nature les nouveautés technologiques n'appartiennent pas à l'univers mental de ceux qui ont produit"le monde d'avant". Il faut alors un peu de pédagogie, de la patience, pour montrer à notre vieux parent les avantages qu'il a à tirer de l'usage d'internet ou de toute autre invention. Cependant nous retrouvons notre argument fondamental : cela est-il un véritable avantage pour la personne ou n'est ce un avantage que pour les entreprises qui s'ouvrent des segments de marché supplémentaires et pour les générations moins âgées qui imposent leur univers et leurs angoisses par la force ? Les Sophistes du XXIe siècle sont en tout cas déjà là : comment peut-on parler de"réalité augmentée" devant un écran TV où se balade un avatar qui vous repère par des capteurs aussi sophistiqués que possible ? Une"virtualité augmentée" serait éventuellement le terme adéquat. Mais quelle chaleur humaine peut-on attendre de telles inventions ? Y a-t-il un homme qui attende avec impatience de finir sa vie en tête-à-tête avec une image - si réactive soit-elle ? Nous avons insisté également sur le pathos du"surveiller ceux que l'on aime". Les mots peuvent faire rêver, habiller les"bonnes" intentions toxiques, mais la réalité humaine qu'il y a derrière n'en sera pas améliorée.
Le fait est que nous aurons un jour à mourir, que nous avons déjà à mourir. Les poudres aux yeux technologiques n'y changeront rien. L'obsession de la maîtrise sous-jacente au"tout technologique" cache une peur de la mort. Le discours de la foule voudrait d'ailleurs que cela soit la pire menace qui pèse sur l'individu. Mais il n'en est rien. Notre existence aurait-elle en effet seulement un sens si nous n'avions pas à mourir ? Il faut avoir pris acte de l'existence irrémédiable de la mort pour pouvoir donner un sens à notre vie. C'est un des grands enseignement de Heidegger. Le philosophe allemand a défini en 1927 dans Etre et temps, l'homme comme"Etre pour la mort" (" Sein zum Tode" en allemand). Non pas qu'il soit de façon macabre attiré par la mort. Il n'y a rien de cela chez Heidegger. Il dégage en revanche que le rapport à la mort est une structure permanente qui éclaire le sens de notre existence. L'homme doit être défini comme un être en rapport permanent à la possibilité de ne plus être. Je ne peux être une personne qu'en tant que j'ai à mourir et c'est cela qui produit la temporalité. Pour agir, pour vouloir, il faut être pressé par le temps. La mort donne de la densité, de l'intensité à notre vie. Si vous étiez éternels, auriez vous fait l'effort de vous concentrer sur les petits caractères d'imprimerie de cet article ? Il faut assumer notre condition humaine, dans sa grandeur comme dans sa fragilité. Le problème pour l'homme contemporain qui veut s'émanciper de la religion est l'incapacité à se décrisper. Plus l'existence brute devient le seul horizon humain, plus l'angoisse monte face aux dangers qui guettent. S'inverse alors les apports du savoir (connaître à tout moment si maman va bien ; savoir à tout moment si mes constantes médicales sont bonnes) : de bénéfiques ils deviennent anxiogènes. La vigilance devient obsession. Tant que nous n'avons pas accepté un risque résiduel dans toutes les circonstances de la vie nous ne serons jamais décontracté. Il est connu qu'à vouloir se prémunir de tous les risques on ne vit plus. L'obsession de la précaution maximale, du risque zéro, relève d'une pathologie paranoïaque. L'utopie d'une société sans risque nous guette pourtant indéniablement.

Les gérontechnologies peuvent donc faire courir plusieurs risques : faire oublier dans le technique les éléments qui fondent la condition authentiquement humaine : l'aspiration à la liberté, à l'intimité.
Elles peuvent également se développer au détriment d'activités humaines à dimension pleinement relationnelles.
Que les argentiers réfléchissent en lançant de gros investissements en gérontechnologie : Eux qui s'énervent à voir leurs rejetons obsédés par les jeux vidéo, veulent-ils un jour voir la télécommande de leur destin mise entre les mains de leurs enfants ?

Par Bertrand QUENTIN

N'AYEZ PAS PEUR : ON VOUS PRÉPARE UN AVATAR...

On nous dit que la Corée aurait investi soixante milliards de dollars dans un plan national consacré à la robotique. Le Japon ne serait pas en reste dans le domaine. La Chine en aurait fait une priorité nationale...

 

L'Auteur :

 

Bertrand QUENTIN, né en 1968, est Maître de conférences en philosophie pratique à l'Université de Paris-Est Marne-la-Vallée. Docteur en philosophie, il a d'abord travaillé sur le philosophe Hegel (Hegel et le scepticisme, L'Harmattan, 2008). Il a écrit ensuite de nombreux articles dans le domaine du vieillissement et du handicap et va publier chez Erès, début 2013 un ouvrage sur la Philosophie face au handicap.

 

N'AYEZ PAS PEUR : ON VOUS PRÉPARE UN AVATAR...

(Article paru partiellement dans les Documents Cleirppa de Nov 2009)

On nous dit que la Corée aurait investi soixante milliards de dollars dans un plan national consacré à la robotique. Le Japon ne serait pas en reste dans le domaine. La Chine en aurait fait une priorité nationale. Quelle mouche a donc piqué tous ces pays à s'enticher ainsi de robots ?
Les objectifs qui font fantasmer l'enfant n'y sont pas pour grand chose. Certes la conquête de l'espace avec des"robots sentinelles" fait partie des projets, l'armée et l'usage de robots lors de catastrophe naturelle aussi. Mais l'essentiel de la stratégie envisagée tourne autour du constat du vieillissement de la population. La robotique doit envahir massivement le domaine de la santé et de l'assistance aux personnes pour résoudre les problèmes qu'on y anticipe. De quelle robotique s'agit-il ?
 On pourrait avoir une première piste avec des robots de compagnie. Sony a conçu un chien robot produit à deux cents mille exemplaires et vendu trois mille dollars l'unité, en un temps record. Le petit chien que vous achetez fait partie de la"robotique intelligente", c'est-à-dire apte à l'apprentissage. Dès sa mise en fonctionnement il mitraille son environnement avec une cellule photographique numérique, il enregistre les voix de ceux qui l'entoure et se met à suivre celui qui est le plus régulièrement avec lui. Il se met également à l'imiter. Placé chez un cadre supérieur dynamique, il aura des mouvements rapides. Placé chez une personne âgée à motricité lente, il aura des mouvements ralentis. Deux robots de conception identique deviennent donc très différents en quelques semaines. Ce serait donc l'animal de compagnie idéal : il n'y a pas à lui chercher d'aliment. Il se recharge sur sa base électrique. Le service de promotion précise :"c'est un petit animal qui à demeure peut donner des informations sur une personne âgée".
Mais plutôt qu'avoir un animal de compagnie on pourrait imaginer la personne âgée veuve, isolée, ressentir le besoin d'un robot humanoïde de compagnie. Sony a cependant arrêté ce type de robotique car il est très compliqué de faire se déplacer harmonieusement un robot humanoïde dans un appartement. Il peut buter sur toutes sortes d'obstacles au sol. Qu'à cela ne tienne, l'avenir serait dans la"robotique insecte". Un robot de la taille d'une libellule peut déjà voler dans l'appartement d'un quidam et le filmer. Toujours dans l'optique de"surveiller les personnes qu'on aime". Grâce à la robotique insecte, si maman tombe dans son appartement, je pourrai le savoir en temps réel…
Mais la véritable piste de l'avenir, ce ne sont pas les robots polyvalents mais les objets eux-mêmes. Les"objets intelligents" vont être multipliés dans les années à venir : la bouilloire pourra faire elle-même des statistiques. Elle mémorisera que son propriétaire fait bouillir de l'eau à sept heures du matin. Avec une connexion internet adéquate, la bouilloire pourra appeler automatiquement le médecin parce qu'à neuf heures elle n'a toujours pas été allumée. Les objets vont pouvoir"surveiller les personnes qu'on aime".
Mieux encore, les"médicaments intelligents" vont arriver sur le marché. Fini la sempiternelle question de savoir si la personne âgée a bien pris ses médicaments. C'est le médicament qui"saura" s'il a été pris. En lui se trouve une capsule communicante qui émettra un signal satisfaisant. Sans émission de signal, là encore, l'entourage ou le médecin peut"rappliquer" au plus vite.
Les promoteurs de technologies à tous crins parlent également de"réalité augmentée" : une personne seule pourra communiquer avec un avatar, un être humain virtuel que l'on voit sur un écran d'ordinateur et qui par des capteurs adéquats nous reconnaît, enregistre toute sorte d'informations sur nous et peut donc entrer en dialogue. Si je lui montre une feuille sur laquelle j'ai écrit un mot, il reçoit à l'écran cette feuille en virtuel avec le même mot écrit. Si je lui écrit"à l'aide" il pourra aussi via internet envoyer le message à qui de droit.





Les nouvelles technologies au service de la médecine préventive vont aussi faire leur entrée dans les salles de bains et les WC. Le miroir, la balance, la cuvette des WC dotée de capteurs"mettra à la disposition de ceux qui le souhaitent" un"tableau de bord santé" connecté par internet à un médecin, à des proches. Les Japonais ont déjà commercialisé les"toilettes intelligentes" mesurant le taux de sucre dans l'urine, la pression sanguine et le taux de graisse tandis qu'on est assis. Mais cette gérontechnologie a encore son prix : 3.500 dollars. Le pas supplémentaire est l'installation sous la peau d'une puce contenant notre dossier médical miniaturisé. En cas de problème, le médecin du SAMU pourra avoir instantanément toutes les informations nécessaires avec un lecteur identique aux lecteurs de codes-barres.
Le défi d'aujourd'hui serait donc de mieux réussir sa longévité grâce à la révolution de la biologie moléculaire et de la nanomédecine du milliardième de mètre appliquée à la médecine. Aubrey de Grey, chercheur en bio-informatique de l'Université de Cambridge déclare à ce propos :"On a le droit - c'est un droit humain - de vivre aussi longtemps qu'on le peut. On a le devoir de donner aux autres la possibilité de vivre aussi longtemps qu'ils le désirent" .

Ce qu'il y a d'effrayant dans tous ces scénarii, c'est d'envisager comme norme future des hommes ou femmes vivant seuls et étant isolés. Voilà l'anticipation qui est faite des besoins : les hommes vivront de plus en plus longtemps seuls et isolés. Il faut donc leur fabriquer la possibilité de vivre aussi longtemps que possible dans un appartement isolé. Mais que signifie ce genre de vie ? Faut-il vivre pour vivre ? Faut-il être obnubilé par la performance, par le fait de vivre plus longtemps que les autres ? Pourquoi faudrait-il investir autant d'argent pour envisager que les gens vivent seuls ? Il y a ici un idéal politique de la maîtrise individualiste. On pourrait en effet envisager d'autres choix budgétaires : si cet investissement est dirigé en direction du secteur social, ce n'est pas un WC qui donnera à la personne âgée son bilan journalier de santé mais une infirmière. Et cette infirmière apportera une chaleur humaine que ne saura pas donner un avatar. Quand bien même cette infirmière est revêche. Elle donnera l'occasion à la personne âgée de s'en plaindre en prenant le thé avec sa voisine. Comment voulez-vous vous plaindre de votre miroir, de votre balance ou de votre WC qui fonctionne très bien ? La technologie n'est pas un mal en soi, mais elle doit être là pour prolonger une autonomie, pas pour s'y substituer. Elle doit être là pour remplir des tâches mécaniques, pénibles, pas pour remplacer l'humain en ce qu'il a d'irremplaçable.
Derrière ce développement tous azimuts de technologies qui doivent tisser autour de l'humain une toile de sécurité permanente, il y a autre chose d'effrayant : la peur qu'il arrive quelque chose. Mais il arrivera bien quelque chose un jour ! Nous ne devons pas avoir peur de mourir ou en tout cas ne pas en faire une obsession qui nous empêche de vivre. La personne âgée peut de ce point de vue être plus philosophe que ses enfants. Elle peut préférer vivre le plus longtemps possible dans sa maison, même si elle court de plus en plus le risque d'une chute fatale en pleine nuit."Si cela arrive, cela arrivera…". Ce sont les proches qui le plus souvent ont du mal à accepter ce fatalisme. Certes il y a la possibilité d'une Télé-alarme. Mais qui nous dit que la personne âgée l'a toujours autour du cou, qu'elle la met bien la nuit pour aller aux toilettes ? Dès lors apparaît l'obsession délirante des"robots insectes" ou pour le prolétaire, de quelques caméras de surveillance qui permettront via internet d'être sûr que papa ou maman n'est pas tombé. L'argument marketing nous revient :"pouvoir surveiller ceux que l'on aime". Le"ceux que l'on aime" disparaît en réalité sous le"désir de surveiller". Surveiller sans punir, c'est encore surveiller. Il y a là une obsession panoptique qu'un Michel Foucault aurait évidemment repérée. Comment une personne peut-elle accepter d'être filmée en permanence dans sa vie privée ? Après le divertissement du cirque qu'a été"Loft Story", nous passerions à"Old mum Story"… Une personne humaine a besoin d'intimité, à quelque âge que cela soit. L'impératif de la sécurité ne doit pas se faire au détriment de l'intimité de l'individu. Les gérontechnologies devront être pensées en fonction de cela. Il faudrait que la loi encadre par des protocoles toutes les techniques qui présentent des risques intrusifs importants.
La confiance de la personne envers ses proches est aussi une donnée fondamentale. Elle doit être certaine que les gérontechnologies sont installées pour elle et non pour calmer les angoisses de ses proches. Aimer quelqu'un ce n'est pas être prêt à remettre en question sa liberté pour se donner à soi-même un peu de confort psychique. C'est préférer la liberté assumée de l'autre malgré l'inconfort psychique que l'on peut ressentir. Aimer quelqu'un c'est vouloir le protéger, mais surtout protéger ses possibilités. Certes il est dur de penser que son père ou sa mère peuvent tomber la nuit, à un moment où il n'y aura personne pour les aider. Mais ce peut être le risque à payer pour une fin de vie à domicile assumée.
Une des vraies questions est donc celle-là : les gérontechnologies sont-elles faites pour les personnes âgées ou pour leurs enfants qui ne veulent pas assumer le vieillissement qu'il repèrent chez leurs parents ? Nous pouvons repérer ici ce fameux écart entre ce que les gens pensent bon pour eux et ce qu'ils pensent bon pour autrui. Dans un cadre très différent, une étude d'opinion a été menée par les Services funéraires et a montré que dans une proportion étonnante les gens veulent aujourd'hui pour eux une crémation et un enterrement sans cérémonie (l'argument premier invoqué est de ne pas être une charge pour la famille). Mais la même question posée pour autrui donne des résultats parfaitement inversés : pour nos proches on veut une vraie cérémonie et pas nécessairement la crémation. Cet écart entre la volonté pour autrui et la volonté pour soi serait certainement à mettre en évidence à propos des gérontechnologies. On en veut pour notre vieille maman, mais elle, elle n'en veut pas. Et éventuellement si elle en veut, ce n'est pas pour elle mais ce sera pour faire plaisir à ses enfants. Le problème c'est que les politiques et les grands argentiers des caisses d'assurance qui seraient tentés de lancer notre société dans des investissements massifs en terme de gérontechnologies appartiennent à ces générations qui peuvent vivre mal le vieillissement de leurs aînés. Si certains s'entichent de gadgets, pourquoi pas… Le problème dans les investissements massifs d'une nation, c'est qu'il se font au détriment d'autres choix budgétaires. On ne pourra pas avoir les"WC intelligents" et la présence humaine de l'infirmière. On coupera donc dans les budgets sociaux en pensant avoir comblé les manques grâce à la gérontechnologie. Voilà ce qu'on peut craindre et voilà pourquoi les gérontechnologies risquent de nous faire perdre l'humain. Les gérontechnologies sont un fantasme : ne plus s'occuper des vieux sans avoir pour autant à culpabiliser. On a payé assez cher pour eux !
Ne diabolisons pas non plus, de façon a priori, tout ce que la technique peut apporter. Il est évident qu'elle peut de façon précieuse pallier de nombreuses déficiences. Les nanotechnologies nous permettraient une médecine plus curative que préventive. Des personnes paraplégiques pourraient à nouveau marcher avec un mixte de nanopuces placées dans le cerveau et d'exosquelette approprié. Des personnes devenues aveugles pourraient recouvrer la vue. Pour certains, vivre à domicile pourrait être à nouveau possible. Cela n'est pas à négliger.
Mais que par rapport à diverses nouvelles techniques les personnes âgées puissent résister peut aussi se comprendre. Par nature les nouveautés technologiques n'appartiennent pas à l'univers mental de ceux qui ont produit"le monde d'avant". Il faut alors un peu de pédagogie, de la patience, pour montrer à notre vieux parent les avantages qu'il a à tirer de l'usage d'internet ou de toute autre invention. Cependant nous retrouvons notre argument fondamental : cela est-il un véritable avantage pour la personne ou n'est ce un avantage que pour les entreprises qui s'ouvrent des segments de marché supplémentaires et pour les générations moins âgées qui imposent leur univers et leurs angoisses par la force ? Les Sophistes du XXIe siècle sont en tout cas déjà là : comment peut-on parler de"réalité augmentée" devant un écran TV où se balade un avatar qui vous repère par des capteurs aussi sophistiqués que possible ? Une"virtualité augmentée" serait éventuellement le terme adéquat. Mais quelle chaleur humaine peut-on attendre de telles inventions ? Y a-t-il un homme qui attende avec impatience de finir sa vie en tête-à-tête avec une image - si réactive soit-elle ? Nous avons insisté également sur le pathos du"surveiller ceux que l'on aime". Les mots peuvent faire rêver, habiller les"bonnes" intentions toxiques, mais la réalité humaine qu'il y a derrière n'en sera pas améliorée.
Le fait est que nous aurons un jour à mourir, que nous avons déjà à mourir. Les poudres aux yeux technologiques n'y changeront rien. L'obsession de la maîtrise sous-jacente au"tout technologique" cache une peur de la mort. Le discours de la foule voudrait d'ailleurs que cela soit la pire menace qui pèse sur l'individu. Mais il n'en est rien. Notre existence aurait-elle en effet seulement un sens si nous n'avions pas à mourir ? Il faut avoir pris acte de l'existence irrémédiable de la mort pour pouvoir donner un sens à notre vie. C'est un des grands enseignement de Heidegger. Le philosophe allemand a défini en 1927 dans Etre et temps, l'homme comme"Etre pour la mort" (" Sein zum Tode" en allemand). Non pas qu'il soit de façon macabre attiré par la mort. Il n'y a rien de cela chez Heidegger. Il dégage en revanche que le rapport à la mort est une structure permanente qui éclaire le sens de notre existence. L'homme doit être défini comme un être en rapport permanent à la possibilité de ne plus être. Je ne peux être une personne qu'en tant que j'ai à mourir et c'est cela qui produit la temporalité. Pour agir, pour vouloir, il faut être pressé par le temps. La mort donne de la densité, de l'intensité à notre vie. Si vous étiez éternels, auriez vous fait l'effort de vous concentrer sur les petits caractères d'imprimerie de cet article ? Il faut assumer notre condition humaine, dans sa grandeur comme dans sa fragilité. Le problème pour l'homme contemporain qui veut s'émanciper de la religion est l'incapacité à se décrisper. Plus l'existence brute devient le seul horizon humain, plus l'angoisse monte face aux dangers qui guettent. S'inverse alors les apports du savoir (connaître à tout moment si maman va bien ; savoir à tout moment si mes constantes médicales sont bonnes) : de bénéfiques ils deviennent anxiogènes. La vigilance devient obsession. Tant que nous n'avons pas accepté un risque résiduel dans toutes les circonstances de la vie nous ne serons jamais décontracté. Il est connu qu'à vouloir se prémunir de tous les risques on ne vit plus. L'obsession de la précaution maximale, du risque zéro, relève d'une pathologie paranoïaque. L'utopie d'une société sans risque nous guette pourtant indéniablement.

Les gérontechnologies peuvent donc faire courir plusieurs risques : faire oublier dans le technique les éléments qui fondent la condition authentiquement humaine : l'aspiration à la liberté, à l'intimité.
Elles peuvent également se développer au détriment d'activités humaines à dimension pleinement relationnelles.
Que les argentiers réfléchissent en lançant de gros investissements en gérontechnologie : Eux qui s'énervent à voir leurs rejetons obsédés par les jeux vidéo, veulent-ils un jour voir la télécommande de leur destin mise entre les mains de leurs enfants ?