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Le cas de Chloé

Le cas de chloé

Les soignants à l’épreuve des décisions d’interruption de traitement

Par Ghislain GRODARD

 

Ghislain Grodard est diététicien au CHRU de Besançon. Son champ d’activité s’étend de la cancérologie aux soins palliatifs. Ingénieur de recherche clinique au sein de l’équipe CIC Inserm 1431, il participe à la compréhension des enjeux éthiques et sociétaux du progrès médical.

 

Article référencé comme suit :

Grodard, G. (2017) "Le cas de Chloé : les soignants à l’épreuve des décisions d’interruption de traitement" in Ethique. La vie en question, avril 2017.

 

 

Une version PDF de l'article est accessible en bas de document.

 

Résumé :

Cette réflexion vient aider et comprendre les soignants engagés dans un processus décisionnel où sont en jeu des décisions d’interruption de traitements vitaux. Ce type de décision entre dans le cadre de la loi en refusant l’obstination déraisonnable, mais s’oppose en même temps à l’interdit de tuer qui est un des fondements de la loi (en refusant l’euthanasie) ainsi que de la médecine depuis l’Antiquité. Cette apparente contradiction est à l’origine de dilemmes moraux inhérents à la mise en opposition de valeurs soignantes et des principes fondamentaux de la loi. C’est ce qui souligne l’urgence de décrire les conditions nécessaires pour favoriser chez le soignant l’émergence de moyens, la mobilisation de ressources de telle manière à ce qu’il puisse répondre aux situations complexes et singulières auxquelles il doit et devra faire face. Il ne fait aucun doute qu’il faille une grande habileté et du courage pour dépasser ces contradictions. La collégialité, que la liberté de conscience peut appeler, et la parole qu’elle produit sont les modus operandi qui permettent de trouver du sens. Le sens est une issue transcendante qui permet de dépasser le cadre normatif des soins et concilier finement les contraires, les antagonismes. C’est à ce prix qu’il pourra envisager un acte qui n’est pas un soin et somme toute étranger à sa nature : arrêter un traitement vital qui entraînera la mort.

 

Mots clés : interruption de traitement, liberté de conscience, créativité morale, parole, collégialité.

 

La promulgation le 02 février 2016 d’une loi créant de nouveaux droits en faveur des personnes malades en fin de vie (1*) vient renforcer et faire évoluer la législation française liée à ce sujet depuis la loi n° 2005-370 du 22 avril 2005. Mais, si un cadre législatif plus précis est donné aux soignants, en aucun cas il ne définit strictement leurs pratiques, leurs décisions, leurs infinis gestes et leurs responsabilités. Il ne suffit pas à répondre à la question pragmatique, récurrente et nécessaire des soignants : que dois-je faire ? L’histoire singulière de Chloé et de sa rencontre avec l’équipe soignante d’une Unité de Soins Palliatifs (USP) nous permet d’entamer une réflexion à ce propos.

 

L’histoire de Chloé

Chloé (2*) est une jeune femme de 31 ans qui porte un lourd handicap depuis 15 ans. Victime d’un accident de la voie publique, elle eut la moelle épinière sectionnée, elle est tétraplégique. Ses organes se terrent dans le silence de son corps, l’insuffisance respiratoire oblige une ventilation artificielle invasive par trachéotomie. Chloé a manifesté auprès des siens et de son médecin de famille la volonté de ne plus vivre (sa voix fluette et fatigable exigeant beaucoup d’effort, c’est par mail que la communication se réalisait le mieux). C’est au suicide assisté que Chloé pense en premier lieu. Mais rapidement, elle comprend ce qui est en jeu : cela serait à elle, sujet de pleine conscience, que reviendrait le geste de déglutir une substance létale. Elle ne s’y résoudra pas, et c’est ainsi qu’elle fut orientée vers  l’équipe soignante de l’USP (3*).

Après avoir envisagé ensemble la possibilité de répondre à la demande de Chloé par l’arrêt de son respirateur, une infirmière laissa échapper ces mots : "je ne veux pas être là". D’une résonnance particulière, ils constituent l’éveil d’une conscience dont il faudrait définir les traits. Que traduisent-ils de l’agir soignant dans ce contexte d’interruption de traitement ? Que disent-t-ils de la condition soignante face à la loi ? En quoi est-ce compatible avec le principe hippocratique fondateur primum non nocere (4*) ? Répondre à ces questions revient à s’interroger quant à la condition et la nature soignante en regard de ce que la loi met en miroir : l’arrêt d’une technique par la main soignante qui provoquera inconditionnellement la mort. Le soignant est convoqué par la loi, c’est à lui que revient la responsabilité, l’effort de s’interroger quant à la question de la technique, de son sens et de l’intérêt à la poursuivre ou non. Cependant, nous n’avons guère d’autre choix que se demander si les soins et la nature soignante sont compatibles avec l’application des lois ?

 

Liberté de conscience : les valeurs ont de la valeur

Les soignants devaient affronter les exigences contradictoires inhérentes aux grands principes de l’éthique médicale et que la loi défend.  D’abord entre l’autonomie (c’est-à-dire la liberté pour le patient de refuser un traitement) et l’interdit de tuer. Ensuite, entre la bienfaisance (prendre soin même du plus vulnérable) et la non-malfaisance (ne pas nuire, l’interdit de l’obstination déraisonnable).

De toute évidence, cette parole ne manifeste ni un refus de soin, ni un refus du cadre légal, ni la manifestation d’une clause de conscience, elle n’est pas illégale et ne signe pas une désobéissance en cela qu’il n’existe aucune revendication. Est-elle véritablement désir de disparaître, fuite ou encore provocation ? Pour le comprendre revenons au principe même de la loi. Dans un État démocratique elle s’applique à des citoyens égaux en droits, sans exception. Or, la loi s’applique à chaque fois dans des circonstances particulières pour des personnes singulières, sinon elle tournerait en désuétude. Pour être appliquée, la loi suppose qu’un glissement de son cadre général à l’extrême singularité d’une situation puisse s’opérer de manière à s’adapter à l’unicité et l’irréductibilité de l’individu. C’est ce qui figure dans notre société comme l’éthique appliquée, comme créativité morale selon les mots de Suzanne Rameix [1]. C’est en effet à l’homme, et ici aux soignants, que revient cette tâche, cette responsabilité de concilier général et singulier. Appliquer la loi strictement, sans réflexion, "à la lettre" revient à la tuer, il convient plutôt de se saisir de "l’esprit" de la loi. Elle présente et protège des principes fondateurs et ne prétend en aucun cas apporter des définitions normatives à l’autonomie, la dignité, la bienfaisance, la non-malfaisance… pour lesquelles il faudrait faire coïncider une existence, une humanité. Le législateur laisse ainsi le champ libre à l’exercice de l’éthique appliquée, dont nous comprenons que les agents demeurent les soignants eux-mêmes.

En ce lieu, parler de liberté de conscience permet de se saisir de la parole de cette infirmière et de comprendre ce qu’est la créativité morale. En effet, la liberté de conscience se présente comme le droit d'avoir le libre choix de son système de valeurs et de principes de telle sorte que ce système puisse guider son existence, tout en pouvant y adhérer publiquement et y conformer ses actes (5*). De ce fait, elle inclut la liberté de croyance, de religion. Elle est parfois confondue avec la liberté d’opinion dont le corollaire est la liberté d’expression. Mais la liberté de conscience est bien plus car elle engage intrinsèquement l’homme par la mobilisation de son système de valeurs. Elle se manifeste spontanément et signe une révolte intérieure quand ses valeurs viennent à être entravées, bafouées. Si nous avions des doutes quant à la signification de cette parole, ils semblent se dissiper. Ils ne présagent pas d’une disparition mais signent au contraire une apparition. Ils sont une marque de présence au monde, le signe d’un engagement en acte et en parole. Cette parole est la manifestation d’une liberté de conscience qui engage dans une action discursive en invitant l’assemblée à raisonner par rapport à une idée qui fait effraction en elle. Cette parole est précieuse car elle éclot de telle manière à ce qu’elle puisse laisser entrevoir la production de signes, de symboles, de significations. Prenons-en la mesure ; parler est une action car la parole produit des effets, ce qui porte à croire qu’il vaut mieux s’engager dans une prise de parole même approximative parce qu’elle est une rationalité qui n’est pas instrumentale (6*) mais au contraire centrée sur les valeurs. Elle produit un rapport entre autrui, elle invite à l’intersubjectivité, ce que Habermas nomme précisément action communicationnelle et définit comme "l’interaction médiatisée par des symboles" [2]. Iris Marion Young soutient quant à elle l’idée qu’aménager un espace pour la communication de sentiments et de l’affectivité n’est pas ouvrir la voie de l’irrationalité. Pour elle, il est clair qu’il faille privilégier la communication à la discussion et analyser les débordements du débat aussi. Sous son concept de démocratie communicative [3], elle met en lumière l’intérêt des larmes, des passions car l’expression éthique ne peut se comprendre que par le vécu ; le récit, la narration, le témoignage, même passionné (7*). Devant l’éternelle question de la dualité entre raison et passion, cette dernière semble donc prendre l’avantage ici. La spontanéité d’une parole produite par la mobilisation du système de valeurs a donc toute sa place dans le débat éthique et bien plus ; elle le créé, le conditionne, en est l’essence. À l’opposé, obliger un soignant à se saisir d’une parole — "prenez la parole !" représente un biais majeur assimilable à un certain paternalisme éthique. Le terme laisse entrevoir toute sa gravité en cela qu’il fait preuve d’une hiérarchisation et d’une inégalité devant l’argumentation. Arendt, elle, considère qu’être au monde consiste à partager les choses en ce sens que nos contemporains sont les témoins de ce que nous ressentons. S’ouvrir au public, au commun pour rendre compte de ce qui compose mon intériorité est donc essentiel : "c’est la présence des autres voyant ce que nous voyons, entendant ce que nous entendons, qui nous assure de la réalité du monde et de nous-mêmes" [4]. Il est clair que Je ne veux pas être là est une invitation à la publicité, à la prudence aussi. Elle est même une ouverture, une brèche, une faille qui créée une césure dans le débat, appelle à la collégialité et la possibilité de "limer sa cervelle à celle d’autrui" comme le disait Montaigne. Ces mots ont toutefois l’humilité de reconnaître leur faiblesse, celle de ne pas être l’incarnation d’une solution universelle qui puisse être toujours bonne ou mesurée puisqu’ils dépendent d’un système de valeurs personnelles. Mais ce qui importe, c’est la manifestation spontanée de soi. Pour faire vivre le débat et en assurer en même temps sa fécondité. La mise en commun qu’elle représente : s’exposer à l’autre, confronter ses points de vue, exposer ses peurs, ses angoisses, dans ce qui demeure à la fin une vision créatrice et vivante de la loi. Car envisager tel acte vient bouleverser la nature soignante plus dévouée à aider son prochain qu’à se résoudre à sa mort, bien que les deux ne soient pas incompatibles. Le chemin est tortueux, la tension extrême. Ils ne peuvent rester de marbre face à la possibilité de réaliser un geste qui causera la perte de leur malade et a fortiori l’anéantissement de la relation d’intersubjectivité, du rapport à l’autre moi.

 

Le visage qui oblige

Pour le comprendre, il paraît opportun de revenir au concept du visage de Levinas. Pour ce dernier le visage est épiphanie (8*). En ce sens, il n’est ni ce corps ni la face physique, la figure que je rencontre, ni sa fonction sociale, ni une attitude qui le fige dans une caricature qui alimente les représentations stéréotypées, les jugements hâtifs : — "il a une tête d’éthylo-tabagique". Au final, la rencontre avec autrui n’est donc en rien connaissance, possession ou perception. Le visage est ce qui résiste à tout ce qui voudrait se l’approprier. Ce que Levinas nous laisse voir c’est qu’il donne du sens à l’humain à partir de sa faiblesse, de la nudité de son visage, "nudité qui crie son étrangeté au monde, sa solitude, la mort, dissimulée dans son être" [6]. Comprenons alors qu’autrui n’est pas un être semblable aux autres, un simple alter ego, mais une réalité singulière qui ne peut être abordée par des concepts ni rapportée à une communauté : "Je veux dire qu’autrui dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte… le visage est sens à lui seul. Toi c’est toi" [7]. Le visage de Chloé, lui, racontait toute sa détresse, son désarroi. Il ne pouvait pas être ignoré, ni laissé indifférent. L’obligation de s’interroger face à son sort et à la mesure de l’épreuve qu’elle traversait était indéniable, même si la loi ne l’imposait pas. Ce qui prend tout son sens lorsque Levinas dit que le langage qui met les hommes en relation est d’essence éthique. Pour lui, ce que je lis sur le visage d’un autre c’est un appel à le protéger : "La relation au visage est d’emblée éthique. Le visage est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire : "Tu ne tueras point"» [8]. Il est de cette constante que le visage parle au soignant, lui rappelant sa vocation première, son devoir : prendre soin de la vie. Le visage est en ces termes une résistance éthique au meurtre et à l’euthanasie. Mais il est d’un fait que le visage de Chloé s’opposait radicalement à sa parole. Pour preuve ses mots, très poignants, extraits d’un de ses mails : "j’ai toujours gardé une certaine rancœur contre les médecins qui m’ont forcé à vivre en me plantant ce tuyau dans la gorge et en me larguant sans scrupule dans cet état dans la nature. Alors que cela soit des médecins qui m’aident à partir rééquilibre les choses. C’est un bon retour des choses. Cela me soulage d’y penser, c’est un point très positif psychologiquement". Face à pareille mise en abîme, le piège pour les soignants serait de ne pas prendre acte de ce qu’impose le tragique ; c’est-à-dire adopter une attitude immobiliste qui consisterait à ne pas choisir entre son visage et sa parole. Une manière de surmonter ce problème serait moins une obligation à s’interroger que de prendre comme une responsabilité première l’évaluation globale, singulière et sans parti pris de la situation de Chloé. En effet, cette voie est une ouverture sur le champ des possibles. Elle aménage un espace où le soignant ne succombe pas à un commandement, un impératif mais où il devient acteur, où il peut faire des choix et prendre des décisions. Il s’agit donc d’une rupture avec une éthique de conviction où l’agir serait gouverné par les seuls principes et valeurs — "je ne fais pas cela". C’est ainsi qu’il peut se consacrer à la question de l’interruption de traitement ; en envisageant d’abord l’ensemble des conditions de possibilité. Ce constat ainsi fait, une question s’impose d’elle-même : comment est-il possible de transgresser ce commandement qu’impose le visage, cette loi morale en matière d’interruption de traitement qui, d’emblée, l’interdit ?

 

Une responsabilité à définir

Le philosophe Hans Jonas propose dans une vision déontologique (9*) un modèle de responsabilité dite "naturelle". Elle se représente par la responsabilité parentale comme "l’archétype intemporel de toute responsabilité" [9]. Son caractère éthique est en lien avec la responsabilité, supposée comme innée, sans même qu’il y ait besoin d’affection ou de sympathie. Pour lui, ce qui oblige c’est la vie en soi. Ainsi, chez le nourrisson, ce n’est pas le visage mais la respiration (le souffle) comme signe de la vie qui nous commande de s’occuper de lui, d’assumer sa vulnérabilité, son inoffensivité et sa fragilité, sans même qu’il y ait besoin d’amour. Ainsi, le nouveau-né est source de devoir, c’est un vivant qui adresse un "on doit" à tous, de façon irréfutable. Le parallèle avec Chloé et son respirateur est saisissant : le soignant peut être pris du même type de responsabilité que le parent envers son enfant. En effet, pour les patients en fin de vie ou ceux qui expriment la volonté de ne plus vivre, tout se passe comme si la responsabilité naturelle l’emportait en regard de leur extrême vulnérabilité et fragilité. Spontanée, intuitive, brute, elle n’a pas besoin d’être interpellée, se présente et s’impose d’elle-même pour protéger le bien de ce monde conformément à la vocation soignante : la vie en soi. La distinction que les grecs faisaient de la vie dans l’Antiquité [10] nous aide à comprendre : le simple fait de vivre était nommée zôê alors que bios exprimait la façon de vivre d’un individu. À l’évidence, l’un ne peut aller sans l’autre ; respecter la vie humaine revient à considérer en même temps la vie dans son organicité comme zôê et dans sa réalisation comme bios. Le contraire révèlerait une négligence, un manque de délicatesse à l’égard de la nature humaine. En ce sens, il faut aussi être capable d’aller au-delà du sentiment de responsabilité naturelle pour pouvoir penser une réflexion aiguë et singulière en matière d’arrêt de traitement. Cela implique donc de penser une responsabilité qui engage le soignant vers l’avenir, dans ce qui correspond à "une charge que l’on assume, un poids que l’on prend sur ses épaules" comme l’énonce Ricœur [11]. Envisager l’arrêt d’une suppléance vitale est une "charge" certes, mais demeure inévitable. Le soignant doit finalement assumer une tension entre ce que cet agir requiert ; c’est-à-dire une aptitude particulière, un effort qui n’est pas inné qui l’engage, et le face-à-face avec autrui dont l’abstraction du visage est éminemment difficile. Patočka nous aide à préciser ce propos, notamment lorsqu’il souligne que "nous devons agir alors que nous ne savons comment le faire, que personne ne nous dégagera de cette responsabilité, et qu’il ne nous est pas licite de nous en dégager nous-mêmes, d’alléger notre tâche. Ainsi, rien ni personne ne pourra dégager les hommes de cette responsabilité" [12]. La décision, parce qu’elle est grave et irréversible, mais aussi parce sa responsabilité est engagée à travers elle, lui demande un véritable effort pour dépasser le cadre normatif des soins et repenser, re-fonder sa fonction. Il doit donc définir une nouvelle responsabilité qui n’est pas "naturelle" mais singulière et engagée pour autrui. Le moyen pour lui d’assumer cette responsabilité résiderait en sa capacité à se lier avec ses pairs, à son équipe. Et la collégialité serait une clé pour le comprendre.

 

En collégialité, la parole est action

À en croire Arendt et son concept d’action, agir est lié à l’inédit et demeure d’ordre politique car cela suppose d’avoir le courage de s'exposer dans le domaine public. L’homme qui agit ainsi fait face à l’inconnu et prend des risques en interrompant le sens inexorable des choses. De ce point de vue, l’action est ce qui apparaît comme la possibilité de créer une nouvelle culture de soins qui s’interroge et agit en regard des questions de limitation et d’arrêt de traitement. Ses déterminants sont au nombre de deux : l’initiative et la parole. Voilà pourquoi la liberté de conscience de cette infirmière est cruciale. La dyade parole-action permet à l’homme d’habiter pleinement le monde et de s’y insérer. Arendt dit à ce sujet : "les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action […] la violence brutale est muette" [13]. Avec eux, l’homme signifie, agit à partir de cette signification. La parole autorise une action sur le monde parce qu’elle médiatise la relation entre la conscience et le réel. Elle nous distingue, nous fait homme et caractérise les soignants. Pourvoyeuse de sens, elle lutte contre l’idée que les arrêts de traitement pourraient devenir banals, comme une constante propre qui transformerait le service en mouroir et le soignant en agent de "thanatorium". Ainsi, la parole, la capacité d’agir et d’entreprendre autre chose que l’attendu s’opposent fermement à la conception usuelle et moderne du soin, dont les points cardinaux seraient technique, ordre, constance et protocole. Au final, penser le soin en terme d’action revient à penser sa signification, refuser le déterminisme (10*), le conformisme et implique d’aller au-delà de la répétition mécanique des tâches. La particularité d’agir réside dans ce que l’action a d’exceptionnelle, d’unique et de singulier et semble la seule manière de penser ce qui paraît comme inacceptable. Son principe moteur est la confrontation des mots, le poids des éléments de langage, le choc des phrases, en outre la révélation d’une parole médiatrice. L’action n’est donc pas possible dans l’isolement et ne peut être saisie que dans le rapport avec les autres, au sein d’un espace de visibilité commun. Qui plus est que Arendt souligne que la parole est un marqueur identitaire, bien plus que ne l’est le corps [14]. Ainsi, dans l’action et la parole, les soignants font apparition au monde et dans l’univers soignant pour mieux habiter, vivre, assumer leur pratique. En ce sens, le soignant révèle ce qu’il est et affirme qui il est, sa singularité dans l’espace commun qu’est l’hôpital et le réseau des relations humaines. Au contraire, dans l’exécution froide et muette d’une tâche il ne peut se reconnaître sauf dans la position du robot, de l’opérateur, du technicien. Le refus d’un acte dépourvu de sens n’est-il pas un des motifs de l’appel de cette infirmière ? Elle demande simplement que la question soit envisagée sous l’angle de l’action et non celui de l’automatisme technicien. L’action a donc cette qualité d’être un garde-fou face à des pratiques déviantes, malfaisantes, irrespectueuses ou illégales. Elle conduit à la signification et s’inscrit dans un monde de relation qui considère celui qu’il doit soigner. Sans partage, la probabilité que le geste puisse être un geste euthanasique augmente considérablement. L’euthanasie est plus souvent réalisée en catimini, de façon solitaire, selon la décision d’un seul homme. C’est ce qui arriva au médecin urgentiste Nicolas Bonnemaison en 2015 lorsqu’il fut accusé d’avoir empoisonné sept patients en fin de vie de sa seule main. Devant la justice, le témoignage de Jean Leonetti (11*) ira reprocher à l’accusé de ne pas avoir détaillé sa démarche dans le dossier médical. Autrement dit, il lui reprocha de ne pas s’être ouvert à la publicité, à la collégialité. Et c’est là toute leur importance - nécessaire pour permettre de prendre conscience de ce que nous sommes en train de faire.

 

L’autonomie soignante à préserver

Si Chloé craignait pour l’expression et le respect de son autonomie (12*), l’action, en dépassant les dilemmes et les conflits, permet au contraire de produire une nouvelle manière de décider chez les soignants pour leur patients. Mais au-delà de cela, ils expriment d’abord et surtout leur autonomie qui est, comme l’énonce Ricœur, au fondement de l’estime de soi et de la réflexion éthique : "Ce qui est fondamentalement estimable en soi-même, ce sont deux choses : d'abord la capacité de choisir pour des raisons, de préférer ceci à cela, bref, la capacité d’agir intentionnellement ; c'est ensuite la capacité d'introduire des changements dans le cours des choses, de commencer quelque chose dans le monde, bref, la capacité d'initiative" [15]. Le vocable de cette infirmière s’attache à cette analyse de Ricœur. Nous saisissons qu’elle s’estime elle-même en même temps qu’elle estime ses actes et la qualité de l’univers des soins où elle loge. Ainsi, nous comprenons que cette parole n’est pas synonyme de fuite mais qu’elle est, comme Ricœur le nomme, déjà une "capacité d’initiative" qui vient mettre en branle le champ de l’exercice soignant. D’ailleurs, pour Arendt, la grandeur de l’homme figure en une capacité d’initiative, dans le courage de décider autre chose, de re-commencer. Le commencement peut être considéré pour elle comme une répétition de la naissance : "Le miracle qui sauve le monde […] de la ruine normale, "naturelle", c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir" [16]. Cette réflexion permet donc d’envisager l’action comme une ouverture sur le champ des possibles, sans pour autant renier le passé, et non comme processus d’accumulation. Agir ne s’apparente donc à rien d’autre que le courage toujours possible de changer les choses selon que l’homme a le pouvoir de décider, de faire des choix. De ce point vue, cette infirmière est celle qui a eu le courage de faire valoir sa parole parmi ses pairs et ses responsables pour dépasser le champ normatif de ses décisions, de ses actes. En usant de l’action, elle accepte l’idée de réaliser un geste qui n’est pas un soin. Car s’il est possible de le réaliser, il doit néanmoins remplir certaines conditions : qu’il soit exceptionnel, porteur de sens, débattu en équipe et réalisé après un examen rigoureux de la situation et des conditions avancées par la loi. Elle s’attache de facto à faire vivre la loi et lutte contre ceux qui voudraient l’appliquer sans analyse, sans débat, sans réflexion comme âmes esseulées adoratrices des protocoles, de l’application sourde des lois ou d’un quelconque texte légiférant l’euthanasie le feraient. Comprenons alors que si arrêter un traitement n’est pas impossible, il suppose néanmoins de l’audace, du courage et un véritable effort pour braver l’anéantissement de ce qui est de plus précieux aux soignants : le colloque singulier.

 

Conclusion

La parole est nécessaire dans l’agir soignant par cette grandeur, cette excellence qui la caractérise : la conciliation entre pensée et action dans un effort de créativité. Elle est un média et permet une synchronie à cet endroit où le geste d’interruption se contenterait de lui-même, comme auto-suffisant, solitaire, absolue. Interrompre un traitement sous l’égide de l’action se distingue donc radicalement du geste euthanasique par la pluralité des points de vue qui lui sont nécessaires, elle est le contraire d’une manifestation d’une toute puissance solitaire. Elle opère une union entre pensée et action, car penser sans agir s’apparenterait à de l’immobilisme, alors qu’agir sans penser alimenterait sans conteste l’obstination déraisonnable. En ce sens, la réflexion doit être portée à propos et tournée vers l’action à mener, pour opérer le glissement du cadre général de la loi vers l’extrême singularité d’une personne. Finalement, l’apparente contradiction des principes fondamentaux de la loi et des principes éthiques revêt aussi une complémentarité qui nous contraint et nous oriente vers une issue transcendante en conciliant finement les antagonismes. En effet, s’il est impossible de déroger à l’interdiction de tuer il est néanmoins possible d’interrompre des traitements vitaux. Ainsi, ne pas limiter ou arrêter un traitement inutile ou disproportionné serait tout aussi immoral que faire un arrêt de traitement euthanasique, pour provoquer la mort.

 

Au terme d’une évaluation fine et minutieuse, d’un travail admirable de dialogue et d’écoute, après de très nombreuses discussions croisées et nourries (avec la famille, les proches, les aidants, les soignants de proximité et jusqu’au dernier souffle avec Chloé), les soignants eurent le courage de cette décision menant à l’arrêt du respirateur.

 

Notes

1.    Loi n° 2016-87 du 2 février 2016 et décret n° 2016-1067 du 3 août 2016.

2.    Nous avons conservé l’anonymat de cette personne en lui donnant ce nom d’emprunt.

3.    Médecins, infirmier(e)s, aides-soignant(e)s, assistante sociale, kinésithérapeute, diététicien nutritionniste, étudiants, psychologues et cadre de santé.

4.    Location latine signifiant "d’abord ne pas nuire".

5.    En démocratie, la liberté de conscience est garantie par les pouvoirs publics en l'absence de trouble à l'ordre public. En France, la loi et la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 s’attachent à préserver cette liberté fondamentale par un régime de droit.

6.    Rationalité qui consiste à ordonner les moyens (connaissances scientifiques, techniques et managériales) en vue d’une fin, ce qui est parfois confondue avec l’éthique qui au contraire s’attache à remettre en cause ce type de rationalité.

7.    Young écrit : "les corps et le souci des corps doivent être intégrés à l’idéal d’une démocratie délibérative", op.cit., p. 319.

8.    Du grec Epiphaneia qui signifie "manifestation divine". Dans la religion chrétienne il s’agit de la fête de l’apparition de l’étoile qui a guidé les mages. Le mot grec phasis signifie "apparition".

9.    Ensemble de règles et de devoirs qui s’imposent à nous.

10.    Comme si tous les soins étaient strictement déterminés en vertu d’un principe de cause à effet, selon l’idée qu’à chaque mal correspond un remède, une technique, un soin, un protocole, une attitude.

11.    Député et médecin à l’origine des lois du 22 avril 2005 et du 02 février 2016.

12.    Elle écrira : "J’ai peur de ne pas être réellement entendue, acceptée, respectée dans mes souhaits profondément personnels". Cette conception de l’autonomie est aussi contemporaine d’un processus d’individualisation qui reconnait l’autonomie comme un "je" centré sur soi-même, mais qui peut être ébranlée et fragilisée par la maladie.

 

Bibliographie

[1] Rameix S., "Contraintes de l’état de droit et créativité morale du citoyen", in Congrès national de la Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs, Dijon, juin 2016.

[2] Habermas J., La technique et la science comme "idéologie", trad.. fr. Ladmiral J.-R., coll. Tel, Ed. Gallimard, [1973], 1990. p. 23.

[3] Iris Marion Young, "Communication et altérité. Au-delà de la démocratie délibérative" (1996) in Girard et Le Goff, La démocratie délibérative, anthologie de textes fondamentaux, Hermann, 2010.

[4] Arendt H., Condition de l’homme moderne, trad. fr. Fradier G., Calmann-Lévy, coll. Agora, [1958], 1983, p. 90.

[6] Levinas E., Totalité et infini, préface de l’édition allemande, Le Livre de poche, coll. "Biblio essais", [1971], 2014, p. 2.

[7] Idem, p. 80.

[8] Levinas E., Humanisme de l'autre homme, Le Livre de Poche, coll. "Biblio essais", Gallimard, 1987, p. 81.

[9] Jonas H., Le Principe responsabilité, Une éthique pour la civilisation technologique, coll. "Champs", Flammarion, 1979, 1995, p. 250.

[10] Agamben G., "Le pouvoir souverain de la vie nue", in Homo sacer, vol. I, Paris, Seuil, 1997, p. 9.

[11] Ricœur P., "Postface au Temps de la responsabilité", in Lectures 1. Autour du politique, Paris, Le Seuil, coll. "Points Essais", 1999, p. 283.

[12] Patočka J., Platon et l’Europe, Lagrasse, Verdier, 1983, p. 232.

[13] Arendt H., op. cit., p. 63.

[14] Arendt H., op. cit., p. 236.

[15] Ricœur P., "Éthique et morale", in Lectures 1, Autour du politique, Paris, Éd. du Seuil, 1991, p. 259.

[16] Arendt H., op. cit., p. 314.