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Intimité sous le regard et le toucher en dermatologie

Que devient l’intimité du patient sous le regard et le toucher en dermatologie ?

Dominique PENSO-ASSATHIANY est dermatologue, installée en libéral depuis 1986. elle est membre du comité de rédaction des Annales de Dermatologie et Vénéréologie et responsable éditoriale du site e-dermato.fr. Elle est également membre fondateur du Groupe de réflexion éthique en dermatologie (le GED) qu'elle coordonne depuis 2008.

La dermatologie est la spécialité, la science, le logos de la peau. Le dermatologue, pour son examen, se sert surtout de l’œil et du toucher. La nécessité d’utiliser des instruments pour l’examen en est la limite. Si d’autres spécialités médicales sont également cliniques, l’examen est différent. Le palper, l’auscultation, la mobilisation sont effectués. Mais lorsque l’on cherche ou l’on examine une lésion dermatologique, tout se passe comme si le regard changeait de focale et les doigts devenaient à leur tour instrument diagnostic. Passer de la peau d’une personne à la personne elle-même et inversement, comme si les deux étaient différents, constitue une interrogation de la consultation dermatologique. Ce travail interroge la tension qu’il y a entre l’intimité du patient et son dénudement devant un tiers, le médecin, qui n’entre pas dans sa sphère habituelle d’intimité. Que devient l’intimité du patient sous le regard et le toucher du dermatologue ? Cette intimité reste-t-elle intime ou devient-elle publique dès lors qu’un regard autre que celui du partenaire amoureux ou des "intimes" se porte sur la peau ? Sommes-nous des intrus dans une histoire qui n’est pas la nôtre? Notre présence, les modalités de notre examen clinique ébranlent-ils l’intimité du patient ? Ce travail tente d’élaborer des pistes.


Le temps clinique
La consultation de dermatologie dans un cabinet libéral a évolué avec la prise de conscience des risques liés à une exposition fréquente et régulière au soleil. Ainsi, une grande partie de notre exercice est devenue une consultation de dépistage où les patients viennent "montrer leur peau". L’examen préventif de la peau est probablement devenu le premier motif de consultation. L’autre partie est la consultation pour une pathologie dermatologique, avec démarche diagnostique et, le cas échéant, thérapeutique.
Dans tous les cas, il est nécessaire de regarder et toucher la peau des patients. Mais l’examen est différent s’il s’agit d’un examen de dépistage ou s’il existe une pathologie.
La consultation dite de dépistage est particulière puisque nous partons alors à la recherche essentiellement de lésions précancéreuses ou cancéreuses, mais pas seulement, et que nous ignorons ce que nous allons trouver. Travail d’exploration de la peau couvrant le corps, la personne allongée sur la table d’examen ou debout. Lorsqu’il faut examiner un patient, l’examen est précédé du déshabillage. Ce moment très intime de l’habillage et du déshabillage mérite de s’y arrêter et de l’illustrer.


Histoire clinique : Adolescent emmené par sa mère qui souhaite me montrer les nævus de son fils. Panique du fils à qui je dis qu’il va falloir se déshabiller. Proposition que la mère sorte, ou que je mette le paravent afin de nous isoler du regard maternel. Proposition qu’il enlève le haut. J’examine ce qui est au-dessus de la taille et lui propose de remettre son T-shirt puis de retirer son pantalon et ses chaussettes. Je peux alors lui dire de se mettre debout, dos vers moi et de me montrer ses fesses. En ce qui concerne la région génitale, le risque de mélanome à 15 ans étant exceptionnel, je lui propose de s’examiner lui-même. Il me parle alors d’une tache située sur le gland ; il est finalement rassuré d’avoir pu montrer ce qui en fait l’inquiétait le plus mais dont il ne parlait pas.


Il peut arriver que le regard venant de nos yeux ne suffise pas et que ce regard ait besoin d’être amplifié. Nous utilisons alors un dermoscope, sorte de loupe posée sur la peau. Lorsque nous ne savons pas, que l’anamnèse, l’œil et les doigts ne permettent pas un diagnostic de certitude, nous pouvons faire une biopsie et c’est le regard à travers le microscope qui devient important, autre niveau de pénétration du regard. Reste un autre regard, celui du photographe. Nous sommes amenés à prendre des photographies soit pour le suivi d’une lésion ou d’une pathologie, soit devant une lésion inhabituelle qui pose un problème de diagnostic ou de traitement. Mais qu’en est-il de l’impression que peuvent ressentir certains patients ? Il ne s’agit pas de photographies de famille mais de photographie d’une partie malade de la peau pouvant siéger n’importe où sur la peau, c’est à dire de ce qui est intime. S’agit-il d’une intrusion ?
La peau est le premier élément du contact avec Autrui, ce qui se voit d’emblée car elle nous recouvre. C’est ce que nous allons maintenant tenter d’approfondir.


Questions sur la peau
Paul Valéry écrit : "Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme c’est la peau — en tant qu’il se connaît".
La peau est notre enveloppe, celle qui nous contient et nous fait d’une seule pièce. Elle permet la cohésion de toutes les parties de notre corps. Elle est un organe vital. Elle assure la cohésion physique, la stabilité thermique, les échanges hydroélectrolytiques et la défense immunitaire. Certaines maladies cutanées engagent le pronostic vital.
Cette peau, organe essentiel à notre vie, est aussi le lieu de la première rencontre. C’est sur son aspect que se porte le premier regard, sans que l’on n’en soit réellement conscient. Dans le visage, la peau forme un ensemble avec les yeux, leur forme et leur couleur. Suivant qu’elle est boutonneuse, lisse ou rugueuse, rose, claire ou bronzée, ridée, maquillée de façon discrète ou pas, l’impression première que nous avons de la personne que nous rencontrons varie. Emmanuel Levinas dit : "peau à rides, trace d’elle-même". Elle nous renseigne sur autrui et d’emblée provoque un ressenti voire un sentiment. Elle est donc vue au premier regard, elle peut aussi être cachée avec plus ou moins de talent, tel l’adolescente qui met ses cheveux en rideaux devant son visage pour en cacher l’acné. Sous l’œil du dermatologue, elle est un livre ouvert ne montrant qu’une partie de ce qu’elle est, c’est-à-dire sa partie externe. Ce livre permet de connaître la personne parfois au-delà de ce qu’elle aurait souhaité faire connaître. En effet, telles taches disent les comportements vis à vis du soleil ; telles cicatrices disent l’antécédent chirurgical ou traumatique, la brûlure grave, mais aussi les scarifications, souvent inquiétantes et tentatives de suicide. Les piercings discrètement portés au niveau de l’ombilic ne sont pas destinés à être vus par un tiers, pas plus que les tatouages gravés en haut d’une fesse. Nous entrons ainsi dans une intimité qui ne nous est pas destinée. D. Le Breton, concernant le tatouage comme mode d’expression non verbal, écrit : "La peau prend la parole". Ces paroles non verbales et non affichées sont-elles destinées à être lues par tout public, y compris le médecin ?
Comme toute enveloppe, la peau a deux faces, l’une intérieure, l’autre extérieure. Emmanuel Levinas, dans Totalité et Infini parle de la surface d’une chose, avec un endroit et un envers. L’endroit, la façade garde le secret sur ce qu’elle couvre. Cette façade ne se livre pas. "Elle est visage.". Cette façade me fait penser à la peau avec son endroit, sa façade et son envers, les secrets de la personne qu’elle garde. Il parle de la peau dans Autrement qu’être, comme d’une maison qui enfermerait l’intériorité. Cette enveloppe a des invaginations et replis, cavités mettant en relation subtile l’intérieur et l’extérieur. Didier Anzieu explique que le cerveau et la peau sont issus du même tissu embryonnaire et que les deux faces de la peau ont des fonctions différentes, la surface assurant la cohésion du corps, et la face interne, la cohésion psychique. Cette fonction contenante constitue pour le Moi, une limite protectrice, rassurante. Anzieu décrit trois fonctions de la peau : sac qui contient et retient le bon à l’intérieur, interface marquant la limite entre le dehors et le dedans, lieu et moyen primaire de communication. Il propose qu’un certain nombre de maladies cutanées ont pour point de départ un défaut de rôle contenant de la peau. Toutefois Sartre, dans son introduction à L’Être et le Néant, rejette ce dualisme qui ferait que la peau a un extérieur et un intérieur, une face apparente et l’autre cachée : "Il n’y a plus d’extérieur de l’existant, si l’on entend par là une peau superficielle qui dissimulerait aux regards la véritable nature de l’objet." Mais on peut les réconcilier car même si pour Anzieu, la peau est une enveloppe dont une face est interne, son extérieur et son intérieur n’en constituent pas moins une seule et même personne.
Quelle est alors, la position du dermatologue? Il me semble que la difficulté qu’ont certains patients à montrer leur peau, à se déshabiller, tient à cette pudeur, difficulté à exhiber une intimité qu’ils ne souhaitent pas partager avec un tiers. Cette intimité est certes celle de la peau, mais peut-être est-elle aussi celle du psychisme, de l’intérieur, que la peau reflète induisant pudeur honte. Sartre dit (cité par Vincent de Gaulejac lors de son interview par Sylvie Consoli et Gisèle Harrus Revidi), "la honte naît sous le regard d’autrui". Mais est-on si sûr que la honte ne puisse pas être ontologique, ne puisse pas précéder le regard d’autrui ?


Regarder
Etymologiquement, regarder a la même racine que garder  (Germ, attendre, soigner puis protéger). Regarder est "diriger sa vue sur". Cette étymologie sous-entend la bienveillance du regard. Le regard est attentif ; il est différent de la vision qui me semble être l’utilisation passive de la fonction visuelle. Nous voyons malgré nous. Maine de Biran différencie le fait de voir, acte passif, du fait de regarder, acte volontaire. Cette différence est perceptible par celui qui est regardé. Ainsi, il n’est pas pareil d’entre vu en maillot de bain sur une plage que d’être regardé par le dermatologue, en sous-vêtements.. Finalement ne pourrait-on pas penser que autrui me regardant me subjectivise alors que s’il me voit il m’objectivise. Merleau-Ponty écrit dans L’œil et l’esprit "voir c’est avoir à distance". Il nous parle ici de possession, même si elle est virtuelle car à distance. Au contraire, le regard, volontaire, est. Il vient de la personne et se dirige vers une autre personne. On n’est pas une vision alors qu’on peut être un regard. Sartre montre que les yeux disparaissent derrière le regard. En effet, si quelqu’un me regarde, je ne vois que ce regard et pas les yeux qui l’émettent, dont je ne saisis d’ailleurs pas la couleur. En dermatologie comme en peinture, en photographie, le regard s’éduque car rien ne ressemble autant à un "bouton" qu’un autre "bouton". Le risque de ce regard est d’en oublier la personne à qui appartient la peau en cours de lecture. Merleau-Ponty dit d’ailleurs: "la science a pour parti pris de traiter tout être comme un objet, c’est à dire "à la fois comme s’il ne nous était rien et se trouvait cependant prédestiné à nos artifices". Et d’ailleurs, que ressent la personne que nous examinons et qui nous voit la regarder ? Que devient son intimité et n’y–a-t-il pas un certain paradoxe à venir "montrer sa peau" et à hésiter à la montrer au moment du déshabillage par exemple ? Se posant sur la peau du patient, le regard peut même être vécu comme intrusif lorsqu’il lit le livre de la peau. Le mot intrusion contient en effet l’idée d’une faute comme si l’accès à une partie de l’histoire intime de ce patient par l’examen de la peau était attentatoire à cette intimité. Sommes-nous des voyeurs ? Surtout, en quoi ne le sommes-nous pas ? Le voyeur est celui qui regarde abusivement, sans y avoir été invité et qui en tire une jouissance. Nous ne sommes pas celui qui regarde par la serrure d’une porte fermée décrit par Sartre. Notre méthode d’examen de la peau de proche en proche, permet d’en faire une pratique préservée d’affects potentiellement trop envahissants. Nous éprouvons parfois, une certaine gêne, lorsqu’un patient se dénude trop facilement presque avant que nous en ayons émis la demande. L’objectivation et le caractère scientifiquement fondé du regard posé zone de peau par zone de peau, lésion par lésion, sont les piliers permettant de ne pas risquer de glisser vers le voyeurisme. Finalement, l’objectivation de la personne examinée, pendant ce temps de l’examen est peut-être la meilleure façon de permettre à la personne de ne pas être trop gênée, de pouvoir composer avec sa pudeur, sa gêne voire sa honte.
Proximité du regard du dermatologue penché sur la peau et mise à distance simultanée, apanage des yeux qui peuvent être secondés par le toucher. Le regard, même s’il est très proche reste quand même distant de la personne regardée. Levinas décrit la transcendance comme "une relation avec une réalité infiniment distante de la mienne, sans que cette distance détruise pour autant cette relation et sans que cette relation détruise cette distance". Ainsi l’Autre est infiniment distant, en particulier de la distance du regard. Il corrobore l’idée que l’examen clinique par le regard éduqué du dermatologue n’englobe pas l’intériorité de la personne, son intimité mais son extériorité, sa peau. Si la distance imposée par le regard et le respect vont de pair, il n’y a pas forcément d’irrespect lors du toucher qui est, par définition, proximité physique, contact.


Le toucher
Notre main est un prolongement du regard. Au doigt et à l’œil ! Le toucher permet d’en savoir plus sur la lésion que nous analysons du regard qu’il prolonge. Il faut ici encore un apprentissage du toucher. Maine de Biran en étudie le caractère volontaire. Celui- ci est composé de fonction motrice et fonction sensitive. C’est le tact qui est le sens ou l’action du toucher. Maine de Biran dit de la fonction du tact qu’il "étend la connaissance, complique ou multiplie les rapports primitifs mais ne les crée pas". Ainsi la fonction de motilité de la main et la sensibilité du tact agissent-elles ensemble. La main qui touche rencontre une résistance. Elle est également touchée en touchant. C’est le sens qui est au plus près de son objet. En dermatologie, l’abolition de la distance n’est pas rupture d’intimité. En effet, il y a une différence entre le toucher et la caresse. Il peut arriver que la main passe superficiellement sur la peau, évaluant ainsi son degré de sécheresse, mais il ne s’agit de caresse qu’en apparence. Cette action est réfléchie et son résultat est analysable par la pensée et peut aboutir à un conseil thérapeutique. En revanche, la caresse est un geste intime qui donne du plaisir à celui qui la reçoit comme à celui qui la donne. Elle est cadeau à l’autre, elle est don de soi pendant le temps où elle s’effectue. Elle est rêverie affectueuse ou érotique en fonction de la nature de l’autre. Levinas dit qu’elle "transcende le sensible". Elle est en cela fondamentalement différente du contact par le toucher. Il ajoute que l’aimé, sujet de la caresse érotique n’est pas le corps physiologique. On peut en cela la distinguer du passage léger de la main du dermatologue sur la peau qu’il examine. La peau du malade qu’elle touche n’est pas "la révélation du caché – en tant que caché", ce n’est pas la profanation. La profanation en question est celle qui induit la honte, celle du "clandestin-découvert". Alors que la pudeur du patient examiné par la main du dermatologue est plutôt dans le dévoilement temporaire, autorisé. Ce qui est perçu par la main du dermatologue est signification dont il peut se servir pour émettre un avis diagnostic et /ou thérapeutique. Il s’agit ici de la mise à distance de celui qui n’est pas admis comme partenaire de l’intimité. Il me semble qu’en effet l’objectivation de la personne qui devient sa peau pendant le temps de l’examen clinique, par le toucher du dermatologue est garante du respect qu’on lui doit. Cela peut paraître paradoxal puisque par ailleurs, la personne est l’Autre. Mais sait-on ce que perçoit le patient ? Comment reçoit-il cet examen minutieux du regard et du tact ? La limite entre tact et caresse est parfois ténue. Tout se passe comme si la tension entre in-timité et ex-timité sous les doigts et le regard du dermatologue était parallèle à celle entre subjectivation et objectivation de la personne, comme tension entre intériorité, monologue intérieur, et extériorité, distance entre l’autre et moi. Quand je caresse, je ne caresse pas la peau mais je caresse la personne à qui elle appartient. Cette caresse n’est pas donnée par mes mains mais par ma personne dont les mains ne sont qu’un intermédiaire. Quand je touche la peau du patient, je touche l’objet peau et pas la personne à qui elle appartient. La caresse pourrait être intériorité et le tact, extériorité.
L’opposé du tact pourrait être la mise à distance, en particulier par le port systématique de gants. En effet, si le port de gants me paraît signe de respect de l’intimité (examen de la région génitale par exemple) ou indispensable mesure d’hygiène lors de l’examen d’un patient suspect par exemple de gale, leur port systématique m’interroge. J’ai le sentiment qu’il s’agit d’une mise à distance systématique du patient, comme si nous lui disions : "je vais examiner ta peau, mais de loin car le contact direct me gêne. Je ne fais que regarder et ça devrait suffire." Le port systématique de gants pose plusieurs problèmes. Il pose un problème de sémiologie et donc purement de technique médicale. Il pose aussi un problème de con-tact avec la personne examinée. Toutefois, il est des situations où le port de gants n’est pas un obstacle à la relation à Autrui. Le soin, dans les services hospitaliers de dermatologie, est très particulier car les malades ont des maladies graves au cours desquelles une partie de la peau est détruite de diverses façons. Les malades ont souvent une symptomatologie de douleur, de brûlure ou de démangeaison. Leur manipulation est problématique puisque, chez certains, les érosions sont telles qu’ils sont difficiles à manipuler. Mais c’est au moment des soins corporels, pendant lesquels le malade est dénudé, baigné, pansé, que les confidences sont faites. Autrement dit, tout se passe comme si à partir d’un certain stade, où le malade est dépendant, au moins pendant le temps des soins, le dévoilement pouvait avoir lieu avec ceux qui font les soins, c’est à dire, le plus souvent les aide-soignants et, à un moindre degré, les infirmières. Comme si, le dénudement physique pouvait alors, dans ces conditions très particulières, s’accompagner d’un dénudement affectif. Si le tact a pour proche la caresse, il a pour opposé l’indifférence. Eric Fiat  dans son article "La négligence : Une violence ?" remarque que l’indifférence et l’indiscrétion sont les deux extrêmes dont le juste milieu aristotélicien est l’attention. Il ajoute à propos de l’attention : «… elle est juste distance, curiosité respectueuse du jardin secret de l’autre, respect curieux de l’existence d’autrui."


Tact et regard. Interactions
L’examen dermatologique nécessite donc l’utilisation du regard et du tact. Quelles sont les relations de ces deux sens et en quoi sont-ils complémentaires ? Maine de Biran parle d’"accord parfait de ces deux sens", de leur complémentarité et de la similarité de leurs procédés. Pour Levinas, la vision n’est possible qu’en présence de lumière, celle-ci faisant apparaître la chose regardée. Quant à la main, elle doit traverser l’espace. Ce faisant, la vision et la main traversent des "riens" c’est à dire respectivement la lumière et l’espace et en cela se ressemblent. Il poursuit en décrivant le lien entre la vision et le toucher, lien tel que "La vision se mue en prise". Evelyne Courjou écrit dans son mémoire intitulé Le Toucher Relationnel que "Le toucher est de tous les sens, celui qui assure le mieux l’autre non seulement de notre présence, mais aussi de notre attention, de notre émotion." Elle introduit ici la réciprocité du toucher par sa proximité avec la peau du patient. Cette réciprocité qu’elle interroge pose également la question de l’équivoque érotique qu’il faut savoir reconnaître pour s’en distancier. La main touchant est également touchée. Il n’en n’est pas de même pour le regard car je peux regarder la peau sans être regardée. Les yeux n’ont pas de sensation directe en retour contrairement à la peau de la main du touchant. Ces deux sens sont issus d’organes très importants pour la communication non verbale entre personnes. Les yeux et les mains font partie de ce qui est vu ou regardé en premier lors d’une rencontre. Ils sont parfois des indices sur ce qu’est ou fait la personne. Levinas introduit son chapitre sur Visage et Sensibilité par cette interrogation : "Le visage n’est-il pas donné à la vision ?". Certes, l’utilisation qu’il fait du mot visage fait référence à la transcendance d’Autrui, à ce qu’il nomme l’épiphanie du visage. Mais il me semble que cette phrase peut aussi se rapporter au visage utilisé dans son sens commun. Il est d’ailleurs notable que visage et vision ont la même étymologie, videre (voir). Ainsi le visage est ce qui se voit. Quant aux mains, elles parlent de la personne à qui elles appartiennent. En fait, ces considérations sur le visage et les mains, sur le toucher et le regard, nous amènent à rediscuter la tension entre ce que l’on apprend par leur observation et le secret de la personne qu’ils recèlent. Pourrions-nous dire que le jardin secret de chacun est le lieu de son intimité ?


L’intimité
Intérieur de l’intérieur, la notion d’intimité est vaste. Chacun revendique le droit de conserver son intimité intime. Pourtant, la prolifération des "amis" sur les réseaux sociaux, l’affichage de ce qui constitue la vie privée, n’est-elle pas alors paradoxale ? Mais cet affichage ostentatoire de soi n’est-il pas qu’un écran posé sur ce qui est finalement le plus central chez la personne, son intimité, son intérieur de l’intérieur ? Levinas introduit la notion de secret et d’intériorité, notions qui me paraissent proches de celle de l’intimité.
Le soignant au sens très large du terme peut être amené à pénétrer en partie l’intimité du malade. Mais au fond, qu’est-ce que l’intimité ? Ce noyau central de la personne a pour proche la pudeur, la réserve, la discrétion. Elle a pour opposé le public, l’indiscrétion, l’ostentation. On peut rapprocher l’indiscrétion de celui qui regarde par le trou de la serrure, celui chez qui l’interrogation sur la vie privée devient un interrogatoire. La différence dans la façon dont nous recueillons l’histoire du malade entre interrogation et interrogatoire peut être ténue. La ligne entre attention à l’autre médicalement justifiée et indiscrétion est étroite. Lorsqu’un patient nous dit avoir eu de "très gros problèmes", faut-il rester silencieux, au risque de l’indifférence ou ouvrir la porte, au risque de l’indiscrétion ? Sommes-nous, comme le suggère E. Levinas, responsables d’Autrui ? Une telle perspective a de quoi être effrayant. Responsabilité, comme répondre de. Pouvons-nous répondre des actes d’Autrui ? Et devant qui ? Qui suis-je devant Autrui pour en être responsable ? Qu’est Autrui pour moi pour qu’il devienne un tel poids ? Nous avons la responsabilité morale de la personne qui vient nous consulter mais pour cet exercice, il me semble qu’on peut la limiter aux limites du patient. Responsabilité vis-à-vis de la personne, notamment malade, par le respect qu’on lui doit et qu’on doit au secret dont nous sommes dépositaires. Que le patient ait des droits, c’est entendu mais il a aussi des devoirs, en particulier de respect vis-à-vis de moi.
Intimité, intériorité constituent la sacralité d’Autrui, son noyau. Cette intimité est le lieu du secret de soi. Le secret appartient à la personne, même lorsqu’elle est dépossédée de conscience de soi. Le secret s’éteint avec la mort de celui à qui il appartient. C’est aussi lui le véritable objet du secret médical, ce secret dont une partie a pu affleurer lors de la consultation. C’est lui dont le médecin ne peut être délié y compris par son patient. Mais, le secret peut-il être partagé ? oui pour partie, face au médecin qui entre dans la vie corporelle de son patient, dont les yeux scrutent et les mains touchent. Le secret peut, à l’instar de l’intimité, être décomposé en plusieurs niveaux : le niveau partageable, on peut dire profane, et le niveau central qu’on peut dire sacré. L’intériorité de la personne est constituée par son secret sacré. Il est inaccessible comme est inaccessible la partie centrale de son intimité. Il transcende la personne et est inviolable y compris par la personne elle-même.
Il y a donc plusieurs niveaux d’intimité, un noyau central, inviolable, sacré, lieu du secret, et un niveau réservé à un certain partage, avec des partenaires choisis. Il peut s’agir de l’ami, du partenaire amoureux. Pour ce qui concerne l’intimité, peut-il s’agir du médecin ? S’il y a un secret partageable entre le patient et son médecin. Il ne peut pas et ne doit pas y avoir d’intimité partagée entre le malade et le dermatologue ; justement, la difficulté, malgré le regard et le tact, malgré la proximité liée à ces sens, est de rester à distance. Cette distance est le respect que tout médecin doit à son patient. La situation de dénudement du patient, les particularités de l’exercice de la dermatologie, la présence du regard et du toucher interdisent formellement un partage d’intimité.


Parler
Lors de l’examen dermatologique, comment protéger l’intimité des patients. Leur intimité reste-t-elle intime ou exposée, publique ? Lorsque nous regardons un carcinome de la joue, nous ne regardons pas et ne touchons pas le visage mais le carcinome. Nous ne regardons le visage de l’autre qu’avant ou après l’examen clinique, reconstruisant ainsi la personne qui s’est rhabillée, c’est-à dire a mis des peaux sur sa peau, la cachant ainsi au regard d’autrui. L’Autre se reconstitue en dehors de l’examen clinique. Il y a plusieurs temps pendant la consultation de dermatologie. Le temps du face à face, de la prise de contact entre la personne du malade et le dermatologue. Ce temps est celui du regard sur le visage d’autrui, de renseignements sur son motif de consultation mais aussi son passé. Puis vient l’étape de l’examen clinique précédé du déshabillage. L’examen se fait de proche en proche et ce morcellement permet la mise à distance de la personne. Le contact reste établi par le langage qui alors prend toute son importance. En effet détailler oralement ce que l’on voit ou l’on touche en même temps qu’on le fait, permet, au-delà du morcellement, de reconstituer la personne. Il me semble d’ailleurs que l’énonciation de ce que l’on voit prend d’autant plus de valeur que la zone examinée ne peut être vue par le patient. La parole est un lien entre l’examinant et l’examiné ; l’examen clinique peut être vécu comme effrayant en son absence.
L’objectivation permet l’examen clinique dans le respect du patient, c’est à dire sans entrer dans une quelconque intimité. Ici, l’objectivation ne me semble pas antinomique de la subjectivation mais complémentaire. Elle est, au contraire, respect, pendant le temps de l’examen. A la fin de cet examen clinique, quand le patient s’est rhabillé, il s’assoit de nouveau face au médecin. La personne retrouvée dans son intégrité peut alors écouter la synthèse, le compte rendu des informations la concernant. C’est la parole, d’après Levinas, qui est attestation de soi, visage. Le langage est nécessaire à la pensée dit-il aussi. L’échange par le langage constitue finalement le fil de cette consultation dermatologique. On peut ici prendre le tact dans une autre acception que celle de l’action de toucher, celle de la délicatesse, métaphore du toucher. Tact dans le langage permettant de manifester la nécessaire attention à l’autre. Tact dans le langage lors de l’annonce d’une mauvaise nouvelle. Temps nécessaire à l’explication, aux questions, aux doutes et au silence. Dépôt du secret que le patient nous confie.


En guise de conclusion
Que devient l’intimité du patient sous le regard et le toucher du dermatologue lors de son examen clinique ? La notion d’intimité m’a poussée à distinguer une intimité intime, nucléaire, inviolable, sacrée, d’une intimité plus superficielle, partageable avec des proches choisis à cet effet. Il me semble que le dermatologue ne peut pas et ne doit pas partager l’intimité de son patient. Il est soutenu dans cet exercice par une sorte de colonne vertébrale qu’est son savoir scientifique et son but médical, aidé par le morcellement temporaire du sujet examiné. Mais il n’en demeure pas moins que le patient examiné est une personne unique, singulière et que le lien avec elle se fait par le langage. Langage nécessaire lors de l’examen ou lors d’un geste thérapeutique. Ce lien oral me paraît essentiel à tous les instants de la consultation car il comporte la reconnaissance permanente de la personne, de l’autre dans son intégralité.
Deux paradoxes apparents se font jour : le premier concerne le morcellement de l’examen de la peau en même temps que cette peau appartient à non pas une personne quelconque mais à la personne examinée qu’elle enveloppe. Le deuxième concerne l’intimité et le secret. Si l’intimité et le secret nucléaires vont de pair, il me semble que la consultation sépare l’intimité partageable du secret partageable. En effet, l’intimité reste du domaine purement privé, se partageant avec des partenaires choisis. En revanche, les paroles du patient, secret confié, sont partagées, de même que certaines découvertes cachées au regard des autres sur la peau. Alors intimité et secret, dans la partie extérieure de l’enveloppe de la personne se dissocient, permettant un examen clinique serein et respectueux.

Notes :
(1) Valéry P., L’idée fixe ou deux hommes à la mer, Paris, Ed Gallimard, "La Pléiade", œuvres II, 1960, p 215.
(2) Levinas, E. [1978] 2013, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Le Livre de Poche. p145.
(3) Le Breton, D., Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles. 2002, Paris, Metailié.p 35.
(4) Levinas, E. [1971] 2008, Totalité et infini, Paris, Le livre de poche.
(5) Levinas, E., Autrement qu’être ou au delà de l’essence. op.cit. p.147.
(6) Anzieu, D., Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985.
(7) Sartre, J-P., L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p.11.
(8) De Gaulejac, V., Consoli, S.G., Harrus Revidi,G., La honte dans la peau.  In La Peau, scène de la honte, ed Champ Psy, n°62, 2012, pp.9-29.
(9) Maine de Biran, [1805] (1988) Mémoire sur la décomposition de la pensée, in Oeuvres Tome III, Paris, Vrin
(10) Merleau-Ponty, M., L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, "Folioplus", [1964], 2006, p. 19.
(11) Merleau-Ponty, M., L’œil et l’esprit, op.cit. p. 7.
(12) Sartre, J-P., L’être et le néant, op.cit. p.300.
(13) Levinas, E., Totalité et infini, op.cit., p. 31.
(14) De Biran, M., Mémoire sur la décomposition de la pensée, op.cit., pp 198-226
(15) De Biran, M., Id, p 211.
(16) Fiat, E., "La négligence : une violence ?" in Revue d’éthique et de théologie morale, n° 229, Juin 2004, pp 27-33.
(17) De Biran, M., Mémoire sur la décomposition de la pensée, op.cit.
(18) Levinas, E., Totalité et infini, op.cit., p. 206.
(19) Id. p. 208.
(20) Courjou, E., Le toucher relationnel, Paris, Dunod, 2007.
(21) Levinas, E., Totalité et infini, op.cit., p. 203.
(22) Id., p.226.