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L’addictologie palliative

Les nouveaux concepts produits par l’Ecole éthique de la Salpêtrière :

Les nouveaux concepts produits par l’Ecole éthique de la Salpêtrière :

"L’addictologie palliative"


C’est Johann Caillard qui en 2012 a développé ce concept.

Johann Caillard exerce dans le champ des addictions depuis treize ans, d’abord comme infirmier puis comme cadre de santé dans une unité hospitalière de traitement des addictions à Chalons en Champagne.

Soins palliatifs ?

Johann Caillard a développé en 2012 le concept d’ "addictologie palliative". De quoi s’agit-il ? On sait que l’expression de "soins palliatifs" s’est développée pour rendre compte de types de soin qui ne sont plus focalisés sur l’aspect curatif et qui pourtant ont leur légitimité : si la médecine ne peut plus guérir la personne en fin de vie, elle peut et elle doit l’accompagner jusqu’au bout, en visant s’il y a lieu à réduire le niveau de douleur du patient.         Dans le champ de l’addictologie nous ne sommes habituellement pas là. Le paradigme, et cela est également légitime, est celui de l’accompagnement vers la guérison, guérison toujours relative, car la seule connue face à l’alcoolisme est l’abstinence : "dans le champ de la dépendance aux produits, aux substances dites psychoactives, l’abstinence reste incontournable" (Caillard, 2012 : 10).

 

Des hospitalisations répétées

        Le modèle de la guérison fonctionne dans bon nombre de cas, mais comme le montre Johann Caillard, on bute sur certains types de patients, qui, à la manière du Bartleby de Melville, s’ingénient à rendre impossible toute guérison : "Accompagner un dépendant, dans le sens des addictions, dans son parcours de soins nécessite à différentes étapes de travailler entre autres, le déni, la demande et l’adhésion. Certaines personnes de par leurs carences, leurs failles, leurs choix de vie, ne s’inscrivent pas dans notre processus soignant préétabli, celui de l’abstinence" (5).    Johann Caillard donne l’exemple de Patrick, 41 ans, toxicomane et alcoolodépendant. Ce dernier semble demander à l’équipe de l’accompagner dans ce qui leur apparaît comme une impasse thérapeutique. Il les confronte à une absence de demande et de désir de changement de son mode de vie, tout en reconnaissant qu’il souffre. "Dans notre discipline, nous reprenons le terme du champ médicosocial d’accompagnement. Il peut paraître inadéquat dans ce type de situation car il sous-tend d’aller avec lui dans une direction commune et non contre lui dans des directions opposées. Dans la situation clinique, Patrick met en danger les autres personnes hospitalisées et l’équilibre du service. Par usure il nous contraint à lever la contrainte le laisser se maintenir dans son choix de vie. Mais pouvons-nous utiliser ce terme de choix tant la passion semble prendre le dessus sur la raison. Devons-nous abandonner, l’abandonner à "sa décision" ?" (6). Le projet de Patrick semble être - car non clairement exprimé - de vivre chez lui sans autre compagnie que le toxique. En même temps il est satisfait de son séjour dans le service d’addictologie. "Il se positionne dans une passivité active dans le sens où il est acteur de cette passivité, qu’il scénarise" (10). Son hospitalisation (après bien d’autres) arrive maintenant à son terme. Mais l’équipe est loin d’être satisfaite : "Sa situation sociale est redressée, ses bilans biologiques améliorés et son périmètre de marche étendu mais aucune adhésion à un projet addictologique n’a pu être acquise" (11). Quelques semaines plus tard, hélas, cela va être le retour de Patrick : "Encore !" va-t-on soupirer dans le bureau. L’exaspération sera déjà là avant la nouvelle confrontation physique avec lui. Pourquoi ? Parce que la nouvelle hospitalisation ne sera plus vécue comme un nouveau départ, "l’ardoise n’est plus effacée" (37). Quand Patrick s’explique devant l’équipe de sa rechute par un "c’est comme ça !", il ressemble au roc Bartleby de Melville avec son systématique "je préfèrerais pas" ("I would prefer not to") (Melville [1856] 1996 : 25). Ce qui use l’équipe c’est surtout d’avoir l’impression qu’on a laissé s’installer une situation d’exception. Dans les mêmes circonstances, la plupart des autres patients se verraient prononcer une sortie pour rupture de contrat thérapeutique. Mais de façon incompréhensible Patrick est toujours-là. Plane ici la figure tutélaire de Bartleby, dont le narrateur du récit éponyme croit pouvoir se débarrasser : "Je résolus de rassembler toutes mes forces et de me débarrasser à jamais de cet intolérable incube" (63). Mais "l’incube" revient à chaque fois parce que le narrateur ressent mystérieusement un devoir envers lui. Quand Patrick est hospitalisé, que cherche-t-il ? "Il attend ! Quoi ? Difficile à définir ! Il semble attendre que son corps soit de nouveau capable de l’aider à succomber à sa passion, attendre que nous l’ayons "retapé"" (39). Patrick est un nouveau Prométhée dont le foie, dévoré "le jour" par l’aigle de l’alcool, repousse durant "la nuit" de la cure thérapeutique. Ce sont les soins de l’équipe qui lui permettront donc de poursuivre ses alcoolisations, sa passion, ses souffrances. "Tout cela perdure par les bienfaits de nos soins" (43). Et c’est là que Johann Caillard prend conscience de l’aspect palliatif de leur travail avec Patrick : "La situation de cet homme au foie cirrhotique refusant l’arrêt de l’alcool est similaire à la personne en insuffisance rénale sévère qui refuse la dialyse, ou du diabétique insulino-dépendant n’acceptant pas les injections" (49). La différence va porter sur la temporalité. Les patients en fin de vie peuvent être dans le court terme alors qu’en addictologie la conclusion létale de ce type de comportement peut se jouer jusqu’au  long terme. Il reste que Patrick est malade mais refuse le seul traitement connu. Un effort d’adaptation des soins est donc à réaliser : les soins curatifs devenant impossibles, l’équipe se met  à assumer des soins qui ne sont que de confort. Ici se fait un "passage du cure au care" (49).



L’utilité pratique du concept d’addictologie palliative

Quelle est l’utilité de ce concept "d’addictologie palliative"? Il permet une relation de soins moins stérile, moins exténuante : "Cette nouvelle orientation des soins offre, à ce couple soignant/soigné, un terrain neutre moins conflictuel. Cette porte de sortie apaise les pressions exercées sur l’addict mais également sur la blouse blanche à l’origine de son épuisement. Les bases d’une nouvelle relation de soins sont édifiées" (50). "Poser une prescription d’accompagnement palliatif c’est avant tout reconnaître l’inefficacité de nos thérapeutiques et l’inadéquation d’un projet d’abstinence" (55).
        L’accompagnement palliatif va permettre de maintenir le lien avec le patient, permettre de ne pas perdre le contact, avec souvent la nécessité d’interventions à domicile. L’alliance thérapeutique est ici de l’ordre de l’apprivoisement. "L’addictologie palliative se substitue à la mort relationnelle et sociale, à l’isolement du patient" (51). L’équipe apprend à redéfinir son approche : "Nous abandonnons ! Non pas le patient, mais notre objectif vers lequel ce dernier ne pouvait tendre et, par répercussions, que les soignants ne pouvaient pas atteindre" (52). Se détacher de l’objectif de la guérison, voilà un effort paradoxal pour tout soignant. Mais c’est ce qui peut correspondre à une attitude réellement éthique.

 Ce n’est pas non plus le refus de toute règle et de tout espoir

"Eluder la nécessité de l’arrêt des toxiques ne signifie pas la banalisation des intoxications. En ambulatoire, la sobriété doit être de mise lors des  rendez-vous, des démarches et toutes les consommations de substances psycho-actives non prescrites restent proscrites lors de l’hospitalisation. Le filet de sécurité favorise l’anticipation des retours dans l’unité, et permet d’intervenir avant une altération trop importante. Il en découle des séjours plus courts et limite de fait l’épuisement du patient dans l’hospitalisation ainsi que les ruptures du cadre institutionnel" (55-56). L’addictologie palliative n’est donc pas l’arrêt définitif des propositions de projet d’abstinence mais l’acceptation d’un refus face à elles, tout en maintenant une présence, un accompagnement. La personne à la vie équilibrée peut trouver irationnelle l’attitude des personnes se laissant aller à l’addiction. Mais en réalité, une économie rationnelle des affects peut aussi s’y trouver. Tout simplement, "une vie sans toxique, sans ivresse semble chez cet intempérant à l’origine de souffrances bien supérieures que celle infligées par son addiction" (56). Comme le repérait Joyce Mac Dougall, le problème est que "le sujet est l’esclave d’une seule solution pour échapper à la douleur morale". (Mc Dougall, 1996 : 231). L’objectif peut donc devenir pour le soignant de permettre au patient l’émergence de nouveaux désirs "sans les imposer, juste en démontrer la possibilité" (43).

C’est une maladie et elle est maladie des relations sociales

        Johann Caillard prend au sérieux la maladie comme maladie. Il est certes possible d’entendre des discours moralisateurs accusant l’alcoolique d’être responsable de son état, "il l’aurait choisi", mais pour reprendre la formule d’un médecin : "personne ne s’est dit en se levant le matin, qu’il allait devenir dépendant !». Réduire la dépendance à un manque de volonté c’est lui faire perdre son statut de maladie au profit d’une faiblesse de caractère, ce à quoi Johann Caillard ne se résout pas.
        Il peut également y avoir là de lourds destins familiaux à porter : "nous constatons dans des situations familiales complexes, voire pathologiques, que le malade, celui qui boit, a une fonction de symptômes, l’attention se concentre sur cet élément perturbateur, préservant ainsi l’économie familiale de toutes introspections collectives. Son addiction a une utilité pour son entourage" (22).
    Cette maladie va se développer comme pathologie des relations sociales : "l’alcoolisme est une pathologie du lien dans le sens où le toxique et son omniprésence dans les pensées perturbent, altèrent, voire détruisent les relations avec l’entourage […] Cette dimension exclusive, réductrice se retrouve chez les fumeurs de cannabis, où la rencontre, souvent improductive, est motivée par la consommation "on fait tourner le joint"" (21). Du fait de la dépendance, le temps ne s’écoule plus de façon créative. L’histoire de ces alcooliques ou toxicomanes semble arrêtée à l’époque où leur vie a basculé. Quand le praticien établit la biographie du patient, lors de la prise de contact, cela apparaît clairement : parallèlement à la prégnance des intoxications, le récit s’appauvrit : peu de loisirs, peu d’investissements et du coup peu de souvenirs.

Conclusion

        Johann Caillard ne vise pas à amplifier ce qui est, somme toute, un cas particulier. Un patient comme Patrick appartient à une catégorie heureusement minoritaire. Parmi les personnes accueillies, une majorité cherchent à s’en sortir, cherchent à tirer un profit durable de l’accompagnement qui leur est proposé. L’objectif de guérison est l’horizon du travail suivi. Mais nous avons a contrario ici quelqu’un qui pousse à bout les ressources des travailleurs sociaux, un type de patient qui concentre les regards, l’attention et l’énergie du soignant au détriment de vingt autres personnes pour qui l’offre de soins s’avèrerait adaptée et montrerait des résultats, à plus ou moins long terme.
        Mais ne nous méprenons pas. Le propos de Johann Caillard ne vise pas à stigmatiser certains patients pour considérer dans une optique gestionnaire que l’on perd du temps avec eux, temps qui serait plus judicieusement accordé à d’autres qui sauraient en être reconnaissants et en tirer profit. Méfions-nous ici d’une logique égalitariste. Pensons à des situations familiales où un de nos enfants nous demande beaucoup plus de temps que les autres, parce qu’il a plus de difficultés que les autres. Vouloir égaliser dogmatiquement en disant que chacun bénéficiera de la même portion de temps d’accompagnement, amène à ne s’occuper bien de personne…
On en arrive au nœud du problème : quand peut-on décider en addictologie que l’on quitte le curatif pour le palliatif ? "Les critères de référence pour élaborer un diagnostic d’addictologie palliative ne peuvent être clairement définis […] A quel moment pouvons-nous abandonner la perspective de l’abstinence et d’une amélioration de santé physique et sociale ? […] Par excès, le soignant risque par la profusion d’action et d’offres, de sombrer dans l’obstination déraisonnable. Face à l’intempérance de l’addict, le soignant doit faire preuve d’une tempérance de son désir de soigner" (59). Voilà donc l’affaire : arriver à réaliser un accompagnement sans obstination déraisonnable.
        Parler d’addictologie palliative c’est s’intéresser à des pratiques de soin qui n’aboutiront vraisemblablement pas à une guérison mais auxquelles nous sommes maintenant capables de donner du sens.
   
Bertrand QUENTIN



Bibliographie :

Caillard,  J. (2012).  "Vers une addictologie palliative ?" Mémoire de Master I de philosophie pratique, Université de Paris-Est Marne-la-Vallée.
Mc Dougall J. (1996). Eros aux mille et un visages.
Melville H. [1856] 1996. Bartleby le scribe (initialement dans les Contes de la véranda (The Piazza Tales)), Paris, Gallimard.