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Enjeux éthiques de la toilette mortuaire

Enjeux éthiques de la toilette mortuaire à l’aube du XXIème siècle

Par Sylvie CLASSE

"Se pourrait-il que la toilette mortuaire disparaisse ? A quelques signes et comportements de soignants, la question mérite d’être posée".

 

Sylvie Classe, infirmière dans le monde hospitalier depuis 1977, aujourd'hui cadre supérieure de santé, garde une proximité soignante au cœur d'un service de médecine et co-anime le groupe éthique de l'hôpital de Château Gontier en Mayenne.

Article référencé comme suit :
Classe, S (2016) "Enjeux éthiques de la toilette mortuaire à l’aube du XXIème siècle" in Ethique. La vie en question, fév. 2016.

 

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Se pourrait-il que la toilette mortuaire disparaisse ? A quelques signes et comportements de soignants, la question mérite d’être posée. Les évolutions sociétales, la médicalisation de la fin de vie ont conduit les professionnels hospitaliers à réaliser les toilettes mortuaires. Pourtant, le développement des soins de conservation par le thanatopracteur questionne. Faut-il encore réaliser la toilette funéraire ? s’interrogent certains soignants tandis que d’autres revendiquent ce soin comme une obligation morale. Il n’est pas rare que l’impression de "se sentir sale" après avoir réalisé ces soins au défunt s’exprime chez eux. L’expression peut aller jusqu’à dire le dégoût dans le non verbal, alors qu’il s’agit de professionnels attachés aux soins jusqu’au bout de la vie. Ils ressentent l’obligation de se laver, se changer avant de repartir s’occuper des vivants, surtout s’il s’agit des plus fragiles, des nouveaux nés par exemple. Nous allons explorer ici l’acte de laver le corps après la mort et tenter de comprendre le "sale" en l’homme qui suscite l’obligation morale à devoir pratiquer la toilette du défunt. Cet acte de laver le corps après la mort doit-il perdurer ? et pour les soignants, quels en sont les enjeux éthiques ?
    Tout au long de l’article, nous avons choisi d’user du néologisme "le laver" pour faire référence à l’acte de laver le corps après la mort ou à celui de se laver après avoir été en contact avec le mort. Ces soins au défunt - dont la toilette mortuaire - semblent hésiter entre deux univers contradictoires : celui du sacré et de rites de passage (fondant notre humanité) et celui d’un monde technologique auquel l’homme ne peut échapper. C’est donc en traversant ces oppositions que le laver pourra révéler son essence, cherchant une possible "juste" place pour les professionnels hospitaliers.


Le laver, au fondement de notre humanité
Même si certains animaux semblent marquer une conscience et un respect vis à vis des restes de leurs congénères, aucune espèce animale n’ensevelit les siens. L’homme est le seul être vivant à donner une dimension spirituelle à la mort. Et si cette mort s’impose à tous, elle reste énigme, à la fois déconcertante et paradoxale. Elle est question métaphysique et l’angoisse extrême qu’elle suscite, le mystère qu’elle enferme, place le mort dans une dimension sacrée, un "intouchable". La sacralité du mort est absolue et contradictoire : ne pas le toucher mais ne pas l’abandonner.  L’étymologie latine, sacer, c’est "inviolable", une notion disant à la fois "le sacré et le maudit". Notre sacrum n’est-il pas ce point central de notre squelette, fondamental mais intouchable. Selon Durkeim, "les êtres et les choses sacrées sont ceux que défendent et protègent les interdictions, tandis que les êtres et les choses profanes sont ceux qui sont soumis à ces interdictions et qui doivent n’entrer en contact avec les premiers que suivant des rites définis. Mais cela ne va pas sans réserve : car le sacré, lui aussi, doit en bien des cas éviter le contact du profane" (1).
 
Cette force du sacré au regard des morts est perceptible dans les textes anciens. La Torah interdit aux prêtres de toucher le mort, prescrivant alors un rituel autour du mort à l’origine de comportements sociétaux majeurs : "Celui qui touchera un mort, un corps humain quelconque, sera impur pendant sept jours" (2). La sacralité du mort trouve son ambivalence dans cet intouchable, à la fois obligation à ne pouvoir toucher le mort qu’en ritualisant les soins et aussi, paradoxalement, obligation de prendre soin du mort qui ne saurait être simple macchabée, pourrissement dans la nature.


Honorer le mort au cœur des derniers soins
La sacralité impose aux hommes l’obligation morale d’honorer le défunt. "Les corps des défunts ont presque toujours fait l’objet, dès la protohistoire, de soins plus ou moins développés, plus ou moins dirigés vers la conservation ou vers leur belle et bonne présentation" (3). Laver,  lavare  en latin, c’est nettoyer quelque chose avec un liquide et bien souvent avec de l’eau. L’action de rendre propre interroge la notion de propre dont l’étymologie proprius en latin renferme deux acceptions. La première ramène à l’idée de propriété, telle l’expression "en mains propres". Ainsi la toilette mortuaire serait manière de réapproprier le corps de la personne, lui rendre en propre son corps. La seconde désigne aujourd’hui "qui n’a aucune trace d’ordure, de crasse, de poussière, de souillure". Cette approche questionne le "sale", ce sale que le soignant cherche à effacer, ôter, supprimer, depuis la nuit des temps. Ce sale oblige à réaliser la toilette funéraire sans même s’interroger si la toilette quotidienne a été faite ou non peu de temps avant. Penser au sale, à la souillure, à la salissure, c’est ouvrir le champ lexical de la scatologie qui exprime par un vocabulaire riche ce que la "machine corporelle" fabrique. La bonne éducation invite à parler avec délicatesse des résidus de digestions et autres humeurs qui habitent l’homme. Excrétas, fèces, selles, déjections, matières stercorales, autant de mots pour dire avec science et décence notre saleté, l’immonde que la dignité de l’homme ne peut tolérer. Mais notre animalité ne saurait être confondue avec la crotte, le crottin ou le purin de nos animaux domestiques. Le sale ne se limite pas aux déjections il est aussi poussière, rappelant notre destinée, inscrite elle aussi dans les textes anciens, "tu es poussière et tu retourneras poussière" ou celle qu’Hubert Reeves se plait à nous signifier, vie issue de la poussière d’étoile. Poussière unie ainsi l’avant et l’après du vivant. Si la nature crée de notre vivant des matières qui nous répugnent, que dire de notre état quand la mort putréfie notre chair avant de la désagréger ? "Ces processus appartiennent à la thanatomorphose, cet ensemble de modifications morphologiques qui viennent signifier la mort" (4). Comment ne pas comprendre le "dégoût" qu’inspire un corps destiné à la putréfaction ? Est-ce cela qui a pu marquer le visage des soignants ?


Un acte éthique
La toilette mortuaire apparaît aux yeux des soignants et des proches un acte éthique car soucieux du respect et de la dignité de la personne. La toilette funéraire serait-elle réservée à certains plus dignes que d’autres ? "Il nous faut avouer que même l’homme dont la conduite est la plus indigne est porteur d’une dignité absolue […] Voilà ce qu’est la reconnaissance de la dignité d’un homme : un aveu, une manière de se rendre à l’évidence, de réaliser que sa valeur est infinie, quand bien même il serait fini" (5). La référence au latin dignus, ce qui vaut, fait distinguer le prix et la valeur, "les choses ont un prix mais l’homme a une dignité" rappelle Eric Fiat en faisant référence à Kant, "laquelle dignité ne comporte ni degré ni partie" (6). Elle est donc dignité originelle, immuable et intrinsèque, fondement de l’homme. Pour les soignants, réaliser la toilette mortuaire est un devoir, un impératif moral et pour tout homme. Le respect dont ils témoignent n’est cependant pas amour,  certains peuvent aimer sans respecter ou à l’inverse respecter sans aimer. Qui pourrait dire aimer cette personne, au corps inerte, à la blancheur cadavérique, qui, sinon les proches, la famille, ceux qu’Eros et Philae ont unis, tandis qu’aujourd’hui Thanatos les désunit. C’est comme si cet ultime laver effaçait le personnage pour reconnaître dans le corps "inanimé" la dignité de la personne. La toilette du défunt ne répond pas simplement à une visée éthique, elle est aussi un acte esthétique.

Un acte esthétique
Depuis les sociétés ancestrales, ces soins visent à rendre plus beau le défunt, à laisser une belle image de la personne. Certains témoignages rendent compte de l’intolérable à ne pas réaliser ces soins. Ainsi celui de cet agent d’amphithéâtre accompagnant une famille au funérarium qui découvre les yeux béants, la bouche ouverte, la perruque dans les mains. Nue sous son drap souillé ! (7) L’image de la mort peut être insoutenable et plus encore si la pudeur du défunt n’a pas été respectée, atteint dans sa dignité. Au delà des dimensions éthique et esthétique, le laver est un acte symbolique.


Un acte symbolique
Ces soins aux défunts s’inscrivent dans les rites de passage. Le laver apparaît alors comme un acte qui prend valeur de symbole. L’expression "je m’en lave les mains", "laver de la faute", "être lavé de tout soupçon", ouvre à la dimension morale de laver. Le sale devient l’impur et le laver acte de purification. Pourtant la pureté serait-elle du monde des hommes ? Impossible affirme Jankélévitch : "Je suis pur, je suis pur ! […] ; Ces mots sont peut être faits pour les momies des nécropoles, mais aucun vivant ne peut, de bonne foi, les prononcer. […] Non, aucun homme ne peut, sans restrictions ou humour, porter sur lui même, en cet instant même, un tel jugement de valeur" (8). Comme l’enfant un jour se sait nu, la pudeur naît et il n’y aura pas de retour possible, de même l’impureté est une intruse et "l’espoir nous reste de la retrancher de notre nature" (9). L’eau, symbole à la fois maternel et fœtal apparaît alors comme l’élément seul capable symboliquement de ramener à cet état originel de la pureté, celui du nouveau-né. Nombres de croyances, de rituels religieux symbolisent cette séparation du pur et de l’impur. Les textes bibliques prescrivent pour celui qui a touché le mort un rituel de purification : "il lavera ses vêtements, il se lavera dans l’eau ; et le soir il sera pur" (10). L’acte de purification envers le défunt devient préparation vers cet "après", au cœur de rites qui participent activement à l’organisation des sociétés, permettant de fixer la place de chacun, morts et vivants. Ces rites permettent une conversion des angoisses individuelles en affaire collective, ils sont liens intergénérationnels. Le caractère aujourd’hui "protocolisé" de la toilette mortuaire, véritable rite de séparation, participe à la cohésion, à la gestion des émotions, à l’apaisement des soignants et des proches. Ces actes sont inscrits dans les fondements de la société humaine, essence dans un monde sacré. Pourtant les évolutions sociétales sont venues bouleverser ce qui semblait immuable.


La toilette mortuaire dans le tourbillon des évolutions sociétales :


Le développement de la technique

Dans les sociétés occidentales et judéo-chrétiennes,  la médicalisation de la mort est devenue affaire de professionnels. Selon le rapport Sicard (11) 58% des malades meurent dans un établissement de santé, 86% de ces décès sont constatés dans les services de courte durée. Face à ces mutations, la société a été amenée à repenser l’organisation des soins et l’accueil des morts. En 1993, la législation (12) réorganise les services funéraires. Il faut désormais distinguer "chambre mortuaire" (domaine public)  et "chambre funéraire" (domaine privé). De nouveaux métiers émergent : agent d’amphithéâtre, thanatopracteur, opérateur de pompe funèbre. Les premiers, souvent aides-soignants recevant une formation spécifique, effectuent les soins aux défunts. Les deuxièmes réalisent les soins de conservation ou thanatopraxie. Les derniers n’agissent pas directement sur les morts mais plutôt dans le cadre de la cérémonie funèbre. La professionnalisation entraîne de profondes modifications  de la praxis.

Des changements dans les pratiques mortuaires
Si autrefois la toilette mortuaire était réalisée par la toiletteuse, progressivement dans les années 1980-1985, celle-ci est remplacée par l’infirmière. Comme le souligne L. Hardy (13), cette évolution n’est pas sans conséquences. Autrefois les soins aux défunts étaient savoir empirique, bénévolat, soins maternants apportés par les femmes. Aujourd’hui ils sont soumis au protocole, réalisés par des professionnels. Dans les services hospitaliers, l’apprentissage de la toilette mortuaire garde un petit quelque chose d’une épreuve initiatique, une épreuve à franchir pour s’en affranchir, une épreuve à éprouver pour être reconnu par la communauté des soignants. Ce savoir se transmet des plus anciennes aux plus jeunes. Avec le développement de la thanatopraxie, une masculinisation est observable chez les spécialistes des morts. Au bénévolat d’antan laisse place une marchandisation autour de la mort. Le marché est en pleine expansion : "L’intervention croissante de ces professionnels accélère la commercialisation / marchandisation de la toilette" (14). Ces évolutions témoignent de modifications plus profondes du rapport à la mort dans la société actuelle.

La nouvelle gestion de l’angoisse de la mort
Autrefois les rites funéraires théâtralisaient. Tentures, décor, lumières tamisée, encens, vêtements sombres étaient des procédés de sublimation de cette angoisse. Le monde contemporain nie, renie, dénie la mort. L’espoir de la vie éternelle laisse place à l’espérance de l’éternité de la vie. Hier, il s’agissait d’embellir le mort pour le préparer au grand voyage, aujourd’hui l’embellissement marque le souhait de le retenir dans le monde des vivants. Il ne s’agit plus d’embellissement mais de sur-embellissement. Ainsi, ces paroles d’un thanatopracteur : "Autrefois, la toilette funéraire fixait dans une sorte d’image idéale la mort avec le chapelet, la croix et tout ça…maintenant, nous, on cherche à rendre au cadavre les apparences de la vie" (15). Les procédés de ce corps transformé peuvent faire que le mort ne soit plus reconnu par les proches. L’impératif hygiéniste s’impose jusqu’aux soins aux défunts : se tenir à l’écart du mort, ne pas le toucher, comme s’il allait nous contaminer. Contamination, Contaminatio, en latin, signifie souillure, "souillure résultant d’un contact impur" (16) précise le dictionnaire. Le contraire de contamination est purification. Les textes hébraïques préconisaient de se tenir à l’écart. La grande peste a ravivé les peurs ancestrales et marqué profondément la mémoire collective. L’asepsie contemporaine est-elle gage de l’éradication de la maladie et d’allongement de la vie jusqu’à devenir éternelle ? L’odeur pestilentielle, celle de la putréfaction s’immisce en l’homme, réveillant ces peurs. Comment ne pas faire le rapprochement avec les nuisances de la putréfaction, celles du corps qui se vide, dont les chairs sont appelées à mourir et disparaître ? Comment en effet de pas évoquer à propos des thanatopracteurs " le sentiment de porter sur eux l’odeur de la mort […] une odeur qui vous rattrape dans les moments les plus insolites : elle vous habite véritablement" (17) ? Comment occulter la nécessité pour l’homme d’évacuer ce qui imprègne définitivement nos mémoires olfactives ? Evacuant les relents de la mort, les techniques actuelles vont freiner la thanatomorphose, avec de nouveaux soins qui mettent de la distance dans ce corps à corps. La toilette mortuaire agit sur le corps, maintenant la thanatopraxie agit dans le corps. Artères vidées, formol injecté, n’est-ce pas là nouvelle offense au corps irrémédiablement désacralisé ? Il s’agit pour les soignants comme pour les professionnels de la mort, de cacher ce sale que les sphincters laissent échapper, des morts qui se vident. Mais la désacralisation des morts n’est pas contemporaine. Déjà à l’époque baroque "le cadavre pénètre symboliquement le vivant" (18). L’iconographie, la littérature, le théâtre mettent en scène vanités, fragments d’os. L’épidémie de peste a "familiarisé les contemporains à la présence de cadavres décharnés, tout en rappelant de manière tragique la précarité de la condition humaine" (19). Les collections anatomiques deviennent curiosité et il faut attendre 1921, pour qu’en France un arrêté interdise les musées d’anatomie. A la désacralisation s’ajoute la dédivinisation et le recul des cultes religieux.

La laïcité et les nouvelles règles
La loi de séparation des Eglises et de l’Etat garantit la liberté de conscience et le libre exercice des cultes. La direction des hôpitaux exige qu’ "en matière mortuaire, les familles des malades en fin de vie et des défunts se voient garantir la possibilité de procéder aux rites et cérémonies prévues par la religion de leur choix" (20). Alors qu’il y a baisse de fréquentation des églises, près de 80% des enterrements sont toujours religieux. La société du XXIème siècle assiste à l’évanescence de la symbolique de la toilette, qui était acte de purification. Les nouveaux professionnels, thanatopracteur, agent d’amphithéâtre, peuvent-ils faire disparaître totalement la toilette funéraire au profit de soins de conservation? La toilette rituelle pratiquée dans certains cultes privera-t-elle les soignants des derniers soins réalisés dans les services ? Faut-il que les soignants s’effacent pour laisser place aux professionnels de la mort ou aux religieux ?

Quel avenir pour la toilette mortuaire et la praxis soignante ?
Le législateur semble protéger le mort : loi punissant toute profanation, obligation des municipalités à réaliser le service funéraire gratuit pour les personnes sans ressources, arrêté ministériel sollicitant la "meilleure" restauration des corps après les prélèvements d’organe. Si le terme "sacré" tend à disparaître du vocabulaire, il y a "sacrilège" à ne pas prendre soin des morts. Les soignants hospitaliers se montrent bien souvent attachés à la toilette mortuaire, comme s’ils percevaient un sens dans et par leur praxis. Elle contiendrait une vérité, une métaphysique que les soins aux morts permettraient d’approcher. Toucher le mort, n’est-ce pas toucher la mort ? Plus qu’une essence, cette praxis serait quintessence.
Tous les sens en effet semblent en éveil lors de l’ultime soin. Fermer les yeux, au delà du geste symbolique n’est-il pas vérité à occulter, à voiler, à recouvrir ? Est-ce le regard vide qui projette le néant, qui fige une réalité intolérable, qui immobilise disant le non retour ? En fermant les yeux, regard de l’âme dit-on, s’occulte la lumière de la vie, se ferme la rencontre avec l’autre, s’isole le mort et la mort dans l’obscurité de l’autre monde. Le toucher, quant à lui, va permettre d’objectiver la mort. L’objectivation de ce corps inanimé est nécessaire pour conscientiser que la vie est partie. Par le toucher, le mort n’est pas simplement un cerveau mort ou un sujet en état d’arrêt cardio-respiratoire. La personne n’est pas réduite à n’être personne. Un goût amer il y aurait à ne pas réaliser le soin : amertume du regret ou du remords. Regrets pour les soignants de ne pouvoir dire ce qui n’a pas pu être dit, de ne pouvoir effacer, avec l’eau et le savon, les traces prescrites par la techno médecine, exécutées par les soignants. Ou remords de n’avoir pas fait ou d’avoir trop fait ? Le silence à présent, il installe la mort comme le premier cri installe la naissance. Il sépare, il sacralise le moment, il résonne comme un écho, s’impose à tous et invite au respect. Avec la mort, le silence devient résonance entre intériorité et transcendance, laissant chacun au murmure de ses pensées. Enfin, les soins mortuaires vont permettre de purifier l’air, nettoyer, chasser, rafraichir toutes sources d’effluves volatiles, miasmes et autres puanteurs. De ces perceptions, la réflexion va se nourrir, une idée d’originel semble habiter ou faire cohabiter vie et mort.
Si pour Jankélévitch (21) la mort et la naissance sont comme le verso et le recto d’un même changement, "c’est le principe de la continuation qui rend notre propre anéantissement impossible à comprendre. La continuation va de soi" (22). La toilette mortuaire apparaît alors comme pendant à la première toilette, dans un acte maternant, prolongement des toilettes faites tout au long de la vie. Elle est, non celle qui vient clore, qui serait la dernière toilette mais celle qui ouvre sur un acte de purification pour une possible "nouvelle naissance". Est-ce cela qui lui donne son caractère maternant ? Il y aurait la sage-femme à l’accouchement, la toiletteuse auprès des morts. Le laver est acte symbolique liant vie et mort. Nul autre élément que l’eau ne pouvait mieux effleurer ce corps et transmettre la symbolique de la purification et de la renaissance ? La goutte d’eau paraît pureté absolue, symbole des grands mystères du cycle de vie et de mort. Elle est dehors, elle est en nous. Elle est larme devant le beau, émotion quand notre âme touchée laisse échapper notre eau profonde et intime. Par la symbolique de la purification, il s’agit de préparer le corps pour le Grand Voyage. Le corps inanimé invite à penser que l’âme peut ne plus être, "c’est la mort qui fait que nous l’espérons séparatrice" (23). Intolérable est l’idée qu’il pourrait ne rien y avoir après la vie. La séparabilité ou non du corps et de l’âme demeure éternellement en suspens. Chaque soignant peut avoir son opinion sur le sujet mais primeront les croyances des patients et familles.
Le rite lie les morts et les vivants. Dans les services, jamais un soignant ne fait seul la toilette funéraire. Aides-soignants, infirmiers se lient "fraternellement" pour opérer les derniers soins. Il s’agit de se soutenir dans cette épreuve, mieux gérer ses émotions. Les soignants des services se trouvent ainsi liés, unis, fiers, renforçant leur identité. Eros et Thanatos, force de vie - force de mort, semblent être au cœur du laver. La mort devient un accès à une spiritualité. Ces soins seraient alors praxis, activité comme expérience à vivre, qui permet de s’accomplir, de s’améliorer. Ils seraient praxis et non poiesis ou tèchnè qui serait considérer le défunt comme une "chose" à préparer et réduire le laver à un acte technique. Cependant cette praxis touche la théoria par la dimension métaphysique, au delà de la physique, au delà de la dimension même du soin. Il ne s’agit pas de laver pour rendre propre, le laver est un agir qui met en lien le vivant et le mort et par la réflexivité ouvre à une spiritualité. La spiritualité n’est-elle pas le rapport à l’infini, à la vérité, à l’âme, à la mort, au néant, aux questions métaphysiques ? La spiritualité met-elle en lien avec le Très Haut ? Probablement pour certains, pas nécessairement pour d’autres. La confrontation avec les morts et la mort, loin d’être une épreuve aux forces négatives de Thanatos, s’avère renforcer les soignants. Ils développent une forme de sagesse bienveillante. Ne serait-ce pas là, non une Thanatos-praxis mais une praxis conduite par Eros que l’on nommerait une  thanat-ero-praxie ?

 

La thanateropraxie, une possible éthique ?
S’agit-il d’opposer thanatopraxie et thanateropraxie ? Etymologiquement la thanatopraxie est l’action sur les morts, historiquement elle est la technique d’embaumement des cadavres. La momification avait pour "vocation de pérenniser le défunt, liant l’âme et le corps pour l’éternité" (24). Le thanatopracteur aujourd’hui réalise les soins de conservation visant à retarder la dégradation du corps. L’acte hygiéniste se veut permettre une plus belle présentation. Cet embellissement sera éphémère cependant puisque d’une durée d’une dizaine de jours environ. Que cherche alors à définir ce néologisme habité par Eros ?
La thanateropraxie serait le dernier soin au défunt, le laver et la présentation pour la famille. Il serait un soin respectueux de la personne. Un soin qui effacerait le masque de la douleur et traces trop visibles laissées par la maladie mais en aucun cas un soin qui nierait la mort. Un soin qui soulignerait la paix du visage et du corps mais ne simulerait pas la vie. Un laver qui ne viderait pas la personne. Un laver qui permettrait la séparation et le passage dans le monde des morts mais non un mort que l’on chercherait à garder dans le monde des vivants. Un soin qui ôterait les odeurs mais n’aseptiserait pas. Un soin qui pourrait coûter aux soignants mais n’aurait pas un coût pour les familles. Un soin qui serait dernier hommage des proches et des soignants. Un soin qui rendrait possible la gestion de leurs émotions respectives. Un soin qui permettrait d’apaiser pour mieux soigner les vivants. Malgré le bien fondé à réaliser la toilette mortuaire, le développement des soins de conservations et l’augmentation de la population sollicitant une toilette rituelle obligent la communauté soignante à trouver sa juste place. La thanateropraxie a-t-elle place quand les pratiques invitent à ne pas laver le défunt, quand les souhaits de la famille dictent des soins de conservation? Entre toilette rituelle et thanatopraxie, quels choix éthiques pour le soignants ?

Y a-t-il une "juste" place pour les soignants ?
Si la laïcité est ce qui permet le respect des croyances de chacun, il importe alors que cette règle soit absolue. Au nom du respect de la personne, de ce qu’elle a été, la thanateropraxie serait aussi cela : l’art pour les soignants de s’effacer après avoir effacé les traces de la technicisation de la fin de vie, enlever perfusions, cathéter, pompe à morphine, sondes, pace maker et autres appareillages. Cette praxis serait l’art de sacraliser l’espace, mettre en ordre, ranger les affaires et la pièce, tamiser la lumière, installer le silence pour laisser place aux pratiques religieuses par la famille. Ces tâches accomplies, les soignants se laveront, se changeront peut être. Ce laver viendra fermer le passage.
Y a-t-il à choisir entre thanatopraxie et thanateropraxie ? Les soins de conservations se développent et nul ne contestera leur bénéfice en certaines situations : ils peuvent permettre la "réparation" ou la "restauration" des corps quand la maladie a marqué dans la chair le cadavre. La thanateropraxie ne saurait alors être incompatible avec la thanatopraxie, tout juste la devancera-t-elle, se complétant l’une et l’autre.
La thanateropraxie serait-elle l’apanage des soignants dans les services de soins ? Si la fonction d’agent d’amphithéâtre est nécessaire, leur professionnalisme leur fera prendre soin des morts pour mieux prendre soin des vivants. La thanateropraxie serait "bien-veillance", non comme on veillait lors des veillées funèbres mais une praxis qui permettrait aux familles d’entamer le chemin du deuil. Doit-il y avoir partage entre les agents d’amphithéâtre et les soignants, la question reste posée.

Pour conclure
Le laver, acte symbolique, permet la séparation, le passage du monde des morts au monde des vivants, du monde des vivants au monde des morts. Il efface l’impureté de l’homme, impureté trop animale que la dignité humaine ne saurait tolérer, impureté morale qui l’habite. Après avoir soigné, traité, parfois maltraité son corps, le laver est une manière de rendre le corps "en propre" à celui qui est passé de vie à trépas. Il est hommage à la personne, respect de sa dignité. Le laver ouvre à une thanateropraxie, un ensemble de soins et gestes respectueux de la personne et des proches. Dans le tissage ontologique de la toilette mortuaire, la praxis, la thanateropraxie est fil de soie. Le fil est fragile, sensible, invisible, il est fil de Soi. Ce fil se fabrique  dans les profondeurs de la mort, dans la profondeur intérieure du soignant. La praxis, devient effacement devant les pratiques cultuelles, complément quand une thanatopraxie s’impose. La praxis ici proposée est moyen de "recon-naître" et selon la belle formule de Jankélévitch : "le mort ne peut plus revenir à la vie, mais celui qui a vécu ne retombera plus jamais dans le néant prénatal" (25), une ipséité sauvée du néant comme dit le philosophe. Comme lui,  "pourrait-on dire : la vie éternelle, c’est à dire le fait indélébile d’avoir été, est un cadeau que la mort fait à la personne vivante. Le fait d’avoir été est donc, à la lettre, un instant éternel" ? Cette praxis reconnaissant cet "avoir été" n’est-elle pas un acte humain, un acte d’amour fraternel dans lequel Eros, en tant que force de vie, habite et anime le dernier soin ?

 

Références :
(1)    Durkeim E. in Lalande A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Ed Puf, [1926], 2010, p. 937.
(2)    La Bible, Ancien testament, Les Nombres, 19.11-22, tr. fr. Louis Segond et Lemaistre de Saci.
(3)    Biotti-Mache Françoise, "La thanatopraxie historique", in Etudes sur la mort, la thanatopraxie, 2013, n° 143, p.13.
(4)    Mauro Cynthia, "La toilette mortuaire", in Le grand livre de la mort à l’usage des vivants, Ed Albin Michel, 2007, p 149.
(5)    Fiat E., Grandeurs et misères des hommes, petit traité de dignité, Ed Larousse, 2010,p. 189.
(6)    Idem., p. 142.
(7)    Françoise F., "Le rétablissement du rite de la toilette mortuaire dans les services de soins", in ASP Liaison, n° 35, juin 2007, p 11.
(8)    Jankélévitch Vladimir, Le pur et l’impur, Ed Flammarion, 1960, p. 5.
(9)    Idem., p. 47.
(10)    La Bible, Les nombres, 19.19, op.cit.
(11)    Commission de réflexion sur la fin de fin, Rapport à F. Hollande, 18 décembre 2012, p. 39.
(12)    Loi n° 92-23, article 22 du 8 janvier 1993 relative à la législation dans le domaine funéraire, codifié dans le code général des collectivités territoriales.
(13)    Hardy L., "De la toiletteuse au thanatopracteur, de l’inversion du genre à la refonte du sens", in Etude sur la mort, La thanatopraxie, 2013, n° 143, Ed L’esprit du temps.
(14)    Idem., p. 94.
(15)    Ibid., p.95.
(16)    Dictionnaire culturel, op.cit., t I,  p. 1814.
(17)    Michaud Nérard F. "Pratiques funéraires contemporaines : le rôle social et éthique des services funéraires", in Faut-il faire son deuil ?, Dirigé par P. Dreyer, Ed Autrement, 2009, pp 165-166.
(18)    Le Breton D., "Le macabre en spectacle", in La mort et l’immortalité, sous la direction de Lenoir F. et de Tonnac J.-P., Ed Bayard, 2004, p. 1012.
(19)    Idem., p. 1013.
(20)    DHOS/G n° 2005-57 du 2 février 2005 relative à la laïcité dans les établissements de santé.
(21)    Jankélévitch V., La mort, Ed Flammarion, 1977, p 391.
(22)    Idem.,  p 404.
(23)    Ibid., p 395.
(24)    Biotti-Mache F., "La thanatopraxie historique", op.cit., p 53.
(25)    Jankélévitch V., La mort, op.cit., p 465.