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LE DEUIL OUBLIÉ

Cécile CHAUVEAU, Août 2020

 

Cécile Chauveau est cadre de santé à l'hôpital Saint-Antoine à Paris. Après huit années en Oncologie médicale et soins palliatifs, elle exerce actuellement en Structure d'Urgences. Où sont arrivés, dès mars 2020, de nombreux patients atteints de covid-19...

 

Article référencé comme suit :

Chauveau, C. (2021) « Le deuil oublié » in Ethique. La vie en question, avril 2021.

 

Le texte est accessible en version PDF au bas de l’article

 

Nous n’avons cessé de compter les morts. Dès les tous premiers signes de contamination par le nouveau coronavirus, ce printemps 2020, le nombre de cas et le nombre de morts ont chaque jour été comptabilisés. Par hôpital, par région, dans le pays tout entier. Or derrière chacun de ces morts, il y a eu, et il y a encore, des endeuillés qui, eux, ont semblé moins compter dans les préoccupations. Le deuil n’est surtout pas l’oubli, mais peut-être a-t-il été oublié, par les non-endeuillés. Du moins est-il resté sous silence.

Le deuil est sans doute trop intime, trop immatériel, pas assez bruyant pour être mis en avant, devenir élément d’ordonnance quand la peur paralyse la nation, le monde. Qui oserait réclamer une plus grande attention à sa souffrance quand le souci commun est d’échapper à la maladie ? Pascal Dreyer le rappelle pourtant, « l’expérience de la mort d’autrui vous traverse, vous divise, vous exclut. Le monde s’est déserté, décoloré. » (1) La mort de l’autre qui nous est cher signifie la disparition d’une présence, la disparition in-compensable d’une présence irremplaçable. La mort d’un proche ne se mesure pas.

 

Aux urgences d’un hôpital parisien nous avons accueilli de nombreux patients atteints de formes graves de covid-19. Certains d’entre eux sont morts, très rapidement, trop bien-sûr, de façon très violente. Pour eux, pour leurs proches et pour les soignants. Avec la progression de l’épidémie, nous avons dû adapter l’hôpital, repenser nos organisations, transformer nos habitudes, limiter les risques pour les patients et pour les personnels. Des procédures ont été créées ou révisées. Concernant la nouvelle « prise en charge d’un patient suspect ou avéré décédé d’une infection Covid-19 », qui rapidement est devenue « prise en charge du corps d’un patient cas probable ou confirmé Covid-19 », les procédures se sont multipliées. Elles comportaient quelques variantes de l’une à l’autre, mais deux points essentiels et inédits y résidaient : un temps très écourté de maintien du patient défunt dans le services de soins - deux heures maximum au lieu des dix heures habituelles - et la nécessité d’envelopper son corps dans deux housses plastifiées - puis une seule quand elles sont venues à manquer - avant son transfert en chambre mortuaire. Il y était également notifié les protections que devaient respecter les proches : port d’un masque chirurgical, utilisation de solution hydro-alcoolique, une seule personne à la fois, absence de contact direct avec le défunt… « La famille n’embrasse pas le corps », y lisait-t-on.

Sans vouloir explorer ni juger le bien-fondé de ces procédures au plus fort de l’épidémie, il est apparu nécessaire d’interroger l’histoire des familles et des soignants à travers ces morts précipitées. Ce qu’ils ont pu vivre, et comment ils ont tenté de le vivre.

 

Le deuil dans l’ombre du coronavirus

 

Au-delà de la violence de la rupture, dans un contexte de surcroît effrayant et restrictif, les mesures mises en place à l’hôpital ont bouleversé les ultimes démarches et souvenirs qui entourent la perte d’un aimé.

 

Voir, ne pas voir le corps

 

Deux heures donc, deux courtes heures permettaient à quelques rares proches demeurant à proximité de l’hôpital de venir voir celui ou celle qu’ils venaient de perdre. Passé ces deux heures, il n’y avait plus de « visibilité » possible. Ni dans la chambre du service de soins, ni à l’amphithéâtre de l’hôpital. De nombreux proches n’ont donc pu voir leur aimé une dernière fois. Ni le voir, ni lui dire au revoir, ni le toucher, ni l’embrasser.

 

« Voir son mort, c’est le suivre jusqu’au bord de son destin », affirme Marie-Frédérique Bacqué (2). Le corps étendu sur le lit est toujours la personne qu’il fût, et les adieux semblent nécessaires pour faciliter l’acceptation de la réalité de la mort. « Le fait de ne pas revoir le mort renforce l’angoisse liée à une mort plus violente qui a conduit à un corps plus abîmé. » (3) Louis-Vincent Thomas, écrit au sujet de la présentification du défunt : « Il faut qu’il puisse être vu et touché par ceux qui lui sont chers, et ceci dans des conditions honorables pour lui. Car rien n’est pire que de mourir loin ou de disparaître sans laisser de traces corporelles, ce qui est source d’ambiguïtés et d’angoisses, comme le révèlent certains deuils pathologiques ». (4) 

 

Voir le corps mort pour « aborder la nécessité de se séparer de l’être aimé », c’est ainsi que le perçoit Marie-Frédérique Bacqué (5). Cet accès au corps lui apparaît fondamental pour les familles. La tendance naturelle d’un individu à qui on annonce la mort d’un proche sans fournir de preuves, est le déni. « De façon récurrente, l’endeuillé s’auto-persuade qu’il y a eu une erreur, que l’on s’est trompé de personne, que c’est un cauchemar, qu’il va se réveiller, etc. » (6) Pour concrétiser le décès, l’être humain a souvent besoin de voir le corps inerte, de tenir la main, caresser la joue, ressentir l’émotion en présence du défunt. Un besoin parfois de souffler quelques mots précieux à ce visage impassible et irréceptif, mais encore présent, juste pour soi-même. « Sa matérialité fait prendre conscience de la réalité de la mort et elle est malgré tout bénéfique, la certitude du pire étant, en définitive, moins traumatisante que l’incertitude. » (7)

 

Mais voir le mort est extrêmement dur. Même si cela peut aussi permettre d’interrompre l’imaginaire autour de ce mort, il s’agit d’une concrétisation du décès, une confrontation soudaine au deuil. « Il faut dire que la rencontre avec la mort, avec le mort, est en soi une menace de mort. Sauf état de déni, bien compréhensible et très souvent transitoire, le proche qui contemple un mort, ne peut échapper à un questionnement sur sa propre mort. » (8) Quand il n’apparaît pas indispensable de voir le corps mort, il semble primordial de venir saluer la dépouille, de se recueillir près de cet être aimé avec lequel une histoire a été partagée. La matérialité du corps semble avoir suppléé à la question de l’âme aujourd’hui révolue. Au-delà de toute croyance, la présence du défunt revêt alors une dimension spirituelle et symbolique.

 

Sacrifier les rites

 

Les soins de conservation ou de thanatopraxie, les rites religieux et toilettes traditionnelles ont été interdits pour les morts du coronavirus ou suspectés d’en être atteints. Après avoir été lavés une dernière fois par les soignants, leurs corps ont été enveloppés dans des housses qui ne seraient jamais réouvertes. Ni pour un ultime regard, ni pour un soin spécifique ou un rite cher à l’entourage.

 

Le rite funéraire apparaît pourtant comme une stratégie d’apaisement. « Sous une forme diffuse la personne est toujours là, capable de ressentir encore l’amour et l’attention dont elle est l’objet. On ne veut pas la voir disparaître sans lui signifier une dernière fois son attachement. Un « je sais bien, mais quand-même » interrompt toute remarque. » (9) La toilette rituelle par exemple, souvent d’ordre religieux, se veut purificatrice, elle vise à éliminer la « saleté de la mort », comme l’écrit Louis-Vincent Thomas (10). « Elle vise à le purifier [le défunt] pour le préparer à sa prochaine disparition. » (11) Ce dernier soin, comme d’autres encore auxquels des communautés souvent religieuses sont attachés, les proches ont dû accepter d’en priver leur aimé. « Au plan du discours latent […], le rituel ne prend en compte qu’un seul destinataire : l’homme vivant, individu ou communauté. Sa fonction fondamentale, inavouée peut-être, est de guérir et de prévenir, fonction qui revêt d’ailleurs de multiples visages : déculpabiliser, rassurer, réconforter, revitaliser. » (12) Louis-Vincent Thomas perçoit dans l’accomplissement des rites, dans les actions effectuées envers le mort, un besoin inconscient de transcender l’angoisse de mort. « C’est aussi un moyen de circonscrire la mort, de la piéger dans un lieu délimité, en marge de la vie. » (13) Il s’agit de maîtriser la mort, « dans sa forme effective en ce qui concerne le mort, dans son équivalent symbolique en ce qui concerne le chagrin des endeuillés ». (14)

 

Les morts sont ainsi restés nus dans les housses. Nous savons combien il apparaît essentiel, quelle que soit la culture, de vêtir le défunt. Comme l’exprime David Le Breton : « La mort est le seuil d’une autre vie, un voyage, et leur corps sera peut-être de la partie. Même lorsque rien n’a été dit, spontanément, les proches veillent à revêtir le défunt de ses plus beaux vêtements ou de ceux qui étaient significatifs pour lui. » (15) Et lorsque la culture est religieuse, ces linges sont le plus souvent blancs, exprimant la pureté. « Les vêtements constituent la dernière enveloppe qui  ? protègera ? le corps lors de la mise en terre ou de la mise à la flamme. Les endeuillés ont besoin de ressentir cette capacité d’éviter au mort de nouvelles  ? blessures ?, le corps protégé est retrouvé dans tous les tombeaux anciens, depuis la nuit des temps. » (16) Alors que la nudité convoque la vulnérabilité, l’irrespect, l’impudeur ou l’atteinte à la dignité, il est imposé aux proches de se rappeler ce corps laissé définitivement nu.

 

La mise en bière dans des cercueils scellés a été effectuée dès que possible, pour tous les morts de covid-19. Quelques rares proches pouvaient y assister, devinant leur aimé dans la housse blanche pendant quelques instants. Les cérémonies funéraires ont ensuite pu être célébrées mais seules vingt personnes pouvaient y assister, « employés des pompes funèbres compris ». Il fallait donc décider auparavant quelle serait cette quinzième ou seizième personne, du cousin à l’ami d’enfance, qui serait autorisée à assister aux obsèques. « Mais tout de même : faut-il que le biologique l’emporte radicalement sur le symbolique pour que les morts n’aient plus droit au moindre hommage ? », s’est insurgé Éric Fiat alors que sa tante venait de décéder en cette période de confinement (17). Le rite funéraire n’est pas uniquement un moyen de prendre conscience de la mort, il est aussi un moment de communion affective, une douleur partagée entre proches de la personne disparue. Et plus le rassemblement autour du mort est important, plus grand est l’hommage qui lui est rendu. « Pour nombre de ceux qui y assistent, la veillée et les obsèques se font avec la personne, ils accompagnent un ? vivant ? dans sa  ? dernière demeure  ?. » (18) La cérémonie funéraire devient ainsi le symbole qui permet d’enclencher le deuil : elle est le début de l’acceptation de la disparition de l’être aimé, de sa mort irréversible. « Les funérailles constituent un véritable carrefour psychosocial du deuil. […] elles valident sa mort et permettent au groupe d’autoriser le signalement des endeuillés afin qu’ils soient protégés pendant le temps de leur affaissement. » (19) Les rapprochements entre membres d’une même « communauté d’endeuillés », les gestes, les embrassades y ont alors un rôle essentiel, ils rassurent et réconfortent. Pourtant, en cette période de covid-19, chacun portait un masque. Distance et « gestes barrières » étaient devenus les comportements appropriés et talonnaient tout mouvement chaleureux.

 

Ce que pouvait le soignant

 

Ces procédures restrictives et non sans conséquences pour les proches, il a été demandé aux soignants de les appliquer. Or en examinant les textes et instructions diverses, il est apparu que les mesures institutionnelles avaient renforcé les recommandations nationales, celles du Haut Conseil de la Santé Publique et celles de la Haute Autorité de Santé. Que ces procédures avaient été rédigées par des responsables de chambre mortuaire puis par la Direction des Affaires Juridiques. Qu’elles étaient certainement dictées par la peur, par un immense principe de précaution, avec une volonté sincère de protéger les soignants, mais dictées également par des aspects matériels et des limitations juridiques. Et qu’inévitablement le regard posé n’y était pas celui de soignants qui assistent la mort.

 

Du patient défunt au cadavre

 

D’un point de vue soignant, le mort n’est jamais autre que le patient défunt. Il est le patient qui vivait l’instant d’avant, que l’on a soigné, et pour qui les soins n’ont plus suffi à le maintenir en vie. Quel que soit le service d’accueil, unité de soins palliatifs ou structure d’urgences, il y a ce prolongement de vivant à mort, dont seuls les proches et les soignants peuvent témoigner, mais qui donne au défunt toute sa dimension. L’instant d’avant il était vivant et nul ne peut l’oublier.

 

Cette dimension apporte un regard particulier sur la mort autant que sur le mort. Dans le monde médical, le mourir est un processus dont on devine l’évolution et dont la fin ne fait pas de doute. « La mort devient alors un problème comme un autre, pas plus mystérieux, et qui appartient aussi bien au démographe qu’au biologiste », explique Jankélévitch (20). Les soignants considèrent alors le mort comme celui qui n’a pu être sauvé. Il est le vivant sans un souffle. « Le mort, en un sens, est parti, et même infiniment loin ; mais en un autre sens il est resté sur place. Et d’ailleurs les deux reviennent peut-être au même ! Le vivant est parti sans bouger de son lit. » (21) Ainsi quand la mort saisit le vif de la personne, il reste son corps. « Certaines langues nomment ce reste, un cadavre. Mais le terme est un abîme anthropologique car aucune signification simple n’est en mesure de se refermer sur lui. » (22) La notion de cadavre transforme radicalement le statut de la personne. « Vivante elle est corps, morte elle devient cadavre. Et si le terme corps est réversible en ce qu’il désigne parfois le cadavre, jamais ce dernier terme n’est appliqué de son vivant à une personne. » (23)

 

Nul doute qu’aux yeux des soignants, le patient défunt a pris une allure de cadavre au moment où il a été placé nu dans une housse hermétique. En cet instant crucial, les dernières traces d’humanité ont semblé lui être retirées. La housse à elle seule évoque un paquet immense et encombrant en voie d’élimination. « Les hygiénistes pour lesquels le cadavre est de trop, facteur potentiel de désordre et d’impureté à rejeter extra muros, réduisent l’expressivité du cadavre à de pauvres contraintes objectives », souligne Jean-Philippe Pierron (24). Homme mort ou cadavre, nous restons pourtant devant des significations et des valeurs, et leur mise à mal a inconforté voire fragilisé les soignants. Si aux yeux des proches, la dépouille est un lieu de mémoire, incarnant encore la personne qu’elle fut, sujet d’amour et de tendresse, elle reste aux yeux des soignants celle ou celui qu’ils ont soigné, dont ils ont « pris soin » quelques jours, quelques heures, qu’importe ! quand l’attention est plus prégnante que le temps.

 

Soigner le mort

 

« On peut considérer que nous avons pour tâche de rendre la séparation, la fin des êtres humains, quand elle survient, aussi légère et agréable que possible, aux autres comme à soi-même, et se demander comment on peut accomplir cette tâche », nous dit Norbert Elias dans La solitude des mourants (25). L’accompagnement du mourant et de ses proches, puis les soins au mort, restent un aspect important de la fonction soignante, bien que les formations y préparent peu.

 

Jean-Philippe Pierron interroge : « Quelle continuité y a-t-il entre le soin du corps malade et le soin du cadavre ? L’histoire des premières sépultures rappelle que le premier soin est le soin des morts, la toilette funéraire. Le soin funéraire n’est donc pas tant l’échec que le rappel du soin en son fondement : il accompagne une finitude. » (26) D’un point de vue soignant, la prise en charge des patients décédés s’inscrit dans une continuité des soins. De la toilette corporelle à la disposition des bras au-dessus du drap, le mort bénéficie de multiples attentions et les soins sont effectués avec douceur. Presqu’autant que s’il vivait encore. « Prendre soin du cadavre, le rendre présentable n’est donc pas qu’un dérisoire souci de sauvegarder les apparences. C’est l’ultime souci de maintenir active la reconnaissance de ce qui lie les hommes aux hommes. Là, le soin est une épreuve de l’essentiel. » (27)

 

Accompagner les endeuillés

 

Dans cette continuité de soins, l’accompagnement des proches vers le patient décédé, les messages délivrés, qu’ils soient explicatifs, rassurants ou informatifs, sont prodigués avec la même attention.

 

« La découverte d’un être aimé mort conserve toutes les conséquences dramatiques et doit être préparée. » (28) Les soignants ont pleinement conscience qu’ils marchent là sur le chemin naissant du deuil. « Au moment du décès, les familles sont désemparées, personne n’est là pour prendre un relais, personne ne sait comment faire avec un mort, et c’est aux soignants qu’est demandé d’assumer ce qui, à mon sens, ne fait plus partie de leur fonction propre. La mort n’est pas et ne peut être un problème uniquement médical. Cependant, ils font face. » (29)

 

Avec les proches, le corps est touché, la chemise repositionnée, des mots prononcés. « Les paroles fréquemment entendues comme  ?on dirait qu’il dort ?, ? il est apaisé ?, ? elle est sereine, calme ? sont des appréciations qui rassurent, car souvent personne n’a de mot pour qualifier le mort. » (30) Ces sensations laissent penser que l’être aimé a quitté le monde des vivants dans la sérénité, sans effroi ni douleur ni colère, et cette idée est apaisante pour ceux qui lui survivent. Mais parfois aucun mot n’est dit parce qu’il n’y a de place pour aucun d’eux. Seule la douleur se fait entendre ou ressentir. Le corps a matérialisé la mort, il lui a donné une forme concrète, sa découverte est un moment dramatique auquel seul le silence peut alors faire écho.

 

Comment assister à la douleur de l’endeuillé sans en être touché, ébranlé, sans qu’elle vienne percuter nos propres projections d’enfant, de parent, de frère… ? « On souffre de la douleur de l’autre justement parce qu’on ne peut pas être à sa place et que l’on sait sa douleur incommunicable. » (31) Vincent Delecroix défend une compassion du soignant, bien plus que de l’empathie qui signifierait « je souffre comme tu souffres » : « Dans com-passion, le cum me satisfait parce qu’il induit une relation d’analogie et non pas d’identification : la douleur de l’autre me fait souffrir, c’est incontestable même si je n’endure pas sa souffrance. » (32) Accompagner les endeuillés est difficile, c’est une des missions les moins spontanées des professionnels du soin. Parce qu’ils manquent de mots pour atténuer la souffrance, parce qu’ils luttent eux-mêmes contre leur propre trouble, leur propre perdition, et qu’il leur faut « survivre » eux-mêmes à la mort de ceux qu’ils soignent.

 

Réhumaniser sous les diktats de la covid-19

 

Les soignants ont accompagné les patients mourant du coronavirus avant de s’occuper de leur corps mort. Ainsi il leur a été difficile de comprendre les mesures qu’on leur imposait : quelle différence y avait-il entre s’occuper d’un patient vivant et s’occuper de ce même patient mort, atteint de la même infection ? Le second pouvait-il être plus contaminant que le premier ? Jamais la question du temps passé auprès d’un vivant atteint de covid-19 ne s’était posée, pourquoi se posait-elle alors auprès d’un mort ?

 

Il est possible que la réduction de présence des patients défunts à deux heures au sein des services de soins ait eu notamment pour visée de limiter « l’accumulation des morts » dans les unités et ainsi protéger le « moral des troupes ». Mais c’est finalement en « réhumanisant » leurs missions que les soignants ont semblé se protéger. Ne pas perdre pied, rester soignants, obéir a minima à leurs valeurs fondamentales. Au sein de l’unité de soins palliatifs dédiée aux victimes de l’épidémie, dans laquelle quarante-trois patients sont décédés en quarante jours consécutifs, les soignants ont conservé les corps plusieurs heures pour attendre les proches. Ils étaient parfois huit d’une même famille, et l’équipe s’était accordée à les laisser monter deux par deux dans la chambre du défunt. Aux urgences également, les moments de recueillement se sont prolongés afin de permettre aux parents plus distants de venir dire au revoir. Sans remettre manifestement en cause les procédures qui avaient été données, elles étaient simplement « dédramatisées ». La transmission des consignes de ne pas embrasser, de ne pas approcher, était oubliée. Chacun portait un masque, chacun savait déjà, chacun ferait ce qui était le mieux pour lui-même. Bien-sûr tous les personnels hospitaliers n’ont pas dérogé aux règles, certains ont tenu à respecter scrupuleusement les consignes, mais qu’importe, cette résistance soignante parle en elle-même. « Ces savoir-faire de protection de soi et de l’équipe pour tenir dans des situations critiques sont élaborés collectivement et mis en œuvre pour trouver des issues aux épreuves du travail. » (33) C’eut été probablement un sentiment de démission, ou de double échec que d’échouer à soigner puis d’échouer à accompagner. Il fallait que le soignant puisse se retrouver à un moment du processus. S’auto-rassurer, se convaincre qu’il avait fait tout ce qui était en son pouvoir. Et si ce pouvoir était d’alléger un tant soit peu la douleur des endeuillés, leur frustration, leur peur, leur culpabilité, alors il fallait qu’il le fasse, pour eux autant que pour lui-même.

 

Conclusion

 

Nous ne saurons pas comment vivent aujourd’hui ceux que le coronavirus a amputés d’une partie d’eux-mêmes. Ce qu’ils ressentent, du fond de leur silence, lorsqu’ils vont se recueillir sur la tombe ou devant l’urne de leur parent. Nous ne connaîtrons pas leur souffrance. A peine pouvons-nous l’imaginer.

 

Si leur deuil a été oublié au milieu de l’urgence et des prérogatives de la pandémie, les soignants, eux, n’ont eu d’autre choix que de s’y confronter. Conscients qu’ils n’oublieraient pas. Être témoin de la mort d’autrui est une expérience difficile qui meurtrit. Assister impuissant à la douleur des proches est un spectacle qu’aucun temps ne peut effacer.

 

« Être éthique, c’est accepter et vivre ce conflit du bien à faire et du devoir à accomplir, "comme si" la destination de l’homme était d’en sortir dans un monde meilleur, qui n’est pas à attendre mais à construire. […] Être éthique, c’est souffrir sans repos de ce conflit, jamais résolu, jamais réglé, toujours à remettre sur l’ouvrage » (34). Exacerber la douleur, des autres puis de soi-même, en respectant fidèlement les nouvelles procédures, devenait difficilement supportable. Ainsi les soignants, devenus aussi silencieux que les endeuillés, couverts par le bruit des applaudissements chaque soir à leur encontre, ont résisté à leur manière. Laissant le temps de dire au revoir.

 

Notes :

 

(1) Dreyer P., Faut-il faire son deuil ?, Paris, Autrement, 2009, p. 7.

(2) Bacqué M.-F., « Voir ou ne pas voir le corps du défunt », in Jusqu’à la mort accompagner la vie, N°121, février 2015, pp. 73-82.

(3) Ibid., pp. 73-82.

(4) Thomas L.-V., Mort et pouvoir, Paris, « Payot et Rivages », 2010, p. 124-125.

(5) Bacqué M.-F., « Deuil post-traumatique et catastrophe naturelle », in Etudes sur la mort, n° 123, janvier 2003, pp. 111-130.

(6) Ibid., pp. 111-130.

(7) Thomas L.-V., Rites de mort, Paris, Fayard, 1985, p. 141.

(8) Bacqué M.-F., « Voir ou ne pas voir le corps du défunt », op.cit., pp. 73-82.

(9) Le Breton D., « Face à ce qui reste : ambivalences du cadavre », in Shepens F., Les soignants et la mort, « Clinique du travail », 2013, pp. 57-70.

(10) Thomas L.-V., La mort, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1988, p. 93.

(11) Le Breton D., « Face à ce qui reste : ambivalences du cadavre », op.cit., pp. 57-70.

(12) Thomas L.-V., La mort, op.cit., p. 92.

(13) Ibid., p. 92-93.

(14) Thomas L.-V., Rites de mort, op.cit., p. 120.

(15) Le Breton D., « Face à ce qui reste : ambivalences du cadavre », op.cit., pp. 57-70.

(16) Bacqué M.-F., « Voir ou ne pas voir le corps du défunt », op.cit., pp. 73-82.

(17) Fiat E., « Aujourd’hui ma tante est morte », in La Croix, 23 mars 2020.

(18) Le Breton D., « Face à ce qui reste : ambivalences du cadavre », op.cit., pp. 57-70.

(19) Bacqué M.-F., « Deuil post-traumatique et catastrophe naturelle », op.cit., pp. 111-130.

(20) Jankélévitch V., Penser la mort ?, Paris, Liana Levi, 2003, p. 58.

(21) Jankélévitch V., La mort, Paris, Flammarion, « Champs essais », 2017, p. 372.

(22) Le Breton D., « Face à ce qui reste : ambivalences du cadavre op.cit., pp. 57-70.

(23) Ibid., pp. 57-70.

(24) Pierron J.-P., Vulnérabilité pour une philosophie du soin, Paris, PUF, 2010, p. 178.

(25) Elias N., La solitude des mourants, Paris, Christian Bourgeois, 2012, p. 12.

(26) Pierron J.-P., Vulnérabilité pour une philosophie du soin, op.cit., p. 178.

(27) Ibid., p. 199.

(28) Bacqué M.-F., « Voir ou ne pas voir le corps du défunt », op.cit., pp. 73-82.

(29) Canouï P., « Le deuil des soignants », in Etudes, N° 395, novembre 2001, pp. 475-491.

(30) Bacqué M.-F., « Voir ou ne pas voir le corps du défunt », op.cit., pp. 73-82.

(31) Delecroix V. et Forest P., Le deuil, entre le chagrin et le néant, Paris, Gallimard, 2017, p. 80.

(32) Ibid., p. 80.

(33) Guerra Gomes Pereira M.-H., « Du ? sale boulot ? au ? bel ouvrage ? : activités de soins et confrontation à la mort », in Schepens F. Les soignants et la mort, ERES « Clinique du travail », 2013, pp. 227-240.

(34) Rameix S., Fondements philosophiques de l’éthique médicale, Paris, Ellipses, 1996, p. 86.