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Euthanasie, suicide assisté, refus de l’obstination déraisonnable

Euthanasie, suicide assisté, refus de l’obstination déraisonnable : Peut-on arrêter l’alimentation par sonde gastrique d’un patient en état végétatif chronique ?

Euthanasie, suicide assisté, refus de l’obstination déraisonnable : Peut-on arrêter l’alimentation par sonde gastrique d’un patient en état végétatif chronique ?

Par Bernard ROMEFORT

Le Docteur Bernard ROMEFORT est médecin  exerçant  en soins palliatifs, et dans une unité de patients en Etat Végétatif Chronique ou Etat Pauci-Relationnel. Il a publié en 2011 l’article "Le médecin peut-il annoncer l’échéance de sa mort au malade ?" dans la revue Ethique et Santé.

Droit de mourir ou droit à la mort ?

Les patients en état végétatif chronique (EVC) sont caractérisés par une atteinte cérébrale entraînant une incapacité totale de se mouvoir et de communiquer. Le patient est dit en état végétatif parce que ne subsistent que ses fonctions vitales. Est-ce que pour autant il aurait perdu conscience de son environnement, de sa condition ? De plus en plus de témoignages de personnes ayant été dans le coma (qui correspond à une atteinte cérébrale plus importante encore que l’état végétatif) remettent en question cet état de conscience ou de non conscience des patients en EVC. Ainsi en est-il par exemple d’Angèle Lieby dans son livre Une larme m’a sauvée  (Lieby, 2012). Ceci étant, conscients ou non, les patients en EVC sont totalement dépendants de leur entourage pour assurer leur alimentation. Celle-ci est assurée par l’intermédiaire d’une sonde (appelée GPE) introduite dans l’estomac à travers la paroi abdominale. Quel sens peut-il y avoir à continuer à alimenter par cette sonde le patient en état végétatif chronique ?
La seule certitude qui s’impose à nous est que l’arrêt de cette alimentation provoquera immanquablement sa mort. Il y va donc de la vie ou de la mort du patient. Mais alors, qu’est-ce qui nous justifierait de provoquer sa mort ? Qu’est-ce qui nous empêcherait de le laisser mourir ? Qu’est-ce qui nous obligerait à le maintenir en vie ?
 Une première approche amènerait à considérer qu’il s’agit de permettre au patient de mourir. La seconde approche consisterait à considérer qu’on lui permet de finir ses jours en le laissant mourir des conséquences de ses atteintes cérébrales. Il y aurait là davantage un refus d’une obstination jugée déraisonnable. Enfin une dernière approche mènerait à faire mourir volontairement le patient, par compassion ou par nécessité sociale. Nous serions là devant une euthanasie.
 Remarquons que dans l’expression "droit de mourir" il y a déjà une grande ambiguïté. De même qu’il ne faut pas confondre le droit de vivre et le droit à la vie, de même, nous faut-il différencier un droit de mourir d’un droit à la mort. Evoquer qu’il puisse y avoir un droit à la mort supposerait que la mort, en tant que telle, serait un choix, qu’on pourrait choisir de mourir ou de ne pas mourir, c’est-à-dire, en quelque sorte, d’être immortel. Or la mort n’est pas un choix. Elle est la condition même de tout être vivant. C’est parce que nous sommes vivants que nous mourrons, et non parce que nous le voulons. La mort est l’aboutissement inéluctable de la vie. De ce fait, de même que nous ne pouvons pas faire valoir un droit à la vie, de même nous ne pouvons pas faire valoir un droit à la mort car, que nous le voulions ou non, elle s’imposera à nous.
Par contre, c’est parce que nous sommes vivants, et que la vie n’appartient à personne, que nous avons le droit de vivre, de jouir de la vie, de notre vie, et nul n’a le droit de nous l’ôter. Si la mort n’est pas un droit, mourir, parce que c’est vivre encore, ouvre à des droits dont le droit de vivre ses derniers jours en tant que derniers instants de vie. Le patient a le droit de mourir, et non pas un droit à la mort.
On peut considérer que si le patient a un droit de mourir, dans le sens où il est libre de mourir, en aucun cas cela ne doit entraîner un droit-créance de mourir qui serait opposable et qui obligerait autrui à s’impliquer dans la mort de celui qui le lui demanderait, ce qui serait fondamentalement une atteinte à l’interdiction morale d’attenter à la vie d’autrui.
Acceptant le droit de mourir du patient tel que nous l’avons défini, dans quelle mesure cela peut-il s’appliquer à l’arrêt de l’alimentation par sonde gastrique ?



Permettre de laisser mourir le patient dans un refus d’une obstination déraisonnable



Il nous faut rappeler ici que le patient en EVC devrait être mort, du fait de son atteinte cérébrale. S’il est toujours vivant c’est parce qu’on repousse indéfiniment sa mort en le maintenant artificiellement en vie. C’est pourquoi, en soi, l’arrêt de l’alimentation d’un patient en EVC n’est pas un arrêt de mort, c’est l’arrêt d’un refus de mort, et en tant que tel l’arrêt d’une obstination déraisonnable. Il nous faut donc définir ici sur quels critères nous pourrions considérer que nous sommes face à une obstination déraisonnable.
L’alimentation par GPE du patient en état végétatif chronique, pour être jugée comme une obstination déraisonnable, doit être confrontée aux objectifs qui ont justifié sa mise en œuvre, et à ceux qui ont pu apparaître au moment où la décision doit être prise de l’arrêter ou non. Ces objectifs peuvent être différents selon que l’on se place en tant que médecin (ou soignant) ou en tant que patient lui-même. Il nous faut donc envisager ces deux positions pour analyser ces différents objectifs qui justifieraient, ou ne justifieraient plus cette alimentation.

Au regard de l’objectif médical
Objectif thérapeutique ?
Quels ont pu être les objectifs médicaux ayant justifié la pose de la GPE pour alimenter le patient lors de la survenue de l’accident ?
D’une part il pouvait s’agir de maintenir le patient en vie le temps de faire les examens médicaux complémentaires, cliniques et para-cliniques, afin d’évaluer la nature et l’importance des lésions cérébrales et de définir la conduite thérapeutique à tenir par la suite, si cela s’avérait possible. C’était un objectif à plus ou moins court terme dépassé déjà depuis longtemps. Cet objectif n’étant plus d’actualité lorsque le patient est déclaré en EVC, il ne justifie plus la poursuite de l’alimentation par GPE.
L’autre objectif pouvait être de mettre en place une rééducation avec stimulation sensorielle ayant pour but de permettre au patient de récupérer, autant que possible, les capacités qu’il avait perdues. Il est communément admis dans la communauté médicale spécialisée qu’au-delà de trois mois, si la cause est traumatique, et de douze mois, si elle est non traumatique, il n’y a plus de chance de récupération. C’est alors que le patient est déclaré en EVC.  Donc, dans le cas de ces patients, il n’y a plus, a priori, de possibilité de récupération de leurs capacités motrices et cognitives, et la poursuite de l’alimentation par GPE ne leur permettrait pas de voir leur état s’améliorer.
Ainsi, au regard des objectifs médicaux de départ, la poursuite de l’alimentation par GPE ne se justifierait plus. Elle ne répondrait plus, en tant que telle, à un objectif thérapeutique.

Soin de base ?
Mais qu’en serait-il si on la considère comme un soin de base ?
En tant que soin de base elle aurait pour objectif le maintien artificiel de l’équilibre nutritionnel du patient, dans le seul but de conserver son intégrité physique. Sans projet d’amélioration clinique, quel objectif pourraient avoir ces soins de base si ce n’est de garder le patient dans cet état végétatif ?
Nous considérions l’alimentation par GPE comme un acte médical ou comme un soin de base, dans le cadre même de la loi du 22 avril 2005 qui stipule que : "Ces actes ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris. Dans ce cas, le médecin sauvegarde la dignité du mourant et assure la qualité de sa vie en dispensant les soins visés à l'article L. 1110-10." Que l’alimentation soit considérée comme un acte médical thérapeutique ou comme un soin de base, cela ne change rien à l’interprétation de la loi, et elle peut être jugée comme une obstination déraisonnable, et en tant que telle interrompue.
Du point de vue médical on peut considérer l’alimentation par GPE d’un patient en EVC comme une obstination déraisonnable, et il serait alors légitime de l’arrêter, ce d’autant plus si elle entraînait, de son fait même, un inconfort, voire des complications médicales, ce qui peut se rencontrer et poserait alors la question même de la bientraitance. Si l’acte médical est par lui-même source de souffrance, et qui plus est de complication, alors il paraît urgent de l’interrompre, cela serait même un devoir au regard du premier devoir du médecin qui est de ne pas nuire (primum non nocere).
Considérant l’impuissance médicale de sortir le patient de son EVC, il s’agirait ici de le laisser mourir en continuant à en prendre soin, en s’assurant qu’autant que possible il ne souffre pas, et surtout en l’accompagnant dans les derniers instants de sa vie en restant présent comme auprès de tout patient qui se remet entre nos mains. Entendons-nous bien : il ne s’agit donc en aucun cas ici d’un abandon de soins, mais d’une réorientation de ceux-ci dans le respect de la personne et en particulier de sa dignité d’être humain.
 Il s’agit ici du regard médical de la situation, mais l’objectif médical n’est pas une motivation absolue, elle doit être en rapport, en adéquation avec la motivation du patient lui-même. Qu’en est-il ? Quel pourrait être son objectif ?

Au regard de l’objectif du patient
Dans un premier temps on peut légitimement penser que l’objectif du patient était celui du médecin, ou plus exactement que l’objectif du médecin correspondait à celui supposé du patient, c’est-à-dire de récupérer autant que possible ses capacités physiques et cognitives. Nous venons de voir que cet objectif ne tient plus. Nous serions donc là encore dans une démarche pouvant être de l’ordre de l’obstination déraisonnable, sauf que ce qui peut paraître déraisonnable pour le médecin, voire pour l’entourage, peut ne pas l’être pour le patient. Ses objectifs peuvent être multiples, parfois même paraître contradictoires, sans compter qu’il aurait pu changer d’objectif. Les seules indications dont nous disposerions seraient ses directives anticipées ou l’avis de sa personne de confiance.
Il nous faut donc étudier d’une part le cas où le patient aurait fait savoir ses volontés, et d’autre part le cas où il ne l’aurait pas fait, et dans ce cas envisager l’hypothèse où il serait ou non conscient.

Le patient aurait anticipé l’expression de sa volonté 
Si le patient a exprimé, d’une façon ou d’une autre, sa volonté d’être, ou de  ne pas être maintenu en état végétatif, il nous semble être du devoir du médecin de respecter ses volontés, comme le prévoit d’ailleurs la loi, et ce d’autant plus si cette volonté a été réitérée.
Nous pouvons rejoindre ici la pensée développée par Hans Jonas. Il parle du malade conscient, et il dit que "…lui permettre de mourir devrait être libéré de toute crainte de représailles légales (en droit pénal ou civil) de même aussi que corporatives, à partir du moment où l’on cède à une demande constante du patient (et non à la supplique d’un instant de désespoir) pour que soit débranché l’appareil à respirer qui le maintient en vie, sans autre perspective que de le maintenir dans cet état" (Jonas, 1996 : 47). Certes, d’une part Jonas parle d’une assistance respiratoire, et non d’une alimentation par GPE, mais dans un cas comme dans l’autre, le but est de maintenir le patient en vie, et leur arrêt entraînerait sa mort. Ces deux situations sont donc similaires. D’autre part il parle de malade conscient, capable de s’exprimer, ce qui n’est pas notre cas ici, mais on peut considérer de la même manière un patient qui, au moment où il était conscient et qui plus est en pleine possession de ses capacités cognitives, aurait exprimé ses volontés anticipées vis-à-vis d’une telle situation. Ce  qui a pu être sa volonté à un moment donné pourrait différente au moment de la prise de décision, mais on ne peut pas non plus l’affirmer, et donc en faire abstraction. Le patient, au moment où il écrit ses directives anticipées prend sa responsabilité envers lui-même, et envers ceux qui seront amenés à en prendre soin. Ceci étant, on voit tout l’intérêt d’inciter le patient à écrire ses directives anticipées en présence de son médecin, afin de se faire expliquer les tenants et les aboutissants de sa décision, et aussi de sa personne de confiance, s’il en a nommé une, afin que celle-ci comprenne le sens de sa volonté ainsi exprimée.
Donc, même s’il peut persister un doute quant à la volonté du patient au moment de décider d’arrêter de l’alimenter, il me semble que sa volonté précédemment exprimée doit être respectée, et que ce soit un devoir pour le médecin d’arrêter cette alimentation. Le respect du malade oblige au respect de sa dernière volonté exprimée, mais il oblige aussi à continuer les soins dont il pourrait encore avoir besoin, en s’assurant qu’il ne souffre pas de l’arrêt de l’alimentation, et à poursuivre son accompagnement par une présence à ses côtés autant que cela soit possible, comme quand il était encore alimenté.
Maintenant qu’en serait-il si le patient n’a pas laissé de directives anticipées, ou s’il n’a pas exprimé à sa personne de confiance ce qu’il aurait voulu pour lui au cas où il serait un jour en état végétatif chronique ? Comment savoir ce que pourrait être son objectif de soin au moment voulu ? Pour cela encore faudrait-il que le patient soit conscient, or rien nous prouve qu’il le soit ou non. Il nous faut donc envisager d’une part que le patient puisse être conscient, et d’autre part qu’il puisse ne pas l’être.

Le patient n’aurait pas anticipé l’expression de sa volonté et il est inconscient
Si le patient est inconscient, il ne peut pas avoir de désir. A ce moment-là la poursuite de l’alimentation ne peut pas se justifier comme répondant à un objectif du patient. Le seul objectif de la poursuite de cette alimentation serait ici de prolonger artificiellement sa vie dans un état d’inconscience.
Pourquoi ne pas lui permettre de mourir des suites de l’accident ayant provoqué son état végétatif puisqu’il n’y a plus d’espoir qu’il sorte de cet état. Il s’agirait ici de considérer que la mort fait partie de la vie, et qu’elle est ici la conséquence des lésions cérébrales et non de l’arrêt de l’alimentation. Ainsi, si on considère que le patient n’est pas conscient, il me paraît que ce serait de notre devoir que de le laisser mourir en continuant d’en prendre soin, c’est-à-dire de prendre soin de son corps, de continuer d’être présent auprès de lui, et de s’assurer que n’apparaissent pas des signes de souffrance. Ceci justifierait, afin d’éviter une très improbable sensation de faim puisqu’il serait inconscient, de le plonger dans un sommeil médicalement induit, au moins pendant quelques jours, le temps que cette sensation disparaisse, selon ce qui a été noté chez les personnes saines. Si j’insiste ici sur ces soins et cette présence à assurer auprès au patient, c’est parce qu’il me paraît important de toujours considérer celui-ci comme une personne, au moins potentielle, et au minimum en mémoire de celle qu’il a été.
L’arrêt de l’alimentation ne serait pas là le signe d’un abandon, mais bien au contraire le signe d’un respect à la fois de son état végétatif inconscient, et en quelque sorte de sa mort qui en découle nécessairement, et de sa dignité d’homme, en le considérant toujours comme tel, même dans le doute de sa présence réelle dans ce corps dont on ne sait s’il est encore habité. Nous avons  supposé ici que le patient était inconscient. Qu’en est-il s’il est conscient ?

Le patient n’aurait pas anticipé l’expression de sa volonté et il est conscient
Conscient, le patient aurait sans doute un souhait quant à savoir s’il veut continuer à vivre, assisté par l’alimentation par GPE, ou s’il veut cesser de vivre dans cet état végétatif. Mais son état même l’empêche d’exprimer sa volonté.
Nous serions sans doute tentés de penser qu’il choisisse de cesser de vivre. Or que nous apprennent certains patients en état pauci-relationnel (patients qui ont aussi une atteinte cérébrale sévère les rendant totalement dépendant, mais qui peuvent encore communiquer d’une manière ou d’une autre) ? Nous pouvons témoigner que certains, bien que conscients de leur état, ne manifestent pas le désir de mourir en ne refusant pas les soins, et en particulier l’alimentation qui leur est proposée. Bien sûr cela ne préjuge en rien de ce que tel patient pourrait vouloir, ni dans un sens ni dans un autre, mais cela doit nous inciter à beaucoup de prudence quant à postuler ce qu’il pourrait souhaiter. Or il peut être aussi injuste, risqué, de décider d’interrompre l’alimentation du patient en état végétatif chronique, ou de ne pas l’interrompre. Nous sommes face à un dilemme. Dans les deux cas nous risquons d’aller à l’encontre de sa volonté : soit d’accepter de vivre, soit d’accepter de mourir.
Ainsi, si nous choisissons de ne pas interrompre son alimentation alors qu’il souhaiterait qu’elle le soit, nous prenons le risque de le condamner à vivre emprisonné dans son corps alors que, si la médecine ne s’en était pas mêlée, il serait déjà mort des conséquences de son atteinte cérébrale. Ne serions-nous pas des acteurs inconscients d’une médecine carcérale ?
Si nous choisissons d’interrompre son alimentation, alors même qu’il souhaiterait le contraire, nous prenons le risque de le priver de sa vie, comme elle est certes, mais sa vie tout de même. De quel droit pouvons-nous prendre le risque de lui voler sa vie ? Comment sortir de ce dilemme ?
J’essaierais ici d’user de prudence (phronesis) au sens aristotélicien du mot (Aristote, 1992 : 175) en n’interrompant pas l’alimentation du patient, en m’assurant autant que possible qu’il ne souffre pas physiquement, afin de mobiliser les moyens qui sont à notre portée pour lui épargner ces souffrances. La prudence aristotélicienne est la sagesse pratique comme moyen pour atteindre le bien. Ici : être ajusté aux besoins du patient, et non essayer de me protéger (de poursuite en justice par exemple). En effet, si on interrompt l’alimentation il n’y a plus de possibilité de retour en arrière, pour le patient il n’y a plus d’espoir. Si on continue à l’alimenter cela n’empêche en rien de revenir sur cette décision qui peut donc être remise en question à tout moment. Alors que dans le premier cas on supprime le possible, ici on laisse une chance au possible.
Ainsi donc, face à certaines situations, l’arrêt de l’alimentation par GPE pourrait être éthiquement possible, voire souhaitable dans le but de laisser mourir le patient des conséquences de ses atteintes cérébrales. En quoi cela ne serait-il pas possible dans le but d’un suicide assisté ?

Permettre au patient de mourir en l’aidant à mettre fin à ses jours : un suicide assisté ?


Pour répondre à cette question il nous faut savoir en quoi l’arrêt de l’alimentation peut ou ne peut pas être considéré comme une demande de suicide assisté. Par définition, il y a suicide quand celui qui meurt est en même temps celui qui le fait mourir. Or, du fait même de son état,  le patient en EVC est dans l’incapacité totale de mettre fin à ses jours.
Par ailleurs, dans la lignée de la réflexion de Hans Jonas (49), on ne peut que constater qu’en ce qui concerne le patient en état végétatif chronique (EVC), du fait de l’arrêt de l’alimentation ce n’est pas le patient qui est la cause de sa mort, c’est son atteinte cérébrale. Il ne s’agit pas que d’une nuance sémantique, mais d’une réelle différence en ce qui concerne la responsabilité de la mort du patient. Il ne peut donc pas être question ici d’un suicide à proprement parler, mais tout au plus d’un état de fait qui est que l’atteinte cérébrale du patient provoque nécessairement sa mort si on ne le maintient pas artificiellement en vie.
Ainsi se suicider c’est refuser de vivre, le contraire étant de vouloir, sinon d’accepter de vivre. Or pour le patient, ici en état végétatif, vouloir arrêter son alimentation par GPE serait non pas de l’ordre d’un refus de vivre, mais d’une acceptation de sa propre mort, et inversement, la volonté supposée du patient de maintenir son alimentation par GPE reviendrait à refuser de mourir en prolongeant artificiellement sa vie. En effet, vu son atteinte cérébrale irréversible, le patient en refusant d’être alimenté par GPE accepte sa mort en refusant la survie qui lui aura été permise, si ce n’est imposée par la médecine.
Si tant est que l’on persiste à considérer l’arrêt de l’alimentation comme réponse à une démarche suicidaire de la part du patient, cela ne justifie pas de l’aider à se suicider. En effet, le patient qui se suicide le fait pour mettre fin à ses souffrances, et en tant que souffrant-suicidaire il mérite notre respect, voire notre compassion, mais en aucun cas notre approbation. Nous avons vu plus haut que le suicide en tant que droit-créance, que droit opposable est inacceptable. La mort volontaire d’autrui ne peut en aucun cas être souhaitée, tout au plus peut-elle être acceptée, jamais provoquée. Donner les moyens à un patient de se suicider c’est en quelque sorte l’inciter, le provoquer à se donner la mort.
Enfin, pratiquement, en supposant même que l’on veuille considérer qu’il puisse s’agir d’un suicide, on ne peut l’envisager comme un suicide assisté. En effet, le suicide assisté implique que l’on donne les moyens au patient de mettre fin lui-même à ses jours. Or, du fait même de son état végétatif, il est dans l’incapacité totale de passer à l’acte. Il ne s’agirait donc pas, dans l’esprit d’une mort souhaitée et provoquée, de lui donner le moyen de se suicider, mais il s’agirait de mettre fin à ses jours, à sa place. Il y aurait ici dissociation entre celui qui désire mourir et celui qui le ferait mourir. Il ne s’agirait donc plus d’un suicide assisté mais d’une euthanasie, hypothèse qu’il va falloir envisager.

Arrêter l’alimentation par GPE dans le but de mettre fin à la vie du patient
Nous appelons euthanasie une démarche qui consiste à provoquer volontairement la mort d’autrui, le plus souvent pour son bien, parfois pour celui de la collectivité. Certains objecteront que faire la différence entre refuser ce qui serait de l’ordre de l’obstination déraisonnable, et l’euthanasie ne serait qu’une hypocrisie, les deux se soldant dans tous les cas par la mort du patient. C’est avoir ici une démarche éthique conséquentialiste qui ne juge la valeur morale de l’action que sur le résultat de celle-ci. Si donc la valeur éthique de la démarche n’était jugée qu’au regard de ses conséquences, les deux approches auraient même valeur. Or si on se place d’un point de vue intentionnel nous sommes face à des approches, des valeurs totalement différentes.
Dans le refus de l’obstination déraisonnable il s’agit de respecter la condition humaine du patient, condition mortelle de l’homme, et de l’accompagner sur son chemin de vie finissant, en continuant à lui prodiguer les soins et la présence qui lui sont dus, comme nous l’avons exposé plus haut. Il s’agit ici de refuser la toute-puissance médicale et de se positionner dans une attitude d’accompagnement du patient jusqu’à la fin de sa vie acceptée. Cette démarche se veut respectueuse de la condition humaine du patient et donc de sa personne, d’une part en ne cessant pas d’en prendre soin, d’autre part en la considérant toujours comme une personne humaine jusqu’à sa mort, et enfin en refusant de mettre fin volontairement à sa vie parce que la vie d’autrui ne nous appartient pas et qu’en le tuant, même à sa demande, nous mettrions la main sur sa vie, et par là même nous validerions qu’elle n’a plus de valeur. Qui sommes-nous pour en juger ?
Dans le cas de l’euthanasie, il s’agirait non plus d’accepter la condition mortelle de l’homme, mais de provoquer volontairement sa mort en ayant pour objectif soit de l’aider à mettre fin à sa vie, soit d’abréger ses souffrances, soit de permettre à d’autres de bénéficier des soins qui lui sont prodigués. Cette démarche impose de faire abstraction du visage d’autrui tel que le définit Levinas, visage qui oblige, dont le sens consiste à dire : "Tu ne tueras point" (Levinas, 1982 : 81). A l’opposé d’une démarche d’accompagnement de l’autre, l’euthanasie s’appuie sur une attitude de toute-puissance médicale, de maîtrise de la vie et de la mort, le but n’étant pas de respecter la fin de vie du patient, mais de provoquer sa mort. Certains objecteront que dans la démarche d’euthanasie il y a accompagnement de l’autre puisqu’on fait sa volonté, qu’il y a prendre soin de l’autre puisqu’on supprime ses souffrances : nous reprendrons ces arguments au fur et à mesure de notre réflexion. Pour cela, reprenons chacun des objectifs pouvant motiver une euthanasie.

L’euthanasie en tant que substitut d’un suicide assisté


Certains voudraient considérer qu’il serait licite de se substituer au patient qui veut se suicider et qui en serait empêché par son état. Mais n’oublions pas la différence qu’il peut y avoir entre vouloir se suicider, ou tout au moins le dire, et se suicider. Je me souviens d’un témoignage de plusieurs chefs de service d’hôpitaux parisiens qui avaient, à la demande de leurs malades atteints d’un cancer incurable, mis à leur disposition, sur leur table de nuit, les médicaments à prendre pour se suicider. Tous ceux qui ont témoigné ont dit qu’aucun de leurs malades n’était passé à l’acte. Personnellement je me souviens de Monsieur T. qui, atteint d’un cancer en phase terminale, m’avait copieusement insulté devant mon refus de l’euthanasier et qui, au moment où je le quittais, m’avait demandé si je continuerai à lui donner son "traitement pour le cœur". Je lui avais répondu que, bien sûr, on continuerait à le lui proposer, et qu’il serait libre de le prendre ou non. Jusqu’à ce qu’il soit dans l’incapacité de le faire il a continué à le prendre… Cela nous montre combien il peut y avoir de distance entre l’expression d’un désir, voire d’une souffrance, et le passage à l’acte, et combien il serait dangereux de passer à l’acte à la place du patient sans pouvoir être certain qu’il aurait fait lui-même le pas. Or personne ne peut en être certain. Il s’agit alors de tuer un patient sur la simple hypothèse qu’il l’aurait fait lui-même, parce qu’il en aurait exprimé la volonté à un moment donné : la vie d’une personne peut-elle être supprimée sur une simple hypothèse ? Disons-le : ce serait faire bien peu de cas de la vie d’un homme.
Par ailleurs, c’est une chose que de se donner la mort, c’en est une autre que de faire mourir autrui. Dans tous les cas c’est celui qui passe à l’acte qui est en dernier ressort responsable de la vie de celui qui sera mort. Qu’on le veuille ou non, poser un tel acte, c’est-à-dire tuer volontairement autrui, fût-ce-t-il en état végétatif chronique, c’est soit juger que cet acte est bon (et donc c’est juger que le patient ne vaut pas de vivre, soit considérer que cet acte n’a pas de valeur en soi (ce qui revient à dire que faire mourir quelqu’un n’a pas de valeur en tant que tel, ce qui ouvre la porte au meurtre), soit qu’il est mauvais mais que le médecin, ou le soignant, n’a pas à en juger. Dans cette dernière hypothèse celui qui provoque la mort du patient est rabaissé au rang d’objet agissant : un technicien du mourir mû par un contrat, opérant en dehors de toute conscience.
Mais en définitive, de quoi a besoin toute personne qui veut mourir, si ce n’est de raisons de vivre ? Or comment donner des raisons de vivre à quelqu’un si soi-même on ne lui en reconnaît pas ? Et si la demande de suicide-assisté était la manière la plus violente qui soit de rechercher dans le regard de l’autre, dans son attitude, une dernière flamme, si petite soit-elle, qui ranimerait une raison, une envie de vivre. L’euthanasie, dans ce cas, serait à l’opposé de l’attente du patient.
En définitive, la valeur éthique qui consiste à respecter la volonté du patient ne peut être plus grande que celle qui consiste à le respecter lui-même, à travers sa condition d’homme, et ce en respectant sa vie et sa mort, sa vie en ne le tuant pas, sa mort en ne l’empêchant pas de mourir.
S’il n’est pas éthiquement possible d’envisager une euthanasie comme substitut d’un suicide-assisté, est-il possible de l’envisager en tant qu’acte compassionnel ?

L’euthanasie compassionnelle
Il s’agirait ici de provoquer la mort du patient pour lui épargner une souffrance. De quelle souffrance s’agirait-il ?
Il est remarquable de noter que l’euthanasie "compassionnelle" est née alors même que s’impose l’idée que toute souffrance est mauvaise et que "la souffrance zéro" doit être recherchée à tout prix. Il ne s’agit en aucun cas pour moi de faire l’apologie de la souffrance, mais il s’agit simplement de constater qu’elle fait partie de notre condition humaine : la souffrance physique certes, mais c’est sans doute celle contre laquelle nous sommes heureusement le mieux armés, mais aussi la souffrance psychique, spirituelle plus difficiles à soulager. Rappelons-nous qu’il est très difficile de parler de la souffrance d’une personne en état végétatif chronique et que, pour le moins, il serait aussi hasardeux d’affirmer qu’elle souffre, que d’affirmer le contraire.
Comment peut-on justifier de tuer le souffrant pour supprimer sa douleur ? Cela peut s’envisager sur un champ de bataille quand on n’a aucun moyen de faire cesser la douleur et que la personne va mourir. Mais nous ne sommes pas sur un champ de bataille, nous sommes dans un service médical normalement armé pour soulager les douleurs. A chacun de se former pour cela. La démarche qui consiste à traiter les douleurs possibles et à continuer de prendre soin du corps du patient est une démarche du "prendre soin". La démarche qui consiste à tuer le patient est une démarche d’arrêt de soin. L’une ne peut se confondre avec l’autre.
En ce qui concerne les souffrances existentielles, il y a là encore une opposition fondamentale. D’un côté il s’agit d’être présent auprès de ces patients, de les accompagner sur le chemin qui est le leur, et ainsi leur signifier l’importance qu’ils ont à nos yeux, la valeur qu’ils représentent indépendamment de leur état. Et d’un autre côté, avec l’euthanasie, il s’agit de leur dire au mieux notre impuissance à les accompagner, au pire la perte qu’ils représentent à nos yeux.
L’euthanasie en tant que telle, et qui plus est en tant qu’acte  "compassionnel" serait ici en contradiction totale avec la mission du médecin. En effet, rappelons ici que la mission du médecin, et avec lui de tout soignant, c’est de guérir parfois, soulager souvent, accompagner toujours. Or l’euthanasie n’a jamais guéri personne (guérir c’est donner un surcroît de vie, ce n’est pas supprimer la vie), elle ne soulage pas (l’euthanasie ne supprime pas la souffrance, elle supprime le souffrant : peut-on dire d’un mort qu’il est soulagé ?), elle n’accompagne pas puisque qu’elle supprime l’accompagné (comment accompagner un mort ?). L’euthanasie est une négation même du rôle du soignant puisqu’elle supprime le soigné. En ce sens, mais nous l’avons déjà dit, l’euthanasie ne devrait pas être confiée aux soignants si elle devait être légalisée.
L’euthanasie "compassionnelle" est aussi en soi un aveu d’impuissance face à la souffrance, impuissance compensée par une toute-puissance qui consiste à ôter la vie de celui qui souffre : "Je ne peux rien contre la souffrance j’agis sur le souffrant", "Je ne peux pas améliorer ta vie, je provoque ta mort".
Devant la tentation de l’euthanasie "compassionnelle" il serait urgent de se demander, en vérité, si ce n’est pas aussi, sinon surtout, notre propre souffrance que nous voudrions voir supprimée : souffrance compassionnelle face à celui qui souffre certes, mais aussi souffrance personnelle face à notre impuissance médicale devant ces situations qui nous échappent, impuissance compensée par une toute-puissance mortifère.

L’euthanasie sociétale
Il reste à envisager l’euthanasie comme solution de justice pour permettre de libérer des moyens dont pourraient bénéficier d’autres patients. Si cela pouvait permettre de dégager des moyens pour prodiguer des soins à un patient qui a priori en profiterait en terme de qualité ou de durée de vie plus que celui que l’on supprimerait : cela demanderait effectivement une réflexion. Nous rentrerions ici dans une logique comptable du soin. Les soignants qui vivent au quotidien auprès de ces patients vous rappelleront tout de même que ce sont avant tout des personnes dont il s’agit, chacune étant unique à leurs yeux. Qui sommes-nous pour décider qu’ils méritent moins que d’autres qu’on dépense de l’argent pour prendre soin d’eux ?
Il s’agit ici de savoir si la vie de ces patients vaut ce qu’elle coûte à la société. Cela pose la question  de la valeur de la vie. La valeur de la vie est-elle absolue, ou relative à la personne en question ? En définitive, qui déciderait de la valeur de la vie des patients en état végétatif chronique ? Et si on accepte l’idée de juger de la valeur d’une personne en état végétatif, pourquoi pas d’autres groupes de personnes ? Nous ne serions plus dans le cadre de la médecine, mais dans celui d’un choix de société eugéniste à laquelle je m’oppose fermement car ce seront toujours les plus faibles qui en pâtiront ce qui est humainement inacceptable puisque ce sont eux avant tout, que toute société humaine, digne de ce nom, devrait protéger.
 Nous serions ici en plein eugénisme, ce qui est en contradiction totale avec le respect de la personne, de la dignité humaine qui stipule que tous les hommes sont égaux, quel que soit leur état de santé, voire de conscience. Ainsi Kant nous dit que c’est parce que l’homme est habité par la loi morale, et qu’il est un être de raison qu’il est autonome, que c’est parce qu’il est autonome qu’il est une fin en soi, et que c’est en tant que fin en soi qu’il est digne (Kant, 1989). Mais du fait que le patient en état végétatif ne peut plus faire preuve de raison, il ne serait pas autonome, et donc il ne serait plus une fin en soi, et il n’aurait plus de dignité ? Non, car il faut aller plus loin dans la réflexion de Kant qui précise que, même si l’homme est dans l’incapacité de mobiliser sa raison, de faire appel à la loi morale qui est en lui, il n’en est pas moins un être de raison potentiel (ce qui est son état aussi bien en tant que nourrisson, que quand il dort ou quand il est dans le coma). Pour Kant l’homme est digne parce qu’il est habité par la loi morale, qu’il puisse ou non mobiliser sa raison, le fait même d’être potentiellement un être de raison étant nécessaire et suffisant pour qu’il soit digne. La dignité de l’homme ne dépend donc pas de ses capacités, ni même de ce qu’il fait ou pense. En fonction de ce qu’il fait ou pense il peut être jugé plus ou moins digne de sa dignité, mais il n’en reste pas moins digne, de cette dignité ontologique qui est en tout homme. La personne en état végétatif n’a donc rien perdu de sa dignité. En tant que telle, elle doit être respectée, et la plus belle façon de la respecter n’est-elle pas de l’accompagner sur le chemin de vie qui lui reste à vivre, qui fait partie intégrante de sa condition humaine, et non de la supprimer.
Nous voyons donc que l’euthanasie ne peut pas justifier l’arrêt de l’alimentation du patient en état végétatif chronique. En tant que substitut d’un suicide-assisté elle ne serait qu’un leurre, car nul ne peut se substituer à celui qui atteint à sa propre vie sans dénaturer le suicide en tant que tel, c’est-à-dire en tant qu’acte mortel posé par celui-là même qui se donne la mort. En tant qu’acte compassionnel elle est en fait un acte qui fait mourir au lieu d’aider à mourir, qui supprime le souffrant au lieu de supprimer la souffrance, qui interrompt le soin au lieu de prendre soin, qui suspend l’accompagnement du souffrant en le précipitant dans la mort au lieu de continuer de marcher avec lui sur son chemin de vie.
L’euthanasie sociétale serait une porte ouverte, au mieux à une injustice, au pire à un eugénisme, l’un et l’autre étant humainement  inacceptables.



Conclusion


Arrivés au terme de notre réflexion, nous voyons que  l’arrêt de l’alimentation d’un patient en état végétatif chronique ne peut se justifier ni en tant que suicide assisté, ni en tant qu’euthanasie. Il reste qu’il peut être envisagé en tant que refus d’une obstination déraisonnable. Mais dans quelles conditions ? Toute la difficulté de la décision repose en premier lieu sur l’état supposé de conscience du patient.
Si nous retenons l’hypothèse que le patient est inconscient, l’arrêt de l’alimentation est envisageable, si ce n’est souhaitable d’une part pour le patient, puisqu’il n’est plus, ou n’a pas conscience d’être, d’autre part pour l’entourage, afin de permettre à celui-ci de tourner la dernière page du livre de vie de leur proche, pour la société qui pourrait alors mobiliser les moyens mis à son service pour d’autres patients qui en auraient besoin, et enfin pour le médecin et les soignants qui doivent apprendre à lâcher prise et à ne pas s’obstiner quand ce n’est plus au profit du patient. Cela devrait se faire d’une part en s’assurant que le patient n’en souffre pas, et le cas échéant en en prenant les moyens, d’autre part  en continuant de prendre soin du corps du patient, et enfin en restant présent auprès de lui, manifestant ainsi tout le respect auquel il ne cesse d’avoir droit qu’il soit conscient ou inconscient, vivant ou mort.
La décision se complexifie si on considère que le patient est toujours conscient ce que, je le répète, nous ne pouvons  infirmer avec certitude. Le mieux serait alors de répondre à ce que serait son souhait à ce moment-là, mais par définition il est dans l’incapacité de l’exprimer. Mais peut-être a-t-il exprimé, par anticipation, ce qu’il aurait souhaité ? Ceci nous oblige à nous référer soit à ses directives anticipées, s’il en a écrites, soit à sa personne de confiance, s’il en a désignée une. Ces informations pourraient ne plus être en adéquation avec ce qu’il voudrait au moment de la décision, mais s’il a pris la peine de s’exprimer à un moment donné, ne serait-ce que par respect de son autonomie, nous nous devons de considérer ce qu’il a signifié à ce moment-là comme étant le reflet de sa volonté de toujours.
Si donc la volonté du patient, exprimée par anticipation, était qu’en aucun cas sa vie soit prolongée de façon artificielle, il nous faudrait arrêter son alimentation. Cela ne serait sans doute pas sans répercussion sur son entourage. En supposant que cela soit en adéquation avec leur avis, il serait difficile de ne pas agir dans le sens de l’expression de sa volonté. Par contre si sa volonté est en opposition avec l’avis de l’entourage, il me semble qu’il serait souhaitable de cheminer avec celui-ci pour progressivement lui faire admettre ce que le patient a pu souhaiter. Dans un premier temps, cette temporisation peut paraître irrespectueuse de sa volonté, mais celui-ci aurait-il voulu passer à l’acte s’il avait senti qu’il ferait par là-même souffrir ses proches ? Ne faut-il pas mieux prendre du temps pour aider l’entourage à cheminer, et ne pas risquer de les faire souffrir en leur donnant l’impression qu’on a tué leur proche ? Il y a des traumatismes qu’il vaut mieux éviter alors que nous ne sommes même pas certains que c’est effectivement la volonté du patient, à ce moment-là, d’accepter de mourir. Dans le doute je préfèrerai prendre le temps de l’accompagnement de l’entourage du patient tout en alimentant leur réflexion dans le sens de l’acceptation de l’arrêt de l’alimentation puisque ce serait, a priori, la volonté du patient.
Si la volonté du patient, toujours exprimée par anticipation, était qu’il ne soit pas mis fin à sa vie, il est alors, me semble-t-il, inconcevable d’arrêter son alimentation dans le respect, là aussi, de sa volonté. Mais qu’en serait-il alors si son entourage demandait que l’alimentation soit arrêtée ? Ne serait-ce pas ici le rôle du juge des tutelles, dont la mission est de protéger le patient et ses intérêts, de se prononcer sur la décision adéquate, le juge ayant par ailleurs plus de recul que l’entourage ou même les soignants en charge du patient, pour rechercher le bien du patient.
Enfin si le patient n’a à aucun moment fait connaître sa volonté, là encore le "tu ne tueras point" devrait ici s’imposer, à condition que la poursuite de l’alimentation ne soit pas en soi source de complication ni de souffrance.
Dans tous les cas l’objectif devrait être de respecter le patient, et par là même autant que possible ses volontés s’il les a exprimées, ce en prenant soin de lui, en l’accompagnant sur son chemin de vie, jusqu’à sa mort, considérant que la mort fait partie de la vie, qu’en aucun cas elle doit être recherchée pour elle-même, mais acceptée ici comme la conséquence naturelle de son atteinte cérébrale.

Bibliographie :


Aristote (1992). Ethique de Nicomaque, Paris, Ed. Flammarion.
Jonas H. (1996). Le droit de mourir, Paris, Rivages poche/Petite Bibliothèque.
Kant E. (1989). Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Edition Nathan.
Levinas E. (1982). Ethique et Infini, Paris, Livre de poche.
Lieby A. (2012), Une larme m’a sauvée, Paris, Editions des Arènes.