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La pensée élargie

La pensée élargie, une qualité éthique essentielle du soignant

"La pensée élargie, une qualité éthique essentielle du soignant"

Par Christian TANNIER


Christian TANNIER est médecin neurologue et docteur en philosophie pratique.

 

Article référencé comme suit :
Tannier C. (2018) « La pensée élargie, une qualité éthique essentielle du soignant » in Ethique. La vie en question, septembre, 2018.

L’article est accessible en format PDF en bas de document Web.


A l’heure de la « décision médicale partagée », la HAS (Haute Autorité de santé) conseille au soignant, lorsqu’une décision relative à la santé individuelle d’un malade doit être prise, de « guider le patient afin qu’il hiérarchise les options disponibles selon ses préférences en fonction des bénéfices et des risques qui ont de la valeur, de l’importance pour lui, et de son degré de certitude vis-à-vis de ses préférences » (1).
Ce décentrement vers les valeurs du patient, cette attention à l’univers singulier de l’autre, cet arrachement aux certitudes assénées comme à l’information stéréotypée, n’ont rien d’évident et nécessitent la pratique de ce que Kant a nommé « la pensée élargie ». Qu’est-ce qu’élargir sa pensée et en quoi cet exercice peut--il être considéré comme une qualité essentielle du soignant ? La pensée élargie pourrait-elle faciliter la décision collégiale ou permettre d’enrichir la notion de consentement libre et éclairé pour accéder à la décision médicale partagée ? 

 


Qu’est-ce que la pensée élargie ?


Dans la Critique de la faculté de juger (2), Kant énonce trois maximes qui donnent les règles d’un bon usage de la pensée. Il faut d’abord « penser par soi-même », c’est-à-dire s’affranchir des préjugés et des superstitions, des « prêt à penser » que nous ingurgitons de façon passive, qui nous empêchent d’être autonomes et nous maintiennent dans ce que Kant appelle un état de « minorité » (l’incapacité de se servir de son propre entendement sans la direction d’autrui). Il faut aussi « penser de façon conséquente », c’est-à-dire sans contradiction avec soi-même, ce qui est sans doute le plus difficile en pratique, mais c’est un a priori de la raison humaine et de la morale (3). Enfin il faut savoir penser de façon élargie, c’est-à-dire « penser en se mettant à la place de tout autre ». C’est vrai pour tout un chacun, mais peut-être surtout pour le soignant. Il est question de ne pas penser de manière étroite ou bornée, de « s’élever au-dessus des conditions subjectives et particulières du jugement, à l’intérieur desquelles tant d’hommes sont enfermés », pour accéder au point de vue d’autrui. C’est donc bien une manière de penser et non pas un savoir, une connaissance ou une intelligence : ne pas être prisonnier de son point de vue particulier et subjectif, accepter de se décentrer et de se mettre à la place d’autrui, à la fois dans son universalité et dans sa singularité (4).
Dans son universalité, pour tenir compte, dans sa réflexion, du mode de représentation de tout autre : se frotter au jugement et à la pensée d’autrui et  regarder, en un mouvement de retour à soi, ses propres jugements du point de vue qui pourrait être celui des autres.
Mais aussi dans sa singularité, car cet autre qui est devant nous ne doit pas se distinguer par ses particularités (sa façon de s’habiller, son sexe, sa couleur de cheveux…) mais par l’histoire de sa vie, ses représentations, ses valeurs, ce qui fait de lui un individu irremplaçable et singulier, auquel seuls la narration patiente et l’écoute attentive, la rencontre, permettent d’accéder (5).

Deux types de situations pourraient illustrer la pratique de la pensée élargie en éthique soignante.
1er exemple : la procédure collégiale
Le premier exemple, qui tend vers l’universel, est celui de la procédure collégiale, processus collectif et pluridisciplinaire de décision, qui s’applique notamment aux contextes complexes de certaines situations de fin de vie (6).
Cette procédure constitue une véritable révolution en éthique médicale : elle oblige le médecin à ne plus décider seul, mais à s’entourer, de manière formelle et retranscrite dans le dossier médical, de l’avis de l’équipe soignante et de l’avis d’un confrère extérieur au service. La démarche collégiale s’inspire de l’éthique de la discussion, en cherchant « l’accord de tous les concernés en tant qu’ils participent à une discussion pratique » (7) Le postulat est d’affirmer qu’à travers une délibération collective où différents regards se croisent sur un même sujet, seule vaudra « la force sans contrainte du meilleur argument » (8). Le but est de dégager le meilleur des possibles (plus que le moindre mal) dans cette situation particulière, marquée par la complexité et l’incertitude. Certes, cette recherche du consensus, basée sur la communication par le langage, peut sembler de l’ordre de l’idéal. Mais l’expression d’un dissensus peut également ouvrir la discussion vers d’autres possibles, et nécessite de la même façon une ouverture à la pensée des autres pour préciser la sienne propre (9). Plus que d’un consensus, il faudrait parler de l’acceptation partagée d’une position.
A l’inverse, si chacun exprime sa conviction de manière étroite, la discussion vers le meilleur bien ne peut avancer et l’impasse est souvent inévitable. Seul l’élargissement de la pensée de chacun aux points de vue des autres, l’ouverture à des jugements différents du sien, dans des réunions réellement pluridisciplinaires, peut permettre un éclairage collectif d’une décision, qui reste cependant individuelle (celle du médecin en charge du patient) (10).

2ème exemple : la décision médicale partagée
Le deuxième exemple, qui tend vers la rencontre singulière, est celui de la décision médicale partagée.
Depuis la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des patients, la personne malade prend les décisions concernant sa santé après une information claire, loyale et appropriée délivrée par le professionnel de santé et en donnant son consentement libre et éclairé aux actes médicaux et traitements proposés. Mais de multiples critiques sont adressées à ce schéma. Certes, l’autonomie et la liberté du patient sont affirmées, et c’est essentiel.
Cependant, et pour ne nous en tenir qu’à notre sujet, l’information peut très bien être délivrée et le consentement obtenu sans que le professionnel de santé ait cherché à ouvrir sa pensée aux valeurs et préférences du sujet qui est son patient et sans lui avoir proposé, en situation complexe (11), une véritable option de refus.
La décision partagée comporte au contraire une attention aux représentations personnelles et aux préférences des patients. Il s’agit, au cours d’une véritable rencontre entre deux subjectivités, d’une part d’apporter une l’information « fondée sur les preuves scientifiques concernant la maladie, les options disponibles, dont celle de ne pas traiter, ainsi que les bénéfices et effets indésirables associés, leurs probabilités de survenue et les incertitudes scientifiques » ; d’autre part et surtout de « guider le patient à clarifier ses valeurs, c’est-à-dire ce qui a pour lui le plus d’importance en termes de bénéfices et effets indésirables sur son expérience physique, émotionnelle et sociale parmi ces résultats (12) ». 
Mais ce « processus de révélation des préférences des patients » (13) ne devrait pas se limiter aux décisions lourdes d’oncologie ou de fin de vie. Des situations plus quotidiennes pourraient être évoquées.  Par exemple, on ne devrait pas pouvoir proposer un dépistage de cancer du sein ou de la prostate sans évoquer les risques de sur-diagnostic ; certains patients particulièrement réfractaires à l’angoisse et  au déséquilibre que cette situation pourrait entraîner dans leur vie, préfèreront s’abstenir quelles que soient les données statistiques, parfois difficiles à interpréter d’ailleurs. Ou bien, un jeune médecin peut fort bien prescrire un traitement bêtabloquant à un patient de 75 ans sans mentionner le risque de baisse des capacités érectiles ; une ouverture à la dimension narrative de sa prise en charge lui aurait appris que ce sujet n’est pas seulement un hypertendu âgé, mais qu’il vient de rencontrer une amie et que certainement il ne veut pas entendre parler de cet effet indésirable.
Le soignant doit même s’ouvrir aux désirs et préférences des sujets en situation de déficit cognitif. Il est facile de décider à la place d’un patient atteint de maladie d’Alzheimer, de se contenter d’une parodie de consentement (14). Mais l’option éthique de la pensée élargie, c’est de considérer qu’il est encore un sujet qui peut vouloir, préférer, désirer (15) ; et il n’est pas interdit de se demander à un moment donné : au fond n’a-t-il pas raison ? (de vouloir rester chez lui, même s’il y a un risque de chute, de refuser de prendre 10 pilules par jour, de chercher à conter fleurette à sa voisine qui l’écoute sans déplaisir, de ne pas vouloir entrer dans une expérimentation clinique lui imposant des bilans neuropsychologiques itératifs qui aggravent son angoisse et son sentiment d’échec …).



Une qualité éthique essentielle du soignant ?

Imagine-t-on encore un soignant exerçant à la mode paternaliste, informant et décidant sans s’ouvrir aux représentations et valeurs de son équipe ni à celles de son patient ? Ou à l’inverse abandonnant le patient à sa décision selon le mode autonomiste, en se contentant d’une information standardisée ? Le processus de codécision, ou de décision partagée est donc d’actualité. Mais il nécessite des qualités éthiques de décentrement de soi, qu’on retrouve à la fois dans l’empathie et dans la pensée élargie. Distinguons cependant ces deux notions.
L’empathie, cette faculté singulière de la conscience humaine de pouvoir se projeter sur le monde émotionnel et cognitif d’autrui, donne une dimension supplémentaire à la pensée élargie, celle de répondre à l’état émotionnel de l’autre (16). Car une pensée élargie peut rester froide et distante. Mais une empathie sans pensée élargie peut dériver vers « l’empathie égocentrée » (17) qui consiste certes à se mettre à la place de l’autre (handicapé lourd par exemple), mais en projetant sur la situation ses propres valeurs ou représentations de bien portant, qui ne sont pas celles du patient (ce qui peut conduire à de lourdes erreurs décisionnelles si le soignant met en doute de façon erronée la qualité ou la valeur de la vie du patient). C’est le même mécanisme qui risque d’aboutir à une « empathie fusionnelle », conduisant à souffrir avec le patient, au point parfois de dériver dans le drame. Comme le souligne le CCNE dans son avis 121 : « Une morale qui, excluant de son champ les repères, se référerait à la seule empathie, risquerait de se dispenser de l’appui de la raison discursive ». C’est bien ici qu’il faut se référer à Kant et insister sur l’importance de la raison discursive dans la pensée et le jugement.
Au fond (en se référant à Aristote), si la vertu est une manière d’être, qu’on cultive dans le but d’augmenter sa puissance d’humanité, la pensée élargie pourrait s’allier aux vertus de discernement et de générosité pour aider le soignant à s’ouvrir à une véritable rencontre intersubjective où chacun exprime sa singularité ; sans se contenter d’un consentement formel ou d’un consensus mou qui s’apparentent à de la soumission. La pensée élargie, comme l’empathie, constitue sans doute en partie une disposition naturelle, mais surtout se cultive, au cours des réunions d’équipe, des enseignements, des échanges pluridisciplinaires.
On pourrait conclure en disant qu’essayer de voir la réalité d’un autre point de vue que le sien, savoir faire un « pas de côté » par rapport à ses propres conceptions du monde, c’est pour le soignant à la fois respecter son patient en tant que sujet autonome et s’enrichir soi-même à son contact.

Notes :
(1) HAS, Patient et professionnels de santé : décider ensemble, octobre 2013, p. 4.
(2) Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, GF Flammarion, 2000, paragraphe 40, p. 279.
(3) E. Fiat, Cours sur Kant et les Fondements de la métaphysique des mœurs, Master 2 de philosophie pratique, 2008, p. 12.
(4) L. Ferry, Kant, une lecture des trois « Critiques », Paris, Poche, 2008, p. 211.
(5) « C’est en élargissant l’horizon, en s’arrachant à ses particularités d’origine que, très paradoxalement, on se singularise, on s’humanise, on entre à la fois dans plus d’universel concret et dans plus d’irremplaçabilité », L. Ferry , 7 façons d’être heureux, Paris, J’ai lu, 2018, p. 149.
(6) La loi du 2 février 2016 impose la mise en œuvre d’une procédure collégiale dans trois situations de fin de vie : lorsque, pour un patient hors d’état d’exprimer sa volonté, le médecin en charge souhaite une limitation ou un arrêt des traitements au titre du refus de l’obstination déraisonnable ; dans tous les cas où le recours à la sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès est envisagé ;  et enfin lorsque les directives anticipées d’un patient majeur inconscient apparaissent manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale. Rapport IGAS sur l’évaluation de l’application de la loi du 2 février 2016 sur la fin de vie, avril 2018.
(7) J. Habermas, De l’éthique de la discussion, Paris, Flammarion, 2013, p. 17.
(8) Idem., p. 19.
(9) C. Pacific, Concensus/dissensus, Principe du conflit nécessaire, L’Harmattan, 2011.
(10) L’ouverture de la procédure à la personne de confiance ou aux proches du patient reste discutée ; le recours à une médiation a été suggéré lorsque la situation reste non consensuelle. (rapport CCNE, 21 octobre 2014 ; rapport IGAS op.cit, avril 2018).
(11) « Les champs de la santé dans lesquels se sont développés les outils d’aide à la décision sont ceux pour lesquels il existe des enjeux vitaux ou importants pour la qualité de vie et il n’existe pas une unique « bonne solution », du fait d’incertitude scientifique ou lorsque plusieurs options préventives, diagnostiques ou thérapeutiques coexistent avec des caractéristiques sensibles aux préférences des patients », HAS, op.cit, p.40.
 (12) HAS, idem, p. 39.
(13) HAS, idem, p. 9.
(14) V. Lefebvre des Noëttes, Du consentement dans la maladie d’Alzheimer, Connaissances et savoirs, 2017.
(15) C. Tannier, Quand la conscience s’en va, Seli Arslan, 2015, p. 219.
(16) C. Pelluchon, Ethique de la considération, Paris, Seuil, 2018, p. 131.
(17) B. Quentin, La Philosophie face au handicap, (2013) Toulouse, Érès, 2018, p. 94.