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Le poulpe, les sirènes et le mérou

par Véronique VIALATTE

Ce mois-ci, le second volet très attendu de la trilogie littéraire Le poulpe, les sirènes et le mérou, ou les dessous de la formation en IFSI avec Phil, Marie et les autres. Un feuilleton iconoclaste par Véronique VIALATTE. Parce que la littérature aime aussi à s’inviter dans la revue Ethique.

Véronique VIALATTE est formatrice en soins infirmiers depuis 5 ans à l’IFSI d’Auxerre. Issue d’une des dernières promotions d’infirmiers de secteur psychiatrique, elle a exercé dix ans en qualité d’Infirmière, puis seize ans en tant que cadre de proximité. Elle a une appétence certaine pour la plongée sous-marine.

Episode 2 : Pas assez poulpe pour la MSP

Un étudiant d’IFSI en échec

Précédemment : Phil veut être infirmier, mais au soir de son parcours estudiantin, il fait l'objet d'une sanction d'éviction définitive prononcée par son IFSI d'origine. Mu par l'énergie du désespoir, Phil riposte et demande à intégrer notre IFSI. Nous lui avons donné la parole, il est temps désormais d'écouter les sirènes, ainsi avons- nous nommé les professionnelles qui l'ont encadré.


Les sirènes


Sur la question des sirènes Ulysse fait figure d'expert, alors demandons-lui d'accompagner notre transition et feuilletons quelques pages de son Odyssée (1).
Après toute une année passée chez Circé à festoyer, Ulysse décide de reprendre la route avec ses compagnons, en quête de son Ithaque natale. Mais Circé lui prescrit un passage obligé aux pays des morts où il doit rencontrer l'âme de Tirésias, le devin aveugle, qui seul peut lui indiquer la route. Ulysse revint sain et sauf de la demeure d'Hadès. Circé (2) lui indiqua alors les dangers qui sillonnent son chemin de retour : il y aura d'abord les sirènes, dont il pourra écouter le chant s'il prend soin de se faire lier fortement au mât de son navire. Homère nous conte ainsi leur chant : "Viens à nous glorieux Ulysse, honneur de la Grèce ; arrête ton navire, afin d'entendre notre voix. Jamais on ne passe outre, avec un vaisseau, avant d'avoir ouï les doux chants qui s'échappent de nos lèvres, puis l'on s'éloigne transporté de plaisir et sachant bien plus de choses. […] Ainsi elles chantent et font entendre de belles voix ; mon cœur brûle de les écouter encore" (3). Grâce à Homère, nous savons le danger qu'il y a à écouter le chant des sirènes, mais dissipons un doute : nos personnages sont sans commune mesure avec ces créatures monstrueuses assises sur un amas d'os et de chairs en putréfaction. Mais les légendes sont des leçons, alors nourrissons-les et retrouvons Phil au moment de son bilan de stage, véritable panégyrique. Rappelons-nous, on le dit futur professionnel remarquable, il flirte avec la perfection. Charmé par ces éloges, il s'est cru hors de danger ; bercé par le chant de l'aide soignante, il s'est assoupi... Sous l'éclairage de Marcel Détienne et Jean Pierre Vernant, nous comprenons que Phil a cruellement manqué de mètis (4), cette intelligence rusée qui s'origine dans la mythologie grecque.
Mètis est fille d'Océan et de Téthys. Détentrice d'un fabuleux savoir, c'est une "déesse dont les lumières étaient supérieures à celles de tous les autres dieux et de tous les hommes" (5). Mètis incarne la sagesse, la ruse et la prudence. Si ses conseils sont précieux, elle possède en outre le don de se métamorphoser. Zeus la convoite, en fait sa première épouse et la fait grosse. Selon l'oracle de Gaïa, la terre-mère, ce premier enfant sera une fille. Mais le second sera un garçon. D'une puissance inégalée, il régnera sur les dieux et les hommes, sera souverain à la place du souverain. Détrôné de la même manière que son père Cronos et que son grand-père Ouranos ? Il n'en est pas question ! Peu enclin à se faire ravir son sceptre, mu par une solide volonté de prohiber ce legs paternel, Zeus décide de mettre un terme aux grossesses actuelle et futures de Mètis. Mais la chose n'est pas aisée, Mètis est rusée. Zeus use alors d'un stratagème, il la met au défi de réussir toutes les métamorphoses qu'il lui propose, c'est ainsi qu'elle se transforma en lionne, puis en goutte d'eau... Qu'il s'empressa d'avaler et, se faisant, devint entièrement mètis. C'est ici que Mètis, personnification de la sagesse et de l'intelligence rusée, devint commune sous le vocable mètis.
L'homme à la mètis est à la fois ancré dans le présent car rien ne lui échappe de la situation dans laquelle il se trouve pris, et tendu vers son avenir dont il est capable d'anticiper les aléas (6). Il pré-médite et, rapide et efficace, sait agir au moment opportun, au kairos. C'est le cas d'Ulysse qui, ne résistant pas au désir d'écouter le chant des sirènes, se donna en même temps les moyens de s'en prémunir. Ce ne fut pas le cas de Phil, qui vit sa fin orchestrée par celles-la même qui couronnaient sa précellence. Elles lui imposèrent une mise en situation professionnelle (couramment appelée MSP), procédure d'évaluation pourtant abolie depuis trois ans. Pour Phil c'est une première, alors expliquons-lui en quoi consiste une MSP. Sur une durée de trois ou quatre heures, il est évalué sur sa capacité à prendre en soin le secteur de patients qui lui a été attribué. Il s'agit de trois à six personnes pour lesquelles il doit présenter une démarche de soins, n'ignorant rien de leurs besoins, pathologies, traitements, devenir. Cette présentation effectuée, il doit réaliser les soins dits techniques, faire preuve d'organisation et de dextérité, sous le regard de la formatrice et d'un soignant, ici ce fut la cadre de l'unité. Phil a souffert, le regard du jury n'était pas bienveillant. C'est toute la différence entre avoir sous le regard et avoir à l’œil.
Nous nous réjouissons de l'obsolescence de cette pratique, qui a marqué notre mémoire de son empreinte. C'était il y a fort longtemps, avant que le législateur ne décide de réunir infirmiers de secteurs psychiatriques et infirmiers en soins généraux sous une même appellation : infirmiers diplômés d’État, ce que l'on a alors vilainement appelé "tronc commun". Nous étions donc étudiante en psychiatrie et, pour passer en seconde année, il nous fallait réussir la redoutable MSP. Il faut imaginer un hôpital psychiatrique en 1986, avec un découpage pavillonnaire dont l'ensemble forme une ville à l'intérieur de la ville. Nous étions au pavillon C2 ; cinquante esprits affolés réunis dans une architecture qui exprime toute la perspective haussmannienne : enfilade de longs couloirs, galeries, dortoirs, quatre douches et deux baignoires. Notre MSP commence par le bain de madame Alice, patiente atteinte d'une chorée de Huntington. Ces jours derniers, nous avons pris soin de mettre de côté gants de toilette, serviettes, robe à la bonne taille, savon, shampooing. Personne ne s'occupe sérieusement de la gestion du linge et des produits de toilette. La surveillante (ainsi appelait-on les cadres à l'époque), a un bon mot : "je suis surveillante, pas travaillante. Donc je surveille". En cas de panne il faut courir à la lingerie, située à l'autre bout de l'hôpital, ou à l'économat pour retirer un bon permettant de se rendre au magasin. Au rayon astuce, nous avons caché dans notre vestiaire tout le nécessaire à la toilette de madame Alice. Le jury arrive à huit heures, il se compose d'une monitrice (aujourd'hui nous dirions formatrice) et de la surveillante. Lors de notre prise de service, à 6h30, nous faisons la ronde avec l'équipe de nuit. Que le lecteur ne se méprenne pas, il ne s'agit pas de se prendre par la main et de danser en formant un cercle, mais d'une tradition. Lors de chaque relève un membre de l'équipe partante et un membre de l'équipe arrivante explorent couloirs et dortoirs, exorcisant leur hantise du triptyque fugue-suicide-agression. Madame Alice est bien là. Elle est réveillée, trempée d'urine. Nous avons une grande envie de mouvement, mais il y a notre MSP... Pouvons-nous dire au jury "Vous arrivez trop tard, le bain est fait" ? Pouvons-nous laisser madame Alice macérer dans son urine ? Une enclume sur l'estomac, nous décidons de l'essuyer du mieux possible et de lui passer une chemise propre. A huit heures, talonnée par mesdames les surveillante et monitrice, nous nous rendons dans le dortoir où se trouve Madame Alice puis l'accompagnons à la salle de bains. Que la honte soit sur nous ! La chemise que nous lui ôtons et mettons au sale porte des plis de repassage ; notre stratagème est découvert. Elles me tancent vertement :  "Que faites vous ? Il est clair que cette chemise vient d'être mise. Vous coûtez cher à l'hôpital, vous avez encore bien du chemin avant de prétendre être infirmière !". Il y a des gens qui nous font penser qu'on vaut moins. Nous avons pêché par excès de zèle, comme beaucoup d'étudiants dans ces situations pétries d'inauthenticité. Il y a déplacement de l'intention, qui n'est plus de porter intérêt au patient, mais de démontrer que cet intérêt est au centre de nos préoccupations. Ce glissement objective le patient qui devient alors moyen de valider une épreuve. C'est un propos qu'il convient rapidement de nuancer afin de ménager une place acceptable à l'impératif kantien qui nous demande d'agir "de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme moyen" (7). A titre posthume, nous rassurons le philosophe de Köenigsberg : souvent cette objectivation ne durait que quelques heures... Mais parfois plus. Ainsi, il n'était pas rare que l'on décide de différer la sortie d'un patient de quelques jours parce que "l'élève l'a pris en étude de cas".
Nous l'avions annoncé, la MSP ne nous invite pas au rêve. Mais certains en gardent nostalgie, y voyant un moyen d'évaluer objectivement un étudiant, en situation, et permettant de lever le doute sur ses capacités. Sauf que non rompu à l'exercice, et qui plus est sous un regard suspicieux, on est moins bon. Et Phil fut mauvais. L'équipe le vit alors tout autrement, la tutrice revint sur son bilan élogieux, il fit l'objet d'un rapport circonstancié ; pléthore de griefs fut portée à son encontre, alimentés par la recherche scrupuleuse d'indices glanés dans son dossier. "On recueille des indices sur un homme ; on rapproche ces indices ; le total fait une réputation" (8) nous dit Victor Hugo. Savourons avec lui l'instant où il nous parle de Gilliatt, un pensif, un rêveur, un pêcheur de Guernesey. Les filles le disent laid, peut-être qu'il ne l'est pas, peut-être même qu'il est beau... Mais il est réputé fils du diable, et il y a des raisons à cela. Déjà sa maison était "visionnée". Ainsi appelle-ton dans les îles anglo-normandes ces logis laissés à l'abandon, aux portes barricadées par un entrelacs de planches clouées et de houx, aux murs troués de fenêtres cassées, au jardin envahi de ronces et pots de fleurs brisés. Une masure, une maison morte, où le diable vient la nuit. Hugo a cette très belle formule "La maison comme l'homme peut devenir cadavre. Il suffit qu'une superstition la tue" (9). Le Bû de la Rue, c'est ainsi que se nomme la maison de Gilliatt. Visionnée, elle ne l'est plus, mais il y habite seul, ce qui le rend encore plus suspect car "Personne n'ignore que lorsqu'un sorcier s'installe dans un logis hanté, le diable juge le logis suffisamment tenu, et fait au sorcier la politesse de n'y plus venir, à moins d'être appelé, comme le médecin" (10). A proximité du diable ou de son fils, point de quiétude pour les Guernesiais. Gilliatt est suspect parce qu'il est seul, seul parce qu'il est suspect. Il n'est pas aimé, on le rend responsable de l'isolement qu'on fait autour de lui. Il part souvent pêcher et ramène toujours du poisson, c'est louche ; il cultive son jardin et récolte des pommes de terre malgré les coups d'équinoxe, c'est suspect ; il ne va jamais à la chapelle, sort souvent la nuit, lit des livres en latin, c'est louche, ténébreux, troublant.... Les preuves s'accumulent. "On le voyait quelquefois, avec une cruche qu'il avait, verser de l'eau à terre. Or l'eau qu'on jette à terre trace la forme des diables. […] Il existe sur la route de Saint-Sampson trois pierres arrangées en escalier. […] Ces pierres sont très malignes. Des gens fort prud'homme et des personnages absolument croyables affirmaient avoir vu, près de ces pierres, Gilliatt causer avec un crapaud. Or, il n'y a pas de crapaud à Guernesey ; Guernesey a toutes les couleuvres, et Jersey a tous les crapauds. Ce crapaud avait dû venir à la nage pour parler à Gilliatt. […] Ces faits demeurèrent constatés ; et la preuve, c'est que les trois pierres sont encore là" (11). Quand il arrive à Gilliatt de parler aux jardiniers, il le fait d'une bien étrange façon "Le merisier fait ses grappes, méfiez-vous de la pleine lune ; s'il ne pleut pas en juin , les blés prendront le blanc, [...] l'éperlan fraye, gare les fièvres" (12). Et le plus terrible est qu'en suivant ces conseils on y trouve son compte. Sous la plume de Victor Hugo les anecdotes se thésaurisent, alimentant le flot croissant d'indices prouvant que Gilliatt est bel et bien fils du diable. Gilliatt est double, disent les villageois.
Phil aussi est double. Il avait tout pour plaire, il a tout pour déplaire. Les indices ne manquent pas. Il suffit pour s'en convaincre de relire attentivement son dossier : Phil envoie des SMS pendant les cours, mange pendant les cours, écrit sur les tables, ne mesure pas ses paroles, interrompt son stage aux urgences, échoue aux épreuves théoriques, ne rend pas son mémoire, dort pendant son temps de travail, pique deux fois un patient avec la même aiguille, use d'un vocabulaire non professionnel voire grossier, ne communique pas suffisamment avec les aides-soignantes, s'absente sans justificatif... Un diable d'étudiant en somme, disent les sirènes.
Gilliatt vu par les Guernesiais, Phil vu par les sirènes, la leçon de Victor Hugo est source d'inspiration. Gageons que cette histoire changera notre regard, regard qu'il est temps maintenant de porter sur un autre type de sirènes.
Dans notre univers hospitalier, bien loin des contrées homériques, la sirène évoque d'abord l'approche d'une ambulance. Il en est d'autres, qui obligent à garder le silence tant on ne s'entend plus parler, telle est l'alarme incendie ; Il y a celles que l'on cherche du regard, en se demandant si l'on doit bouger ou surtout ne pas bouger, les yeux rivés sur le rétroviseur. Ici, point de son envoûtant mais sursaut, horripilation, strident hiatus. Et puis il y a celle qui rythme le premier mercredi de chacun de nos mois. Née durant la seconde guerre mondiale, elle prévenait la population d'une attaque aérienne et si nous nous assurons qu'elle fonctionne toujours, à exactement midi, c'est qu' elle a gardé sa mission de prévenir d'un danger. Dans une certaine mesure, nous pouvons ici proposer l'idée selon laquelle la sirène de type un, au chant mélodieux, est potentiellement pernicieuse, quand celle de type deux, au timbre strident, dispose d'une fonction protectrice. Testons ce modèle auprès de Phil et de ses sirènes métaphoriques en avançant ce scénario.
Magali (aide soignante, sirène de type un) : –  Tu as bien travaillé, les soins sont assurés, tu peux aller te reposer un peu.
Phil, fatigué et sous le charme de ce discours fort à propos, s'endort.
Mélanie (infirmière, sirène de type deux), ne mâche pas ses mots : – Tu n'es pas là pour dormir mais pour être au service du patient !
Phil, tiré de sa léthargie par cette voix indignée, sursaute. Il s'agit d'une alerte, le prévenant d'un danger, mais pris au dépourvu, mu par une farouche envie de se sortir de ce mauvais pas, il ne tient pas sa langue.
Phil : – Mais c'est Magali qui m'a dit d'aller me reposer !
Il place cette dernière en porte-à-faux. Dès lors la situation ne peut que s'envenimer. L'aide soignante tire son épingle du jeu en rétorquant qu'il y a malentendu ; ainsi reproche-t-on à Phil un manque de communication avec les aides soignantes. A fleur de peau, Phil bascule dans l'insurrection ouverte ; on lui reproche alors l'emploi d'un vocabulaire non professionnel, voire grossier.
Nous sommes dans une configuration de "doigt dans l'engrenage", où à chaque étape, Phil a singulièrement manqué de mètis. En suivant les recommandations de l'aide soignante, l'imprudent s'est cru autorisé à dormir, ignorant que l'infirmière s'en offusquerait. Il fut confronté à ce que Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant nomment une "réalité changeante" (13), sur laquelle il aurait eu prise s'il s'était montré plus mobile, bigarré, ondoyant que son partenaire. Ces hellénistes, qui ont consacré leur industrie à expliciter cette intelligence rusée qu'ils nomment mètis, nous l'ont suggéré : l'étudiant mètis est semblable à cet animal prodigieux qu'est le poulpe. On ne le voit pas forcément au premier coup d’œil, alors employons-nous à le débusquer.


Le poulpe


Ce n'est pas tâche aisée, et nous invitons le lecteur à rejoindre notre palanquée (14), à la rencontre d'octopus dans le grand bleu. Un mollusque, plus précisément un céphalopode, dont l'étymologie képhalé (la tête) et podos (le pied) nous dit qu'il est tout autant tête que jambes. La tête et les jambes, nos liens mémoriels se réactivent et l'on se souvient de ce jeu télévisé, né dans les années soixante, associant deux candidats : de l'un on exigeait des connaissances sur des sujets complexes, de l'autre des performances sportives, le second devant pallier les éventuelles lacunes du premier. Alors une grosse tête, huit jambes, c'est peut être le secret des performances de notre poulpe. Cela interpellait déjà Pline l'Ancien, comme il nous le livre dans ce surprenant témoignage.
"Les coquillages n'ont pas le sens de la vue ; ils n'ont que l'instinct du manger et du danger. Les poulpes épient donc le moment où ils sont ouverts, et y introduisent une petite pierre, sans qu'elle touche le corps, de peur que celui-ci, en palpitant, ne la rejette ; ainsi ils s'approchent sans rien craindre et tirent les parties charnues hors des coquilles. Celles-ci veulent se refermer, mais en vain, écartées comme par un coin. […] A Cartéia, un poulpe avait l'habitude de quitter la mer pour venir dans les bacs découverts des viviers et y dévaster les salaisons […] il attira la colère des gardiens par la répétition de ces larcins successifs" (15).
Plus près de nous, les romanciers ont fait de cet animal un mythe qui alimente encore les légendes des pêcheurs. Sous la plume de Victor Hugo, le poulpe est devenu pieuvre. Il nous en brosse un terrifiant portrait ; l'éprouvant combat de Gilliatt, notre pêcheur guernesiais, contre le mollusque nous glace d'effroi. Gilliatt se trouve dans une grotte, il est affamé. Le crabe qu'il poursuit s'est enfui par cette fissure dans la roche. Gilliatt y plonge le poing et "Tout à coup il se sentit saisir le bras. Ce qu'il éprouva en ce moment c'est l'horreur indescriptible. Quelque chose qui était mince, âpre, plat, glacé, gluant et vivant venait de se tordre dans l'ombre autour de son bras nu. Cela lui montait vers la poitrine […] La pointe fouillait sous son aisselle" (16). On imagine la légitime terreur de Gilliatt dont les effort pour se dégager produirent l'effet inverse : la ligature se resserra, les ventouses devinrent "foyer d'affreuse et bizarre douleur. C'était ce qu'on éprouverait si l'on se sentait avalé à la fois par une foule de bouches trop petites" (17). L'objet du tourment de Gilliatt sortit alors de la crevasse et Victor Hugo ne pose pas sur l'animal un regard indulgent. Ses formules sont assassines : "Quand Dieu veut, il excelle dans l'exécrable" (18) ou encore "Si l'épouvante est un but, la pieuvre est un chef d’œuvre" (19). Ces formules ne nous siéent guère, aussi préférons-nous laisser la pieuvre aux romanciers, sortir de cette affaire tentaculaire, quitter la fiction pour nous intéresser scientifiquement à cet animal fort sagace.
Notre expérience de plongeuse, une solide formation à la biologie sous-marine, associées à l'éclairage scientifique de l'émission Thalassa (20) nous autorisent à livrer ici notre propre vision de l'animal que nous baptisons Octave, comme nous y invite l'étymologie du prénom.
Octave se comporte en adulte dès la naissance, on le dit juvénile. Il est le plus intelligent des invertébrés, apprend très vite et tire des conclusions de ce qu'il a appris pour ajuster son comportement à des situations nouvelles. Capable de résoudre un problème simple, il se montre également performant dans la résolution de problèmes complexes. Illustrons d'un exemple : extirper une proie d'un bocal fermé par un bouchon de liège est pour Octave un problème simple : c'est ce qu'il fait lorsqu'il soulève une pierre pour avoir accès à ce qu'il y a en dessous. En revanche, extraire sa proie d'un bocal fermé par un bouchon à vis procède d'une logique inédite. Dans la nature, rien ne se visse ni se dévisse. Jamais nous n'avons vu un animal dévisser quoi que ce soit, avant Octave. Les scientifiques l'ont filmé, posé sur le couvercle Octave tente de le soulever, puis de le pousser, rien n'y fait. Il ne baisse pas les bras pour autant, il réfléchit – si le crabe est à l'intérieur du bocal, cela prouve bien que l'on peut y entrer – et finit par trouver  : il dévisse le bocal et s'empare goulûment du crabe captif.
Octave vit généralement sur les fonds marins, s'abrite souvent dans les rochers. Il nage mais s’essouffle vite, alors il utilise son mode de déplacement privilégié : la propulsion. Il aspire de l'eau puis, par contraction de son manteau , la rejette violemment. Le mécanisme le fait avancer à reculons, mais jamais il ne se cogne car ses yeux suffisamment espacés lui servent de rétroviseurs. Deux yeux mobiles, érigés, capables de regarder dans toutes les directions avec une remarquable acuité. Octave est d'un tempérament plutôt curieux. Il est aussi chasseur, et voici les armes qu'il met successivement en œuvre.
En première intention, il utilise ses tentacules pour transporter sa proie jusqu'à son gîte. Si, au hasard d'une mauvaise rencontre il se trouve amputé d'un bras, il est capable de le reconstituer. Donc huit membres très souples, préhensiles, garnis de ventouses équipées de capteurs sensoriels qui lui permettent à la fois de toucher et de goûter. C'est comme si nous avions des langues au bout de nos doigts. Sa bouche, insérée au milieu des bras, est munie d'un bec crochu, très puissant, capable de briser la carapace d'un crabe, crabe qu'il aura pris soin auparavant de paralyser en lui injectant son puissant venin. Octave est friand de crevettes, crabes, petits poissons. Il ne craint pas le filet du pêcheur, auquel il s'accroche volontiers pour se servir. Il lui arrive également de prélever quelques crustacés dans les nasses, s'attirant les foudres de leurs propriétaires, outrés par cette concurrence déloyale. Pline l'Ancien nous a prévenus, Octave est très stratège. Il saisit le moment opportun, le kaïros, pour chercher sa nourriture car s'il est chasseur, il est également chassé et la nature ne l'a a priori pas gâté : dépourvu de carapace, de griffes, de piquants, pour se protéger il semble bien fragile. Mais toute sa puissance tient dans la ruse. Nous en proposons quelques illustrations.
Premier scénario, Octave se trouve en pleine eau, dans le bleu comme on dit en plongée. Un prédateur approche, un gros poisson sanguinaire. Octave flaire le danger mais aucun abri en vue. Alors il expulse un jet d'encre, nectar de sa confection, tout en se propulsant en arrière. L'objectif n'est pas de créer un écran mais de leurrer l'ennemi : cette encre est très visqueuse , elle a beaucoup de mal à se diluer dans l'eau et forme une masse compacte qui ressemble à un poulpe. Le prédateur se trompe alors de cible et plonge la tête la première dans l'encrier. Ajoutons que l'encre en question contient des substances irritantes qui brouille la vue et l'odorat de certains prédateurs comme la murène. Pendant ce temps, Octave sauve sa peau, peau qui lui est précieuse, comme nous le montre ce second scénario.
Pour se protéger, Octave est passé maître dans l'art du camouflage. Il modifie l'aspect de sa peau pour se fondre dans le décor, dont il prend forme, couleur et texture. Il peut aussi être créatif et prendre la forme d'une feuille qui vacille dans l'eau, ou encore se déguiser en redoutable serpent de mer qu'aucun prédateur n'ose attaquer. Bref, il ne cesse de changer de costume. Pour se dissimuler mais aussi pour communiquer et même séduire. Il lui arrive également de se partager en deux en montrant d'un côté une livrée de séduction, signifiant son humeur badine, de l'autre une livrée de camouflage. Octave est double.
En résumé, nous avons un animal mètis, qui porte ses jambes à son cou, jette l'encre à bon escient, se fond dans le décor, prend toute forme sans en rester prisonnier et de surcroît capable de se dédoubler. Nous voyons dans ce paradigme quelques similitudes avec la diligence, la malléabilité, la flexibilité, la stratégie dont fait preuve l'étudiant mètis au long de son parcours clinique.
Phil ne fut pas mètis. Il a surfé sur la vague de satisfaction qu'il a créée, certain qu'elle allait le mener à bon port. Mais il fait amende honorable, faisant du conditionnel passé son mode d'expression, entre le "j'aurais pas dû" et le "j'aurais pu". Il est souvent aisé de dire après coup ce qu'il convenait de faire mais voyons toutefois comment aurait agi Octave.
Écouter l'aide soignante Magali est alléchant, mais est-ce bien dans les habitudes du service de s'autoriser à dormir ? Depuis que je suis en stage ai-je déjà vu un infirmier dormir ? Si tel est le cas, trouvera-t-on légitime qu'un étudiant en fasse autant ? Et si un patient sonne est-ce que je vais l'entendre ? N'y a-t-il pas anguille sous roche ? Qu'en dirait Mélanie ? Après tout, c'est elle qui est responsable de moi.
Mais admettons, dans un second scénario, que notre poulpe soit trop fatigué pour se poser toutes ces questions et qu'il tombe effectivement dans les bras de Morphée. Réveillé par Mélanie, il fait amende honorable et promet de ne jamais recommencer. C'est à cette condition qu'il a une chance de renouer avec le succès. Sur la question de tenir sa promesse nous reviendrons, mais pour l'heure demandons-nous comment s'alimente notre étudiant qui, tel le poulpe de Pline l'Ancien, tel Octave, doit faire preuve de stratégie. Il lui faut nourrir ses connaissances mais poser trop de questions dénoncerait un manque de savoir, n'en point poser signerait un désintérêt. Entre le trop et le pas assez, il lui faut trouver la juste mesure et saisir le moment opportun, le kairos, pour satisfaire sa gourmandise. On lui demande de trouver sa place d'étudiant, une place qui s'avère bien compliquée à trouver si l'on en croit Sylvain, étudiant de troisième année. Dans son article intitulé "Parce que l'étudiant est aussi une personne..." il nous livre ce vibrant témoignage. «Je suis en troisième année, l'année de la délivrance paraît-il. Malgré cela on me répète encore une phrase que les étudiants en soins infirmiers ont maintes fois écoutée : "il faut trouver ta place d'étudiant !". Cette phrase j'essaie de la déchiffrer depuis mon premier stage, et quand je demande des explications, les professionnels eux-mêmes ne parviennent pas à en trouver une. Toutefois, la plupart du temps on m'indique : "tu dois trouver ta place d'étudiant, c'est pas facile je sais, on est tous passés par là". Nous voilà bien avancés !" (21). Sylvain a raison de se rebeller : au motif de "on y est tous passés" on ne se questionne plus, on ne s'étonne plus. Et pourtant la réforme de 2009 rend l'exercice de "trouver sa place d'étudiant" encore plus complexe, notamment lorsqu'il doit valider la compétence dix intitulée "Informer, former des professionnels et des personnes en formation". Ainsi, il lui est demandé "d'organiser l'accueil et l'information d'un stagiaire [...] d'organiser et superviser les activités d'apprentissage des étudiants .[…] d'évaluer les connaissances et les savoir-faire mis en œuvre par les stagiaires […] de superviser et évaluer les actions des aides-soignants" (22). Elodie a vingt ans. Son visage juvénile, serti de grands yeux malicieux et parsemé de tâches de rousseurs trahit sa jeunesse. Lors de notre rendez-vous de suivi pédagogique elle m'explique pourquoi elle n'a pas validé cette compétence dix, et le motif de la mention "Elodie doit apprendre à déléguer" porté sur son bilan de stage. "Je suis toute jeune", me dit-elle, "vous me voyez superviser et évaluer les actions de l'aide soignante, âgée de cinquante ans, qui travaille dans l'unité depuis dix ans ? Je n'ai pas voulu prendre ce risque" ; ce à quoi je répondis qu'elle avait certainement bien fait.
Retrouvons Sylvain, au cœur de sa polémique, "Au sein de l'institut de formation, nous apprenons à devenir un professionnel de santé, mais je suis désolé pour tous ceux qui en sont persuadés : nous n'apprenons pas à devenir étudiant" (23). Fort de son expérience, il nous apporte toutefois son éclairage estudiantin. Un bon étudiant n'est pas fatigué, il est à l'aise, mais pas trop, il ne désapprouve pas, se garde d'avancer une opinion sans qu'on le lui demande expressément, il ne doit pas prendre son temps, rire, avoir faim, montrer ses émotions. Il doit entendre les dernières vacances que l'une raconte à l'autre, les déboires de l'autre avec son petit dernier, mais surtout ne rien livrer de ses tracas personnels... "Un bon étudiant doit être une personne intéressée (mais pas trop), obéissante, crédule et surtout adaptative. Bref, un étudiant ce n'est plus une personne car il doit abandonner toute personnalité afin d'être le miroir des volontés de son encadrant" (24). Cette formule en forme de mauvais espoir est révélatrice d'un vécu douloureux. L'inquiétude est loin d'être marginale, il n'est pas rare qu'un étudiant effectuant un parcours brillant se trouve en difficulté lors d'un stage. Nous nous souvenons particulièrement de Bertrand, un étudiant de fin de deuxième année qui excellait tant en théorie qu'en situation clinique, jusqu'au jour où, à la suite d'un quiproquo (25), il servit de paratonnerre à l'énergie agressive de toute une équipe. Mais si ces circonstances extrêmes attirent l'attention, suscitent l'étonnement, ce n'est pas le cas des situations larvées évoquées plus avant. Beaucoup plus banales, elles n'étonnent plus personne. C'est justement à ce titre que, séduite par l'idée philosophique fondamentale du thaumazein, selon laquelle il n'y a de philosophie que par le biais de l'étonnement (26), nous nous employons à déconstruire cette réalité.
Nous l'avons vu, chaque stage est un paysage différent, peuplé de personnages singuliers, dans lequel l'étudiant, tel le poulpe Octave, est amené à prendre une forme à la fois suffisamment discrète et suffisamment présente. Il lui faut apprendre bien sur, mais aussi s'adapter aux personnes, aux circonstances, aux habitudes du service.
Mais n'y a-t-il pas danger à être ainsi malléable ? Nous le verrons au prochain épisode.

Notes :
(1)    Homère, Oeuvres d'Homère, Odyssée, traduite par Giguet P., Paris, Hachette, 1870, pp. 478-480.
(2)    Id. pp. 496-506.
(3)    Ibid. p. 500.
(4)    Detienne M., Vernant J.P., Les ruses de l'intelligence, Paris, Flammarion, 1974, p. 11.
(5)    Migne J.P., Dictionnaire universel de mythologie ancienne et moderne, Paris, Editions Migne, 1855, colonne 790.
(6)    Detienne M., Vernant J.P., Les ruses de l'intelligence, op. cit. p. 21.
(7)    Kant E., Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Librairie Générale française, "Le livre de poche : Classiques de la philosophie", 2013, p. 105..
(8)    Hugo V., Les travailleurs de la mer, Paris, Librairie Générale Française, édition 06, "Le livre de poche : Classiques", 2013, p. 142.
(9)    Id. p. 124.
(10)     Ibid. p. 127.
(11)     Ibid. pp. 137-138.
(12)     Ibid. pp. 140-141.
(13)     Detienne M., Vernant J.P., Les ruses de l'intelligence, op. cit., p. 11.
(14)     En plongée sous-marine une palanquée désigne un groupe de plongeurs qui effectuent une plongée ayant les mêmes caractéristiques de trajet, durée et profondeur.
(15)     Pline l'Ancien, Histoire naturelle, traduit par De Saint Denis E., Paris, Les belles lettres, 1955, livre IX, XXX, § 90-92, p. 66.
(16)     Hugo V. Les travailleurs de la mer, op. cit., p 527.
(17)     Id.
(18)     Ibid. p. 529.
(19)     Ibid.
(20)     Emission Thalasssa, "Grand format - La planète des pieuvres" [en ligne] <http://www.thalassa.france3.fr/?page=archives&id=441&rep=3571> diffusée le 12 octobre 2012..
(21)     Sylvain, "Parce que l'étudiant est aussi une personne...", in Sérum, op. cit., pp. 12-13.
(22)     France, Ministère de la santé et des sports, arrêté du 31 juillet 2009 relatif au diplôme d'état infirmier, in Profession infirmier, op. cit. p. 69.
(23)     Sylvain, "Parce que l'étudiant est aussi une personne...", op. cit., p. 12.
(24)     Id. p. 13.
(25)     Étymologiquement un quid pro quo, quelqu'un pour quelqu'un d'autre.
(26)     Fiat E., "Problèmes fondamentaux de l'éthique", cours dispensés au Master d'éthique UPEM, Paris, La Salpêtrière, 6 novembre 2013 ; Smadja D., "Problèmes fondamentaux de l'éthique", cours dispensés au Master d'éthique UPEM, Paris, La Salpêtrière, 12 novembre 2014.