Aller au contenu principal

Fins de vie à l’hôpital : le théâtre des émotions contrastées

par Vanessa MILLE

Vanessa MILLE est praticien hospitalier de médecine générale en unité de soins de longue durée depuis 5 ans au centre hospitalier de Montdidier dans la Somme à proximité d’Amiens. Elle a également exercé en addictologie et en soins de suite et de réadaptation dans ce même hôpital où elle travaille depuis 9 ans. Elle est membre du comité éthique de son établissement et présidente du comité de lutte contre la douleur. 

 

Article référencé́ comme suit :

Mille, V. (2024) «Fins de vie à l’hôpital : le théâtre des émotions contrastées » in Ethique. La vie en question, déc. 2024.

 

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

La sensibilité à l’hôpital

La sensibilité, du latin sensibilis « qui peut être perçu par les sens », peut à la fois être définie comme la capacité à ressentir des sensations par stimulation de nos cinq sens, mais également comme la possibilité d’éprouver des émotions. La stimulation de nos sens mène à des sensations qui ne donneront lieu, puisque nécessairement source de stimulation négative ou positive rarement neutre, qu’à des émotions in fine. La sensibilité n’est finalement qu’émotion puisque chaque sensation donnera naissance à une émotion mais également, chaque émotion sera potentialisée, accentuée, par l’accompagnement d’une sensation.

A l’hôpital, les sensations ressenties par les soignants qu’elles soient olfactives, visuelles, tactiles ou bien encore auditives, sont accompagnées nécessairement d’émotions et deviennent potentiellement dégoût olfactif, sidération visuelle, étonnement tactile ou bien encore désarroi auditif. D’autres fois elles seront réassurance olfactive, confort visuel, satisfaction tactile ou bien encore réjouissance auditive. Les sens des soignants sont régulièrement malmenés mais sont aussi parfois bienvenus passant d’une toilette difficile avec des vomissements dans cette chambre à la découverte d’une reprise de la parole chez un patient mutique post accident vasculaire cérébral dans celle-ci : de sensations en émotions, leur sensibilité y est largement sollicitée. Du côté des proches, leurs émotions sont souvent à fleur de peau en entrant à l’hôpital et ce qu’ils y entendront, verront, sentiront, ressentiront ne fera qu’accentuer cette charge émotionnelle en effleurant parfois simplement leur épiderme. Chargé de souvenirs communs, ils entrent activement visiter leur père, mère, frère ; et de ce moment volontairement organisé, ils ne feront que sentir leur sensibilité les envahir. Et soucieux de l’état de santé dans lequel ils trouveront leur parent, ils entendront un voisin de chambre appeler « maman », croiseront le regard d’un mourant, sentiront le changement des protections lors du tour de l’après-midi ; ce mélange de sensations sur fond d’émotions majorera ces dernières. Les sensations mêlées aux émotions agglomèrent le nœud de la sensibilité. Serres dit que « le sensible […] tient ensemble tous les sens, comme un nœud ou échangeur généralisé, toutes les dimensions et tous les contenus (1) ».

 

Un ballet émotionnel contrasté

Un patient en fin de vie est étendu sur son lit au centre de la chambre. Les allées et venues des soignants et de l’entourage, gravitant autour de lui, passent tantôt d’un côté du lit, tantôt de l’autre. Cette trajectoire semi-circulaire opérée au sein de la chambre, qui n’en finit plus d’observer les moindres signes de vie ou de mort, scrute dans le temps long, et vit en miroir de sa propre fin de vie, l’anxiété voire l’angoisse qu’elle peut susciter aussi bien pour les proches que pour les soignants. Les satellites récoltent et retransmettent les données à la Terre, les proches et les soignants dans leur orbite, sont aussi en quête de la moindre information donnée par le patient.  Une apnée un peu plus longue, un encombrement trop sonore, un changement de faciès, un doigt qui a bougé, un muscle qui a tremblé… Contrairement aux services de réanimation où le moniteur de surveillance (appelé scope dans le jargon médical) transmet des informations sur l’état de santé du patient (saturation, fréquence cardiaque, tension artérielle), dans les services de long séjour, cet appareil disparaît. Ce prompteur s’efface au profit du patient seul, dénué de toutes accessoirisations. Alors que le temps semble suspendu, le mouvement de balancier opéré par l’entourage et les soignants autour du patient alité, semble calqué sur sa respiration lente et profonde imposant son rythme. Tel un métronome, la respiration est longue et marquée par des râles agoniques entrecoupés d’apnées que l’entourage souhaiterait paradoxalement définitives. L’entrée dans la chambre d’hôpital d’un patient en fin de vie sollicite nos sens par ce que l’on y entend principalement, puisque la respiration bruyante s’impose en maître des horloges, mais aussi par ce que l’on y voit, puisque ce corps étendu inconscient et impotent interpelle chacun, par ce que l’on y sent, puisque les odeurs d’escarres, d’urines, de macération, d’haleine chargée, de selles, y forment un agglomérat olfactif qui ébranle, et enfin par  ce que l’on y touche, puisque ce corps inerte souvent hypotherme nous glace viscéralement. Ce corps étendu, qui semble n’être plus qu’un corps anatomique, ne communique plus, ne donne plus de ses nouvelles à sa famille et met fin au colloque singulier avec les soignants. Les soignants, par leurs prescriptions, soins et gestes techniques, jouent un rôle actif dans cet accompagnement et, l’entourage un rôle passif, par ses visites, ses observations qui l’accablent un peu plus chaque jour. La sensibilité de chacun fait que les soignants se surprennent parfois passifs dépassés par leurs émotions et l’entourage devient actif dans la volonté de se rendre utile comme redevable d’un dernier service rendu à leur proche. Les uns acteurs, se surprendront parfois spectateurs, les autres spectateurs, se voudront acteurs.

La nature de notre sensibilité humaine est liée à notre patrimoine génétique. Mais nos histoires de vie, l’environnement dans lequel nous évoluons, regorgent de facteurs extrinsèques qui marqueront aussi de leur sceau notre sensibilité. Si nous n’étions que modelages de cire, les sceaux successifs feraient de nous des bougies difformes pour certains, parfaitement rectilignes pour d’autres. La flamme a besoin d’oxygène, celui qui est hermétique ne peut briller. Aussi, celui qui est ouvert aux quatre vents s’éteint. La flamme de la sensibilité doit vivre dans un environnement favorable. Insensibles, sensibles, dans la juste mesure émotionnelle, chacun, soignant ou entourage, s’exprime à sa façon, montre son halo, donne sa perception de la réalité aux côtés d’un être humain qui s’éteint.

Dans la chambre d’hôpital où tout se joue et où tout se vit ici et maintenant, la sensibilité est exacerbée. Ce « maintenant » que Ricoeur décrit comme « l’inscription du temps phénoménologique sur le temps cosmologique (2) » est aujourd’hui. Cet aujourd’hui dépendra d’hier. Cet « ici » que Ricoeur décrit comme « l’inscription du ici absolu sur un système de coordonnées objectives (3) » dépendra d’ailleurs. Cet ici et maintenant sera le passé de demain qui se répercutera sur nos après-demains. Nos histoires de vie influencent notre sensibilité qui se voudra, puisque dépendante, fluctuante, comme la flamme de la bougie tantôt vive et incandescente, tantôt lueur se noyant dans la cire, tantôt doucement attisée.

 

Répétitions de ressentis pour certains, sensibilité première pour d’autres

Au fil du temps, la confrontation répétitive aux familles endeuillées peut animer certains soignants d’un sentiment d’habitude. L’habitude, du grec ancien êthos, est le caractère habituel, une seconde nature. Ravaisson écrit que « la continuité ou la répétition abaisse la sensibilité ; elle exalte la mobilité (4) ». L’habitude des soignants doit pouvoir être utilisée comme force de vertu plutôt que comme potentielle arme de maltraitance. S’habituer aux réactions de l’entourage lors de la fin de vie d’un patient, n’accorder plus aucun signe d’empathie, par lassitude, est une forme de maltraitance par indifférence : il s’agit d’humiliation, certes sans épreuve identifiée, mais à laquelle notre société est insensible et qui est source d’exclusion (5). L’habitude de la fin de vie n’est pas l’habitude de la fin de vie de Monsieur D. Il ne s’agit pas de la répétition du décès de la même personne. Ravaisson distingue l’habitude acquise de l’habitude contractée. L’habitude acquise se développe pour un motif qui persistera dans le temps. L’habitude contractée se développe pour un motif qui lui, ne persistera pas dans le temps, mais, l’habitude deviendra une disposition, un état stable. Pour les soignants, nous pouvons parler d’habitude contractée et non acquise devant la fin de vie puisque le motif ne perdure pas (ce n’est jamais la même personne qui décède) mais l’habitude des soins dédiés à la fin de vie deviendra une disposition pérenne potentiellement vertueuse. Selon Aristote, « La vertu est un état décisionnel qui consiste en une moyenne fixée relativement à nous (6) ». Efforçons-nous de ne pas avoir recours au vice par excès ni par défaut dans l’accompagnement des proches et de nos collègues soignants lors de la fin de vie d’un patient. Grâce à l’habitude de réaliser des soins dédiés à la fin de vie, comme des cavaliers aguerris, prenons soin de notre monture plutôt que de notre allure. Préservons les êtres plutôt que les apparences. Car si le soignant développe une certaine habitude à prodiguer des soins en fin de vie, l’entourage, lui, ne peut ressentir d’habituation face à la mort imminente de son proche-parent, être unique et singulier qui ne meurt qu’une fois. Certains auront parfois le sentiment de répétition dans leur approche professionnelle mais il est nécessaire qu’ils gardent en mémoire qu’il s’agira, pour d’autres, d’une confrontation sinon première du moins débutante, à la fin de vie.

            A l’hôpital, l’organisation du temps de travail est ordonnée, structurée. Une journée peut rapidement être déséquilibrée par l’urgence médicale. L’organisation rassurante du temps de transmission infirmier suivi de la visite matinale puis des rendez-vous avec les familles et de l’analyse des bilans biologiques rythme densément mais assurément la journée puis la nuit. Un imprévu trouble cet ordonnancement. Un imprévu advient par hasard. Jankélévitch nous dit que le hasard peut être « notre auxiliaire et notre bonne chance comme il peut être une entrave : l’occasion est un hasard qui nous fait des offres de services et nous apporte des chances inédites (7) ».  Le hasard de croiser des collègues soignants dans le couloir, se livrant, se dévoilant, se démaquillant de tout artifice face à un moment venant d’être vécu comme déroutant, pénible, déstabilisant ; le hasard de rencontrer une famille en chambre confiant son ressenti, son désaccord, son incompréhension, sont des moments propices au dévoilement de sensibilité puisque ce sont des moments, certes potentiellement plus chargés en émotions qu’en raison mais ayant l’avantage d’être authentiques. Damasio écrit que les émotions sont « une faculté mentale surnuméraire, un à-côté de la pensée rationnelle, voulu par la nature mais non par le sujet pensant (8) ». Il décrit ainsi les émotions agréables vécues comme un luxe et les désagréables comme des perturbations à endurer car non souhaitées. Vivre des moments de vie véritables, désagréables ou luxueux, humanise nos relations à l’hôpital.

 

Des injonctions contradictoires face au sentir

On peut être confronté à une personne insensible, un être semblant imperméable à tout, maintenu en fermeture automatique et hermétique. Au contraire, on peut aussi être confronté à une personne hypersensible, un être semblant poreux à toute stimulation, en ouverture permanente et incontinente. Ces êtres glaçants par leur austérité d’un côté et ceux qui nous échauffent par leur excès de l’autre sont remarquables par leur attitude à la marge. En société, comme une juste mesure entre le marbre de la pierre tombale et le confort de la chaleur utérine, nous sommes sommés de neutraliser notre sensibilité. Être trahi par ses émotions négatives, se mettre en colère, pleurer, trembler, rougir, bégayer, transpirer en public, nous incommode par ce que cela transmet : une incapacité à maîtriser, à gérer. Craquer comme on craque un vêtement trop étroit. Et cela nous révèle que nous sommes tous des êtres humains sensibles, fragiles, vulnérables, en proie à être démasqués, les uns plus facilement que d’autres. Parfois le masque est comme un second visage greffé, parfois il n’est qu’apparat amovible à souhait, d’autres fois encore il est inexistant laissant son hôte à nu. N’existe-t-il pas une injonction sociétale à la neutralité émotionnelle ? Ne demande-t-on pas implicitement aux citoyens de ne pas sortir de la marge émotionnelle ? Comme une politesse des émotions, qui n’est finalement plus émotion, qui n’est plus la manifestation de la sensibilité, mais politesse, bienséance, obéissance.

En ce qui concerne le dévoilement de notre sensibilité, qu’en est-il dans la chambre d’hôpital d’un patient en fin de vie, qui plus est, en fin de vie longue ? La sensibilité de chaque accompagnant, soignant ou entourage proche, y est, ici, plus facilement montrée qu’en société car elle touche à notre finitude d’êtres humains. Elle serait comme plus légitimement montrée. Mais bien souvent, le juste dosage émotionnel est encore de rigueur. Lorsque l’on demande aux soignants de rester professionnels et de ne montrer qu’avec juste mesure leur sensibilité aux familles, à leur tour, les soignants demandent aux proches de ne leur montrer qu’une certaine sensibilité rassurante : ni trop de sensibilité car ingérable ni trop peu car inhumain ! Alors, existe-t-il aussi une injonction hospitalière au dévoilement de la sensibilité des proches en harmonie avec celle des soignants ? En d’autres termes, demandons-nous implicitement aux familles de ne ressentir que ce qu’il nous semble bon qu’elles ressentent face à leur proche en fin de vie ?  Nous sommes, soignants, parfois dérangés par la perception de la famille : elle le voit souffrir, les soignants le considère paisible. La perception de chaque acteur est propre à lui-même : les uns verront un patient âgé s’éteindre paisiblement, les autres un cousin agoniser. Comment s’entendre, se comprendre, s’accepter ? Comment ne pas imposer notre perception de la réalité ? Comment accepter le hiatus inévitable entre les soignants, professionnels de santé, et la population générale ?

 

La rencontre de l’Autre

Accueillir la sensibilité de l’entourage demande du temps ainsi qu’une formation appropriée, temps et compétences dont les soignants manquent souvent. Aussi, cette famille ne sera pas la seule famille à accueillir et, à défaut de pouvoir poursuivre le colloque singulier chez un patient inconscient, il conviendra de tendre vers une rencontre singulière avec son entourage. Favoriser le contexte propice à son accueil par la juste présence en accordant de la place à autrui aussi bien physiquement qu’oralement. Avec tact et bienveillance, il s’agit de savoir se taire, accueillir aussi bien les paroles que les silences dans ce sombre moment. S’il s’agit de libérer de la place et du temps pour réussir à rencontrer les proches, il s’agit également, dans cette même organisation spatio-temporelle, de réussir à rencontrer son collègue soignant.

Kant nous enseigne le rôle de l’intersubjectivité en ne considérant jamais le jugement d’autrui comme faux. Il « ne dit pas que chacun s’accordera avec notre jugement, mais que chacun doit être d’accord avec celui-ci (9) ». Par l’exercice de la pensée élargie, il nous invite à « se mettre à la place de tout autre (10) ». Cette place, accordée à autrui, nous fait prendre du recul. S’éloigner de soi pour accepter l’autre, sa perception, sa sensibilité. Tolérer qu’un collègue soit incommodé par une odeur, qu’il soit dans l’incapacité, aujourd’hui, sur ce patient, de réaliser un geste technique, qu’il ait besoin de quitter la chambre. Quitter pour respirer, reprendre sa respiration quand la submersion est là. S’asseoir au bord, sécher ses larmes. Condillac nous explique que la statue est « passive au moment qu’elle éprouve une sensation (11) ». « La statue bornée à l’odorat ne peut connaître que des odeurs […] Elle n’est par rapport à elle que les odeurs qu’elle sent (12) ». Il en est de même pour chaque sensation : il y a submersion.

L’authenticité d’une relation humaine suppose un dévoilement de sensibilité de part et d’autre. Et en faisant don de sa sensibilité, autrui devient rassurant. « Je me reconnais en lui, il me ressemble, il est, comme moi, vulnérable. Je peux, à mon tour, lui faire « écho (13) » » : une expérience de résonnance, chère à Rosa, peut naître. Mais parfois, autrui ne se saisit pas de ce don. Il y a « blocages de résonance délibérés ou involontaires (14) ». Autrui ne manifeste aucun signe d’acceptation. N’a-t-il vraiment pas accepté ce don invisible ? Et s’il n’y répond pas, le fera t’il volontairement ? Est-ce alors qu’il considère ce don comme impudique ? Tout don attend-il vraiment un retour ? Levinas dit que « L’interpellé est appelé à la parole, sa parole consiste à « porter secours » à sa parole - à être présent (15) ». Faire don d’une partie imperceptible de soi attend un retour, sincère ou non, authentique ou poli, là n’est pas la question. Et si cette expérience fonctionne, cela entraîne une solidarité des émotions, puisqu’en retour, les émotions sont partagées : « donner recevoir rendre (16) », c’est la théorie du don de Mauss qui devient thérapie par les émotions. Les soignants s’épaulant en accueillant la sensibilité de leur collègue entraînent une meilleure cohésion d’équipe quand chacun leur tour ils sont en capacité d’aussi bien livrer que de réceptionner un mal-être. Comme le coureur peut réceptionner le relais et ensuite le transmettre, la cohésion d’équipe soignante s’améliore si l’on considère son collègue comme un coéquipier. La sollicitude améliore le sentiment de soi, selon Ricoeur, qui nous dit que « la sollicitude ne s’ajoute pas du dehors de l’estime de soi, mais qu’elle en déplie la dimension dialogale jusqu’ici passée sous silence (17) ». Des soignants qui s’épaulent, plutôt que des soignants qui épaulent et se mettent en joue dans l’adversité, voilà le vrai enseignement que l’accompagnement de la fin de vie devrait nous inciter à faire prospérer.

Levinas écrit qu’en accueillant autrui je suis enseigné car j’apprends sur lui mais aussi sur moi-même. « Recevoir d’autrui au-delà de la capacité du moi ; ce qui signifie exactement : avoir l’idée de l’infini. Mais cela signifie aussi être enseigné (18) ». Autrui me surprend, je me surprends ; je ne comprends pas toujours autrui, je ne me comprends pas toujours aussi. S’il y a solidarité des émotions avec autrui, il y a également solidarité des émotions avec soi. Autrui m’enseigne, il m’instruit sur moi-même et m’oblige. Comme une pièce d’un euro attend une baguette, la sensibilité dévoilée réclame à autrui son dû et réclame à soi-même un changement secondaire, le pain ne doit pas être gaspillé.

 

L’inversion des rôles

La fin de vie longue demande à l’entourage d’être patient. La patience les fait devenir patients à leur tour. Les soignants deviennent également à leur tour entourage car ils entourent le patient aussi. Les soignants deviennent plus proches, l’entourage devient plus patient : les rôles se mêlent et s’emmêlent pour ne former plus qu’un groupe d’êtres humains accompagnant un autre être humain. Dans ce jeu de rôle émouvant où chacun se déplace et est déplacé vers un intérêt commun, autrui, il convient aux acteurs de dépasser le fade paraître pour le constructif devenir (19) : les soignants soucieux de remise en question pour aborder toujours mieux le prochain patient, les proches en chemin vers une sérénité souhaitée dans leur deuil débutant.

 L’hôpital, du latin hospitalis domus, signifie la maison où l’on reçoit les hôtes. Si l’hôpital accueille les hôtes et non des étrangers, c’est pour signifier que l’hôpital accueille toute personne sans distinction : personne n’est étranger à l’hôpital, l’hôpital est un refuge pour tous. Ensemble, du latin insimul, « en même temps », signifie l’un avec l’autre, conjointement. Puisqu’ensemble, semblables de la même espèce, ainsi les plus disposés à se comprendre, soyons des êtres humains sensibles, les uns avec les autres, autour de notre semblable qui se meurt à l’hôpital.

Baudelaire disait : « Ne méprisez la sensibilité de personne. La sensibilité de chacun c’est son génie (20) ». La sensibilité de chacun c’est sa singularité propre qui tient compte de la singularité de chacun. Même si cette sensibilité nous dérange souvent, quand on la voudrait rangée, enfouie en nous, sachons l’apprivoiser pour qu’elle soit source de talent et qu’elle nous aide à tendre vers des relations humaines apaisées et vers une relation à soi pacifique.

 

Notes :

  1. SERRES, M., Les cinq sens, Pluriel, 2014, p. 406.
  2. RICOEUR, P., Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, p.70.
  3. Ibid.
  4. RAVAISSON, F., De l’habitude, Allia, Paris, 2007, p. 44.
  5. ABEL, O., De l’humiliation. Le nouveau poison de notre société, Les liens qui libèrent, 2022.
  6. ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, Flammarion, 2004, p.116, [1106 b35-1107 a1]
  7. JANKELEVITCH, V., Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien. Tome1, Seuil, 1980, p.116.
  8. DAMASIO, A. R., L’erreur de Descartes, Odile Jacob, « Poches », 2010, p. 83
  9. KANT, E., Critique de la faculté de juger, GF Flammarion, 2015, p. 219.
  10. Ibid., p.279.
  11. BONNOT DE CONDILLAC, E., Traité des sensations, Traité, p.14.
  12. Ibid., p.10.
  13. ROSA, H., Résonance, La découverte, 2018-2021, p.191.
  14. Ibid., p. 234.
  15. LEVINAS, E., Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, Le livre de Poche, « Biblio-Essai », p.65.
  16. MAUSS, M., Essai sur le don, Payot et Rivage, Paris, 2021, p.98.
  17. Soi-même comme un autre, op.cit., p.212.
  18. Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, op. cit., p.43.
  19. Le je-ne-sais quoi et le presque-rien. Tome 1, op.cit., p.37.
  20. BAUDELAIRE, C., Journaux intimes. Fusées. Mon cœur mis à nu, Les éditions G.Crès, Paris, 1920.