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« Il faut savoir pardonner ! » Le pardon est-il une solution face aux violences subies dans l’enfance ?

Par Catherine LUTTENBACHER

Catherine Luttenbacher a un diplôme d’infirmière, un DESS de psychologie clinique, un doctorat en psychologie sociale et une formation à la thérapie systémique. Elle a travaillé pendant quelques années au Tchad, en cancérologie en tant qu’infirmière, vingt-trois ans en addictologie à l’hôpital Marmottan, quinze ans dans le service ERIC de l’hôpital Charcot de Plaisir comme psychologue clinicienne. Actuellement, elle anime des formations sur les addictions, souffrance et distance thérapeutique,troubles bipolaires etc.

Article référencé comme suit :

Luttenbacher, C. (2025) « « Il faut savoir pardonner ! » Le pardon est-il une solution face aux violences subies dans l’enfance ? » in Ethique. La vie en question, novembre 2025.

           

Plusieurs années passées au sein d’une équipe mobile d’urgence et de crises psychiatriques formée à la systémie, nous conduisent à interroger les voies possibles de reconstruction après des violences survenues dans l’enfance. Ce dispositif qui, dans l’alternative, propose une autre branche que celle de l’hospitalisation, implique que le patient ne peut pas être reçu sans son entourage, garant de sa protection. Entourage (familial, amical ou éducatif…) qui peut être mis en arrêt selon les besoins. De façon similaire, les soignants ne sont jamais seuls lors des consultations sur le service ou lorsqu’ils se déplacent au domicile.

            Les situations rencontrées au sein de cette équipe soulèvent la profondeur des blessures familiales, souvent transgénérationnelles et questionnent la responsabilité des soignants et les soins psychiatriques face à la violence intrafamiliale. Comment penser la reconstruction d’un sujet marqué par le secret, la honte, la trahison ? Le pardon est-il alors une voie possible de reconstruction ou une injonction délétère ? Devra-t-on plutôt envisager d’autres réponses : la rupture, l’exil, le silence ?

 

Un héritage social et culturel : pratiques éducatives et violences légitimées

            Pour penser les violences intrafamiliales, nous ne pouvons pas éviter de replacer celles-ci dans leur contexte historique et culturel.

            Le siècle des Lumières a marqué un tournant vis-à-vis de la conception du bonheur en glorifiant le respect des lois naturelles et l'épanouissement individuel. Cependant, il a également renforcé l'autorité́ masculine au sein des familles. L’histoire de l’éducation des enfants, des rapports conjugaux, est traversée d’exemples de pratiques violentes, toutes légitimées par une morale de la tradition qui plaçait l’homme en position d’autorité et la souffrance comme facteur d’apprentissage.

            Dans l'entre-deux-guerres, un courant d'opinion prône une éducation sans violence inspirée en partie par la psychanalyse. Cependant, Alice Miller dénonce la « pédagogie noire » (1) et reproche à la psychanalyse de minimiser les abus subis par les enfants, notamment à travers le « complexe d'Œdipe » en réduisant les violences subies par les enfants à des fantasmes et non une réalité. Cela a encouragé le refoulement et favorisé le pardon imposé. Elle a le mérite de dénoncer une méthode éducative où la violence semblait justifiée voire non reconnue comme telle.

            Il va falloir attendre les années 1960 pour rencontrer une contestation du pouvoir patriarcal. Cette contestation est portée par les mouvements sociaux de 1968 et Michel Foucault, dans Surveiller et Punir, met en cause les institutions autoritaires perçues comme des instruments de domination des libertés individuelles (2). La maltraitance des enfants et les violences conjugales, l'inceste et l'excision, longtemps occultées par une culture du silence sont reconnues comme relevant du domaine public et non plus uniquement du privé.

            Malgré cela, ces héritages culturels traversent encore les dynamiques familiales actuelles et nous pouvons rencontrer des violences qui se répètent. La culture du silence continue de peser. La violence subie s’inscrit dans le corps et le corps participe à la mémoire de la souffrance. Cette mémoire se transmet malgré soi dans les générations suivantes, mémoire que le silence ne réussit pas à étouffer.

            Donnons maintenant deux illustrations de ces violences intrafamiliales, de leurs transmissions transgénérationnelles, de leurs conséquences et des tentatives de reconstructions des victimes.

           

Anna ou le silence familial

            Anna, 15 ans, multiplie les tentatives de suicide après une agression sexuelle commise par son cousin. Ses parents sont perçus comme démunis et « inadaptés » par le milieu médical. Et c’est dans ce contexte que nous sommes amenés à les rencontrer au sein de notre service. L’exploration du génogramme du père révèle des traumatismes transgénérationnels : assassinats, violences conjugales, alcoolisme, secrets de filiation. Quant à la mère, elle a été abandonnée à la naissance et adoptée par une famille aimante, d’où son refus de rechercher ses origines. La difficulté des parents à réagir de façon adaptée, apparaît alors comme le symptôme d’une loyauté familiale et d’une impossibilité à penser l’innommable. Anna, par ses passages à l’acte, externalise ces traumatismes tus et contraint la famille à les affronter. L’engagement dans une thérapie familiale permettra une première mise en mots, amorçant un processus d’apaisement.

 

Madame G. ou le pardon impossible

            Madame G., 50 ans, a rompu avec sa famille bourgeoise et catholique en épousant un homme d’une autre culture également traditionnaliste, avec qui elle a subi des violences conjugales. Après des années d’exil à Londres, elle vit isolée et fragilisée. À la suite d’une tentative de suicide, elle revient en France soutenue par son frère. Lors d’un repas familial, elle révèle avoir été victime d’inceste de sa part à l’adolescence. Si le frère reconnaît les faits et exprime honte et remords, la mère nie sa souffrance et lui reproche de ne pas pardonner. Cette absence de reconnaissance réactive le vécu d’abandon de Madame G., la conduit à refaire une tentative de suicide avant de repartir vivre à Londres.

 

Le Pardon pour se reconstruire ?  

            La définition du pardon nous parait modulable selon l’époque, le contexte, la culture religieuse entre autres.

            Si nous reprenons la situation de Madame G., l’injonction faite par sa mère est violente: « il faut savoir pardonner ! ». Bâillonnée, la victime ne peut qu’étouffer sa plainte, au risque que la plaie s’enkyste au plus profond d’elle-même. Le ressentiment ne peut donc s’éteindre et devient une forme de loyauté envers sa propre souffrance. Pour Nietzsche (3), une telle situation pousse la victime à mener une « guerre de l'esprit » contre ceux qui l'ont blessée même si pour lui le ressentiment est également une forme de survie psychique. Il précise cependant que ceux qui agissent avec l’énergie du ressentiment sont les jouets d’une passion destructrice souvent mal maîtrisée : « L’abolition de tout ordre fait ressurgir à neuf, les énergies les plus sauvages, comme les caractères effroyables et les excès longtemps enterrés d’époques éloignées ». De fait si celle-ci n'est pas transformée en créativité et en bienveillance envers soi, elle peut devenir un fardeau émotionnel qui se retourne contre la victime.

            La question éthique est donc centrale : face au ressentiment, le pardon est-il une porte de sortie ?

Un idéal moral et religieux

            En tant qu’idéal moral, Il ne semble pas que le pardon soit une notion abordée par les stoïciens. Le ressentiment est hostile à la raison. Celui qui t’offense n’est pas l’insulteur mais l’opinion que tu te fais de l’insulte. Pas d’altérité donc ! L’homme vertueux ne peut pas être atteint. A l’inverse, le pardon est une pratique véhiculée par de nombreuses religions. Il a pour objet de surmonter les conflits pour retrouver une harmonie dans les relations.

            Hannah Arendt voit le pardon comme un acte qui libère à la fois la victime et l’auteur (4). Il ne relève pas d’une volonté morale, mais bien d’une volonté politique et donc consciente. Le pardon permet de rompre le cycle de la violence et de regarder vers l'avenir. Un choix qui s’inscrit dans l’espace commun pour pouvoir continuer à vivre ensemble, une ouverture vers l’avenir. Mais ne serait-ce pas un petit pardon pour Vladimir Jankélévitch ? Pour lui, le pardon parfait est un acte gratuit et total, souvent considéré comme une vertu morale (5). Il reconnaît cependant que dans certaines situations, le pardon semble inconcevable, voire indécent. Face à la violence extrême ou à la trahison, refuser de pardonner est une manière de réaffirmer sa dignité, de ne pas minimiser l’ampleur de la souffrance subie. Le pardon est donc paradoxal nécessaire et impossible. Il arrive lorsque celui-ci semble impossible, il laisse place à une autre forme d’apaisement : l’oubli. Mais cet oubli n’est -il pas également impossible ?

L’oubli, un non pardon ?

            Pour Jankélévitch, l’oubli banalise l’offense qui s’évapore sans décision de la personne. Le pardon est au contraire un acte conscient, hors du temps et singulier. Jankélévitch appelle le pardon relatif, le pardon « temporel » qui fait que la rancune s’amenuise progressivement jusqu’à disparaître. Mais Jankélévitch se montre quelque peu paradoxal puisqu’à un autre moment, il évoque un impalpable ressentiment qui fait que si l’offensé continue d’entretenir une relation avec son agresseur, c’est afin d’avoir une coexistence pacifique. Cela ne serait pas alors un pardon absolu mais un pardon de compromis nécessaire à une coexistence pacifique utile à la survie. Pas de pardon absolu donc ?

            Dans l’entretien intitulé « Le siècle et le pardon » (6), Derrida rejoint Jankélévitch en affirmant que le vrai pardon ne peut qu’être qu’inconditionnel, véritable et pur. Cependant, il pousse plus loin la notion de Pardon, Le pardon véritable est celui qui pardonne l’impardonnable. Le pardon dépasse la condition humaine, la morale. En ce sens, il n’engage pas la réciprocité, il n’est pas conditionné à la demande ou à la repentance de l’agresseur à l’inverse de Jankélévitch chez qui cette condition est nécessaire. Derrida interroge les limites de la morale humaine. Le pardon pur est ce que Derrida appelle le pardon hyperbolique.

            A contrario pour Olivier Abel, l’oubli est parfois une nécessité (7). L’oubli non comme une négation, mais comme un élargissement de la mémoire, une ouverture vers un avenir possible. Pour Abel, l’oubli peut être salvateur mais cela n’implique pas d’effacer la mémoire mais de la libérer du fardeau du ressentiment. En cela, il rejoint Arendt quand elle évoque la promesse, promesse qui permet de commencer quelque chose de nouveau. Abel estime que le pardon véritable ne peut émerger qu'une fois la justice rendue. Il conditionne le pardon éthique à la justice. Cela implique que le pardon ne peut pas être donné si les torts ne sont pas reconnus.

La justice comme corolaire indispensable au pardon ?

            Abel présente plusieurs conditions nécessaires au pardon, telles que la reconnaissance des responsabilités, l'aveu des fautes. Comme pour Arendt, le pardon éthique n'a de sens que s'il est simultané à un aveu, et non un simple geste de réconciliation ou d'apaisement. Sans l’intervention de la justice, l’acte ne peut que se reproduire « c'est un élément culturel du domaine des affaires humaines, que les hommes soient incapables de pardonner ce qu'ils ne peuvent plus punir et qu'il soit incapable de punir ce qui se révèle de l’impardonnable ». D’une certaine façon, Arendt reconnaît les limites du pardon même si pour elle le pardon relève d’un acte politique et non pas strictement de la justice institutionnelle.

            La justice vise donc à rétablir cet équilibre en assurant que le tort causé soit compensé de manière appropriée. Cette logique de réciprocité est essentielle pour que la société continue à fonctionner de manière stable et ordonnée. Cependant l’équilibre entre les torts subis et la sanction pénale ne peut pas être toujours proportionnelle. La justice a une fonction de responsabilisation. La remémoration des torts permet d'attribuer les responsabilités et de clarifier qui est coupable et qui est victime. Il s’agit d’éviter la négation des faits en donnant un droit à la victime, un droit de parole et à l'auteur du tort, l’opportunité de prendre la mesure de son acte. La justice peut rarement être proportionnelle au crime commis et si c’était le cas, elle deviendrait non-éthique et relèverait plus de la vengeance que de la morale. Ce fut le cas de la peine de mort en France avant qu’elle ne soit abolie par Robert Badinter en 1981. L’État ne peut pas permettre de tuer.

            Il nous semble par ailleurs important de préciser à l’instar d’Armand Abécassis dans la revue Autrement que le pardon ne peut pas dépendre du temps et de l’oubli comme une application de la loi naturelle qui intègre le temps comme facteur de prescription (8). La justice humaine doit respecter la dignité humaine et la mémoire des crimes. En quelque sorte, l’auteur conteste la prescription concernant des crimes graves. En ce sens, nous posons la question de la violence de la prescription. L’oubli n’est jamais définitif et du temps long peut ressurgir la parole car cette dernière n’est pas simple pour les sujets pris dans les nœuds de la loyauté familiale et de la honte.

            C’est pourquoi Abel milite pour une justice restauratrice qui vise à reconstruire le lien social après une faute ou un crime, et voit le pardon comme un complément à cette démarche. La justice restauratrice trouve sa pertinence en dépassant la logique purement punitive, elle se concentre sur la réparation du préjudice et la reconstruction des relations affectées.

            Cependant, dans un contexte intrafamilial, les principes se heurtent à la complexité des liens familiaux, notamment à la loyauté, aux secrets, et aux traumatismes transgénérationnels. Cela ne peut se faire que dans des conditions strictes pour que la victime ne soit pas revictimisée comme dans le cas de Madame G.  

            In fine, si le pardon peut être libérateur pour certaines victimes, il ne peut pas être une solution universelle. A un niveau individuel, il s’agit de s’ouvrir les chemins de l’avenir et ne pas rester enfermé dans sa grisaille, à un niveau politique, le pardon vise à rétablir une harmonie et un avenir commun parfois au prix de compromis difficiles. Cependant, il y a souvent une résurgence du passé qui vient ternir cet idéal ou cette utopie.

 

Comment regarder l’avenir et se reconstruire ?

Silence ou récit ?

            Si, idéalement, l’héritage reçu par l’enfant à sa naissance, participe à la construction structurante du sujet, lui permettant de trouver une place et une fonction dans la société, il peut, à l’opposé, comporter un versant destructeur.

            La transmission intergénérationnelle consciente (valeurs, coutumes) se double d’une transmission transgénérationnelle inconsciente (non-dits, traumatismes). Ainsi, le cas d’Anna révèle par ses tentatives de suicide, une histoire familiale marquée par la violence tue et mise en lumière grâce au génogramme. Ce qui a permis aux parents de partager enfin leur récit. Selon Ricœur, la narration façonne l’identité : se raconter permet de donner sens à son vécu, mais le récit comporte aussi des risques, car il peut raviver la souffrance ou réactiver la honte, comme pour Madame G, dont la révélation de l’inceste a déclenché une crise familiale.

            Des auteurs comme Tilmans-Ostyn (9) et Stettbacher (10) ont montré combien un enfant peut devenir le dépositaire d’une souffrance qui ne lui appartient pas directement et dont il révèle la persistance. Cependant, confier un secret c’est livrer en mots quelque chose d’innommable, en prenant un risque non négligeable, car sitôt le secret révélé, il ne remplit plus sa fonction protectrice. Donc libérer la parole certes, mais pas à n’importe quel prix. Accueillir la résistance est parfois une gageure pour les soignants. L’écoute de celle-ci est souvent plus vitale que son interprétation.

Privilégier l’auto-réparation plutôt que l’acte de pardonner ?

            Les philosophes ne reconnaissent pas le pardon à soi-même. Pour Ricœur, il semble impossible de se pardonner à soi-même, bien qu’il reconnaisse que cela implique une réconciliation avec soi-même (11).

            Cependant du côté psychique la question revient souvent. Peut-on se pardonner de la honte d’être victime ? Pourquoi moi ? Le sentiment de culpabilité, voire de honte est toujours présent, d’autant que la notion de victime peut être vécue comme une faiblesse. D’où le fait que les victimes, souvent, n’apprécient pas ce statut vécu parfois comme une négation de leur identité : « non je ne suis pas une victime, les victimes sont des “ losers” » (Lucas 15 ans, violenté par son père qui est en détention). Comme le précise Pelluchon : « Au lieu de leur rappeler qu’ils sont des victimes et de les encourager à se centrer sur eux-mêmes, le fait de les amener à s’intéresser aux autres les conduit à élargir leur horizon » (12) et c’est ce que nous dit Lucas dans sa légitime réactivité.

            Nous retrouvons plutôt cet aspect de pardon à soi chez les psychanalystes qui s’appuient sur des cadres théoriques différents de la philosophie. Il y a donc là, d’un côté, l’intersubjectif (pour les philosophes), de l’autre, l’intrasubjectif (pour les psys). Mais peut-il y avoir des ponts ?

            Si un pardon pur est impossible et relève de l’utopie, l’oubli est également impossible.
Il reste toujours des traces, qui peuvent ressurgir au détour d’une parole, d’une répétition ou d’une situation.

            Freud a montré que les traumatismes, loin de disparaître, s’inscrivent durablement dans l’inconscient. Même refoulés, ils continuent d’agir sous forme de symptômes ou de répétitions, comme une marque indélébile. Ce que Freud appelle les « traces mnésiques » ne s’effacent pas avec le temps ; elles persistent et reviennent hanter le sujet tant qu’elles n’ont pas pu être symbolisées. Ainsi, les conduites suicidaires d’Anna ou de Madame G. peuvent être comprises comme l’expression d’un refoulé qui fait retour. Derrida prolonge cette réflexion. La trace, selon lui, n’est pas seulement une marque psychique mais une structure fondamentale de la mémoire et du langage. Cette trace ne se laisse pas effacer et subsiste au-delà du temps.

Dans ce cadre, l’auto-réparation de la victime ne peut consister en une tentative d’oubli ni en un effacement imaginaire du passé. Elle implique au contraire une reconnaissance et une réappropriation de l’histoire traumatique. Mais peut-être erronée car la résurgence du refoulé est-elle une objectivation du passé ?  « Oui » dit Freud, « Non » dit Derrida. Dans le Malaise dans la Civilisation, Freud écrit : « rien dans la vie psychique ne peut se perdre, rien ne disparaît de ce qui s'est formé … et peut reparaître dans certaines circonstances favorables, par exemple au cours d'une régression suffisante » (13). Pour Derrida, il n’y a pas de « travail de deuil possible », la « trace » est une ombre qui se répand dans le temps. Les traces « dès l’origine, dans le “présent” de leur première impression, elles sont constituées par la double force de répétition et d’effacement, de lisibilité et d’illisibilité » (14). Et plus précisément, Derrida, précise à la suite des attentats de New York que le traumatisme est produit par l’avenir, par la menace du pire (15). Le traumatisme n’est pas que du passé, du présent mais également du futur perçu comme incontrôlable donc non guérissable.

            Cependant, la mise en mots, comme le souligne Freud, ou la narration identitaire, selon Ricœur (16), permettent de transformer la charge destructrice. Dès lors, il ne s’agit plus de guérir par l’oubli ou par un pardon imposé, mais de créer les conditions pour habiter les stigmates autrement. Choisir la vie plutôt que l’enfermement. Entre la fidélité à la blessure et l’ouverture à un avenir possible, la trace devient alors le lieu paradoxal d’une reconstruction.

L’exil ou la rupture comme reconstruction ?

            L’exil, qu’il soit géographique ou émotionnel, représente souvent une tentative de fuir la douleur. Parfois, l'exil prend la forme d'un éloignement physique, parfois c'est un retrait psychologique (refus de penser à la situation, déni voire mépris). Il peut également s’agir comme nous l’avons vu précédemment d’un voyage intérieur de compréhension ou de guérison, un moyen de s’évader de l’emprise des souvenirs douloureux.

            « L’exil m'a apporté le désir, la curiosité d'aller vers ce qu’on m'a appris à détester, c'est-à-dire l'étranger, l'autre... la question de la réconciliation, de la concorde, est vraiment venue par l'exil » nous dit Wajdi Mouawad dans un entretien (17). L’exil ici est une ouverture sur le monde. L’exil comme une richesse qui permet d’éloigner les fantômes du passé. Pour reprendre Derrida, il peut permettre un déplacement des traces pour éviter les répétitions. Cependant, qui dit exil géographique ne dit pas nécessairement distance avec ses fantômes. Madame G. ne semble pas s’être autorisée à transgresser des normes pour se libérer, elle a quitté un enfermement pour un autre. Il n’y a pas d’exil chez elle. Comme dirait Edouard Louis, elle ne possédait pas les « techniques de fuite » et « le présent se dissout lui-même dans les fantômes du passé » (18).

            Madame G. n’a pas trouvé d’autres techniques de fuite que les tentatives de suicide.

Cependant avec Ricoeur, on peut penser que l’homme vulnérable peut être remis en situation de capacité : capable de parler, d’agir, de s’engager éthiquement. Parfois sans pardonner, mais en se tenant fermement dans la rupture.

 

CONCLUSION

            En tant que soignants, nous sommes face à des énigmes d’où émergent des violences subies dans l’enfance tues mais centrales.

            Quelle est la place de la famille dans le soin apporté à un patient dans un contexte d’urgence et de crise et surtout comment l’accompagner ?

             Les soignants, dans ces situations, sont confrontés à un équilibre fragile entre leurs devoirs thérapeutiques, éthiques et juridiques. Leur rôle va bien au-delà du soin, et les dilemmes qu'ils rencontrent engendrent une réflexion continue sur leurs attitudes et leurs pratiques.

            La pensée d’Arendt, éclaire le rôle de la famille comme espace fondateur et protecteur, mais aussi comme lieu possible de domination. Respecter la personne suppose de reconnaître son appartenance au commun. Cette perspective peut inspirer l’action : il ne s’agit pas de disqualifier la sphère familiale, mais d’intervenir comme soutien temporaire à sa fonction protectrice — cadre de référence du service où nous travaillons. Rappelons toutefois que la famille n’est pas un espace d’égalité (hiérarchie parents/enfants) et peut étouffer l’autonomie (comme chez Madame G.).

            Quelle place pour les soignants qui se trouvent dans une interface entre le public et le privé ? Les soignants ne peuvent échapper aux dilemmes dus à leur position à la fois de soutien, mais également de contrôle. Comment protéger sans trahir, soutenir sans disqualifier ? La responsabilité éthique envers la protection des personnes vulnérables en termes de détection et de protection relève de l’espace public. Il y a donc un équilibre délicat à instaurer entre la protection des victimes, la confidentialité et le respect des familles.

            En cas d’abus ou de violence sexuelle au sein de la famille, les soignants sont souvent sur une ligne de crête. Il est de notre responsabilité d’évaluer les implications de nos actions et de ne pas agir de façon précipitée. Comment faire exister une parole sans la confisquer ?

Mais sommes-nous en tant que soignants en capacité d’une mise hors-jeu de nos « préjugés » ? Comme le rappelle Jonas : « reconnaître l'ignorance, devient ainsi l'autre versant de l'obligation de savoir » (19). Il s’agit d’avoir une humilité et une acceptation des limites de notre savoir face à un risque de pouvoir excessif.

            En d’autres termes, il est nécessaire que les soignants suspendent leurs présupposés et soient attentifs à la violence des interprétations prématurées, voire irrecevables. Comme le souligne Piera Aulagnier ces interprétations abusives volent aux personnes le sens de leur histoire et risquent de reproduire sous une autre forme, la violence subie (20). Si Arendt affirme que le pardon peut être une ouverture dans l’espace commun, Aulagnier nous rappelle qu’aucune parole ne doit confisquer celle de l’autre.

            Aussi dans cette perspective clinique nous pourrions rejoindre Jean-Luc Marion, évoquant Levinas et revendiquant qu’il s’agit de ne pas réduire la subjectivité du sujet à une identité figée, mais sentir dans quel contexte, cette subjectivité agit (21). Chez Levinas l’éthique procède de la subjectivité et non de la connaissance et de la raison. La reconstruction ne passe donc pas nécessairement par une résolution rationnelle, mais par une expérience sensible, et parfois paradoxale.

            Certains trouveront dans le pardon (imparfait, même de compromis) une paix possible ; d’autres dans la rupture ou le silence. Il y a aussi ceux qui choisiront la transmission, dans l’espace commun (Arendt) que ce soit par la créativité, la justice, ou la révolte ... parfois au risque de la vengeance, cette énergie destructrice que décrivait Nietzsche.

            Il n’y a donc pas une voie unique : il s’agit d’inviter à une réflexion respectueuse du temps et du chemin singulier de chacun pour éviter la destruction. En conclusion, la vraie richesse réside dans cette incertitude. Accepter la complexité et la résistance. Écouter la diversité des récits et ouvrir l’accompagnement thérapeutique à toutes ces dimensions, y compris celles qui échappent au langage... ou à la raison.

 

Références :

  1. Miller A. C’est pour ton bien, : racines de la violence dans l'éducation de l'enfant, Ed. Flammarion, 2015.
  2. Foucault M., Surveiller et Punir, naissance de la prison, Col. Bibliothèque des histoires, Gallimard, 1975.
  3. Grandjean A., « Nietzsche et le génie du ressentiment » in le ressentiment, passion sociale, dir. Grandjean A. et Guénard F., Presse Universitaire de Rennes, Philosophie, 2012.
  4. Arendt H., Condition de l’homme moderne, Ed. Calmann-Lévy, 1994.
  5. Jankélévitch V., Le Pardon, Ed Champs essais, 2024.
  6. Derrida J., « Le siècle et le pardon », entretien dans Le Monde des débats, Décembre 1999.
  7. Abel O., « Le pardon vient après la justice », Posté le 17 septembre 2022.
  8. Abécassis A., l’acte de mémoire, in Abel O. : Le pardon, Briser la dette et l’oubli, Ed. Autrement, série Morales, n°4, 1991.
  9. Tilmans-Ostyn.E., Le Petit Prince a dit... et les anciens l’ont entendu, in Thérapie familiale, Genève, 2004, 25 (4).
  10. Stettbacher J.K., Pourquoi la souffrance ? Paris, Aubier, 1991.
  11. Ricoeur P., La Mémoire, l'Histoire, l'Oubli, Ed. le Seuil, 2014.
  12. Pelluchon C. cours de M2 Éthique Médicale, du 11/12/24.
  13. Freud, Malaise dans la Civilisation,1929, p.8.
  14. Derrida J., De la Grammatologie, Paris, ed : Minuit, 1967, p.334.
  15. Derrida J. et Habermas J., Le “concept” du 11 septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001), avec Giovanna Borradori, Paris : Galilée, 2004.
  16. Ricœur P., Soi-même comme un autre, Ed Le Seuil, 1990.
  17. Mouawad W., « L’exil m’a apporté le désir et la curiosité d’aller vers l’autre » in le Monde, 3 nov. 2024.
  18. Edouard Louis, L’effondrement, Ed. Le Seuil, 2024.
  19. Jonas H., Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, Champs Essais, 2024.
  20. Aulagnier P. La violence de l’Interprétation : du pictogramme à l’énoncé, PUF, 1975.
  21. Marion J-L. « La substitution et la sollicitude, Comment Levinas reprit Heidegger » in : Emmanuel Levinas et les théologies, Pardès, 2007/1 N° 42, pp. 123 à 141.