Aller au contenu principal

Fallait-il partir soigner à Gaza ?

Par Cédric DASSAS

 

Cédric Dassas est médecin urgentiste. Il travaille comme référent en médecine d’urgence au sein de Médecins Sans Frontières depuis plus de dix ans, et au SAMU du CHU de Rouen depuis presque vingt ans.

 

Article référencé comme suit :

Dassas, C. (2025) « Fallait-il partir soigner à Gaza ? » in Ethique. La vie en question, février 2025.

 

   Début 2024 la situation à Gaza, d’après l’ONG Médecins Sans Frontières qui y travaillait depuis plus de vingt ans en continu, avec trois cents staff gazaouis et une vingtaine d’internationaux en rotation avant la date du 7 octobre 2023 était la suivante :

« Les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre sont d’une ampleur et d’une brutalité inédite dans le conflit israélo-palestinien. Médecins Sans Frontières a offert son soutien aux hôpitaux israéliens, qui l’ont décliné. La riposte d’Israël se traduit par une campagne ininterrompue de bombardements d’une intensité encore jamais vue sur une zone densément peuplée et enclavée comme Gaza […] Un siège complet est également imposé aux quelques 2 millions d’habitants de la bande de Gaza. […]. Le système de santé est confronté à un effondrement total alors que des rapports des autorités sanitaires locales faisaient état de 22 200 morts et plus de 57 000 blessés le 3 janvier 2024 » (1).

Cette description se veut objective. Elle est écrite d’un point de vue de soignant, de celui qui considère qu’un blessé, un malade, une personne vulnérable, est avant tout un semblable.Mais avec un tel état des lieux, fallait-il partir soigner à Gaza début 2024 ? Pour reprendre les mots de Karim Kattan, auteur palestinien francophone et anglophone qui sait s’émouvoir des exactions du 7 octobre et de celles commises depuis à Gaza, « la nuance […] est une grande force, radicale, […] un acte révolutionnaire » (2) dans un contexte marqué par des certitudes absolues.  Elle nous sera d’un grand secours pour tâcher ici de rester dans le domaine de la pensée plutôt que dans celui de l’opinion.

Salarié chez MSF depuis douze ans en tant que référent en médecine d’urgence, et malgré l’expérience du soin et de son organisation sur une dizaine de terrains de conflits armés, la question de partir à titre personnel ou de participer à l’organisation d’envoi de soignants pour soigner à Gaza, dans le contexte sus-décrit nous posait questions, trois en particulier. Pour comprendre pourquoi ces trois questions se posaient bien plus dans le contexte de ce conflit que dans ceux d’aucun autre conflit où MSF a déjà travaillé, il nous faudra expliquer le côté nouveau, hors normes, tant qualitativement que quantitativement des morts données, comme des souffrances infligées dans ce conflit-ci. Spécifions d’emblée que si les questions qui seront explorées ici se posent bien en interne chez MSF, la décision de continuer à envoyer des soignants internationaux à Gaza a été prise d’emblée. De la même façon, il a été proposé d’emblée à Israël dès le 8 octobre 2023 de déployer des soignants internationaux et du matériel en aide aux hôpitaux locaux.

On aurait néanmoins pu se demander s’il fallait partir soigner à Gaza ? Le verbe falloir vient du latin fallere, fallo qui veut dire faillir, ne pas résister, ne pas réussir, manquer à son devoir, devenir faible… Tout indique la faille, ce qui manque, mais à l’usage est apparu « falloir » et « il faut » pour designer ce qui comblerait ce manque, cette faille. « Il faut » désigne autant ce qui doit être que ce qui manque.  Dans le « faut-il partir soigner à Gaza ? » il manque le « pour quoi ? » - que nous cherchons à penser plutôt que d’en rester aux incantations.

 

Des actes d’une inhumanité (si humaine)

Le premier problème que soulève le fait d’organiser du soin ou d’aller soigner à Gaza début 2024 trouve son origine dans l’émotion brute : Faut-ilprendre, à titre individuel le risque de devoir, mais peut-être ne pas pouvoir, prodiguer des soins à un blessé que l’on saurait avoir participé à des atrocités. L’émotion à la base de ce questionnement n’empêche pas la pensée qui la suit, mais oblige à sa reconnaissance comme point de départ, ainsi qu’à la prudence pour que la pensée qui la suit en reste une. Peut-être encore davantage, quand on est petit fils de déporté juif à Auschwitz, pour ce qui est du risque de croiser un patient ayant participé aux massacres du 7 octobre 2023, mais également pour ce qui est de croiser un patient ayant participé aux exactions commises sur le sol gazaoui, dont le récit nous aurait été fait par des collègues et amis sur place.

La première particularité de cette question dans le contexte de Gaza au début de l’année 2024 est le caractère particulièrement monstrueux et systématique, l’inhumanité si humaine des massacres du 7 octobre et l’ampleur monstrueuse des bombardements et de l’embargo ensuite menés par Israël. Ces actes, s’ils ne sont pas identiques, ont des points communs, le premier étant d’être condamnables. « On peut dire : les massacres comme ceux qui ont eu lieu à la rave party du festival Tribe of Nova sont une horreur indigne, et : Israël est une puissance coloniale féroce coupable de crime contre l’humanité. Reconnaître une horreur n’implique pas d’en minimiser une autre » (2) - nous rappelle Karim Kattan, dans la tribune déjà citée du 11 octobre 2023. On notera que Karim Kattan utilise comme conjonction de coordination un « et » neutre, unificateur qui n’établit aucun lien de causalité entre les deux propositions, plutôt qu’un « mais » justificateur et scindant. Il met les souffrants ensemble, comme le code de déontologie l’impose au soignant. Le deuxième point commun entre ces actes est la nécessaire négation de l’humanité de l’autre pour pouvoir les accomplir. Le troisième est l’ampleur rarement égalée des souffrances qu’ils engendrent, autant en nombre d’individus impactés en si peu de temps, qu’en qualité de la souffrance infligée. L’intention de faire souffrir a elle aussi quelque chose de novateur dans son outrance affichée.

 

Des nuances à faire

Au-delà du nombre de victimes directes et indirectes tout à fait asymétrique, c’est dans la qualité des souffrances engendrées, comme sur l’intention de les engendrer qu’il y a - au delà des points communs - également des nuances entre les massacre du 7 octobre 2023 et les bombardements et embargo israéliens qui ont suivi. Ces nuances ne valent nullement classement ou comparaison. Elles apparaissent cependant importantes à spécifier pour continuer à écrire et penser précisément. La cruauté particulière des bourreaux du 7 octobre comme l’accueil de leurs actes par un nombre non nul de leurs soutiens, l’envie affichée et actée de ces bourreaux de faire intimement souffrir, suggèrent que la haine de l’autre n’a pas uniquement sa source dans ce que l’autre a fait, mais également dans ce à quoi on le réduit à être intimement, en l’occurrence : juif. Il n’y a, précisément dans les massacres du 7 octobre, non pas de la résistance mais une démarche d’anéantissement de l’autre pour ce qu’il est. Nous dissertons ici sur les intentions supposées uniquement des bourreaux du 7 octobre, nullement sur celles d’un peuple.

Coté gouvernement et armée israéliens, l’ampleur des bombardements sur une zone si densément peuplée (du jamais vu dans l’histoire d’un demi-siècle de MSF) avec une tolérance assumée pour un nombre outrageusement plus élevé (plus cynique, plus immonde) de « dommages collatéraux » que sur les autres terrains de guerre contemporains, associé à un embargo quasi-total sur la nourriture et l’eau, tout à fait nouveau dans son ampleur depuis le Moyen Âge, semble dire un complexe de supériorité, une déconsidération pour la population ciblée, une deshumanisation de cette population, et au mieux un mépris total pour les vies gazaouites, au pire, ici aussi une volonté d’anéantissement. Nous avons affaire dans ce tableau clinique à des belligérants plus ouvertement haineux, et plus ouvertement volontaires à infliger de la souffrance que le belligérant moyen, rencontré sur d’autres terrains de conflits armés, qui finirait par passer pour presque raisonnable en comparaison de ses collègues décrits ici.

 

Aller ou ne pas aller : une décision en amont ?

La deuxième spécificité du cadre clinique évoqué se situe dans la durée qu’a le soignant pour penser. Il lui faut décider en amont s’il est prêt à soigner un individu qui lui serait répugnant, en éprouvant, en sachant cette répugnance bien avant l’hypothétique rencontre avec un tel individu. Il a le temps de l’éthique.

On sait en revanche que la surprise d’une rencontre avec un patient potentiellement détestable, pendant un soin évite le temps nécessaire pour la certitude de l’émotion ressentie. Le soin étant lancé, il est plus aisé de le finir, par habitude, par le geste intégré du soin. Il est en somme plus aisé de respecter la loi, la déontologie, et donc de soigner l’abject quand la rencontre est imprévue.

Ce temps ici donné au soignant non gazaoui de se questionner, l’engage plus que s’il était déjà sur place avant le 7 octobre.

De manière large le contexte de notre cadre clinique implique une très grande majorité de patients potentiels ne présentant aucun conflit éthique pour le soignant. Nous allons examiner d’abord isolément le fait de soigner ou pas des individus exceptionnellement abjects. Puis nous réintégrerons cette question spécifique dans le contexte plus large de Gaza.

 

Pourquoi soigner l’individu abject ?

Voilà donc notre soignant devant la question (volontairement et artificiellement isolée d’un contexte bien plus large qu’elle) de participer ou de ne pas participer à l’envoi de soins pour des individus qui flirtent avec le sommet de son échelle de répugnance, et tout le temps qu’il veut pour réfléchir, pour douter, pour se perdre et peut être pour se retrouver.

La première intention de notre soignant (appelons le Badir), même une fois le paroxysme de la haine et la rage passée, est de ne pas soigner, de ne pas organiser des soins pour des patients d’une exceptionnelle abjection. Mais il persiste d’emblée chez Badir une tension interne, une discussion inachevée entre lui et lui-même. Ricoeur nous décrit dans la septième étude de Soi-même comme un autre une tension, des allers retours entre des valeurs qui nous définiraient et les choix de nos actions. Ricoeur nous dit que cette recherche d’adéquation passe par « un travail incessant d’interprétation de l’action et de soi-même, [qu’] au plan éthique, l’interprétation de soi devient estime de soi » (3) et que la conviction aux yeux de l’agent, de l’adéquation de l’interprétation, « confine à (une) sorte d’évidence expérientielle [qui] est la nouvelle figure que revêt l’attestation, quand la certitude d’être l’auteur de son propre discours et de ses propres actes se fait conviction de bien juger et de bien agir dans une approximation momentanée et provisoire du bien vivre » (3). Cette attestation donne un contenu moral à l’identité de l’agent, dit comment il porte un ensemble de valeurs qu’il défend dans ces actes. On comprend aussi que cet accès à lui-même indirect, changeant, dont le sujet est partie prenante, lui permet une estime de soi. Badir, jusque-là avait clairement comme choix préférentiel de sa pratique soignante, de soigner tout le monde. Il avait en plus la certitude forcée, voulue, qu’il pourrait ne pas soigner un individu qu’il jugerait trop abject. Cette certitude le définissait à ses propres yeux comme sujet libre, juste et fort. Libre d’agir selon la déontologie, puisque libre de ne pas la respecter. Il croyait pouvoir soigner tout le monde et s’en sent soudainement, peut-être momentanément, incapable ; comme il pensait, de façon assez contradictoire, pouvoir sans sourciller laisser mourir un individu abject et se sent soudainement très mal à l’aise avec cette idée. Le voilà en pleine non coïncidence à soi. Ici Ricoeur permet d’éclairer le processus par lequel passe Badir, de comprendre que cette tension interne peut être porteuse de réflexion et d’avancée plutôt que d’effroi et de léthargie. Voilà qui pourrait donner une décision qui, si elle est de soigner même cet abject individu-là, permettrait de le faire avec l’intention nécessaire au soin, puisqu’avec conviction intime que c’est ce qu’il faut faire.

Alors pourquoi faudrait-il soigner même ces abjects individus-là ? Parce que Karim Kattan, auteur franco palestinien et Delphine Horvilleur, rabbin français, attachée à Israël et militante pour les droits des Palestiniens, tous deux intimement touchés par les massacres du 7 octobre et les destructions et les morts infligés à  Gaza sont capables, dans les pages du journal Le Monde quelques jours seulement après le 7 octobre 2023 de tout regarder, de ne pas s’aveugler unilatéralement, de voir dans chaque personne qui souffre une humanité commune et de comprendre qu’il n’y a que de cette façon que l’on restera digne d’être humain. Parce que « la douleur de cette femme, ta douleur, la mienne, celle de tous ceux qui sont morts cette nuit ne sont plus un scandale, mais une addition, une addition monstrueuse qu’on ne peut pas calculer. Alors toi, toi Sawda, toi tu ne peux pas participer à cette addition monstrueuse de la douleur. Tu ne peux pas » (4). C’est Nawal, jeune femme recherchant son fils dans un pays imaginaire ressemblant beaucoup au Liban en guerre, qui s’adresse en ses termes à Nawda, femme encore plus jeune, liée à elle par une volonté partagée de liberté. Cet échange a lieu dans la pièce de théâtre Incendies de Wajdi Mouawad auteur de théâtre libano-québécois ayant fui la guerre civile libanaise et ses horreurs à l’âge de neuf ans. Ici Wajdi Mouawad complète à son tour indirectement et par anticipation les propos de son amie Delphine Horvilleur et de Karim Kattan quand il dit à quel point agir autrement que dans l’humanisme (Sawda souhaite se venger du massacre de ses proches, Badir soignant, souhaite ne pas soigner ceux qui ont massacré les proches de Sawda) n’est qu’ajouter de la douleur à la douleur, et anéantir encore un peu plus la possibilité d’un monde où les hommes se reconnaîtraient comme tels. Parce que Camus nous rappelle dans un autre contexte, celui où il est résistant pendant l’occupation allemande, qu’il y a en face de la barbarie, toujours beaucoup à dominer : « et peut-être pour commencer » écrit-il à un ancien ami fictif allemand, « la perpétuelle tentation où nous sommes de vous ressembler ». Il y a un effort à fournir pour dépasser son instinct premier, pour enfin s’engager dans la défense de valeurs que l’on choisirait pour se définir, pour ne pas ressembler à ceux que l’on méprise. Dans le cas de Badir : ceux qui veulent anéantir l’autre. Il faut donc bien soigner tout le monde et même cet abject individu-là, pour ne pas lui ressembler, pour ne pas participer à cette addition monstrueuse de la douleur, pour se faire les gardiens d’un humanisme fragilisé, pour une estime de soi réaffirmée, pour choisir que les premières briques-postulat du monde dans lequel nous souhaitons vivre soient faites d’un humanisme affirmant une dignité intrinsèque de chaque humain.

           

Le risque de la condescendance : ne pas partager la faim et la soif avec les locaux

Un autre problème qui se pose à nous est le suivant : plus de deux millions de sujets nationaux gazaouis, sont enfermés dans une zone parmi les plus densément peuplées au monde. Ces sujets vivent chacun dans la possibilité consciente et permanente d’une mort imminente pour eux mêmes comme pour leurs proches. Ils ont en plus, chacun du mal à se nourrir et à trouver de l’eau potable. Envoyer, pour soigner dans cette bande de Gaza là, des internationaux, qui repartiront après quatre semaines, en leur assurant une sécurité bien plus accrue sur place (comme un accès certain et suffisant à de l’eau et à de la nourriture), est-ce possible sans produire de la condescendance (dans le sens hautain mais bienveillant, avec pitié) à l’égard de la population souffrante ?

Les pauvres ! s’exclament au sujet des Gazaouis, de très loin et avec une condescendance certaine les bienpensants un peu démonstratifs, en donnant de l’argent à une association pour les Palestiniens, à la sortie de la messe.

Les pauvres… soupirent plus sincèrement, d’un peu moins haut, d’autres dans leur canapé au moment des infos, avant de se revigorer avec un match de foot.

Je pars dans cinq jours. Je devrais être entrée dans Gaza dans huit. déclare à Badir Alexia, collègue MSF et amie de Badir, sans hauteur aucune, comme quelqu’un qui annonce rentrer chez elle, alors que son chez elle est en Bretagne.

Ce qui nous intéresse ici est de comprendre la différence qu’il y a à l’égard des victimes de ce conflit entre Alexia et les apitoyés bruyant de la sortie de messe. Alexia comme Badir ont conscience de l’écart abyssal entre leurs conditions de vie à Gaza s’ils y vont, et celles des Gazaouis. Voilà qui est propice à questionner le rapport à cet autre. Moins pour Alexia que pour Badir visiblement, qui doute davantage de lui et de son regard, ébranlé qu’il fut par le 7 octobre. Saurait-il voir les hommes et les femmes qu’il croisera, autrement qu’avec une pitié qui ne l’empêcherait pas d’avoir les gestes du soin, mais le priverait de son intention nécessaire ? Les hommes et les femmes qu’il croisera à Gaza le verront-il alors à leur tour comme un vestige de colonisateur tout puissant, se drapant dans leur souffrance, dans un leurre de grandeur et de bonté ? La faim et la soif, qui ne seront pas partagées avec les locaux, sont pour beaucoup dans les doutes de Badir.

On peut penser qu’en effet il y a quelque chose d’indécent, d’insupportable, à accepter d’aller momentanément vivre auprès d’une population affamée, assoiffée et bombardée, tout en mangeant et buvant à sa faim et à sa soif, à l’abri des bombes, même si c’est pour soigner.

 

Que faire ?

Deux solutions apparaissent alors assez évidentes pour pallier cet insupportable.

La première est de ne pas y aller. Cela paraît peu satisfaisant pour Badir comme pour Alexia, comme pour MSF en général dont les fondations, les valeurs premières, l’intrinsèque leur crient d’y aller. La deuxième solution est de ne pas se nourrir ou boire à sa guise, ni se protéger une fois sur place, alors que l’« institution » définie par Ricoeur comme « structure du vivre-ensemble d’une communauté » (5) qu’on élargira ici à la communauté humaine, le permet aux internationaux sans que cela ne se fasse aux dépens des Gazaouis, à qui cela est pourtant interdit. Là aussi, peu seraient satisfaits, à part peut-être des religieux convaincus que le sacrifice est mystique et qu’il leur ouvrira les portes d’un paradis éternel. Badir, Alexia et MSF ne sont pas religieux. Actons-le : MSF peut potentiellement soigner à Gaza en buvant et mangeant à sa soif, sans forcément être condescendante. Mais Badir craint de pouvoir l’être malgré tout.

 

Une réciprocité possible dans l’échange ?

« la souffrance n'est pas uniquement définie par la douleur physique, ni même par la douleur mentale, mais par la diminution, voire la destruction de la capacité d'agir, du pouvoir faire, ressenti comme une atteinte à l'intégrité du soi » (6). Ricoeur, dans la deuxième partie de la septième étude de Soi-même comme un autre élargit la souffrance à la passivité forcée, qui anéantit qui l’on pensait être. Badir craint ainsi le spectacle des femmes et des hommes de Gaza. « Ici l'initiative en termes précisément de pouvoir faire, semble revenir exclusivement au soi qui donne sa sympathie sa compassion […] confronté à cette bienfaisance, voire à cette bienveillance, l'autre paraît réduit à la condition de seulement recevoir » (6). C’est également cela que craint Badir : en plus d’être acteur de la passivité subie, d’être spectateur de l’impuissance de l’autre. « une sorte d'égalisation survient dont l'autre souffrant est l'origine grâce à quoi la sympathie est préservée de se confondre avec la simple pitié […]  Dans la sympathie vraie, le soi, dont la puissance d'agir est au départ plus grande que celle de son autre, se retrouve affecté par tout ce que l'autre souffrant lui offre un retour » (6) Voilà ce qui est une évidence pour Alexia et que l’ébranlement initial de Badir a fait un instant ne plus voir à ce dernier. L’autre souffrant, quelle que soit sa souffrance, quand lui et le soi qui donne se regardent en se voyant dans le regard de l’autre, quand ce moment de mutualité, de soi-même comme un autre arrive, l’équilibre se rétablit, Badir retrouve l’humain qu’il est dans celui de l’autre qu’il revoit en même temps, et réciproquement. « C'est peut-être là l'épreuve suprême de la sollicitude, que l'inégalité de puissance vienne être compensée par une authentique réciprocité dans l'échange » (6) confirme Ricoeur à Badir.

 

Cela sert qui ?

Eloignons-nous très provisoirement de Gaza avec un match de football américain en région Rouennaise. Le premier réflexe en tant que médecin médicalisant un match de football américain pour la première fois, après la première action, où plus de dix collisions d’un joueur contre un autre ont eu lieu simultanément, est de demander l’arrêt du match, plutôt que d’attendre le premier blessé qui ne manquera pas d’arriver. Or le médecin n’a pas le pouvoir de stopper le match. Il est même venu spécifiquement parce que ce match avait lieu. Si le match n’avait pas lieu, le médecin ne serait pas là, et si le médecin n’était pas là, le match ne pourrait pas avoir lieu.

De manière analogue, organiser du soin sur un terrain de conflit armé plutôt que tout faire pour que les belligérants arrêtent de tirer, cautionne-t-il le conflit ? La Convention de Genève impose sur le papier la protection et la prise en charge des malades et blessés aux belligérants. La question est bien légitime. Quand les soins possibles deviennent d’un point de vue macroscopique insignifiants en comparaison avec le nombre de blessures infligées, on peut honnêtement se demander qui le soignant sert par sa présence et son action : les patients ou les belligérants ?                   

Le protocole additionnel I aux Conventions de Genève impose aux belligérants que « tous les blessés, malades et naufragés, à quelque partie qu’ils appartiennent, [reçoivent] les soins médicaux qu’exige leur état » (7). « Tirez-vous dessus puisque vous ne pouvez-vous en empêcher, mais soignez ceux que vous blessez comme tous ceux qui relèvent du soin » semble dire l’humanité à l’humanité dans ces textes. Ne pas respecter ces règles expose les belligérants surtout à un opprobre international, aux potentielles conséquences politiques importantes. L’apparence d’un accès aux soins devient un argument politique majeur pour que les belligérants puissent arguer d’une guerre moins « sale » qu’elle ne l’est vraiment. Le soignant devient un enjeu qui dépasse les patients, le soignant lui-même, et le soin en général.

 

Des institutions justes

Revenons à l’« institution » de Ricoeur. « L’égalité, de quelque manière qu’on la module est à la vie dans les institutions ce que la sollicitude est aux relations interpersonnelles. La sollicitude donne pour vis-à-vis au soi un autre qui est un visage, au sens fort [de Levinas] […]. L’égalité lui donne pour vis-à-vis un autre qui est un chacun » (8). Le parallèle que fait ici Ricoeur permet de prolonger, la notion de sollicitude en celle d’égalité. L’égalité qu’il évoque est le « contenu éthique de la justice » (6), et l’institution « le point d’application de [cette] justice » (8). Pour donner au soi un vis-à-vis qui est un chacun, pour donner au soi un sens dans l’institution,  il faut des institutions justes. Le soi, dans des institutions justes peut alors se reconnaître non seulement dans le visage de l’autre, mais dans chacun, dans l’humanité toute entière. Les institutions dans le cas du conflit à Gaza sont réglementées par la conventions de Genève et ses Protocoles additionnels. Ces règles se veulent justes.

Nous avons théoriquement un point de départ pour des institutions justes, même en temps de guerre. L’institution, par l’intermédiaire d’Israël et des Nations Unies a, dès le début de l’offensive Israélienne à Gaza demandé à MSF de monter un hôpital sous tente dans le sud de la bande de Gaza, pour y recevoir les populations qu’il fallait déplacer pour raser le nord. Deux lectures de cette demande sont possibles : l’institution se veut juste, ou l’institution veut se servir de MSF pour cautionner la destruction du nord de Gaza y compris de ses hôpitaux (au motif assez réaliste pour certaines, mais éthiquement tout à fait critiquable pour toutes) qu’elles servent de boucliers humains (tactique éthiquement tout à fait critiquable également). Les règles de la guerre, telles que définies par le Protocole additionnel I de la Convention de Genève, stipulent que les unités sanitaires doivent être protégées… sauf si elles sont utilisées pour nuire à l’ennemi. On semble donner raison à celui qui tire sur un bouclier humain. Pourtant il semble bien qu’il faille quelqu’un se servant d’un bouclier humain et quelqu’un tirant sur le bouclier humain, pour que le bouclier humain meure. L’imputabilité concrète, et morale semble incomber aux deux belligérants de façon symétrique. Nous avons finalement des règles pas si évidemment justes, comme point de départ pour des institutions justes. Charge à chacun, à Alexia, à Badir, à MSF, de questionner, puis redéfinir si besoin et acter  le juste de l’institution dont ils sont partie prenante. MSF a refusé cette demande au début de la guerre, en précisant par contre qu’elle pouvait venir soutenir toute structure hospitalière existante. Ce qui à son tour a été refusé, mettant à nu la volonté de cibler aussi les structures de soins. MSF tente au mieux de garder son indépendance quant à ses choix de soin dans Gaza, mais est forcément dépendante d’autorisation accordée par les deux belligérants, afin d’assurer une sécurité minimum à ses patients comme à son personnel. Les différents belligérants s’en servent pour arguer de leur respect des règles admises comme justes.  MSF, en y soignant tout de même, mais en refusant encore d’agir pour les belligérants de la manière qu’ils souhaiteraient, et en continuant à dénoncer ce qu’elle y voit, préserve son indépendance et participe à définir et acter ce que pourrait être une institution juste.

« A quoi sert de partir soigner à Gaza ? » est une question qui se pose aussi devant la disproportion entre ce que MSF sera capable de fournir comme soins et le risque encouru, l’ampleur des besoins. D’un point de vue utilitariste, le ratio est franchement mauvais. L’intérêt, s’il y en a un autre que pour les belligérants et pour une défense des institutions justes, semble être ailleurs que dans l’impact sur la santé publique dans la bande de Gaza. Amber, Médecin americano-palestinienne, responsable médicale MSF à Paris des projets en Palestine, en réponse à ce fait exprimé comme un argument pour ne pas aller soigner à Gaza, rappelait alors à quel point chaque soin est tous les soins, qu’il faut bien commencer quelque part, que de ne pas pouvoir soigner dans le sens le plus large du terme, tous les Gazaouis, ne peut pas être une raison suffisante pour ne pas soigner ceux que l’on peut. Partir soigner à Gaza début 2024 sert sans équivoque aux moins les quelques-uns qui bénéficieront de ces soins et ce n’est pas rien.

Cela sert-il a autre chose ? Les entrées d’argent de MSF sont à plus de 99% des dons privés et ses dépenses sont presque dans les mêmes proportions orientées vers le soin de ses bénéficiaires. MSF est une sorte de média entre un altruisme et un besoin.  On va se questionner en langage commercial pour se demander ce que « vend » MSF à ses donateurs. De façon un peu raccourcie : MSF vend de la bonne conscience.  Cet éclairage amène à conclure que soigner à Gaza début 2024 sert à donner bonne conscience aux donateurs, et aux MSF eux même. Il y a la bonne conscience démonstrative, peu porteuse d’un humanisme universel, de celui qui s’offusque bruyamment à la sortie de la messe ; mais il y a aussi la bonne conscience de l’engagement, de l’attestation, d’une volonté d’être un humain parmi les humains, et que chacun puisse l’être aussi. « Gaza est une vraie tempête de merde et ça déprime au possible, mais je dirais de manière morbide qu’en ce moment c’est la partie de mon boulot que je préfère…» (9) répondait Amber la médecin americano palestinienne de plus haut, à Badir qui lui demandait début 2024 comment elle survivait professionnellement et personnellement à la situation cataclysmique de Gaza. Amber ne fait pas semblant de dire que tout va bien. Elle évoque l’ampleur de la situation à Gaza comme de ce qu’elle essaie d’y gérer, dans un américain familier mais très explicite, comme elle évoque l’impact psychologique et émotionnel douloureux que cela a sur elle. Elle fait également, étonnée, le constat, que l’action qu’elle mène, l’organisation de soins à Gaza, la remplit, la porte, la définit et la satisfait. L’attestation semble bien épanouissante malgré le poids de l’engagement.

 

Conclusion

Badir, qui a des enfants, et qui s’il n’en n’avait pas en connaîtrait bien quelques-uns auxquels il se serait attaché, ne pense pas que l’on puisse léguer une vie authentiquement humaine en la bâtissant sur une haine enfermante, sur une pitié faussement protectrice pour soi et véritablement condescendante pour l’autre, ni sur une institution injuste. Il sait à l’inverse que pour laisser à la vue des générations à venir, comme à celles qui sont déjà là et en particulier à ceux qui souffrent, que la lumière de l’humanisme n’est pas complètement éteinte, qu’il est toujours possible de s’en faire le gardien, que l’engagement est porteur et vital pour un humanisme universel, il faut, entre autre, que MSF, organisation internationale, israélienne et gazaouite, soigne à Gaza, atteste une dignité intrinsèque partagée, même avec les individus abjects de quelque bord qu’ils soient, permette que le soi se retrouve dans l’autre par la sollicitude qui balaie la condescendance, et facilite que son humanité soit celle de chacun en défendant des institutions justes.

Les raisons pour lesquelles il fallait aller soigner à Gaza début 2024 sont nombreuses et se rejoignent dans une volonté d’attester de la dignité intrinsèque des hommes et des femmes. Elles sont nombreuses mais discrètes, des nuances, nous souffle Camus dans Lettres à un ami allemand : « je serais tenté de vous dire que nous luttons justement pour des nuances, mais des nuances qui ont l'importance de l'homme même. Nous luttons pour cette nuance qui sépare le sacrifice de la mystique, l'énergie de la violence, la force de la cruauté pour cette plus faible nuance encore qui sépare le faux du vrai et l'homme que nous espérons des dieux lâches que vous rêverez » (10).

 

Références

  1. « la situation humanitaire à Gaza estdramatique » Gaza : nos réponses à vos questions  Médecins sans frontières (msf.fr)
  2. Kattan K., « Dans la tourmente qui ne fait que commencer, nous devons faire preuve de cœur et de hauteur d’esprit »,Paris, Le Monde 11 octobre 2023.
  3. Ricoeur P., Soi-même comme un autre, Paris, Editions du Seuil, pp.210-211
  4. Mouawad W., Incendies, Montréal, Leméac 2009, p.86.
  5. Ricoeur P., Soi-même comme un autre, Paris, Editions du Seuil, p.227
  6. Ricoeur P., Soi-même comme un autre, Paris, Editions du Seuil, p.223
  7. In Protocole additionnel I aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, 8 juin 1977. (defense-et-republique.org), Article 10.
  8. Ricoeur P., Soi-même comme un autre, Paris, Editions du Seuil, p.236
  9. Nous traduisons : « Gaza is a shitstorm, and it’s depressing but it’s morbidly my favorite part of the job right now »
  10. Camus A., Lettres à un ami allemand, Paris, Gallimard, p.30