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En gériatrie : Le patient et l’impatient

Colombe Storet est gériatre. Après avoir exercé durant six ans dans une unité de gériatrie aiguë, elle travaille désormais au sein d’une unité de soins palliatifs à Lille.

Article référencé comme suit :

Storet, C. (2024) « En gériatrie : le patient et l’impatient » in Ethique. La vie en question, juin 2024.

NB : Le texte est accessible en version PDF au bas du document.

 

Que le temps s’écoule lentement lorsque l’on s’ennuie, que l’on a peur, que l’on espère l’être aimé ! Mais qu’en est-il du temps et de l’attente lorsqu’ils concernent nos besoins primaires, notre santé, nos propres signaux de vie et de mort ? La gériatrie, qui plus est, aiguë, confronte à de nombreux questionnements éthiques sur le vécu temporel des patients, notamment dépendants fonctionnellement, et sur notre façon d’y prendre part. Il nous semble à tous évident que les êtres n’éprouvent pas l’écoulement du temps de la même façon mais comment s’illustre cette divergence des temps et comment définir l’attente chez le sujet âgé hospitalisé et en quoi notre société et son rythme effréné rendent difficile la resynchronisation ? Enfin, comment accéder à ce temps libre, au sein duquel le soignant s’attacherait à modifier sa temporalité au profit d’un temps dédié et accordé au soigné ? 

 

Le  chronos hospitalier

Le contrôle du temps est omniprésentdans le soin et le temps des horloges surreprésenté à l'hôpital. Chaque soignant est face à un ordinateur, muni d’un téléphone portable : les écrans confirment le temps qui passe tout autant qu’ils hypnotisent et font perdre la notion de temps. Le temps des écrans se substitue peu à peu à celui des horloges et multiplie la perte d’attention.

La temporalité médicale objective s’attache à des états cliniques s’apparentant à des photographies du malade. Elles offrent une vision représentant une stagnation, amélioration, dégradation de la situation clinique mais spatialisent la notion de temps et ne sont en aucun cas le reflet du vécu du malade. Pourtant en considérant « que l'essence de la science n'est pas scientifique et que l'essence de la technique n'est pas technique », la médecine devrait prendre en charge le sujet dans sa singularité, rester praxis tout commela technicisation et la scientifisation demeurer des moyens et non une essence (1). Les techniques biologiques, radiologiques, apparaissent en substituts de temps passé à témoigner d'une recherche auprès du malade, en remplacement du diagnostic clinique. Pourtant c’est cette quête auprès du malade, de l’écoute des plaintes, aux signes cliniques qui manifestent un authentique intérêt au patient, illustrant ce que Levinas appellerait la « Vocation médicale de l’homme » dont la « première valeur ne pas laisser le prochain à sa solitude, à sa mort »et qui rassurent le malade sur une attention portée (2).

Mais ce chronos hospitalier est un reflet de notre société, et plutôt qu’être un espace plus préservé, l’hôpital est un échantillon des affres temporelles de notre époque. Hartmut Rosa allie aliénation et accélération, témoignant de la relation d’asservissement à ce temps fuyant dont il nous devient impossible de saisir la durée (3).  On y lit l’accélération de la modification du rythme de vie dans notre société : comment ne pas appliquer ce propos à nos patients âgés, dont le mode de vie se met à différer de ses proches, aidants et soignants, de façon de plus en plus rapide, générant une rupture abyssale dans la cadence de vie ! Le terme de servitude par rapport au temps ne semble pas galvaudé alors que nous ne sommes pas en mesure de nous extraire de cette accélération. La lecture du Discours sur la servitude volontaire d’Etienne de La Boétie, en remplaçant le tyran par la version aliénante du temps s’avère un exercice surprenant de vérité (4). Se libérer de ce temps grèverait toute possibilité de réussite, mais également d’intégration sociale. Comment survivre professionnellement en ne répondant pas aux mails dans le temps imparti, comment ne pas trouver porte close aux institutions communiquant en temps réel leurs horaires, comment intégrer nos enfants à la communauté en ne consultant pas pluri-quotidiennement tous les groupes d’une messagerie traitant d’anniversaires, d’entraînements sportifs, de devoirs ?

 

Une conception des temps antipodale

Chronos est le temps tel que nous l’entendons : une mesure quantitative segmentant le temps en années, mois, jours, secondes. Il est le même pour chacun, identique que l’on dorme, s’ennuie, attende, embrasse. On imagine une construction linéaire sur laquelle seraient situés, sur la gauche le point du passé, au centre le présent et sur la droite le point correspondant au futur. Comme nous l’apprend Bergson, ce temps que nous venons de décrire, ce chronos dont l’hôpital est victime, n’est qu’une illusion. Bergson juge cette construction arbitraire et décrie la volonté qu’a la science de chiffrer les événements de vie et de les spatialiser, via cette ligne temporelle, par le balancier d’un pendule ou par les aiguilles d’une horloge (5). Le philosophe prône alors la durée, telle une mélodie permettant de ressentir une continuité vivante et évolutive (6).Pour Bergson, si l’espace est matière, homogène et quantité, la durée est hétérogène, qualité et créatrice, et en ce sens, elle engendre la vie dans ce temps spatial (7). Il y voit la possibilité qu’aurait l’être de se concentrer sur sa propre durée au profit d’une philosophie de vie toute entière.Et si l’homme évolue dans la durée, comment comprendre ses désirs, son histoire, sa douleur et son attente au sein d’une interprétation mathématique du temps : il serait illusoire de tenter de répondre à un questionnement ontologique par l’intermédiaire d’un temps spatialisé. Aussi, Levinas nous précise la pensée de Bergson en évoquant une durée « vécue par une descente en soi » (8). Si l’intuition nous apparaît telle une évidence, qui sera le fondement de notre pratique, elle semble indispensable en médecine, par l’intuition de l’attention qui semble coïncider avec celle de la durée.

A sa façon, la gériatrie s’intéresse à ce temps du sujet âgé ! Elle tend à une autonomie fonctionnelle autant qu’elle use de tests en tous genres, donc il n’est pas surprenant que la rapidité soit évaluée. Et en effet, la vitesse de marche est considérée comme un élément prédictif de survenue de morbi-mortalité. Que penser de cette exigence de vitesse, d’effort, qui pleine de bonne volonté s’apparente à une injonction d’une forme d’autonomie – semblant parfois être au détriment d’une autre autonomie. Il est certain que face à l’accélération de la vie, la société tend à l’ironie devant la lenteur des patients âgés alors que tout comme l’on met plus de temps à freiner lorsque l’on est rapide, la soit-disante lenteur semble majorée lorsque l’on est impatient.

Le sujet âgé ne serait-il pas celui qui, peut-être malgré lui, a su saisir au mieux la durée, et son intuition ? Être de durée, par le temps de présence d’autrui dont il nécessite, mais également par ce qui fait de lui ce qu’il est : riche de son vécu, ne fuyant pas le présent au profit d’un avenir aussi incertain qu’attendu. Dans l’évolution créatrice Bergson précise que « l’état lui-même est déjà du changement » (9), il se nourrit d’une position, d’une fonction passée, au présent en projetant ou dessinant une situation future. Aussi, de la durée, la métaphore de la boule de neige de Bergson semble être celle qui image le mieux le vécu temporel du sujet âgé « mon état d'âme, en avançant sur la route du temps, s'enfle continuellement de la durée qu'il ramasse ; il fait, pour ainsi dire, boule de neige avec lui-même. » Le vieillissement de l’homme ne modifie pas son essence et se réalise par ces modifications, ces décisions et parfois par la survenue de souvenirs. Avant Proust, Bergson évoque l’impact des souvenirs : « je respire l'odeur d'une rose, et aussitôt des souvenirs confus d'enfance me reviennent à la mémoire» (10). Proust perçoit une madeleine trempée dans un thé ou un tilleul (11).Au sein de ce flux continu du temps où réside celui de la mémoire et puisque la démence est une pathologie dont la gériatrie s’empare quotidiennement, nous pouvons nous demander ce qu’il advient des patients qui en souffrent ? Alors que nous considérons ceux-ci, en difficulté avec la temporalité, ne sont-ils pas ceux qui s’inscrivent le mieux dans une durée qui s’écoule en eux ? Ici, le futur et ses projets seraient des notions oubliées et le passé resurgirait, spontanément, malgré nous « ma mémoire est là, qui pousse quelque chose de ce passé dans ce présent » (12). Comme une mémoire perceptivequi réapparaîtrait, à la senteur d’une rose ou à la sapidité d’une madeleine. Il semblerait alors que l’être qui incarne le plus la durée serait celui qui n’a plus conscience du temps.

 

Le sujet âgé : être d’attente

Dans le cadre hospitalier, lieu de vie et de mort, des attentes plurielles creusent l’écart des vécus. La lutte contre la passivité de l’attente n’est pas permise aux patients dépendants fonctionnellement, immobiles. Leur attente leur est imposée alors que la nôtre nous est inenvisageable. La nécessité d’être accompagné par l’autre dans les actes de la vie quotidienne n’est pas sans faire ressortir davantage cette dépendance en particulier à travers l’espérance impuissante du passage de l’aidant. L’attente de l’autre est une hétéronomie fonctionnelle et toute action ne peut être réalisée que médiatement. Le besoin d’autrui réside dans des actes primitifs et vitaux tels que l’hygiène, l’élimination, le transfert, l’alimentation, l’hydratation et la sustentation avec toute la polysémie que cela suscite. Aussi, comment ne pas être au sein d’une attente, d’un désir innommable alors qu’un verre d’eau ou un urinal seraient soumis à l’assentiment et à la promptitude d’autrui. Celui qui expérimente cette attente saisit et habite une durée qui chemine à l’image d’un fluide qui s’écoulerait nonchalamment : certes très lentement mais avec cette forme d’indolence qui fait se sentir abandonné au sein d’une réelle insuffisance. Les désirs relationnels ne sont bien entendu pas exclusivement liés à un besoin de suppléance et les besoins affectifs peuvent être assujettis aux disponibilités, visites d’autrui. Cette attente pourrait se qualifier de transitive, relationnelle, née de la dépendance et du besoin vital d’autrui. Être moins mobile impose que les autres viennent à nous. La sensation d’être en attente des proches génère une dépendance aussi sentimentale qu’elle n’est fonctionnelle.

Nombre de nos patients présentent une limitation des projets, des perspectives. Quel que soit le type de perte d’autonomie, elle peut être perçue par le sujet comme une authentique faiblesse et impuissance. L’être peut alors se sentir happé par un cercle vicieux au sein duquel sa capacité d’agir s’amenuise et lui fait prendre conscience de sa finitude, qu’un activisme ne qui ne peut être occultée grâce à une puissance de vivre ; cela majore son angoisse, tandis que cette même angoisse paralyse toute praxis. Cette puissance de vivre destinée à ne pas avoir à appréhender notre propre condition pourrait s’apparenter à ce que Pascal appellerait le divertissement ; dans ses Pensées il exprime en quoi, les hommes, afin de n’avoir plus à penser à leurs misères, à « notre condition faible et mortelle » se divertissent par des occupations permettant de détourner leurs pensées de ce qui les angoisse (13). Aussi, ces distractions seraient destinées à s’épargner de la douleur de notre état et le bonheur ressenti par ces activités serait principalement lié à sa vertu dérivative.  Mais chez la personne âgée, la perte d’autonomie fonctionnelle rend difficile l’accès à un quelconque divertissement pascalien.

Le rythme du soigné est bousculé à l’hôpital, les passages soignants qui ponctuent le quotidien hospitalier restent des étapes attendues. Sont-elles des opportunités pour enfin occulter l’angoisse ? Ce temps dédié à l’être qui attend notre présence, une façon d’être actif dans le lien à l’autre ne seraient qu’une forme de « tue-l’attente » ? Aussi, donner l’impression de ne plus rien attendre de la vie est probablement attendre quand même. Si la plupart des désirs ne peuvent devenir réelle volonté mais restent des velléités, les seules tendances à « vouloir » se concentrent, convergent vers des éléments précis. Qu’il s’agisse de l’expectative du repas, des visites, d’une émission, du passage fulgurant d’un souvenir, d’une obsession d’un transit régulier, la focalisation de l’attente ne fait que la rendre plus intense. Attendre peu de choses engendrerait donc de les attendre de façon plus puissante ? Et comme Tolstoï disait d’Ivan Ilitch « son principal souci, depuis qu’il avait consulté le médecin, était […] d’observer attentivement sa maladie et toutes les fonctions de son organisme. » (14) Le transit intestinal est une expectative de prédilection du sujet âgé mêlant parfois monomanie et anxiété. Pourquoi ces pensées intrusives d’obsessions idéatives reviennent sans cesse à l’esprit ? Est-ce que dans le transit réside une occasion de contrôler ce corps et ce que je suis ou de représenter l’entretien de la vie ? Est-il une forme de divertissement pascalien dont la préoccupation et l’occupation détournerait d’une autre ? Il semble qu’il permet de désirer sans n’avoir rien à désirer, la focalisation sur un élément que l’on peut attendre avec certitude : une valeur sûre qui demeure la vie, une forme d’expecto ergo sum ?

Cette attente peut également s’attacher à ce pour quoi l’être a vécu, une forme de quête : ai-je réalisé tout ce pourquoi je suis né ou ai-je encore à attendre de la vie ? Y-a-t-il une apothéose, une consécration à désirer ? Nicolas Grimaldi se questionne : « quand pourrait-on jamais dire d’un homme qu’il a tellement achevé de développer toutes ses facultés qu’il a en quelque sorte épuisé et parachevé toute l’humanité qui était en lui ? » (15). Cela aide à percevoir le vécu d’attente du sujet âgé, qui malgré son histoire, une sensation de fin, demeure un être en devenir, toujours améliorable. Dans son attente se lit peut-être la capacité d’être un homme en acte, tout en étant toujours un homme en puissance. L’attente s’apparente alors à une destinée avant la mort ainsi qu’à l’assurance d’une finitude. Aussi, l’« ipséité », comme « conscience réflexive de soi-même », explicitée par Ricoeur dans le Parcours de la reconnaissance peut être prégnante à la fin de la vie (16).Notamment chez ces patients âgés dépendants fonctionnellement et stigmatisés : que suis-je sinon une personne âgée dépendante ? Suis-je encore tout ce que j’étais, toute ma durée ?  Qu’attends-je encore de cet avenir ? Sans doute existe-t-il une attente existentielle, au même titre qu'une angoisse existentielle, qui attend quelque-chose mais qui ne sait quoi et qui manque de quelque-chose mais ignore quoi.

Et comment imaginer le vécu d’attente chez les patients souffrant d’un trouble de la mémoire ? La date, l’heure du repas ou de visite du fils pourront être rappelées au patient mais l’attente sera récidivante. Parfois, à cette dame nous demandant si son mari arrive, nous dirons « votre époux est décédé il y a cinq ans madame » et nous constaterons une souffrance entière à l’annonce de ce décès oublié. Souvent nous ne le lui rappellerons pas. L’attente, dans ces situations soumises à l’oubli ne peut être oubliée. La réassurance ou réponse est oubliée, parfois incomprise. L’attente est permanente, d’une action dont on a oublié le fonctionnement, d’un examen dont on a oublié l’utilité, d’un enfant dont on a oublié le nom. Aucune prise sur le temps, le sujet s’insère dans une éternelle boucle de l’attente.

 

Hospitalisation : moteur d’attente

Alors que l’hôpital fourmille d’âmes, il isole celles qui souffrent. L’hospitalisation est une perte des repères spatiaux, des habitudes et dans l’attente d’une relation s’imbriquent les horaires des visites ou leurs suspensions liées à des maladies contagieuses, les difficultés à employer le téléphone, non améliorées par l’oubli des lunettes à la maison ou le rangement des appareils auditifs dans le placard. 

A l’hospitalisation, la douleur est souvent associée ; or cette dernière majore l’attente de l’instant suivant, que l’on souhaite être apaisement. Elle signale le danger mais peut également représenter l’évolution de la maladie et générer une angoisse existentielle de cette conscience de la finitude. A la douleur physique, l’arsenal pharmacologique peut répondre, à la douleur psychique le clinicien a des parades thérapeutiques, mais face à la souffrance, qui convoque le soignant, ce dernier peut être désemparé. Aussi, même si la douleur concourt à la souffrance « la douleur n’est pas la souffrance » (17). Ricoeur décrit les impuissances inhérentes au « souffrir » dont la fonction du récit, dans laquelle le fil narratif cède, alors qu’il se focalise sur l’instant et ne permet pas le vécu des trois temps présents – que Saint Augustin décrit comme ceux de la mémoire, de l’attention et de l’attente (18). Si cet instant n’est pas une alliance de ces trois présents, il semble s’intégrer dans l’attente, ce présent de l’avenir qui positionne son espérance dans le désir d’un futur sans souffrance.

L’incertitude et l’ignorance sont inhérentes au vécu hospitalier. A l’encontre du principe d’autonomie, nos patients sont sous-informés et le paternalisme médical demeure incrusté dans l’ADN médical des praticiens plus ou moins jeunes. Enfin, et c’est bien cela qui attise notre questionnement : ce renoncement à la souveraineté du patient ne se situe pas uniquement dans l’écart entre le principe de bienfaisance et celui primordial d’autonomie. Le paternalisme de fait ne peut s’enorgueillir de velléités exclusivement éthiques et c’est un des nœuds de notre problématique. En effet, l’engrenage du gain de temps, l’augmentation du nombre d’actes en un temps record, l’incapacité à se saisir de, et à s’inscrire dans, la durée du malade ne permettent ni l’élaboration d’une authentique information, ni la recherche d’un consentement éclairé. L’aliénation au temps invaliderait la liberté du patient. Cette réflexion peut sembler applicable à tous les malades mais la communication avec le patient âgé est plus difficile et celui-ci est moins requérant et plus suggestible. La passivité du patient croît nécessairement et renforce denovo le paternalisme médical dans un engrenage dont nous persistons à croire que le temps est l’huile qui graisse les rouages.

La prise de conscience de l’anxiété et de l’attente impuissante dues aux dates de réalisation d’examens est poignante. Nous avertissons un patient de la réalisation d’une fibroscopie « dans la semaine, on attend la date. » Tous les matins ce patient nous demande « c’est aujourd’hui ? », nous répondons que non, que nous l’informerons dès que nous saurons, que cela dépend des disponibilités du bloc, du gastroentérologue, voire « je sais monsieur, on est désolés, on attend aussi. » Non ! nous n’attendons pas « aussi ». C’est le patient qui souffre. L’impatient ici croitsouffrir. Dans l’attente du patient il y a une passivité, une ignorance, une impuissance, selon les dimensions proposées par Éric Fiat (19) ; nous n’en subissons réellement aucune. Actifs, nous soignons d’autres malades, nous ne sommes pas ignorants car savons que les vacances d’un des gastroentérologues rallongent les délais, nous ne sommes pas plus impuissants puisque nous pouvons insister auprès de notre collègue. Nous n’attendons qu’une date, pour l’avancée d’un diagnostic, la réponse à une question, le déroulé d’un séjour, tandis que le patient, passif, attend un examen, qui au-delà de son potentiel caractère inconnu, douloureux et anxiogène le rapproche d’un diagnostic dont le résultat pourra faire surabonder les incertitudes. 

 

La visite médicale : un désir inassouvi ?

Le passage du médecin est un événement attendu.Mais satisfait-il le désir du patient âgé ?  Celui-ci attend un médecin : homme, affublé de lunettes, si possible moustachu et un peu bedonnant. La force du stéréotype est certainement rassurante et gage de compétences. Peut-être que le patient se console de ce premier désir par un second qui pourrait être la réponse à ses questions ?Pourtant, il se produit souvent que le médecin visite ses patients en ayant à l’idée, de façon plus ou moins consciente, de répondre à ses propres questions. En effet, ce temps chronos a un corollaire scientifique intégrant le médecin à une démarche diagnostique, thérapeutique, méthodique et rationnelle. Le médecin, au cours d’un temps rarement vide, entre dans une chambre fort de ses conjectures et en attente d’une réponse parfois binaire et purement intellectuelle. De deux êtres qui pensent tout deux attendre, la divergence est majeure alors que le patient désire savoir ce qu’il advient de sa vie.Parfois, ce n’est pas la nécessité de répondre à ses propres questions qui prime chez le médecin mais : avoir une réponse, une solution, quelle qu’elle soit, l’absence de réponse est difficile pour le médecin, qui tente souvent d’apporter conclusion ou dénomination et ressent la nécessité d’apporter une justification, un résultat à une réflexion et enfin une action. Pourtant, l’attente est parfois la seule réponse à apporter en médecine, qui plus est en gériatrie, car tributaire d’une action, le risque est celui d’excès de prise en charge, d’invasivité, de iatrogénie. Quelle corde sensible de notre vocation le non-faire ou le faire touche-t-elle ? Est-ce que formés à chercher, diagnostiquer, il nous est inenvisageable de nous abstenir ? Si comme le dit Levinas « l’humain commence dans la sainteté avec comme première valeur ne pas laisser le prochain à sa solitude, à sa mort. Vocation médicale de l’homme » (20), comment pourrions-nous bafouer notre double vocation, ontologique et hippocratique ? Aussi l’appréhension d’un vide face à la maladie ou la mort peut susciter le désir d’un acte comblant ce néant, dérivatif d’une angoisse existentielle qui n’est peut-être pas sans rappeler au médecin sa propre finitude.Mais à l’incapacité à regarder de façon indifférente un autrui souffrant se conjugue la crainte d’une passivité qui rend faible, qui impose l’impuissance de l’attente, difficile à supporter par la perte de maîtrise qu’elle entraîne et par la pensée de devenir celui qui attend. L’incapacité à accepter l’impuissance amènerait le médecin à persister dans cette puissance, ce contrôle. A cela se mêlent l’égo, les distorsions cognitives, la médecine défensive. Ces biais peuvent avoir des conséquences sur la prise en soin alors que le soignant n’est pas toujours à même de reconnaître ses incapacités et impuissances qui guident décisions, opiniâtreté et obstination. Est alors biaisée une relation de médecin à patient dans laquelle le pouvoir de la suggestion flirte avec des décisions ayant trait à la vie humaine et il nous incombe de nous questionner. Est-ce le fardeau de la responsabilité qui fait louvoyer notre conscience ? Et donc le poids de la vie qui obère toute acceptation d’échec et d’impuissance ? 

 

Vers un espoir de resynchronisation des durées et des âmes ?

Nous encombrons notre temps de nombreux actes, qui ne nous apportent pas de réelle satisfaction, qui engorgent ce temps, et nous empêchent de nous retrouver face à nous-même, de nous confronter à l’irréversibilité du temps. Ici, l’intuition de la durée n’est pas appréhendée et face aux métaphores bergsoniennes d’une mélodie assimilée à une durée, nous ne pouvons discerner qu’un trop rapide bruit sourd et constant. Que retiendra-t-on de ces actions vides de sens ? Quelles réminiscences surgiront de ces esprits aliénés dans un temps chargé d’insignifiances ? Cette hyperstimulation, hypnotisation, ce temps des écrans ne se positionnent-ils pas en nouvelle forme de divertissement pascalien, échappatoire de problématiques, d’angoisses et conscience de finitude ? A l’hôpital, la numérisation, la charge administrative, la technique, éloignent les êtres les uns des autres et ne permettent plus au soignant d’employer son temps à ce pourquoi il s’est engagé. Ces tâches vides de sens entraînent un désinvestissement de soignants qui pour certains avaient pourtant reçu l’appel de la vocation.  L’hôpital, en spécimen de l’accélération sociétale, diminue la disponibilité soignante, supprime toute possibilité de vivre une attente. On fait tout pour que cette dernière disparaisse de notre époque, faisant craindre l’obsolescence même de la vertu de patience.

La patience pour le sage grec était une prédisposition à la vertu de courage. Il fallait préalablement « supporter » afin d’être courageux (21). Si le courage semble tributaire de la patience ; celle-ci peut également être considérée comme le primum movens de toutes les délibérations vertueuses. Ainsi accessible si nous l’incarnons, elle pourrait être un apprentissage, une habitude. Pour sauvegarder la patience, ne pourrions-nous pas tenter de vivre un temps vide, non vide de sens, mais vide d’insignifiances ? Si le grec σχολή, skholế a donné le terme « école », elle signifiait avant tout loisir, repos, disponibilité. Ce temps serait donc un repos de l’esprit, un temps suspendu, non bouleversé : une disponibilité féconde permettant un ralentissement, un temps d’écoute de la subjectivité du patient. Le soignant s’ouvre ainsi à l’autre, dénué de son impartialité médicale, de son objectivité scientifique, modifie sa temporalité au profit du soigné et entre en chambre, libre et dédié à ce temps : une attention en résistance à l’impatience, libérée d’un temps des horloges, qui implique la conscience du temps psychologique, d’une durée, nous l’avons dit « vécue par une descente en soi » (22). Ce temps offre une authentique disponibilité à l’attention et permettrait d’offrir un meilleur jugement, une plus juste compréhension, de toutes évidences nécessaires en médecine. 

Le poète Rilke est souvent cité pour son apologie de la patience et insiste sur la notion d’apprentissage tout au long de son œuvre. Dans ses Lettres à un jeune poète (23), la leçon de patience est intimement liée à celle d’apprentissage. Cette œuvre s’adresse à des poètes « en formation » et sa pédagogie poétique s’entend à les guider vers la rigueur nécessaire à la création. Il y voit une conquête, toujours remise en question, effet d’un travail d’attention et de disponibilité envers le réel, mais aussi le résultat d’un immense travail sur soi pour affronter son espace intérieur. Cet apprentissage d'attention et de patience aux novices praticiens mériterait de faire l'objet d'une « lettre à un jeune médecin ».

Mais, dans nos hôpitaux, peut-on vraiment se satisfaire d'une patience au sens où son étymologie l'entend : en endurant voire en subissant ? Nous ne reprocherons pas au lion d’avoir la patience d’attendre le kaïros pour assiéger la gazelle ; mais concernant, notre être soignant, dont la survie ne dépend pas, il est important que cette patience reste libre pour être vertu, qu’elle ne soit pas imposée par le regard d’autrui, qu’elle ne soit pas soumise à une recherche de puissance. Est-ce que toutes les patiences se valent et sont-elles toutes adaptées à l’exercice soignant ? Il semble que nos patients seraient à même de distinguer la patience vraie chez leurs soignants. Leur apprentissage de la vie doit permettre de repérer le soignant « absent », chez qui la patience se transformerait en une inertie et une passivité totale, qui plutôt que souffrir de l’attente, plutôt que s’inscrire dans le temps de l’autre, s’inscrirait dans une conscience distante ne permettant pas la rencontre.

La patience stoïcienne serait très utile dans un aéroport, un embouteillage ou au cours d’un appel auprès des services publics mais ne semble pas à même de permettre la patience soignante, terreau de la rencontre avec l’autre. En effet, le stoïcisme, philosophie eudémoniste, s’attache aux vertus, permet d’accepter les événements de vie, par le contrôle de ce que nous vivons ou ressentons. L’acceptation passe par l’impassibilité, l’imperturbabilité et, flirtant avec la résignation de par son essence, empêche le bouleversement que peut être la rencontre de l’autre.

Le patient âgé cultive sa patience vertueuse depuis des années et entre en rupture avec le, plus sachant que sage, médecin. Alors, après avoir tenté de minimiser auprès de nos patients une éventuelle précipitation, après s’être sentis risibles à de nombreuses reprises par les ruses et biais employés à cet égard et après avoir pris conscience de l’emprise titanesque du temps sur nos pratiques, nous avons pu, avec la contribution de Bergson, distinguer le temps mathématique, commun à tous et le temps psychologique. Ainsi l’écart de perception et surtout de vécu temporel entre une structure hospitalière chronométrée, assujettie au temps et un sujet âgé dont l’intuition de la durée semble mieux saisie, est abyssal. Si le sujet âgé incarne la durée et puisque celle-ci se joue, se pianote plus lentement en cas d’ennui et d’attente, il nous a été important de définir les contours de cette attente soumise à une passivité contrainte. Des attentes plurielles, amplifiées par la mécanique hospitalière, ont été individualisées, et perçues comme vecteurs d’attente existentielle. Attente et désir fréquemment insatisfaits par l’impatience soignante dont nous avons également tenté d’explorer les sources : l’absence d’écoute, l’injonction personnelle à répondre à ses propres questions plutôt qu’à celles du patient (quitte à questionner Google® plutôt que le malade), l’accélération sociale subie, la disparition progressive de la patience au sein d’un Monde dont l’attente est fuie. Les conséquences sur nos pratiques soignantes nous ont invité à sacrer la patience libre comme refus de la précipitation, à imaginer, plutôt qu’un temps vide de sens, un temps libre de tout, une skholế, comme nécessité à la rencontre et à l’attention. Et même s’il est impossible de vivre en société sans chronos et de se libérer totalement du temps des horloges, ne pouvons-nous pas nous libérer d’une forme de tyrannie du temps, et ralentir notre Monde en renouant avec le désir de reconquérir cette liberté.

 

Notes :

  1. Folscheid, D., « La médecine comme praxis : un impératif éthique fondamental », Laval théologique et philosophique, n° 52, 1996, p. 504. 
  2. Levinas, E, « L’éthique est transcendance » dans Emmanuel Hirsch, Médecine et éthique. Le devoir d’humanité, Éditions du Cerf, Paris, 1990, p 46. 
  3. Rosa, H., Aliénation et accélération, Paris, La découverte, 2012. 
  4. La Boétie (de), E., Discours de la servitude volontaire, Paris, mille et une nuits, [1574], 2021. 
  5. Bergson, H., la pensée et le mouvant, Paris, Les Presses universitaires de France, 79e édition, [1934], 1969, p. 92. 
  6. Bergson, H., Matière et mémoire, Paris, Les presses universitaires de France, 72e édition, [1939], 1965, p. 111. 
  7. Bergson, H., Mélanges, Paris, les presses universitaires de France, 1972, p. 1148. 
  8. Levinas, E., Dieu, la Mort et le Temps, Paris, Grasset, “Livre de Poche”, 1995, p. 65. 
  9. Bergson, H,. l’évolution créatrice, Paris, Les Presses universitaires de France, [1907], 1959, p. 13. 
  10. Bergson, H,. Essai sur les données immédiates de la conscience 1888. Paris, Les Presses universitaires de France, [1888], 1970, p. 73. 
  11. Proust, M,. A la recherche du temps perdu, tome 1 : Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, « bibliothèque de la pléiade », vol 1, [1927], 1954, p. 45. 
  12. Bergson, H., l’évolution créatrice, op. cit., p. 11. 
  13. Pascal, Pensées dans Pascal oeuvres complètes, Paris, Editions du seuil, [1670] 1963, p 516-517.
  14. Tolstoï, L., La mort d’Ivan Ilitch, Wrocław, OMBand édition, [1886], 2021, p. 31.
  15. Grimaldi, N,. Bref traité du désenchantement, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 32.
  16. Ricoeur, P., Parcours de la reconnaissance, Paris, Gallimard, collection « folio essais », 2004, p 149.
  17. Ricoeur, P., "Le psychiatre devant la souffrance". dans Psychiatrie française, numéro spécial, juin 1992 ; et dans la revue Autrement, "Souffrances", n° 142, février 1994.
  18. Saint Augustin., Les confessions, livre XI, chapitre XX, Paris, Flammarion, [397-401], 1914, p. 305.
  19. Fiat, E., “Du temps qui passe... et ne passe pas : concordances et discordances des temps”, in Revue Vie sociale, Les temporalités de l’action sociale, N° 2 / 2013, érès, 2013, p. 17-38.
  20. Levinas, E, « L’éthique est transcendance » dans Emmanuel Hirsch, Médecine et éthique. Le devoir d’humanité, op. cit. p 46.
  21. Platon., Gorgias, 507 b, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, p. 243.
  22. Levinas, E., Dieu, la Mort et le Temps, op.cit., p. 65. 
  23. Rilke, R. M., Lettres à un jeune poète, Paris, Le livre de poche, [1929], 1989, p. 44.