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"LA TRANSMISSION" discours de Pierre MAGNARD

La Transmission :

De Claude Bruaire à l’Ecole éthique de la Salpêtrière

 

par Pierre MAGNARD

 

Article référencé comme suit :

Magnard, P (2015) "La Transmission. De Claude Bruaire à l’Ecole éthique de la Salpêtrière", in Ethique. La vie en question, septembre 2015.

 

"J'avais un camarade, un pareil je n'en aurai jamais." La célébration d'un anniversaire réclame une cantilène. C'était en 1979 à Poitiers, où ma gestion du Centre de recherche sur Hegel m'amenait à l'inviter chaque mois à nous rejoindre depuis Tours où il exerçait encore ses talents. Nous nous étions connus au Conseil National des Universités, où nous avions été élus sur la même liste. Ses prises de paroles aux débats du Centre restent mémorables, car, au-delà de la querelle d'interprétation sur tel ou tel texte classique, Claude Bruaire (1932-1986), puisqu'il s'agit de lui, élevait les grandes questions de la tradition philosophique jusqu'aux problèmes sociétaux qui étaient alors les nôtres. Et c'est ainsi qu'un jour il nous fit part de son engagement auprès du Comité d'éthique du C.H.U de Tours et des enseignements d'un type nouveau qu'il mettait en place à l'intention des praticiens du monde hospitalier, afin de développer une prise de conscience sur le passage du théorique au pratique. La science la plus accomplie, la compétence la plus performante suffisent-elles pour franchir allègrement le seuil de la prise de responsabilité dans l'exécution du geste médical ? Plus la puissance technique était grande plus l'indécidable croissait. Il y avait là un hiatus qui pouvait prendre parfois les dimensions d'un abîme. Enseigne-t-on l'éthique de la décision dans les amphis des facultés de médecine ? Ce devait être le rôle des philosophes ; ceux-ci se retranchent sur leur incompétence, faisant implicitement l'aveu que la question éthique naît toujours de la réduction à un seuil de pauvreté bien plus radical que celui où se pose la question épistémique : le doute a pu être parfois pour certains un "mol oreiller", l'incertitude morale jamais. Tu ne sais pas ; on ne te demande pas de savoir mais d'agir ; toute la science du monde ne fait rien à l'affaire, car c'est d'aléatoire qu'il s'agit ; c'est bien une affaire d'éthique qui incombe tout d'abord au philosophe. Et le "qu'y puis-je ?" était encore plus lancinant que le fut jamais le "que sais-je ?" devant ce constat d'impuissance, j'entends encore Bruaire marteler ces mots qui lui revenaient d'un débat récent entre nous sur Plotin : "on donne ce qu'on n’a pas. On donne ce qu'on n'est pas." Aucun d'entre nous ne pouvait rester indifférent aux problèmes posés par la morale ordinaire sans que celle-ci y put répondre. La science et la technologie apportaient tous les jours au praticien un surcroît de puissance sans lui en donner la maîtrise. Les philosophes se perdaient en des débats byzantins à mille lieues des vraies questions. Comme aujourd'hui, l'opinion se prévalait en ce défaut de la pensée pour occuper le terrain. Tributaire de l'opinion qui en revanche il s'ingénie à manipuler, le politique ne cherchait pas à résoudre les problèmes -ce n'est pas son affaire- mais s'évertuait, comme toujours, à en normaliser l'énoncé pour qu'ils soient résolus d'avance. La "bio-éthique", concoctée par maints comités Théodule, se chargeait d'assurer le "politiquement correct". On comprend la véhémence de Bruaire.

 

Passé dès 1979 en Sorbonne, il y poursuivit son combat sans déserter le chantier tourangeau. Pourquoi fallut-il qu'une maladie inexorable le frappât en plein effort ? Il sut en relever admirablement le défi, s'ingéniant à assurer la poursuite de son oeuvre après lui. Tu m'as montré, cher Claude, qu'on peut regarder la mort en face et continuer à vivre en donnant imperturbablement un sens à sa vie ! Lors de notre dernière rencontre, à quelques semaines de son décès, il me donna ses vues me concernant : "Tu me succèderas en Sorbonne et tu créeras un Centre d'éthique médicale." Je lui faisais remarquer que rien ne me prédisposait à lui succéder et que ce n'était pas ma modeste participation aux travaux du Comité d'éthique du C.H.V de Poitiers qui m'autorisait à porter un tel projet. Il me répondit avec gravité qu'il est parfois donné à celui qui est déjà entre deux mondes de voir au-delà de l'instant présent et c'est pourquoi il me demandait de savoir saisir l'opportunité le jour où elle se présenterait. Nous étions en 1986.

 

Elu l'année suivante en Sorbonne, je pensais avec émotion à Claude Bruaire, sans que la présidence que j'eus alors à exercer pendant cinq ans de la section de "Philosophie, épistémologie, Histoire des sciences et des techniques" du Comité National du C.N.R.S m'offrit, en dépit des recommandations d'interdisciplinarité, la moindre occasion de créer un Centre d'Ethique médicale. Ce ne fut qu'en 1993, alors que je n'y pensais plus du tout, qu'une lucarne s'entrouvrît dans un horizon saturé de projets. Chargé d'une mission d'évaluation au Ministère de l'Enseignement supérieur, où une gestion longtemps laxiste des crédits de recherche exigeait que l'on fît justice d'attributaires fantômes, je me vis offrir, en récompense de mes bons et loyaux services, un centre de recherche par le secrétaire d'Etat aux Universités, qui n'était autre que Monsieur François Fillon. Passée ma surprise devant une telle proposition, je me souvins de la prédiction de Claude Bruaire et je suggérais la création d'un centre d'éthique médicale au ministre qui me donnait deux mois pour en bâtir le projet, en définir le programme, en déterminer les règles d'exercice. N'avais-je pas fait faire à la République l'économie de ces officines de normalisation, qui ne travaillaient qu'au plan de l'opinion et n'avaient d'autre but que de déplacer les problèmes faute de les vouloir résoudre ?

 

Ce n'est pas que j'eus la prétention d'y parvenir. Qu'est-ce donc, selon vous, que la médecine, me demandait-on au Ministère ? Pour moi, répondis-je, ce ne saurait être une science, non plus qu'un art ou une technique, puisque je n'y ai pas été initié, c'est, pour ce que j'en puis connaître, un regard, le regard qu'à travers médecins, infirmières, infirmiers, aides-soignants, bref à travers tous les personnels de santé, notre société porte sur la souffrance et sur la mort, particulièrement le regard qu'elle porte sur les êtres en situation de précarité, dans leurs commencements ou en fin d'existence. C'est le regard aussi qu'au sein du monde hospitalier, de haut en bas de l'édifice, les participants du système se portent les uns sur les autres. Ce regard précisément modifié chez les uns par un surcroît de puissance dû aux avancées de la technique, chez les autres par une décrue d'humilité, ne méritait-il pas d'être modifié ? Il est des époques en effet où ce n'est pas la lumière qui manque au regard, mais le regard qui manque à la lumière. Ce n'est donc pas un programme que je soumettais au ministre deux mois plus tard mais une déclaration d'intention ou plutôt une charte de nos devoirs envers le malheur. C'est donc un blanc-seing qu'il me signait généreusement. A ceux à qui je devais faire appel - j'avais en effet obtenu l'exorbitante prérogative de désigner le titulaire de l'enseignement magistral - il appartenait d'en remplir jour après jour, année après année, la page blanche et c'est vous tous qui, vingt ans durant, sous l'égide de Dominique Folscheid, puis d'Eric Fiat, l'avez fait.

 

Aujourd'hui c'est tout un corpus que nous mettons à la disposition du public, une somme considérable d'observations qui, parce qu'elles furent des pierres d'achoppement du jugement éthique, sont devenues des paradigmes, une quarantaine de thèses innovantes, inventives et courageuses au jury desquelles j'ai souvent eu l'honneur d'être associé, au moins trente-cinq ouvrages édités, diffusés, largement reçus, qui sont notre trésor, notre honneur et notre fierté, et qui font de nous tous des passeurs d'humanité. Une parfaite cohérence entre toutes ces productions en dépit de leur grande diversité atteste que notre centre est devenu une école de pensée, encore qu'au départ elle ne voulut préjuger de rien. Comment donc peut-on faire école ? C'est sur ce miracle de la transmission que je voulais m'interroger maintenant.

 

L'image qui s'impose est celle d'une catena aurea. L'anneau d'amarrage de la chaîne ne pouvait être que l'oeuvre de Claude Bruaire, L'être et l'esprit (1983), La force de l'esprit avec Emmanuel Hirsch (1986), Une éthique de la médecine (1989), Le droit de Dieu (1992), La philosophie du corps (2009). N'était-il pas celui de notre génération qui avait été, plus qu'un compagnon de route, l'entraîneur ? Il l'avait toujours été à contre-courant, de façon à la fois intempestive et très opportune. Philosophe de l'esprit, il nous parlait du corps, non que nous ayons à nous réapproprier celui-ci pour l'avoir méconnu par trop d'intellectualité, ainsi que nous le recommandait alors Ivan Illitch, mais pour que dans un contexte de culte du corps, nous sachions ne pas réduire l'homme à sa manifestation : je ne suis pas mon corps même si mon corps m'est indispensable pour que j'existe. Comment satisfaire alors à toutes les exigences de cette relation nécessaire, sans qu'on en soit aliéné ? Tous les sophismes justifiant tant l'I.V.G. que l'euthanasie relevaient, selon Bruaire, de cette pétition de principe qui réduit l'être humain à sa manifestation, alors qu'originaire et fondamentale, il y a, en amont de nos existences, un principe vital, une puissance d'énergie créatrice. Tous les débats sur le corps, sur les protocoles de soins, sur le traitement qu'on en peut faire, sur le respect qu'on lui doit, semblaient avoir oublié un partenaire aussi discret qu'essentiel, aussi silencieux qu'actif, que Bruaire appelait l'esprit. Pouvait-on, en un tel procès, refuser son témoignage pour des motifs de convenance, d'opportunité ou d'usage, à seule fin de normaliser le discours et de rendre licite l'illégitime ? Bruaire coupait court à ce glissement, s'interdisant un énoncé du problème qui, par l'économie de tel paramètre, le résolvait à moindre frais. Selon lui, c'était le droit de Dieu qui imposait à l'homme le devoir d'exister, dans les conditions mêmes que le destin lui avait imposées. Comment de ce haut lieu passer sur l'autre rive, où la vie nous attend ?

 

C'est là que se révèle le mystère de la transmission, sa puissance créatrice, sa folle liberté. Je m'en étais fait depuis toujours le défenseur. Contre mes condisciples qui en étaient les détracteurs, mon aîné Gilles Deleuze en son apologie du rhizome, un autre aîné Michel Foucault qui faisait déjà devant moi l'apologie d'une humanité "hors sol" comme nous avions déjà nos poulets ou nos endives "hors sol", mes condisciples Pierre Bourdieu et Jacques Derrida pour qui transmission était synonyme d'aliénation. A l'école de mes élèves, dans ma première classe, il y a cinquante-neuf ans, au lycée Banville de Moulins, où j'avais justement remplacé Pierre Bourdieu, je fis l'épreuve de la fécondité de la transmission, plus gratifiante pour l'émetteur que pour le récepteur. Revenons sur cette expérience originaire : impression d'une disproportion entre un savoir à profusion ou, du moins, que l'on croit tel, et une ignorance satisfaite d'elle-même, illusion du maître qui croit qu'il va donner, méfiance de la classe qui, c'est le cas de le dire, ne veut rien savoir. Il me fallut un mois de vaine rhétorique pour inverser cette situation et voir naître, en mes élèves comme en moi-même, un désir de savoir sur fond de pauvreté. Mon savoir incommunicable était devenu ignorance socratique et leur ignorance satisfaite était devenu désir de vérité. Mais cette vérité, pouvaient-ils l'attendre de moi qui ne savait plus rien ? Nous allions ensemble faire l'épreuve que la vérité est quelque chose que l'on partage dans la conscience de notre mutuel dénuement. Elle n'est surtout pas quelque chose que l'on donne, que l'on distribuerait, que l'on dispenserait, a fortiori que l'on imposerait. Ma parole vide allait à leur rencontre et parfois me revenait pleine, chargée de sens dont tout mon auditoire avait bien voulu me créditer et que je découvrais avec émerveillement. La transmission commence à l'instant où l'élève se fait maître du maître. Donne celui qui n'a rien, mais qui accueille et reçoit.

 

Le don, comme nous l'avait enseigné Marcel Mauss, est aliénant, conquérant parce que dominateur. Il a vite fait de consacrer le dominus et c'est ainsi qu'il asservi s'il n'est compensé, équilibré, réajusté par un contre-don. A l'élève de savoir le produire, s'il veut s'approprier la donation, donateur à son tour pour ne pas se laisser aliéner par le don reçu. Si le savoir veut affranchir, il faut que l'élève le fasse sien, qu'il en devienne l'origine, qu'il en éprouve en lui-même le jaillissement. Ce que Platon décrit dans l'Alcibiade ce n'est guère moins qu'un a-rebours de la relation magistrale, quand le disciple devient le maître. Transmettre, pour Socrate, c'est prendre conscience de la radicale ignorance et inspirer, avec le sentiment de sa pauvreté, un amour dévorant de la vérité. La passion est communicative : le jeune esclave du Ménon construit lui-même la solution du problème de géométrie ; Alcibiade se met en mesure de chercher ce que sa prétentieuse suffisance lui dissimulait. Mais alors transmet-on encore quelque chose ? L'aventure du Centre d'éthique médicale pourra peut-être nous le dire. Nous étions solidement ancrés dans les certitudes que nous avait laissées Claude Bruaire, mais elles ne pouvaient être qu'à usage propre : on ne communique pas ses certitudes ; dès l'instant où on voudrait les faire partager, elles deviennent incertaines. Nous avons tous fait l'expérience de l'incommunicabilité de nos convictions les plus assurées tant que nous les gardons pour nous, ébranlées, fragilisées, précarisées quand nous n'avons pu les faire partager. Rien ne sert alors de camper solidement sur des positions si cette solidité nous enferme sur nous-même et nous condamne à la forclusion. Transmettre c'est s'abandonner à celui à qui l'on donne et à qui l'on se donne, comme si le point d'appui passait de nous à lui. Il faut savoir lâcher prise, perdre pied, pour se ressaisir ailleurs et autrement. Transmettre, c'est se risquer à la réception que l'autre pourra faire de nous-même, c'est se perdre sans jamais être sûr de se retrouver ou plutôt en s'étant assuré que d'une chose, c'est qu'on ne se retrouvera jamais le même ; c'est donc bien hasarder ses convictions, c'est mettre en jeu les certitudes et non pas prendre appui sur elles. Plus que le don qui oblige parce qu'il est sûr de lui, c'est l'abandon, car on joue à âme perdue.

 

Qu'importe ! Nous n'avions rien à transmettre, ni savoir, ni doctrine, ni savoir-faire, tout juste une morale par provision, comme disait prudemment le grand Descartes. Il y a justement de morale que provisoire, sinon elle est dogmatique, tyrannique, totalitaire, et elle n'est déjà plus la morale, car la morale doit savoir constamment se remettre en cause, au libre jeu d'un amour qui toujours improvise. Elle doit aussi attendre de l'autre sa seule caution. On croit pouvoir partir de soi, comme si on allait gagner le monde à ses conceptions et nourrir les autres de sa propre subsistance ; on veut avoir raison, détenir la raison, arraisonner les autres, alors que c'est autrui qui nous garde le sens. Henri Gouhier, qui fut mon mentor en mes premiers débuts, me confiait quelle surprise avait été pour lui ce retournement : longtemps occupé de lui-même, il se cherchait en Barrès, comme en Maine de Biran et en Bergson, et c'est l'autre qu'il découvrait en son irréductible altérité se transportant en lui pour coïncider avec ce qu'il avait d'absolument singulier, afin de l'arracher à sa forclusion. C'est dans la mesure où j'aurais été une chance pour l'autre, que j'aurais fait un premier pas en direction de mon propre secret.

 

Si nous n'avions rien à transmettre, c'est que la transmission est, elle-même, son objet. Le passage de témoin et c'est ce qui fait sa grandeur, passage d'humanité quand le disciple devient maître aux yeux étonnés de son maître, consacré dans son état par cette dépossession et cette fonction. Cette inversion de la relation maître-disciple est ce qui fait notre fécondité : nous ne produisons pas du savoir, nous produisons de l'humanité. Nous sommes dans le droit fil de la tradition socratique. Un savoir ou un savoir-faire peuvent se vendre, les sophistes grecs le savaient. Socrate s'en avisa pour se départir d'eux : pas plus que la sagesse, l'éthique médicale n'est une marchandise appelée à circuler et à renchérir en circulant ; c'est un billet à ordre que créditerait moins la signature de l'émetteur que la confiance du récepteur.

 

La sagesse a toujours eu ses lignages ; on parlait autrefois de phylum et de concatenatio, la consistance résidant moins dans ce qui est transmis que dans la transmission elle-même, qui fait vivre l'Académie de Platon du Jardin Akadémos à la villa Carregi, c'est à dire du 4e siècle avant J.C. à Marsile Ficin qui meurt en 1499, soit vingt siècles continus de création et de morale. La modernité eut la prétention de se vouloir inaugurale. Pourtant Descartes lui-même demeurait fasciné par les grandes chaînes de raison qui portent le développement du savoir. Marin Mersenne lui fit remarquer que la chaîne était en fait une "machine simple", ayant pour fonction de transporter et de transformer le mouvement et que la force de cette machine augmentait en passant d'un anneau au suivant. Bel exemple pour dire la force croissante de notre chaîne d'or, dont il m'est échu d'être le point de départ c'est-à-dire le "maillon faible".

 

L’article est issu d’une conférence donnée le 20 juin 2015 en l’honneur des 20 ans de l'Ecole éthique de la Salpêtrière.