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L’ambivalence chez le sujet anorexique

Par Samantha OLIÉRIC

Samantha OLIÉRIC exerce en tant qu’infirmière dans une unité dédiée à l’accompagnement des personnes souffrant de troubles du comportement alimentaire au sein du GHU Paris psychiatrie et neurosciences.

Article référencé comme suit :

Oliéric, S. (2025) « L’ambivalence chez le sujet anorexique » in Ethique. La vie en question, mai 2025.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

 

 

L’anorexie mentale est une maladie complexe à prendre en charge. Les nombreuses rechutes suivant l’hospitalisation et le fort taux de chronicisation montrent qu’il y a quelque chose qui échappe à la médecine. L’alimentation couplée à la psychothérapie et aux thérapeutiques médicamenteuses, est actuellement le traitement de prédilection pour la reprise de poids. Ce qui fait problème, c’est que cette reprise de poids, aussi nécessaire soit elle, est absolument insupportable pour ces jeunes femmes. Alors, dès qu’elles quittent l’hôpital, elles ne peuvent s’empêcher de remettre en œuvre leurs comportements délétères visant l’amaigrissement. Mais qu’est-ce que ces jeunes femmes recherchent vraiment ?

 

Des ambivalentes

Il y a d’abord la recherche du vide, cette sensation douloureuse mais extatique du creux de l’estomac. Cette douleur, c’est la marque du contrôle. En effet, s’il est difficile pour le commun des mortels de supporter la faim, il est chez ces jeunes femmes la manifestation agréable de l’assujettissement du corps à l’esprit. La plupart des gens prennent du plaisir à remplir ce vide en mangeant mais elles, elles trouvent du plaisir à le maintenir, et ce jusqu’à l’anéantissement même de la sensation de faim.

Cette recherche est mystérieuse somme toute car s’il peut être simple de concevoir que l’addict ne  puisse se passer du produit dont il se remplit à des fins d’apaisement, il est plus difficile de comprendre pourquoi le sujet anorexique ne peut se passer du vide qu’il impose à son estomac. En réalité, il faut comprendre ici que ce n’est pas tant le vide qui est recherché que le contrôle : contrôle du corps, contrôle des besoins vitaux, contrôle des désirs etc. Mais si ce contrôle est absolu dans les débuts de la maladie, très rapidement, il devient incontrôlable et le sujet, ne contrôlant plus son contrôle, tombe alors dans les affres de l’addiction : désir puissant de mettre en œuvre les comportements anorexiques tels que le jeûne ou l’hyperactivité physique malgré les conséquences néfastes sur le corps, modification de l’équilibre émotionnel, perturbation de la vie personnelle, professionnelle et sociale.

Cependant, il faut noter que l’anorexie mentale se différencie des autres addictions comportementales en cela qu’il n’y a pas la perte directe du contrôle chez le sujet. En effet, contrairement au sujet alcoolique ou au joueur pathologique, le sujet anorexique contrôle. C’est en cela également que l’on peut différencier anorexie mentale et boulimie bien qu’il faille souligner l’existence d’importantes accointances, lesquelles mènent souvent le sujet anorexique à tomber dans les méandres de la boulimie se caractérisant par l’alternance de pertes de contrôle et de compensations telles que l’hyperactivité physique, la restriction alimentaire ou encore les vomissements.

Dans les débuts de la maladie, la jeune femme vit des moments d’allégresse où le contrôle qu’elle exerce sur son corps est chose aisée et enivrante. Elle a l’impression que par le biais de son esprit, elle peut contrôler son corps et ses désirs. Elle ne souffre pas, au contraire, elle se sent en pleine santé, prête à conquérir le monde grâce à ce corps plus léger et véloce. C’est la phase du déni. Mais très vite, et c’est en cela que le comportement devient pathologique, elle ne décide plus de contrôler. L’apparente autonomie acquise laisse place à une situation d’hétéronomie, laquelle transforme la jeune démiurge en un pantin manipulé par la maladie. Et de sa petite voix elle lui dit : « Tu ne mangeras point », « Tu feras 30 000 pas aujourd’hui », « Tu compteras chaque calorie ingurgitée ».

Le déni est dangereux mais il admet une certaine liberté, celle de croire que l’on n’est pas malade. Lorsque le diagnostic s’impose et que les yeux finissent par se déciller, il est difficile de continuer à s’illusionner. C’est le temps de l’ambivalence qui commence alors, obligeant les malades à faire un choix, celui de continuer les comportements délétères ou de les arrêter. Et qu’il est difficile de faire ce choix d’apparence si simple et logique !

L’ambivalence est un supplice parce qu’il y a à la fois adhésion à l’idée que l’on est malade et le désir de ne pas le savoir. Une fois que le déni est levé, il est en effet impossible d’échapper à cette idée obsédante : « Je suis malade ». Le déni protège de la souffrance d’une certaine manière tandis que l’ambivalence y expose. Toutefois, soulignons que l’ambivalence est préférable au déni en cela que si le déni se prolonge, il empêche tout espoir de guérison.

Il nous semble que la plupart de ceux qui se sont intéressés à l’anorexie mentale n’ont analysé qu’une facette de la maladie, celle que les jeunes femmes montrent en permanence et que l’on pourrait nommer « la partie ascétique ». C’est la part de l’anorexie qui fascine : rejet du corps, rejet des désirs charnels, désir de pureté etc. Mais en se focalisant sur celle-ci, on en vient à oublier le désir viscéral de guérir qui gronde et qui font de celles qui l’éprouvent, des  ambivalentes. Rares sont celles qui, restant définitivement dans le déni, épouseront l’anorexie mentale avec joie et détermination. Nombreuses sont les ambivalentes, celles qui s’épuiseront à vouloir faire taire le mal qui les ronge.

 

Faire face à l’ambivalence

L’ambivalence est difficile à concevoir dans le milieu du soin notamment parce que les soignants attendent du patient désireux de guérir qu’il mette en œuvre ce que le médecin lui a prescrit pour aller mieux. C’est rarement le cas pour ces jeunes femmes malgré leur volonté de guérir. En hospitalisation, il arrive très fréquemment de trouver les patientes en train de faire de l’activité physique à l’abri des regards, d’essayer de cacher leur beurre sous la table ou bien de vider leur poche d’alimentation dans les toilettes, et ce, malgré leur apparent consentement à recevoir des soins. Les soignants, dépossédés de leur capacité à soigner, peuvent finir par se forger des préjugés concernant ces jeunes femmes. La plupart du temps, ils se disent que « les anorexiques » ont tendance à mentir, à cacher, à manipuler etc., comme si finalement, les conséquences de la maladie étaient le problème originel. Mais si elles cachent, manipulent, mentent, n’est-ce pas simplement parce que le traitement mis en œuvre les y a poussées ? Le patient souffrant d’effets secondaires trop importants liés à son traitement médicamenteux va généralement demander à l’arrêter ou à le modifier, ce qui, le plus souvent, sera rendu possible par le médecin. Est-il réellement étonnant que les patientes suivies pour un trouble alimentaire demandent cette faveur ? Ne devrions-nous pas prendre au sérieux leur demande ? Ce qui semble admettre l’évidence d’une réponse est bien plus complexe que cela car le sujet anorexique vit sous le joug de l’addiction, ce qui altère en partie sa faculté de juger.

L’addiction c’est « la perte de la liberté de s’abstenir (1) ». Cette définition fut donnée par Pierre Fouquet, médecin et père de l’alcoologie à propos de la dépendance à l’alcool mais elle est applicable à toute addiction. S’il y a perte de liberté, il y a aussi la perte de capacité à choisir. Or, pour le dépendant, ne pas pouvoir choisir c’est souvent, en définitive, plonger dans son addiction. Le soignant doit donc pouvoir aider le patient à faire le meilleur choix possible, tout en essayant de l’accompagner sur le chemin qui mène à l’autonomie. Oui, mais comment ? Il nous semble qu’avant de pouvoir relever ce défi, il faudrait déjà faire face à l’ambivalence du malade et y répondre. Prenons le cas de Marie.

Marie a 35 ans. Elle est cheffe d’entreprise et vit seule dans son appartement. Elle souffre d’anorexie restrictive depuis une dizaine d’années. C’est la deuxième fois qu’elle intègre le service. Au cours de l’entretien de suivi infirmier, elle nous demanda la chose suivante : « Fliquez-moi. » Ayant à cœur de respecter l’autonomie des patients, nous fûmes surpris et même désarçonnés par la demande de cette jeune femme qui était loin d’être sarcastique. Était-ce, malgré elle, un pied de nez au principe d’autonomie ? Pas vraiment. En réalité, cette demande n’était, semble-t-il que l’expression d’une ambivalence extrême, penchant ce jour-là vers l’envie de s’en sortir. Alors oui, dans cette interprétation de la situation, l’injonction « fliquez-moi » prend tout son sens. « Fliquez-moi pour que je mange », « fliquez-moi pour que je reprenne du poids », « fliquez-moi pour que je m’en sorte ». Seulement, on ne se rétablit pas en étant surveillé tel un prisonnier et on ne soigne pas en surveillant tel un geôlier. Cette demande nous intéressa cependant car elle mit en lumière le rôle dans lequel le soignant peut être projeté malgré lui s’il ne prend pas garde de rester égal à lui-même et constant. L’exercice n’est pas simple car on a tôt fait de perdre constance et patience face à ces jeunes femmes ambivalentes qui, du jour au lendemain, formulent des demandes paradoxales : « Je ne veux ni que vous m’aidiez, ni que vous ne m’aidiez pas », « Je ne veux ni être fliquée, ni ne pas être fliquée », « Je ne veux ni manger, ni ne pas manger ».

Le « Je ne veux ni…Ni ne pas » est aussi tragique pour celui qui l’éprouve que pour celui qui le constate. Les soignants comme les proches se retrouvent, bien souvent malgré eux, pris dans ce jeu de bascule incessant et déconcertant. Pour y échapper, ils prennent alors une posture ferme de surveillant ou bien ils abdiquent, ce qui est loin d’être la solution.

 

Univocité contre ambivalence : une préférence des professionnels qui peut être discutée

Emprunté de l’allemand Ambivalenz, composé à l’aide du latin ambi, « tous les deux », et valentia, « puissance, valeur », l’ambivalence est le fait d’éprouver simultanément deux sentiments opposés à l’égard d’un même et seul objet. Loin d’être considérée comme une vertu, l’ambivalence est souvent peu appréciée parce qu’elle déstabilise. L’ambivalent, parce qu’il est instable, a tôt fait d’être perçu comme incertain, insaisissable, mystérieux, ambigu et même duplice. Pourtant, l’ambivalence n’est pas la duplicité. Du latin, duplicitas, la duplicité est « l’état de ce qui est double ». Est duplice le « fourbe » qui, intentionnellement, affecte des sentiments ou des idées qu’il n’a pas afin de duper son prochain. L’ambivalent ne cherche pas à tromper l’autre. Il cherche plutôt en autrui l’aide qui lui permettra de faire son choix afin de retrouver l’apaisement, car l’ambivalent est un in-tranquille. Sans cesse charrié entre un sentiment et son opposé, une idée et son inverse, il vit au rythme infernal de ces fluctuations incessantes et demeure en guerre.

 À l’ambivalence, on préfère généralement l’univocité à laquelle il est plus aisé de répondre puisqu’elle n’admet qu’une seule voix. Il y a dans nos services de soin des patients univoques qui font montre d’un déterminisme sans faille dans leur quête de guérison. Ce sont ces patients que l’on considère comme étant « de bons patients ». D’abord parce qu’ils acquiescent à tous les soins proposés, ensuite parce qu’ils acceptent docilement d’être dirigés, enfin parce qu’ils admettent toujours qu’ils sont malades. Ce sont ceux-là mêmes qui s’accrochent aux soins comme à un rocher, croyant ainsi être sauvés de l’abîme qui se déploie sous leurs pieds. Il faut s’inquiéter de cette apparente univocité, surtout lorsqu’elle perdure. Elle révèle souvent une dépendance à l’institution et une difficulté à s’autonomiser. Les soignants sont perçus comme des sauveurs disposant de toutes les solutions aux problèmes rencontrés par le malade, lequel en devient incapable d’agir en l’absence de ces derniers. Si cette compliance facilite l’acceptation des soins, il faut s’en méfier parce qu’elle traduit l’anéantissement de la disposition à s’opposer à autrui, ce qui dans une certaine mesure est un frein à l’autonomisation et donc au rétablissement.

 

Éros et Thanatos : une réduction de l’ambivalence qui perd la complexité ?

Bleuler, psychiatre suisse, fut le premier à avoir défini le concept d’ambivalence en 1910. Ses études concernant les patients atteints de schizophrénie lui permirent de mettre en évidence un symptôme majeur à ses yeux (aujourd’hui disparu de la sémiologie psychiatrique de ce groupe de maladies) qu’il nomma ambivalence.

Bleuler définit l’ambivalence comme étant la coexistence d’une idée et de son opposé, celle-ci étant si puissante qu’elle crée un véritable blocage chez le malade entraînant une paralysie, un apragmatisme (2) voire une catatonie (3). Il classa l’ambivalence parmi les symptômes fondamentaux de la schizophrénie puisque d’après lui, elle se produisait lorsque les processus associatifs étaient bloqués à la manière d’un court-circuit sous l’effet d’une scission.

Freud reprendra l’idée d’ambivalence en l’analysant au travers de sa conception psychanalytique. Après diverses élaborations et théorisations, il fera de la notion d’ambivalence un véritable concept métapsychologique (4), caractérisant l’ambivalence de « pulsionnelle ». Pour lui, l’ambivalence est la coexistence chez l’homme de différentes pulsions dont les pulsions de vie et les pulsions de mort. Il définit la pulsion (5) comme un concept limite entre le psychique et le somatique : « La pulsion est le représentant psychique d’une source d’excitation endosomatique produisant un flux continu, à la différence du « stimulus » qui est produit par une excitation isolée et provenant de l’extérieur (6). » Cela signifie que la pulsion est une poussée, un mouvement constant émanant « de l’intérieur », c’est-à-dire du corps, et que le psychisme doit traiter et équilibrer en permanence. En effet, Freud considère que la pulsion ne provient pas du monde extérieur mais bien de l’intérieur de l’organisme lui-même. Afin d’étayer son propos sur l’origine des pulsions, Freud compara la pulsion à l’excitation, en prenant soin de les distinguer.

L’excitation, concept issu de la physiologie, provient d’un stimulus apporté depuis l’extérieur au tissu vivant et est évacué vers l’extérieur par le biais d’une action. Il y a donc tension puis apaisement. La pulsion « n’agit jamais comme une force d’impact ponctuelle, mais toujours comme une force constante. Comme elle n’attaque pas de l’extérieur, mais depuis l’intérieur du corps, aucune fuite ne sert à quoi que ce soit à son encontre (7). » La pulsion est donc une force constante à laquelle il est impossible d’échapper puisqu’elle est en nous.

D’après lui, les pulsions de vie (Éros) se rattachent à l’acte de création (8). Ce sont toutes les pulsions dont le but va être l’autoconservation et la conservation de l’espèce. Il définit dans un second temps la pulsion de mort comme étant la tendance de l’être vivant à vouloir revenir à l’état inorganique, à vouloir supprimer la « tension interne excitante ». En ce sens, pulsions de vie et pulsions de mort seraient absolument indissociables. Ce qui fait problème, c’est que ces deux forces antagonistes cherchent constamment à nous attirer d’un côté comme de l’autre, créant ainsi une intranquillité constante pourvoyeuse de troubles psychiques.

Cette théorie des pulsions est intéressante en ce sens qu’elle permet de se figurer l’ambivalence comme étant la coexistence de deux principes opposés créant une tension permanente à laquelle il est impossible d’échapper. Néanmoins, Freud voulant faire de la métapsychologie une science, il s’évertua à démontrer l’origine purement biologique des pulsions, évacuant ainsi la dimension mythique de sa théorie. Pourtant, c’est bien de la cosmogonie d’Empédocle qu’il s’inspira.

Empédocle se représentait l’univers comme un drame gigantesque fait de quatre éléments (terre, eau, air et feu) produisant le changement en se mélangeant ou se séparant par l’action de deux forces, celle de la Discorde (Neikos) et celle de l’Amour (Philia) que Freud renommera respectivement Thanatos (9) et Éros. Freud, bien qu’il reprît l’opposition ontologique d’Empédocle, réduisit sa conception à une « fantaisie cosmique » expliquant qu’en réalité, les mythes ne sont que des projections de l’inconscient (10).

 Même si nous pouvons convenir qu’il existe des éléments biologiques à l’origine des pulsions de l’homme, n’est-il pas regrettable de réduire les pulsions de vie à un désir d’autoconservation et de perpétuation de l’espèce ?  Il nous semble que l’homme est un être plus complexe que cela et que son ambivalence peut s’expliquer autrement que par la coexistence de pulsions opposées qui seraient purement immanentes. N’y a-t-il pas quelque chose qui transcende l’être humain et qui crée ce conflit permanent ?

En outre, il nous semble que l’argument qui consiste à dire que les pulsions de mort ont pour origine le désir de revenir à l’état inorganique n’est pas satisfaisant si l’on s’en tient au domaine de la biologie. En effet, Freud déclara que ce que désire la vie c’est le retour à l’inorganique et donc à la mort sans pour autant pouvoir l’expliquer clairement. Ce qu’il dit être la volonté du retour à l’inorganique, n’est-ce pas en réalité la volonté d’un retour à l’âme ? Nous pouvons imaginer que Freud nous aurait répondu que la psychanalyse est une science et que « l’âme » étant une notion métaphysique, elle n’a pas lieu d’apparaître dans son travail.

En traçant le trait d’union entre le corps et le psychisme, Freud chercha à convaincre ses lecteurs qu’il s’appuyait avant tout sur les domaines de la physiologie et de la biologie, domaines considérés comme concrets et sérieux. Mais c’est s’imposer les limites du réel, lesquels empêchent sa théorie de se déployer complètement. Pourtant, lui-même admettra en 1933 que sa théorie des pulsions se rapproche davantage du mythe que de la science : « La théorie des pulsions est, pour ainsi dire, notre mythologie. Les pulsions sont des êtres mythiques, formidables dans leur imprécision. Nous ne pouvons dans notre travail faire abstraction d’eux un seul instant et cependant nous ne sommes jamais certains de les voir nettement (11). » Plutôt que de se brider à expliquer scientifiquement l’ambivalence, ne faudrait-il pas laisser à la poésie la possibilité d’illustrer cette tension inhérente à l’homme ?

 

Le dilemme ontologique rendu poétiquement

Paul Valéry rend compte d’un dilemme ontologique dans « La jeune Parque » :

Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure

Seule, avec diamants extrêmes ?… Mais qui pleure,

Si proche de moi-même au moment de pleurer ?

 

Cette main, sur mes traits qu’elle rêve effleurer,

Distraitement docile à quelque fin profonde,

Attend de ma faiblesse une larme qui fonde,

Et que de mes destins lentement divisé,

Le plus pur en silence éclaire un cœur brisé (12).

Perdue dans l’obscurité, la jeune Parque s’éveille angoissée au bord de la mer et s’interroge : « Qui pleure là ? ». Croyant naïvement entendre les murmures du vent, elle découvre peu à peu que c’est sous son crâne que la tempête se prépare. Elle sent que deux destins s’offrent à elle et qu’elle va devoir faire un choix. Par le biais de son tragique monologue, elle nous apprend que c’est dans son sommeil dont elle vient de se réveiller que jaillit le dilemme. Elle continue de se questionner, essayant de comprendre quel crime a pu être commis alors qu’elle dormait si paisiblement. Que s’est-il donc passé en cette nuit ?

J’y suivais un serpent qui venait de me mordre.

Quel repli de désirs, sa traîne !… Quel désordre

De trésors s’arrachant à mon avidité,

Et quelle sombre soif de la limpidité !

 

Ô ruse !… À la lueur de la douleur laissée

Je me sentis connue encor plus que blessée…

Au plus traître de l’âme, une pointe me naît ;

Le poison, mon poison, m’éclaire et se connaît :

Il colore une vierge à soi-même enlacée,

Jalouse… Mais de qui, jalouse et menacée ?

Et quel silence parle à mon seul possesseur (13) ?

Elle se rappelle alors avoir suivi un serpent, métaphore du désir, lequel venait de la mordre. C’est par son réveil qu’elle cessa donc de suivre l’objet du désir, ce serpent duplice la menant sur le chemin de l’impureté. Mais qui donc l’a réveillée ? Qui donc l’a sauvée de ces désirs inconscients ? Elle comprend que c’est elle-même qui s’est empêchée de suivre le malin serpent et découvre, fière, la force de son âme capable de rejeter ses désirs charnels.

Elle nous dévoile l’objet de son tourment, le dilemme qui s’impose à elle depuis qu’elle s’est réveillée : choisir entre son « destin spirituel » et son « destin charnel », entre l’élévation de son âme et l’assouvissement de ses désirs. La jeune Parque, avide de lucidité et de pureté choisit son sort spirituel. C’est alors que sourd un péché peut-être plus grand que celui qu’elle cherche à fuir ; réussissant à dominer ses désirs et cette part d’animalité tant détestés, elle laisse venir l’orgueil démesuré, dévastateur. Elle cherche la maîtrise d’elle-même au point d’en tuer son innocence. « Adieu, pensai-je, MOI, mortelle sœur, mensonge (14). » Elle tue la petite jeune fille qu’elle était autrefois, cette petite jeune fille vivant en harmonie avec la nature, avec sa nature. Elle tue le bonheur de vivre simplement, libre, insouciante. Elle enfouit profondément ses désirs, pensant les abolir et pourtant, ils sont là, ourdissant leur sublime réapparition et alors elle se souvient :

À la lumière ; et sur cette gorge de miel,

Dont la tendre naissance accomplissait le ciel,

Se venait assoupir la figure du monde.

Puis, dans le dieu brillant, captive vagabonde,

Je m’ébranlais brûlante et foulais le sol plein,

Liant et déliant mes ombres sous le lin.

Heureuse ! À la hauteur de tant de gerbes belles,

Qui laissais à ma robe obéir les ombelles,

Dans les abaissements de leur frêle fierté

Et si, contre le fil de cette liberté,

Si la robe s’arrache à la rebelle ronce,

L’arc de mon brusque corps s’accuse et me prononce,

Nu sous le voile enflé de vivantes couleurs

Que dispute ma race aux longs liens de fleurs (15) !

Elle était heureuse la petite fille à la gorge de miel au milieu des fleurs ! Elle était heureuse d’habiter le monde terrestre, de fouler ce sol lui rappelant tout le poids de son petit corps plein de vie. La ronce déjà venait exposer ce corps parfois oublié… Et là, dans l’extase du bonheur de vivre, elle se souvient avoir vu son ombre, cette ombre annonçant déjà la mort.

Vers mes sens lumineux nageait ma blonde argile,
Et dans l’ardente paix des songes naturels,
Tous ces pas infinis me semblaient éternels.
Si ce n’est, ô Splendeur, qu’à mes pieds l’Ennemie,

Mon ombre ! la mobile et la souple momie,
De mon absence peinte effleurait sans effort
La terre où je fuyais cette légère mort
(16).

La jeune Parque de Valéry, loin d’être univoque, ondoie, serpente, va et vient au gré de ses souvenirs. Elle balance incessamment entre le terrestre et le spirituel, entre corps et âme, entre la vie et la mort. Et puis, fatiguée par cette ambivalence subie, elle se dit qu’elle pourrait bien couper le fil pour que cesse enfin le tourment. Elle adopte alors une attitude souveraine, narguant orgueilleusement ses désirs, pensant être capable d’y résister même s’il faut en mourir. Elle nie ce corps dont « l’exécrable harmonie » l’horrifie. Par hubris, la jeune Parque veut mourir. Elle songe alors à se laisser glisser du rocher sur lequel elle s’était réveillée mais soudain le jour se lève et les premiers rayons du soleil lui font voir que malgré cette nuit agitée, malgré l’anéantissement de ses désirs, malgré ses atermoiements, elle demeure la même Parque angoissée, immuablement tourmentée par ce dilemme ontologique. Mais doit-elle vraiment choisir ? Pourquoi, dans l’exaltation de son tourment, ne trouve-t-elle pas d’autre issue que la mort ?

Tout comme la jeune Parque, les jeunes femmes anorexiques incarnent cette tension, ce duel entre corps et âme, et que chacun a déjà pu expérimenter plus ou moins violemment au cours de sa vie. Céder à ses désirs ou les enfouir ? Le malheur de la jeune Parque est que, croyant pouvoir faire le choix du plus pur destin, autrement dit, celui de la vie spirituelle, elle se voit trébucher à plusieurs reprises, se rattraper mais finir par tomber dans l’impossibilité de choisir, impossibilité la menant à l’envie de se suicider.

Valéry, avec la force du poète, mit en lumière cette déchirure ontologique propre à l’humain contrairement à Freud qui réduisit l’ambivalence à un conflit entre le désir d’autoconservation (pulsions de vie) et le désir de revenir à un état inorganique (pulsions de mort), évitant d’explorer l’aspect métaphysique du désir de retour à l’inorganique. Valéry le fit nous semble-t-il. En effet, par ce poème surgit le choix de l’homme entre le spirituel et le charnel.

 

Le sujet anorexique entre l’ange et la bête

 Pascal nous dit : « La nature de l’homme n’est pas d’aller toujours, elle a ses allées et venues » (17).  L’homme est instable. Il est toujours pris entre deux feux : celui du Bien et celui du Mal, celui de la raison et celui des passions, celui du corps et celui de l’esprit, ce qui le rend fragile et enclin à faire le contraire de ce qu’il désire. Les pathologies addictives telles que les troubles du comportement alimentaire accentuent ce trait, notamment lorsque le sujet décide de rentrer dans le processus de soin. D’un côté le Bien représenté par l’arrêt du comportement délétère, de l’autre le Mal représenté par la poursuite de celui-ci. Le sujet alcoolique sait qu’il doit arrêter l’alcool pour ne pas développer d’hépatite et le joueur pathologique sait qu’il doit arrêter d’aller au Casino pour ne pas se ruiner. Mais ce qui est une évidence pour ces dépendants-là ne l’est pas pour les patientes souffrant d’anorexie mentale. Il y a une ambiguïté dans la représentation de la nourriture et de tout ce qui a trait aux plaisirs charnels au sein de nos sociétés, fomentant l’idée qu’un corps maigre est la manifestation d’un contrôle de soi, tandis qu’un corps gros est celle d’une faiblesse de volonté.

Malgré l’apparente continence du sujet anorexique, il n’en demeure pas moins que le lien qu’il tisse à son corps est un lien passionnel : lorsque le corps obéit, il l’adore mais lorsqu’il se rebelle, il le déteste. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les personnes souffrant d’anorexie mentale sont des passionnées. Voulant se défaire de ce trait qui les rebute, elles renforcent leur adhésion aux comportements anorexiques, croyant échapper à cette relation passionnelle.

« L’homme n’est ni ange ni bête et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête (18) » écrivait Pascal. Mais qu’est-ce que la bête sinon l’homme sans raison ? Et qu’est-ce que l’ange sinon l’homme sans corps ? Ainsi, pour Pascal, qui prétend à n’user que de sa raison finit par faire le lit des passions ; celui qui rejette sa part d’animalité finit par s’y vautrer. Cet aphorisme nous rappelle ces jeunes femmes qui veulent « faire l’ange » en rejetant les besoins de leur corps, croyant à tort qu’ils sont l’apanage des bêtes ; plus elles les rejettent en s’affamant et plus elles nourrissent le manque qui les accable, exaltant ainsi leurs troubles au profit de la maladie.

À ce malheur s’ajoute la dépendance aux comportements compensatoires, lesquels s’immiscent sournoisement et aggravent la situation puisqu’elle contribue à altérer le jugement. Johann Caillard dira ainsi :

Le discernement entre le bien et le mal dans la confrontation à l’objet de dépendance est affecté. […] L’homme passionné est donc en capacité d’analyser et d’établir des démonstrations, mais il raisonne mal. Il est aveuglé, obnubilé, guidé par l’objet de sa passion. Cet objet devient le point d’ancrage d’un désir exacerbé, nourri inconsciemment par l’imagination. Le raisonnement se construit, s’étaye donc sur une illusion (19). 

On retrouve chez les jeunes femmes souffrant de TCA un renversement des valeurs afférentes aux questions de l’alimentation et de tout ce qui a trait au corps. Ainsi, elles considèrent que l’amaigrissement, le jeûne, l’hyperactivité physique se rapportent à de hautes valeurs morales tandis que la prise de poids, l’inactivité et simplement manger seraient des vices. Si le jugement du passionné est altéré, il faut préciser que cette altération est passagère. Le raisonnement se construit bel et bien sur une illusion mais passé le déni, le sujet prend conscience du leurre. Le sujet anorexique sait parfaitement que son raisonnement est fallacieux, seulement, il n’arrive plus à s’en détacher. Ainsi, il demeure contrarié, ne sachant quel chemin choisir.

Guerre intestine de l’homme entre la raison et les passions. S’il n’avait que la raison sans passions… S’il n’avait que les passions sans raison… Mais ayant l’un et l’autre, il ne peut être sans guerre, ne pouvant avoir la paix avec l’un qu’ayant guerre avec l’autre : ainsi il est toujours divisé, et contraire à lui-même (20).

Dans le recueil qui a été fait de ses pensées, Pascal décrit l’homme comme étant un être tenant le milieu entre l’ange et la bête, entre grandeur et misère. Il n’est ni ange ni bête parce qu’il est les deux à la fois ; ayant un corps, il ne peut pas être seulement un ange et ayant la raison, il ne peut pas être seulement une bête. Pascal voit en l’homme un monstre incompréhensible qui doit reconnaître ce qu’il est vraiment. « Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre (21). »

 D’un côté, Pascal voit la déchéance de l’homme corrompu par sa nature et son attachement aux biens terrestres, de l’autre la grandeur que représente sa raison. Ainsi, il peut aussi bien se rendre égal à l’ange qu’il peut se rendre égal à la bête. D’après lui, l’homme subit sans répit cette ambivalence à laquelle il ne peut échapper et son grand malheur, pour ne pas dire son absurdité, réside dans le fait que s’il néglige cette double nature et ne reconnaît que sa grandeur, il en devient encore plus misérable. Rappelons-nous la jeune Parque à la gorge de miel qui crut un instant pouvoir maîtriser ses désirs et devenir un ange. Ivre d’orgueil, elle finit par choir de son propre piédestal, la poussant à désirer la mort. 

 

Conclusion

On croit souvent que les personnes anorexiques oscillent entre l’envie de guérir et l’envie de demeurer malades. Il nous semble plutôt que c’est l’envie de s’affranchir des biens terrestres et de tout ce qui a trait à la chair qui les pousse à poursuivre leurs comportements qu’elles savent pourtant délétères. Pour ces jeunes femmes, plus que pour quiconque, le rapport au corps est pétri de moralité. Elles voient dans l’alimentation un risque de nourrir le vice qu’elles présument déjà être en elles par le simple fait qu’elles aient un corps.

L’anorexie mentale induit une grande souffrance, ce qui en fait une véritable pathologie mais il faut pouvoir suspendre l’approche purement psychiatrique pour faire apparaître ce qui se cache dans cette façon d’être au monde. Ce mal d’être, cette « ontophobie mystérieuse », devrait mener les soignants à la plus grande prudence lorsqu’ils accompagnent ces jeunes femmes. Il ne faudrait pas croire que les découvertes et vérités scientifiques expliquent tout. L’anorexie est et demeurera un mystère, et il nous semble que le mystère ne se laisse approcher que par la prudence, la douceur et l’humilité.

 

 

Références bibliographiques :

  1. Fouquet P. « Réflexions cliniques et thérapeutiques sur l’alcoolisme », in L’Évolution psychiatrique, 16/2, 1951, pp. 231-251.
  2. Du grec pragma, -atos (action d'entreprendre), l’apragmatisme est un symptôme psychiatrique se traduisant par une incapacité à entreprendre des actions.
  3. Le syndrome catatonique associe des signes moteurs, comportementaux et neurovégétatifs allant de l’inactivité à l’hyperactivité.
  4. Ensemble des concepts théoriques formulés par la psychanalyse.
  5. Emprunté du latin pulsio, « action de pousser, repousser », lui-même dérivé de pellere, « mettre en mouvement, pousser ».
  6. Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », [1905] 2014, p. 105.
  7. Freud S., Pulsions et destins des pulsions, Paris, Editions Payot & Rivages, 2018, p. 61.
  8. Dans le sens d’acte sexuel.
  9. On ne trouve dans aucun écrit le nom de Thanatos mais Freud l’aurait évoqué oralement.
  10. Nicolaïdis G., « Freud et Empédocle. Pulsions de vie, pulsions de mort, amitié et discorde », in Revue française de psychanalyse, 2009/4 (Vol. 73), p. 1037-1054.
  11. Freud S., « Angoisse et vie pulsionnelle », in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, coll. « Folio », [1933] 1984, p. 129.
  12. Valéry P., « La jeune Parque » [1917], in Oeuvres de Paul Valéry, Paris, Editions de la N.R.F., 1933, p. 59.
  13. Id., p. 61.
  14. Ibid., p. 65.
  15. Ibid., p. 66.
  16. Ibid., p. 67.
  17. Pascal B., Pensées. Texte établi par Léon Brunschvicg, Paris, Garnier-Flammarion, [1897] 1976, n°354-27, p. 150.
  18. Id., n° 358-678, p. 151.
  19. Caillard J., L’addictologie palliative : de la créativité d’un concept nomade, Thèse de philosophie pratique, Université Gustave Eiffel, avril 2023, p. 54.
  20. Pascal B., op. cit., n° 412-621. p. 161.
  21. Id., n°418-121, p. 161.