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"L’EXPERT, L’ENFANT ET LE DON DE MOELLE OSSEUSE

Peut-on autoriser le prélèvement de moelle osseuse sur un enfant de 7 ans aux troubles autistiques pour le bénéfice de sa soeur ?

Par Isabelle PIPIEN

Peut-on autoriser le prélèvement de moelle osseuse sur un enfant de 7 ans aux troubles autistiques pour le bénéfice de sa soeur ?


Isabelle PIPIEN est Praticien Hospitalier d’Anesthésie Réanimation depuis 1988. Après dix années comme chef de service puis chef de pôle d’anesthésie, de  réanimation polyvalente au Centre Hospitalier de Saint Cloud, elle a rejoint par détachement l’Agence de la biomédecine en 2009. Au sein de la Direction Opérationnelle du Prélèvement et de la greffe d’Organe et de Tissu de l’Agence de la biomédecine elle est référente sur l’activité des Comités d’Experts Donneurs Vivants, sur le prélèvement d’organes thoraciques et le prélèvement de tissus.


Article référencé comme suit :
Pipien, I (2016) "L’expert, l’enfant et le don de moelle osseuse" in Ethique. La vie en question, juin 2016.

NB : Vous pouvez retrouver le document en format PDF au bas de l'article.

Pour simplifier la lecture l'auteure emploie de manière répétée l’acronyme CEDV pour "Comité d’Expert Donneur Vivant" et celui de CSH pour "Cellules Souches hématopoïétiques".


Fallait-il autoriser le prélèvement de moelle osseuse sur K, ce petit garçon de 7 ans aux troubles autistiques, pour le bénéfice de la sœur de cinq ans son aînée, atteinte d’une forme grave de drépanocytose ? Comment appréhender le consentement de cet enfant, à tout le moins son absence de refus ? Tout enfant qualifié médicalement pour le prélèvement peut-il être donneur ?
Malgré le développement du prélèvement de cellules souches sur sang périphérique ou sur sang de cordon ombilical, le don de moelle osseuse par ponction de la crête iliaque, sous anesthésie générale reste indispensable à la greffe de cellules souches hématopoïétiques, seul espoir de guérison dans des situations d’hémopathies graves, notamment pédiatriques. L’extrême rareté de la compatibilité immunologique en population générale conduit à rechercher le donneur dans la famille. Le plus souvent, le seul donneur potentiel est alors un enfant de la fratrie. "Le greffon de moelle osseuse de cellules souches hématopoïétiques d’un frère ou d’une sœur entièrement compatible reste le mètre étalon" (1).
Cette situation conduit à introduire dans la loi une dérogation à l’interdiction de prélèvement sur mineur de Cellules Souches Hématopoïétiques (CSH) en vue de la greffe d’un frère ou d’une sœur (article L1241-3 du Code de la Santé Publique CSP). Les titulaires de l’autorité parentale sont informés par le praticien qui a posé l’indication de la greffe ou tout autre praticien de leurs choix, des risques encourus par le mineur des conséquences éventuelles du prélèvement. Une information appropriée est délivrée au mineur si son âge et son degré de maturité le permettent (R1241-16). Le recueil du consentement des parents, est enregistré par le magistrat du Tribunal de Grande Instance (TGI), qui doit préalablement s’assurer qu’il est libre et éclairé. Les parents adressent au Comité d’Expert Donneur Vivant (CEDV) une demande d’autorisation accompagnée d’une copie des actes du TGI (R1241-18). Le CEDV procède à l’audition de l’enfant seul si son âge et sa maturité le permettent puis de l’enfant et de ses parents. Le CEDV délivre la décision d’autoriser ou non le prélèvement. Celle-ci n’a pas à être motivée et l’audition est protégée par le secret.
Le CEDV est décrit dans le CSP au chapitre des prélèvements d’organe sur personne vivante majeure. Les membres des CEDV sont nommés pour trois ans par arrêté ministériel, sur proposition de l’Agence de la biomédecine. Ils sont indépendants des équipes de greffe. l’Agence de la biomédecine en assure le secrétariat. Les CEDV comportent des titulaires et des suppléants répartis en collèges de médecins, de psychologues et de personnes qualifiées dans les sciences humaines.  Pour chaque session d’audition le comité est composé d’une personne qualifiée en sciences humaines, d’un psychologue et de trois médecins. Lorsque l’audition concerne un mineur, le psychologue doit avoir compétence pédiatrique et l’un des médecins doit être pédiatre.
Un enfant (mais qu’est ce qu’un enfant ?) peut il consentir (mais qu’est ce que consentir ?) à un don de moelle osseuse (en quoi un don de moelle osseuse peut il être un don ?)
Le point d’éclairage de notre cheminement est la situation clinique de l’enfant K. Depuis les premiers signes de son trouble, les parents suivent pour et avec lui tous les programmes de prise en charge spécialisée, prolongeant dans le quotidien du foyer, l’environnement affectif et stimulant adapté. K progresse et s’entrouvre au monde.  Alors que l’état clinique de sa sœur C s’aggrave, accaparant vers elle l’énergie des parents, K régresse. L’indication de greffe de C est posée dans ce contexte. Seul donneur possible, K est sollicité. La procédure sera-t-elle une violence supplémentaire ? L’hypothèse retenue par la pédopsychiatre est que la guérison de C est une voie de stabilisation voire de reprise de la progression de K. Le CEDV reçoit K en même temps que ses parents, son agitation constante ne permettant pas d’envisager de le recevoir seul. L’échange avec les parents sur l’information de la procédure se fait alors qu’il vagabonde autour des experts, souriant mais inaccessible. Malgré l’échec à toute tentative d’établir un embryon de conversation avec l’enfant, l’un des experts saisi un moment plus paisible pour interroger K sur sa compréhension de ce qui va se passer pour lui. Lorsque le nom de sa sœur est prononcé, l’enfant cesse son agitation et soutien le regard de son interlocuteur. Moment intense de silence et de regard où tout se dit sans mot. L’entretien avec l’enfant à communication problématique vient de se faire. Les experts retirent de l’entretien que K perçoit les évènements et le rôle qu’il a à y jouer. Il confirme ainsi aux experts l’observation de la pédopsychiatre ; et à ses parents sa souffrance. Le prélèvement a lieu. C en bénéficie pleinement et K reprend peu à peu le chemin de l’ouverture, réapprenant la diversité du vocabulaire, jouant avec sa sœur.




Un enfant est-il INFANS ?

Définir, c’est mettre au bon endroit. Est-il raisonnable de se poser la question de la définition de l’enfant ? Qu’est ce qu’un enfant dans le monde des humains ? Qui est ce petit être qui vient devant le CEDV, à qui l’on prête la capacité de donner ? La capacité, sinon de consentir, du moins de refuser ?

 L’enfant est longtemps apparu comme une entité indiscernable et mystérieuse. "Dans la plupart des sociétés primitives, les enfants et les adolescents non encore initiés n’appartiennent pas à la communauté ; leurs droits et leurs devoirs sont à peu près inexistants" dit René Girard (2). De l’antiquité mésopotamienne à nos jours, le regard porté par les adultes sur l’enfant change de sens. De témoin du passé, il devient promesse d’avenir. A Sumer il est porteur de la culpabilité des ancêtres et sa maladie est l’expression du courroux des Dieux à l’encontre de sa communauté. Bien meuble dans l’oïkos grec, sa place doit garantir l’ordre immuable des choses établies. On ne s’intéresse guère à lui qu’après le temps des nourrices, lorsqu’il maîtrise la parole. Ressource économique, il est dans l’essor de la modernité soumis à la rapacité industrielle et le Code Napoléon le place sous la coupe de la puissance paternelle. Il faut bien des luttes pour que, de Jules Ferry à la Convention des Droits de l’Enfant de 1990, l’enfant devienne un sujet de droit. Janusz Korczak est l’un de ceux qui contribue le plus à la reconnaissance de l’enfant dans le monde des humains. Plus qu’un humain en devenir, l’enfant est tout d’abord un humain. Il rejette la vision de l’enfant comme espace de projection des désirs des adultes. Nos enfants ne sont pas nos enfants, nous enseigne Khalil Gilbran, car nous sommes " les arcs par lesquels sont projetés [nos] enfants comme des flèches vivantes" (3). L’enfant devient une personne et s’intègre dans le mouvement plus vaste de dé-hiérarchisation familiale à travers la juste reconnaissance de la femme dans une humanité égalitaire. L’autonomie de l’enfant s’affirme dans le même temps que le devoir de sa protection par ses parents et plus largement par la société se confirme. Incapable juridique placé sous la tutelle de ses parents l’enfant, d’un point de vu législatif, ne peut consentir. Pour autant il acquiert le droit d’être informé et de participer aux décisions qui le concerne. Le Code de Déontologie Médicale prévoit (article R4127-42 du CSP) qu’en tant que personne, son consentement doit être systématiquement recherché. L’article L 1111-5 du CSP ouvre le champ de son autonomie, sous condition. Dans le domaine du prélèvement de moelle osseuse, son refus fait obstacle, quel que soit le consentement des parents.
 Mais à rechercher dans le regard porté par les adultes sur les enfants, au cours des âges, dans le champ politique, et finalement législatif, a-t-on pour autant défini l’enfant ? Qu’est ce qu’un enfant ? C’est un être difficile à circonscrire. Est-il une altérité en devenir ? L’adulte est-il son contraire ? Il faudrait dans ce cas définir l’adulte, ce qui nous permettrait de dire ce que n’est pas l’enfant. L’adulte bénéficie d’un développement du corps suffisant, pour subvenir à ses besoins. Il possède suffisamment d’expérience de la vie, de savoir, pour décider de ses actes, en mesurer les conséquences, maîtriser son destin. Face à une situation aussi singulière et violente que la menace mortelle que fait peser la maladie sur un de ses enfants, l’adulte est-il vraiment tout cela ? N’est-il pas, somme toute alors "comme un enfant" ? Ignorant, impuissant et dépendant des autres, des médecins ? Alors l’adulte serait celui qui mène sa vie avec sérieux tel le business man de la quatrième planète du Petit Prince. Mais qui pense encore aujourd’hui que le bébé se contente de jouer à vivre ? L’effroyable expérience perpétrée au XIIIe siècle par Frédéric II de Hohenstaufen, annonce la réponse : l’enfant meurt du silence de sa nourrice. Le mythe prométhéen n’a pas fait du petit de l’homme, un petit homme, mais une humanité dans sa vérité nue et fragile. L’enfant est une humanité pluripotente dès sa naissance. Sa capacité au monde s’organise dans la relation nourricière de l’altérité. Le sérieux de sa vie, se joue en effet dès les premiers instants - que la mémoire ne garde pas. L’oubli est nécessaire à sa spécialisation en tant qu’adulte. L’acquisition du langage en témoigne, qui se fait par interaction entre la mère et l’enfant et par oubli de ce qui n’est pas utilisé. Le babil du bébé est l’argile dans lequel se façonne son dire par l’interaction à sa mère. L’adulte est une spécialisation par affutage de l’enfant dans une manière d’être au monde parmi toutes celles possibles. Du muthos au logos, il incarne l’histoire de l’humanité. Il parle avant de parler, animant tout son corps par un agir relationnel. Et contrairement à ce mot par lequel l’adulte le désigne, l’enfant n’est pas infans, bien au contraire. Nous avons juste oublié toutes les modalités de son expression. Dans la captation des regards, des corps, l’enfant teste la construction de sa relation à l’autre, et, de proche en proche au monde. Il devient ainsi lui-même à chaque instant. L’enfant est l’être qui l’est au moment où il l’est, s’habituant par frottement aux autres à vivre à sa manière, construisant son éthique pas à pas. Ce que nous avons été, nous l’avons oublié. L’adulte se trompe lorsque, considérant qu’il a été enfant, il cherche à reconstruire cet être-enfant, par la mémoire qu’il en garde ou par le raisonnement. Dire de l’enfant qu’il est un adulte potentiel ne veut pas dire qu’il n’est humain qu’en potentialité. Tout au contraire, il est l’humain qui possède en lui toutes les potentialités. L’humain n’est pas un enfant par accident, mais par essence. L’enfant est dès sa naissance une globalité humaine, une matière brute d’homme, dotée d’aptitude relationnelle, fonction participant à son affinement, à sa révélation, à son devenir lui-même. Quelle que soit l’éducation (le dressage) qu’on lui applique, un animal, si agile soit-il, ne sera jamais un être humain. Inversement Mowgli, élevé par les loups ne devient pas loup. Chaque rencontre le façonne selon sa propre essence.  Dès lors, qu’importe que sa manière d’être soit particulière, inhabituelle, redondante à son enfance, "autiste". Interroger l’enfant, l’écouter, c’est lui reconnaître son humanité, et la reconnaissant c’est lui permettre de se vivre en acte. L’instant de la question posée : "es-tu d’accord pour être opéré, que l’on te prenne des cellules  pour donner à ta sœur qui en a besoin pour guérir de sa maladie ?" est un instant de construction. Ne pas poser la question reviendrait à ne pas considérer l’humanité de l’enfant, à le réduire à un vivant seulement utilisable. Autre chose sera de comprendre sa réponse. Mais ne pas comprendre la réponse ne dédouane pas de la nécessité de la poser.
L’enfant est un humain en cours de spécialisation. Si la société s’arrête sur des âges calendaires, les étapes de la spécialisation (âge des rites, années scolaires, statut juridique), les événements de vie rendent ces limites changeantes d’une histoire à l’autre. En synthétisant les approches historiques, religieuses, médicales et juridiques trois grandes périodes semblent se dessiner. Une première période inaugure l’interaction au monde, prépare la différenciation. Epoque du lien mystérieux à la mère, où le babil fait progressivement place à la parole, où les berceuses et les jeux construisent la référence harmonique du futur. Vient ensuite l’âge de l’école, de l’étude, des premiers pas loin de la mère, de la socialisation, celui défini par "[…] une approche psychologique jugée sur la conscience du don et du contre don, encore que l’on peut donner en acte mais pas nécessairement en conscience" (4). Enfin la maturité sexuelle marque le temps des initiations coutumières, de l’entrée au collège et des boutons d’acné. K nous invite à ne pas enfermer l’enfant dans ces limites et, plus qu’à l’accueillir, à aller à sa rencontre. L’expert, ni parent, ni médecin (celui de l’équipe de greffe) reconnaît en lui un semblable, être de liberté, certes, mais être à protéger. Le prélèvement de moelle osseuse fait partie des rares situations où l’autonomie de l’enfant est reconnue. Le CEDV est responsable de sa protection contre toute maltraitance pouvant avoir " (…) des conséquences graves sur son développement physique et psychologique" (5).


Le choix de Sophie

Le moment de l’audition par le CEDV est déclenché par la saisine de l’équipe de greffe, dans une chronologie que les experts ne choisissent pas. Il apparaît comme un instantané, dans une histoire familiale bouleversée, déréglée, à la recherche d’un cap. La décision de greffe de l’enfant malade arrive comme une issue inespérée dans un temps où tout ce qui fait habituellement les priorités et le rythme du quotidien a disparu. L’enfant malade accapare, requiert, épuise toutes les ressources affectives et soignantes des parents. Cette densité dramatique explique sans doute que l’enfant sollicité pour le don ne soit pas dans la lumière de la scène. Il se fond dans, plus qu’il n’incarne, l’espoir que soulève la perspective de la greffe.  Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que l’audition du comité soit parfois présentée comme une étape administrative subalterne et connexe, associée au passage devant le TGI. Que l’audition, charpente le consentement des parents et rende audible la parole de l’enfant et son éventuel refus, peut paraître anachronique aux yeux des équipes de greffes. Dans leur étude, Dominique Davous et Catherine Le Grand-Sébille (6) observent que dans les réponses des familles interrogées "peu de choses sont dites concernant l’enfant donneur et peu de difficultés sont mentionnées quand les répondants s’expriment sur le sujet" suggérant que le recueil du consentement de l’enfant ne pose pas d’embarras. Pour éclairer le consentement que sait-on du devenir des enfants donneurs. L’impact somatique est essentiellement lié au risque anesthésique, connu et maitrisé. L’impact psychique et social reste à explorer. On sait depuis les travaux de F. Topall-Rabanes (7) qu’il n’est pas anodin pour un adulte d’avoir été prélevé de sa moelle osseuse au bénéfice d’un frère ou d’une sœur. Les positions subjectives induites marquent profondément la vie de chacun et bousculent les relations intra familiales. Ces remaniements sont aussi décrits par Olivier Taïeb (8) et surviennent dès la désignation du donneur par l’identification HLA. Forme d’intrusion dans le secret des familles, celle ci est source de phantasme de gémellité, de crainte de contracter la maladie. La toute puissance que peut ressentir l’enfant donneur peut virer au drame du sentiment d’avoir donner la mort si la greffe s’avère un échec. Les parents, entre fierté d’avoir un enfant donneur et culpabilité de ne pas l’être eux-mêmes, peuvent se trouver pris dans une compétition de don, pour garder leur place dans la maîtrise du soin. Enfin, l’équipe de G.-H. Switzer, en mettant en évidence que le score de qualité de vie des enfants donneurs est moins bon lorsqu’il est mesuré à partir de leurs réponses qu’à partir de celles de leurs parents, et qu’il est comparable à celui d’enfants atteints de pathologie chronique, alerte sur la nécessité de mettre en œuvre un travail d’objectivation de leur devenir (9). On voit la fragilité de l’éclairage nécessaire à la fois à un consentement libre des parents et de l’enfant, et de l’instruction du CEDV sur les enjeux éthique de sa décision.

En outre, la notion même de consentement questionne, dans ce contexte. Par héritage aristotélicien, posons que le consentement est le fait de deux parties qui s’accordent pour une action au sein de la contingence, action dont elles ont défini la fin ensemble, pour laquelle ils connaissent et comprennent les conditions particulières, que l’une ou l’autre peut refuser, et qu’aucune ne regrettera. La garantie de l’équilibre entre les parties renvoie la décision de l’action consentie à un tiers dont la mission est de s’assurer de ce qui précède. Comme le maire acte, ou le curé consacre un mariage.
Dans le prélèvement de moelle osseuse, la question est de savoir qui consent à quoi et qui décide de quoi ? La décision médicale de greffe est fondée sur délibération scientifique rigoureuse, dans le respect de la déontologie. C’est cette décision qui amène à solliciter le prélèvement. Les parents ont à porter non pas un consentement mais deux, qui s’imbriquent l’un dans l’autre. Consentir à la greffe de C implique de consentir au prélèvement de K. Le CEDV joue ici un rôle essentiel dans l’intégration de la décision médicale par la famille, lorsque l’espoir thérapeutique n’a pas d’autre possibilité que la greffe. Les parents sont pris dans une forme d’injonction paradoxale ; Il leur faut à la fois  protéger et secourir leurs enfants. L’innocuité apparente du prélèvement au regard de l’espoir salvateur de la greffe rend inaudible l’enfant sollicité pour le prélèvement. Le consentement qui leur est demandé de présenter au magistrat du TGI comporte des zones de fragilités. La liberté y est chétive, et l’information nécessaire à son éclairage comporte des zones d’ombres. Le consentement au prélèvement de l’enfant donneur est aliéné au consentement à la greffe de l’enfant malade. L’aptitude de l’enfant donneur à exprimer un refus est, même en cas de parfaite maîtrise du langage, brouillée par la finalité qu’il perçoit.  
La fin assignée par la loi au CEDV ouvre le champ de la délibération. Celle-ci est méconnue des équipes médicales qui voient dans l’audition une étape administrative de confirmation de leur propre décision. Respecter l’enfant dans son inaliénable dignité humaine passe par l’examen de ce qui la respecte. Selon les circonstances particulières, le prélèvement est ou n’est pas un moyen pour l’enfant d’accéder à sa volonté d’être, comme nous allons tenter de le démontrer au chapitre suivant.


Ce [don] dont nous voulons parler

La polysémie du mot don est source de malentendu. Sur une base indoeuropéenne – do – s’est construit en grec dosis qui est l’action d’administrer l’antidotos . Cette racine conduit aux origines latines de la dote, des data ou de perdre, car perdare, c’est tout donner. K est doté de CSH, douées d’une capacité fonctionnelle telle qu’elles peuvent être, à bonne dose, un antidote à la maladie de C. Cela fait-il de K un donneur ? Et des CSH un don ?

Définir le don reste un sujet de controverse entre sociologues et philosophes. Pour ne pas s’enfermer dans une alternative stérile opposant la triade maussienne – donner/recevoir/rendre - à l’aporie d’un don qui s’annule dès qu’il s’énonce dans la pensée derridienne, nous proposons de paraphraser Aristote et de dire : " le [don] s’entend en autant de manière que d’être". Et pas plus qu’il n’existe chez Aristote de Bien idéal, il n’existe de Don en général. Il nous semble que le don est indissociable de l’altérité suivant le constat de Claude Lefort : "Les hommes en une opération identique, celle du don, se confirment les uns les autres qu’ils ne sont pas des choses" (10). Ainsi le don est une volonté que l’autre soit, et une volonté de vie commune. La place de l’enfant sollicité pour le don, le moment de la sollicitation dans le développement spécifique de l’enfant détermine, pour le consentement son objet : acte thérapeutique de la famille souffrante ou don d’un des siens pour l’autre.
Au total, le prélèvement de moelle osseuse, pour l’enfant sollicité est tout à la fois don et non don. Il n’est pas don, parce qu’il s’agit d’une intervention médicale dont le début porte sur une partie et la fin sur une autre d’un même tout. Si l’enfant n’est pas intégré dans cette globalité souffrante, et que sa sollicitation n’est pas en même temps reconnaissance de lui-même en tant que lui-même, alors l’intervention est une violence qui le réduit à n’être qu’un moyen. Par suite, son refus est une expression de sa volonté d’être et impose, au nom de son irréductible dignité, son  respect. C’est au comité d’en être la parole. Son occurrence n’a pas à être justifiée. Mais il est don, dans le mouvement même de sa réalisation, s’il est l’opportunité de la révélation de l’enfant à lui-même dans sa place et son rôle, lui permettant dans la même action d’être lui-même et que sa sœur soit. Dès lors, ce n’est plus l’équipe médicale qui sollicite l’enfant et le nomme donneur, mais la famille et l’enfant émergeant de son sein qui utilise la médecine comme moyen. Le non refus de l’enfant est alors un renversement par lequel la médecine retourne à son humble rôle de médiateur. Ainsi si le don ne se réduit pas au prélèvement, le CEDV peut en être l’écrin.
L’audition du CEDV est l’espace dans lequel la famille prend l’indispensable distance de l’univers médical. Elle permet la remise en perspective de la technique médicale dans le champ de la construction des relations humaines. Elle recueille la transformation du prélèvement, en vue de greffe, en don sublimant la famille. Au-delà d’une morale kantienne qui impose de " [n’ ]agir [que] de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen" chaque audition met en scène une situation singulière ne permettant pas de préjuger de ce qui est moyen et de ce qui est fin. La famille KC nous l’enseigne, l’extrême de ce qu’elle vit exacerbant ce qui peut se jouer dans toute famille. Il ne s’agit pas d’accorder le mot don à une situation  insupportable d’instrumentalisation du corps. Il s’agit de permettre à la famille de se saisir du don comme transformation de l’insupportable en révélation  de l’humanité de chacun. En nous répondant, K, avec sa manière d’être, exprime clairement qu’il est et qu’il veut que sa sœur soit. Ici réside son don.


Peut-on conclure ?

Un cas clinique, si bien examiné soit-il, ne saurait à lui seul résumer toutes les situations et faire école. Notre travail n’est ni une recherche clinique, ni une analyse de psychothérapie. Il est un questionnement sur ce qui s’opère entre l’expert et l’enfant autour de la question du don de moelle osseuse. En d’autres termes, une observation des conditions de la délibération des experts des Comités Donneurs Vivant (CEDV).

La loi soumet l’autorisation de prélèvement sur l’enfant mineur au CEDV et non au magistrat du TGI. Elle ne le remet pas non plus à un juge des tutelles, comme c’est le cas pour le majeur protégé. Ni à un juge des enfants comme cela se fait dans d’autres pays d’Europe. L’autorisation de prélèvement d’un mineur au bénéfice d’un membre de sa fratrie ou d’un enfant lié au premier degré, ne relève pas du droit positif. La loi ne s’en remet pas non plus à la déontologie. Ce n’est pas une décision médicale. La décision n’appartient pas non plus aux responsables parentaux. Le législateur a confié la décision à un comité dont la délibération doit rester secrète. Elle ne saurait être sanctionnée par le droit, ni blâmée par la déontologie. La décision des experts les confronte à leur conscience. La loi leur assigne la fin : le refus de l’enfant fait obstacle au prélèvement. Il faut y entendre que la fin de la décision est l’enfant, autrement dit que l’autorisation n’a d’autre considération à prendre que l’enfant "donneur", quand toute la démarche indique l’urgence à traiter l’enfant "receveur". Il leur faut donc apprécier ce qu’est l’enfant, ce qu’est le consentement que les parents prennent pour lui, et, puisque l’enfant est désigné "donneur", comme on désigne un volontaire, en quoi consiste le don qu’il refuse ou qu’il accepte ? C’est par l’expérience répétée, le soin pris à chaque décision que se construit la vertu de cette instance par essence éthique. L’audition par le comité, de l’enfant et de ses parents, plus qu’un temps dans le parcours tendu vers la greffe de l’autre enfant, est un lieu en dehors de l’hôpital et en dehors du tribunal où chacun se repositionne autour de l’enfant sollicité pour le prélèvement.
Avons-nous répondu aux trois questions posées en introduction: qu’est-ce qu’un enfant ? Qu’est-ce qu’un consentement ? Le don de moelle osseuse est-il un don ? A tout le moins avons-nous contribué à éclairer les travaux des CEDV ? L’étape actuelle de notre réflexion se concentre sur trois conclusions provisoires.
L’enfant est un humain en cours de spécialisation. Chacune de ses interactions affute, affine, précise son propre devenir. Emergeant à lui-même au sein de sa famille, n’acquérant la distance à lui-même, ne s’objectivant à lui-même que progressivement, son agir est sans médiation dans l’intuition de ce qui lui est bon. Sa capacité délibérative ne lui est pas reconnue et s’il est admis apte à refuser, son consentement est porté par ceux en charge de répondre de lui. Par suite, le consentement des parents, pour qu’il porte celui de l’enfant, doit être finalisé par lui. Or les parents sont tendus par et vers l’autre enfant qui est la cause première de toute la démarche. Interroger l’enfant, ouvre l’espace de l’expression de son positionnement, de là où il est. Son refus potentiel s’exprime dans l’immédiateté de son ressenti. Il est peut-être l’expression de la crainte d’un subir douloureux que symbolise la traditionnelle "peur des piqûres". Mais nous avons vu que bien d’autres peurs s’engouffrent dans l’angoisse que peut générer la perspective du prélèvement. Son acquiescement, à l’inverse, peut traduire une quête de quiétude par assentiment aux adultes qui l’entourent.
La désignation, par l’équipe médicale, de l’enfant comme donneur est une translation du rôle de celle-ci à celui-là. Le prélèvement de moelle osseuse, fut-il au bénéfice de la sœur, reste un acte chirurgical de recueil de CSH. Ces dernières ne participent au don que dans son acception étymologique d’antidosis, comme moyen thérapeutique. Quel que soit son acquiescement ou son refus, l’enfant est alors réduit à ce moyen, ce qui est moralement inacceptable. Le lieu du comité, en détournant le faisceau du projecteur de sa sœur vers lui, permet de discerner en quoi la finalité de l’acte le concerne. La souffrance englobant tous les membres de la famille, le prélèvement et la greffe constituent alors une thérapeutique de la famille, nécessitant le consentement de celle-ci, comme tout consentement aux soins. Il ne saurait alors être question de don, mais des conditions de l’alliance thérapeutique contre la maladie de la sœur dont les symptômes touchent tous les membres de la famille incluant l’enfant sollicité pour le don. A ce stade, le bénéfice attendu de la greffe dépasse la guérison de la receveuse pour tendre à un soin global de la famille. Il n’y a pas don et l’enfant n’est pas réduit à un moyen mais est le lieu d’une partie du soin qui le concerne. Le rôle du comité est de s’assurer de la compréhension des informations fournies par l’équipe médicale sur les risques et les bénéfices attendus par ce traitement qui inclut le prélèvement.
Au-delà, poser la question du positionnement de l’enfant sur le don bouleverse les données de la situation. L’appropriation du don par l’enfant ne peut se faire que par sa sublimation ontologique. Cela passe par la perception qu’a l’enfant de la finalité du prélèvement, et par la perception que les experts ont de cette perception. La finalité détermine la transmutation du prélèvement en don. En posant la question de la destination des CSH, l’expert interpelle l’enfant sur sa vision de l’altérité de sa sœur et par là même sur sa propre individuation. Le prélèvement prend alors place comme étape et support symbolique de la volonté de l’enfant que sa sœur soit, dans le même temps qu’il le constitue en tant que lui-même. Ce faisant l’enfant n’est plus désigné donneur, mais reconnu donateur. A distance de l’environnement médical, dans ce moment et ce lieu de l’audition, ce que l’enfant exprime de sa compréhension du processus en tant que destiné à sa sœur conditionne sa réponse, dont les deux versant, le refus ou le non refus traduisent sa volonté d’être lui-même reconnu comme une fin.
Au terme de cette réflexion il nous semble nécessaire de faire trois ordres de propositions pragmatiques. La clarification du rôle et de la place du CEDV dans la loi par une chronologie plaçant l’audition de l’enfant et de ses parents avant l’enregistrement par le TGI du consentement de ces derniers, confirmera l’éthique de la décision du CEDV et sa conformité à la finalité de l’enfant. Une optimisation de la circulation de l’information entre l’équipe de greffe et le CEDV pourrait faire l’objet    de recommandations sur le contenu du dossier transmis et notamment sur l’impact psychique de la maladie sur l’ensemble de la famille et sa structuration. Enfin, il devient impératif de connaître le devenir des enfants, prospectivement par leur enregistrement sur un registre de suivi intégrant outre l’état de santé somatique, les éléments d’ordre psychique et sociaux, rétrospectivement par une étude de la qualité de vie des enfants qui ont été prélevé au cours des dernières décennies.

Que nous a enseigné l’audition de K ? D’objet d’une décision médicale consentie par ses parents, K est devenu sujet de volonté. L’écoute de son langage singulier a permis à K de placer sur la partition familiale le do d’une harmonie future.

 


Notes :


(1) Dalle J. –H. " L’allogreffe de cellules souches hématopoïétiques en 2012 : pour qui ? Comment ? Dans quelles conditions ?" in Archive de Pédiatrie, 2013 ; 20 : 406-411.
(2) Girard R., La Violence et le Sacré, Paris, Hachette, coll. "Pluriel", 1972, p.24
(3) Gilbran K. Le Prophète Monaco, Editions du Rocher, Les Grands Textes Spirituels, 1993, p27
(4) Valentin C. La fabrique de l’enfant, des lumières et des ombres, Paris, Les Editions du CERF, 2009 ; p 232.
(5) Selon la définition de la maltraitance infantile par l’Observatoire Décentralisé d’Acton Social
(6) Davous D., Le Grand-Sébille C., Aspects et enjeux éthiques autour de la greffe de moelle osseuse en pédiatrie : la communication de l’information aux familles  Rapport de recherche, 2007, Espace Ethique, Assistance Publique Hôpitaux de Paris :
www.iledefrance.fr/sites/default/files/medias/2014/08/rapport_rechercheetude_greffe.oct_.2007.pdf..
(7) Topall-Rabanes F. "Cinq positions subjectives chez les donneurs de moelle osseuse adultes de la fratrie" in La greffe Humaine / Incertitudes éthiques : du don de soi à la tolérance de l’autre Vendôme, PUF coll. Science Histoire et Société, 2000, p 445 - 467
(8) Taieb O. & coll. "enjeux psychiques du don de moelle osseuse" in Evolution Psychiatrique 2002; 67: 480-95
(9) Switzer G. –E. and coll. "Health-related Quality of life among Pediatric Hematopoietic Stem Cells Donors" Istanbul, 41ème EBMT annual meeting, 22 -25 march 2015, O 048, p S28
(10) Lefort C. Les formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Paris, Gallimard, 1978